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DANS L’ARÈNE  par BRIAN W. ALDISS 

Au cirque des nouveaux maîtres de la Terre, il n’était point de pitié pour les gladiateurs humains…  
   
La puanteur et le vacarme qui régnaient derrière le cirque étaient familiers à Javlin Bertramm. Il sentit se nouer le dur réseau de ses nerfs dans son plexus solaire.  
La foule des rédules se bousculait et guettait avidement l’entrée des champions du jour. Les badauds qui se massaient dans la rue n’avaient rien à payer. Leurs moyens ne leur permettaient sans doute pas de s’offrir des places dans l’arène. L’air méprisant, Javlin détourna son regard. Malgré tout, il éprouva une certaine satisfaction lorsqu’ils l’accueillirent de piaulantes ovations. Ils adoraient les victimes humaines.  
Son gardien déverrouilla la porte du chariot et le fit descendre, toujours enchaîné. Ils entrèrent dans le cirque, passant du soleil éblouissant au bestiaire sombre, humide et nauséabond situé sous le stade principal. Quelques rédules allaient et venaient aux alentours. Surtout des officiels. Un ou deux lui souhaitèrent bonne chance ; un autre piaula : « La foule est de bonne humeur aujourd’hui, vertébré ! » Javlin ne daigna pas lui répondre.  
Son entraîneur, Ik So Baar, surgit. C’était un flamboyant rédule qui dominait Javlin de sa haute taille. Il portait un assortiment de gants de rechange sanglés autour de son abdomen orange. La tiare blanche disposée autour de ses antennes n’apparaissait que les jours de compétitions sportives.  
 – « Salut, Javlin. Tu me sembles dans une forme bien agressive. Je suis heureux que ce ne soit pas moi que tu combattes. »  
— « Salut, Ik So. » Il avait glissé son stridulateur dans la bouche, de manière à pouvoir mieux prononcer le langage rédulien. « Mon adversaire est-il prêt à se faire trucider ? Rappelle-toi que si je gagne le combat je serai libre – car ce sera ma douzième victoire consécutive. »  
— « Il y a un changement au programme, Javlin. Ton adversaire de Sirius s’est évadé la nuit dernière et a dû être abattu. On t’a inscrit dans un double double. »  
Javlin tira si durement sur ses chaînes que son gardien perdit l’équilibre.  
— « Ik So ! Tu me trahis ! Combien de cajsh t’ai-je fait gagner ? Je ne me battrai pas dans un double double. »  
L’insecte conserva un masque impassible.  
— « Alors tu mourras, mon petit loup vertébré. Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de cette nouvelle combinaison. Tu dois savoir maintenant que je touche plus de cajsh quand tu combats en solo. Mais il y aura un double double. Ce sont mes ordres. Gardien, conduis-le à la cellule 107. »  
Résistant à la traction du gardien, Javlin s’écria : « J’ai certains droits, Ik So. Je demande à voir l’organisateur de l’arène. »  
— « Mets la sourdine, stupide vertébré ! Tu feras ce qu’on t’ordonne. Je t’ai dit que ce n’est pas ma faute. »  
— « Alors, pour l’amour du ciel, avec qui vais-je combattre ? »  
— « Tu seras accouplé avec un gars travaillant dans les fermes. Il a eu un ou deux combats préliminaires. Il paraît qu’il est bon. »  
— « Un gars travaillant dans les fermes… » Javlin lâcha en rédulien les injures les plus ordurières de son répertoire. Ik So revint vers lui et enfila un gant métallique sur l’une de ses pinces de devant ; cela lui procurait une arme hérissée de barbelures, qui ne pardonnait pas. Il la leva vers le visage de Javlin.  
— « Ne me parle pas sur ce ton, mon ami mammifère. Entre les humains venus des fermes ou de l’espace, où est la différence ? Ce jeune gars se battra convenablement si tu te mets dans le bain avec lui. Et tu feras bien de t’y mettre. Tu es inscrit pour combattre un couple de yillibeeths. »  
Avant que Javlin ait pu répondre, la haute silhouette fit demi-tour et s’éloigna dans le couloir, se déplaçant deux fois plus vite qu’un homme.  
Javlin se laissa emmener à la cellule 107. Le geôlier, un rédule-ouvrier à ventre gris, défit ses chaînes et le poussa à l’intérieur, verrouillant la porte derrière lui. La cellule exhalait des relents d’individus de races étrangères, qui avaient sué d’appréhension.  
Javlin se laissa tomber sur un banc. Il avait besoin de réfléchir.  
   
Il savait qu’il était un homme simple – et il savait que cette notion n’impliquait qu’une simplicité relative. Mais ses cinq ans de captivité ici, chez les rédules, n’avaient pas été complètement perdus. Ik So l’avait bien entraîné dans l’art de survivre. Ce n’était pas compliqué. Cela ne comportait aucune responsabilité si ce n’est envers soi-même.  
Or ce qu’il détestait dans les épreuves double double, qu’il avait toujours, jusque-là, eu la chance d’éviter, c’est qu’elles comportaient une responsabilité vis-à-vis de votre compagnon de lutte.  
Dès le début il avait reçu une bonne formation pour survivre aux servitudes gladiatoriales. Quand son astronef patrouilleur, le Cheval pillard, avait été capturé cinq ans auparavant par des forces rédules, Javlin Bertramm était maître d’escrime, judoka et aussi sergent-chef d’armement. Les vaisseaux de l’armée avaient une longue tradition, remontant à quelque six cents ans, d’entraînement sportif à leur bord ; cela procurait un mélange idéal de passe-temps et d’exercices physiques. De tous les membres de l’équipage du Cheval pillard faits prisonniers, Javlin était – à sa connaissance – le seul survivant après cinq ans de jeux violents dans le monde des insectes.  
La chance avait joué son rôle dans sa survie. Il s’était lié d’amitié avec Ik So Baar. Cela semblait étrange d’être ami avec une sauterelle à cuirasse de neuf mètres de haut, munie d’avant-bras gros comme des homards et dont la démarche était pareille au trot d’un tyrannosaure, mais il y avait de la sympathie entre eux – et qui continuerait à exister jusqu’à ce que le gladiateur fût tué dans l’arène.  
Javlin réfléchissait. Le derrière posé sur le banc, froid, il se rendait compte que Ik So ne cherchait pas à le trahir avec un double double. Le rédule ne faisait qu’obéir aux ordres de l’organisateur. Ik So avait besoin de sa douzième victoire, afin qu’il puisse libérer Javlin pour qu’il l’aide à former d’autres gladiateurs parmi des races différentes, dans un centre d’entraînement. Chacun d’eux savait que ce serait une association fructueuse.  
Et voilà. Maintenant il était temps que la chance sourie une fois de plus à Javlin.  
Il tomba à genoux, regarda la pierre, y abaissa le front, comme pour évoquer la vision de ce qu’il y avait sous terre, le sol froid, les rochers tièdes, le noyau central en fusion, essayant d’en extraire les attributs qui lui viendraient en aide : le froid pour son cerveau, la tiédeur pour son caractère, la fusion pour ses activités.  
Fortifié par la prière, il se releva. Les rédules-ouvriers devaient encore lui amener son armure et son partenaire de combat. Il avait depuis longtemps acquis la faculté d’attendre, sans trouver l’attente insupportable. Avec un soin professionnel il fit travailler chacun de ses muscles dans des exercices d’assouplissement. Ce faisant, il entendit les ovations de la foule dans l’arène. Il se tourna pour regarder ce qui se passait par la porte antérieure de la cellule, dont les barreaux serrés donnaient une vue restreinte de la zone de combat et des tribunes du fond.  
Il y avait un centaure là-bas, dans la lumière du soleil, aux prises avec un vampire- léopard d’Aldébaran. Le centaure ne portait pas d’armure, mais une cuirasse de fer ; il n’avait d’autres armes que ses sabots et ses mains. Le vampire-léopard, bien que ses ailes fussent rognées pour l’empêcher de s’envoler du stade, avait des serres dangereuses et une grande aptitude à la vitesse. L’épreuve n’était à peu près équitable que parce que sa langue avait été tranchée, ce qui éliminait son système de localisation de l’écho. D’ailleurs, la notion de loyauté n’existait pas chez les rédules ; ils préféraient le sang à la justice.  
Javlin put voir la mise à mort. Le centaure, noble créature à la tête humaine, ornée d’une immense crinière dorée qui commençait aux sourcils, fatiguait visiblement. Évitant le vampire-léopard chaque fois que celui-ci fondait sur lui, il faisait des voltes rapides sur ses jambes de derrière et piétinait sous ses sabots les ailes de l’adversaire. Mais le vampire-léopard virait et lui lacérait les jambes à grands coups de griffes. Soudain, le jarret coupé, le centaure culbuta sur le sol. En tombant il rua sauvagement de ses jambes antérieures, mais le vampire-léopard le mordit à la gorge, qu’il déchira de part en part au-dessus de la cuirasse. Ensuite, d’un pas traînant, il s’éloigna sous ses ailes tachetées, telle une prima donna boiteuse vêtue d’une cape de cuir.  
Le centaure se débattit, puis s’immobilisa, comme si le poids des acclamations sibilantes qui s’élevaient du public l’avaient achevé. À travers les barreaux étroits, Javlin vit la gorge qui saignait et le poitrail haletant du vaincu mordant la poussière.  
— « À quoi rêves-tu, toi qui agonises là-bas, dans le soleil ? » demanda Javlin.  
Il tourna le dos à ce spectacle et à la question qu’il lui inspirait. Il se rassit tranquillement sur son banc et croisa les bras.  
Quand le tapage à l’extérieur lui annonça que l’épreuve suivante venait de commencer, la porte du passage s’ouvrit et un jeune humain fut poussé à l’intérieur. Javlin n’avait pas besoin qu’on lui dise que c’était là son partenaire dans le double contre les yillibeeths.  
C’était une fille.  
   
— « Vous êtes Javlin ? » fit-elle. « J’ai entendu parler de vous. Mon nom est Awn. »  
Il garda son calme, mais fronça les sourcils en la dévisageant.  
— « Vous savez pourquoi vous êtes ici ? »  
— « Ce sera mon premier combat en public, » répondit-elle.  
Ses cheveux étaient coupés courts comme ceux d’un homme. Sa peau était tannée et rude, son bras gauche avait une horrible cicatrice. Elle avait une démarche souple. Bien que son corps parût maigre et sec, même la robe-sac au tissu épais qui lui arrivait jusqu’aux cuisses ne cachait pas ses courbes féminines. Elle n’était pas jolie, mais Javlin ne put s’empêcher d’admirer la forme de sa bouche et son regard gris et frais.  
— « J’ai déjà eu de sales nouvelles ce matin, » dit-il, « mais Ik So Baar ne m’avait pas annoncé que je devais m’encombrer d’une femme. »  
— « Ik ne le savait probablement pas – que je suis une femme, je veux dire. Les rédules sont neutres ou bien hermaphrodites, sauf dans le cas très rare d’une reine. Vous ne le saviez pas ? Ils ne peuvent distinguer le mâle et la femelle chez les humains. »  
Il cracha. « Vous ne m’apprenez rien de neuf sur les rédules. »  
Elle cracha. « Si vous le saviez, pourquoi vous en prendre à moi ? Vous ne pensez pas que je suis contente d’être ici ? Vous ne pensez pas que j’ai demandé à me joindre au grand Javlin ? »  
Sans lui répondre, il se pencha et se mit à masser les muscles de son mollet. Du fait qu’il occupait le milieu du banc, la fille resta debout. Elle l’observait attentivement. Quand il leva les yeux elle demanda : « Contre quoi ou contre qui allons-nous nous battre ? »  
Plus rien ne pouvait le surprendre. « Ils ne vous l’ont pas dit ? »  
— « J’ai juste été poussée dans le double double, tout comme vous, j’imagine. Aussi je vous demande contre qui nous nous battrons ? »  
— « Tout simplement contre un couple de yillibeeths. »  
Il avait parlé d’un ton volontairement détaché pour rendre plus violent le choc produit par cette réponse. Il entreprit de masser son autre mollet. Quand il la regarda à la dérobée, la fille se tenait immobile, mais son visage était plus pâle.  
— « Savez-vous ce que sont les yillibeeths, petite fille ? » Comme elle ne répondait pas, il poursuivit : « Les rédules ressemblent à certains insectes terrestres. Ils passent par plusieurs stades de développement, vous savez ; les rédules ont juste atteint le stade final de l’adulte. Leur stade larvaire ressemble assez à celui d’une libellule. C’est une bête avide, omnivore. Elle est aquatique et de grande taille. Elle est cuirassée. Ça s’appelle un yillibeeth. C’est pour combattre un couple de grands yillibeeths affamés que nous allons être attachés ensemble. Êtes-vous disposée à mourir ce matin, Awn ? »  
Au lieu de répondre, elle détourna la tête et leva une main vers sa bouche.  
— « Oh, non ! Pas de pleurnicherie ici, pour l’amour de la Terre ! » dit-il. S’étant levé, il hurla à travers la porte du passage : « Ik So, Ik So ! espèce de traître, sors-moi d’ici cette damnée femme ! » puis, se ravisant, il enfonça le stridulateur dans sa bouche pour renouveler son appel. À cet instant, Awn le gifla violemment.  
Elle le défiait comme une tigresse.  
— « Minable créature ! lâche doublure d’un homme ! Crois-tu vraiment que je puisse pleurer de peur ? Je ne pleure pas ! J’ai vécu dix-neuf ans sur cette maudite planète, dans leurs maudites fermes. Serais-je encore là si j’avais pleuré ? Non – mais je porte le deuil du grand Javlin, car tu es déjà vaincu ! »  
Il fronça les sourcils devant son visage flamboyant.  
— « Tu ne penses pas sérieusement que tu es assez bien assortie avec moi pour que nous allions dans l’arène tuer un couple de yillibeeths ? »  
— « Maudite soit ta prétention, je suis prête à tenter le coup… »  
— « Femmelette ! » Il plongea le sifflet dans sa bouche et retourna vers la porte. Elle le poursuivit d’un rire amer, en le conspuant :  
— « Tu es le larbin de ces insectes, n’est-ce pas, Javlin ? Si tu pouvais voir ton air godiche avec ce bec à la noix que tu t’es collé dans la bouche ! »  
Il laissa l’instrument tomber au bout de sa chaîne. S’agrippant aux barreaux, il s’appuya contre eux et la regarda par-dessus son épaule.  
— « Je voulais essayer de faire annuler ce combat. »  
— « Ne me dis pas que tu ne l’as pas déjà essayé auparavant. Moi, je l’ai fait. »  
Il ne trouva rien à redire. Il alla se rasseoir sur son banc. Elle retourna dans son coin. Tous deux se croisèrent les bras et se regardèrent.  
— « Pourquoi ne tournes-tu pas les yeux vers l’arène, au lieu de me jeter des regards furieux ? Tu pourrais recueillir quelques tuyaux. » Comme elle ne répondait pas il ajouta : « Je vais te dire ce que tu pourrais voir. Tu apercevrais des rangées de spectateurs et une loge où se tient une sorte de gros bonnet. Ce n’est jamais une reine, car, si je comprends bien, les reines passent leur vie sous terre, à pondre des œufs à la cadence de cinquante à la seconde. Ce n’est pas le genre d’existence qui aurait enchanté autrefois les reines de la Terre. Sous la loge du gros bonnet, il y a une bannière rouge avec leurs hiéroglyphes d’insectes marqués dessus. J’ai demandé un jour à Ik So de quoi parlaient ces hiéroglyphes. Il m’a dit que cela signifiait – ma foi, traduit grosso modo – La plus grande attraction sur Terre. C’est drôle, n’est-ce pas ? »  
— « Tu dois admettre que nous nous donnons en représentation. »  
— « Non, tu n’y es pas. Vois-tu, il y a eu la légende des jeux de cirque dans des temps reculés. Or ils les ont adoptés pour leur propre usage depuis qu’ils ont envahi la Terre. Leur conquête les rend crâneurs. »  
— « Et tu trouves ça drôle ? »  
— « Dans un sens. N’es-tu pas plutôt humiliée de savoir que cette planète qui fut le berceau du genre humain est dominée par des insectes ? »  
— « Non. Les rédules étaient déjà ici avant moi. Je n’ai fait que naître ici. Pas toi ? »  
— « Non, pas moi. Je suis né sur Washington IV. C’est une adorable planète. Il y a des centaines de planètes là-bas, aussi belles et variées que la Terre d’autrefois – mais c’est égal, ça fait mal au cœur de voir la Terre gouvernée à présent par cette engeance d’insectes. »  
— « Si ça te bouleverse ainsi, pourquoi ne fais-tu pas quelque chose ? »  
Il pressa ses poings l’un contre l’autre. Allez donc faire un cours d’histoire et d’économie politique juste avant de courir dehors pour se faire hacher menu par une grande chose agressive avec des scies en guise de mains !  
— « Ça coûterait trop cher à l’humanité de reconquérir cette planète. Ce serait trop difficile. Il y aurait trop de morts. Et songe à toutes ces reines qui font gicler des œufs comme un bateau file des nœuds ; les humains ne se reproduisent pas aussi vite. L’humanité a appris à regarder les réalités en face. »  
Elle eut un rire sans humour.  
— « C’est bien. Pourquoi n’apprends-tu pas à regarder en face ma réalité ? »  
Javlin n’avait rien à répondre à cela : elle ne pourrait comprendre que dès qu’elle était entrée, il avait perdu tout espoir de garder la vie sauve. Elle n’était qu’un danger. Bientôt il serait un moribond, pantelant comme ce jeune centaure qui avait péri fièrement, tandis que son sang se vidait dans la poussière… seulement lui, ce ne serait pas dans la poussière.  
— « Nous combattrons dans deux pieds d’eau, » dit-il. « Tu es au courant ? Le yillibeeth aime ça, parce que ça ralentit un peu notre allure. Nous risquons d’être noyés au lieu d’avoir nos têtes arrachées à coup de bec. »  
— « J’entends quelqu’un approcher dans le couloir. On doit nous apporter notre armure, » dit-elle froidement.  
— « As-tu entendu ce que j’ai dit ? »  
— « Tu ne peux pas attendre un peu avant de parler de mourir, dis, Javlin ? »  
Les barreaux de la porte s’écartèrent à l’extérieur, livrant passage au geôlier. Ik So Baar ne s’était pas montré, contrairement à son habitude. Le rédule jeta aux prisonniers leurs cuirasses et leurs armes et se retira, bouclant de nouveau la porte derrière lui. Javlin s’étonnait toujours que ces grandes brutes de travailleurs muets soient dotées d’intelligence.  
Il se baissa pour ramasser sa tenue. Celle de la fille semblait bien petite et légère. Il l’examina un instant, avant de la tendre à sa compagne, qu’il dévisagea.  
— « Merci, » dit-elle.  
— « Ça semble bien petit et bien neuf. »  
— « Je ne pourrais rien supporter de plus lourd. »  
— « Tu t’es déjà battue avec ? »  
— « Deux fois. » Il était superflu de lui demander si elle avait gagné.  
— « Dans ce cas nous ferions bien de nous mettre en tenue. Quand tu entendras l’arène se remplir d’eau, c’est qu’ils seront prêts à nous recevoir. Ils nous gardent probablement pour le clou de la réunion, juste avant midi. »  
— « Je n’étais pas au courant pour les deux pieds d’eau. »  
— « Ça te fait peur ? »  
— « Non. Je suis bonne nageuse. Je pêchais le poisson à la nage dans la rivière, quand j’étais à la ferme des esclaves. »  
— « Tu attrapais les poissons à mains nues ? »  
— « Non, on plonge et puis on les tue avec une pierre pointue. Il faut de l’entraînement. »  
Elle sourit à ce souvenir agréable. Elle avait réellement nagé dans un cours d’eau de la Terre. Il ne put s’empêcher de lui rendre son sourire.  
— « Je voudrais voir Ik So abandonné dans un désert, » dit-il, d’une voix qu’il s’efforçait de garder froide. « Il ne te sera pas possible, de toute façon, de nager dans l’arène. Nul ne pourrait s’en tirer dans deux pieds d’eau boueuse et puante. De plus, nous serons attachés ensemble avec une chaîne de quatre pieds de long. »  
— « Mettons toujours notre cuirasse, après quoi tu feras bien de m’expliquer tout ce que tu sais. Peut-être pourrons-nous mettre au point un plan de campagne. »  
Tandis qu’il prenait son pectoral combiné avec les épaulières, Awn dénoua sa ceinture et passa sa robe par-dessus la tête. Elle ne portait en dessous qu’une culotte en lambeaux. Elle la retira.  
Javlin la regarda, surpris et charmé. Il y avait des années qu’il ne s’était pas trouvé si près d’une femme. Celle-ci – oui, celle-ci avait un corps superbe.  
— « Pourquoi fais-tu cela ? » demanda-t-il, reconnaissant à peine sa propre voix.  
— « Moins on a d’effets sur soi, mieux on supporte l’eau. Tu ne te déshabilles pas ? »  
Il secoua la tête. Embarrassé, il enfila gauchement le reste de son équipement. Il vérifia ses épées, la longue et la courte, accrochant l’une dans la boucle gauche de son ceinturon et l’autre dans celle de droite. C’étaient de bonnes lames, forgées par les armuriers rédules suivant les spécifications terrestres. Quand il se retourna vers Awn, elle avait fini de s’équiper.  
L’ayant approuvée d’un signe de tête, il lui offrit une place près de lui sur le banc. Ils cliquetèrent l’un contre l’autre et sourirent.  
— « Je regrette que tu sois engagée dans ce combat, » fit-il prudemment.  
— « J’ai eu la chance d’y être engagée avec toi. » Sa voix n’était pas très calme, mais elle se domina presque aussitôt. « N’est-ce pas un bruit d’eau que j’entends ? »  
Il l’avait déjà entendu. Un silence insolite régnait sur la grande foule inhumaine du cirque, attentive à observer le liquide que l’on déversait. L’opération devait émouvoir ces êtres d’une façon particulière, puisqu’ils avaient tous vécu dans l’eau pendant quelques années, lors du stade intérieur de leur existence.  
— « Ils se servent de tuyaux d’un très gros calibre, » fit-il d’une voix frémissante. « L’arène se remplit bien rapidement. »  
— « Voyons, il nous faut établir une sorte de plan d’attaque. Ces créatures, ces yillibeeths doivent avoir quelques points faibles. »  
— « Et aussi de puissants moyens ! C’est à ça qu’il faut prendre garde ! »  
— « Je ne vois pas la chose ainsi. Ce sont leurs points faibles qu’il faudra attaquer. »  
— « Nous serons trop occupés à nous garer de leurs terribles coups. Ils ont de longs corps gris annelés – avec environ vingt segments, je crois. Chaque segment est en chitine ou en une matière coriace et comporte deux pattes équipées de peignes en lames de rasoir. Aux deux extrémités de leur corps ils ont des pattes qui font l’office de scies circulaires. Elles cisaillent tout ce qu’elles touchent. Et, bien entendu, il y a aussi leurs mâchoires. »  
   
Le geôlier était de retour. Ses antennes vibrèrent en s’insinuant dans le grillage, puis il déverrouilla la porte et entra. Il tenait une chaîne dont la longueur égalait la largeur de la cellule. Javlin et Awn ne lui opposèrent aucune résistance tandis qu’il fixait les bracelets sur le bras droit de l’homme et le bras gauche de sa compagne.  
— « C’est donc ainsi. » Elle regardait la chaîne. « Les yillibeeths ne semblent pas avoir beaucoup de points faibles. Ils pourraient trancher nos épées avec leurs scies circulaires ? »  
— « C’est exact. »  
— « Alors ils doivent être capables de rompre cette chaîne. Fais-la couper près du poignet de l’un de nous deux et l’autre disposera d’une meilleure arme à longue portée qu’une épée. Un bon coup sur la tête avec le bout de la chaîne, ralentira leur élan. Sont-ils rapides ? »  
— « Leurs scies circulaires les empêchent de courir. Ils sont beaucoup moins rapides que les rédules. Non, on peut même dire qu’ils sont joliment empotés dans leurs mouvements. Et le fait qu’ils sont également enchaînés l’un à l’autre devrait également nous aider. »  
— « Comment sont-ils enchaînés ? »  
— « Par les pattes du milieu. »  
— « De ce fait leur rayon de destruction est moindre que s’ils étaient enchaînés par les pattes de devant ou de derrière. Nous allons abattre ces sales bêtes, Javlin ! Quelle sanguinaire engeance est-ce là qui sacrifie sa progéniture dans l’arène pour les jeux publics ! »  
Il se mit à rire.  
— « Ferais – tu du sentiment pour ta progéniture si tu avais un million de bébés ? »  
— « Je te répondrai quand j’aurai le premier – je veux dire si j’ai le premier… »  
Il posa sa main sur la sienne.  
— « Pas de si. Nous démolirons ces larves maudites. C’est comme si c’était fait ! »  
— « Donne-leur notre chaîne à couper. Celui de nous deux qui aura le tronçon le plus long écrasera le crâne le plus proche, l’autre pourfendra le deuxième monstre. D’accord ? »  
— « D’accord. »  
Il y avait maintenant un rédule-ouvrier à la porte de l’arène. Il l’ouvrit et se tint sur le seuil en brandissant une torche allumée, prêt à les déloger de là s’ils tardaient à sortir.  
— « Enfin, nous… nous y sommes, » fit-elle. Soudain elle se pressa contre lui.  
— « Allons-y au pas de course, mon amour, » lui dit-il.  
Ensemble, balançant la chaîne entre eux, ils coururent vers l’arène. Les deux, yillibeeths avançaient depuis l’autre extrémité, pataugeant et s’éclaboussant. La foule, dressée vers le fond bleu du ciel terrestre, sifflait à se décrocher les mandibules. Ces spectateurs ne savaient pas ce dont un homme et une femme sont capables quand ils unissent leurs efforts. Maintenant, ils allaient l’apprendre. 

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 20.10.2025
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