Faire le mur par les égoûts
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En cette année de grâce 195., j'étais élève à l'EMPT du Mans.
Mes quinze printemps venaient tout juste de s'afficher. A cette époque, pour des gamins de notre âge, il n'était pas question de sortir en ville. Seules les promenades en groupe, encadrés par des sous-officiers de l'école, avaient lieu chaque dimanche après-midi, en colonne par trois et au pas cadencé sur le tiers du parcours.
Aussi, les jeudis après-midi, réservés aux sports collectifs, nous rêvions d'évasions.
Faire le mur comportait des risques. Des camarades s'étaient déjà fait prendre par l'Adjudant de Compagnie. D'autres, moins chanceux, avaient essuyé, en pleine tentative nocturne de franchissement du mur d'enceinte, des rafales de pistolet-mitrailleur, la sentinelle de faction les prenant pour des malfaiteurs.ou des commandos de l'O.A.S. Il est vrai qu'en ce temps-là, nous vivions les heures les plus chaudes de la guerre d'Algérie. Les gardes avaient partout été mises en alerte et renforcées.
Dans tous les cas, ces élèves étaient renvoyés de l'école, sans autre forme de procès.
Nous étions quatre copains : S..., alias "Maccab's", B.., dit "Minus", N., dont le sobriquet était "Grand Blaze" et moi-même, surnommé "Gégène". L'objet de nos préoccupations d'alors était de trouver un moyen nous permettant de sortir en ville, sans risquer le "châtiment suprême".
C'est un jeudi après-midi que nous trouvâmes le "truc". Nous étions parqués dans un terrain vague, à l'intérieur du Quartier, qui servait de cour de récréation et de terrain de football.. "Minus", "Grand Blaze" et "Maccab's", tout comme moi, n'étaient pas des acharnés du ballon rond. Aussi, nous formions un petit clan et l'on se promenait dans la cour, tout en évoquant les prochaines permissions et la petite amie qui nous attendait au pays.
Or, tandis que nous "élucubriions " de la sorte, notre attention se porta sur une plaque d'égout métallique, qui se trouvait dans un angle mort du terrain vague. Notre curiosité nous amena à soulever le couvercle. On s'aperçut que cette trappe débouchait dans un trou profond d'environ trois mètres, par lequel on pouvait accéder à l'aide de barreaux en fer.
Personne d'autre à l'horizon ! Notre ami "Maccab's" fut le premier à descendre l'échelle et ne tarda pas à remonter en suffocant.
"Il y a une galerie ! Mais on n'y voit que dalle. et ça chlingue par-dessus le marché !"
Chacun à notre tour, nous fîmes la même exploration pour constater qu'il avait amplement raison.
A partir de cette découverte, notre imagination devin débordante. Il fallait y revenir un jour, avec l'équipement "ad'hoc" afin de faire une exploration en profondeur, car il y avait peut-être là, un moyen discret de se propulser à l'extérieur de l'école.
Le jeudi suivant, notre "bande des quatre" se retrouva devant la plaque d'égout, en tenue de sport, avec les modestes objets que nous avions préparés : une lampe électrique et un morceau de craie.
Nous nous engageâmes dans la galerie, "Minus" en tête avec sa lampe et son bout de craie. Au bout de quelques mètres de parcours, nos baskets étaient submergés par vingt centimètres d'eau sale et pestilentielle. Qu'à cela ne tienne, il nous en fallait bien plus pour nous arrêter.
En continuant notre progression, une lumière, sur la partie supérieure droite de la galerie attira notre attention. En s'y approchant, on s'aperçut que c'était un regard comme il y en a sur le bord des trottoirs, pour écouler les eaux de ruissellement. Par cette lucarne, on voyait passer les piétons à quelques centimètres de nos têtes.
- "ça y est" s'exclama "Grand Blaze", on est en ville.
- "Vise un peu les belles cuisses" reprit "Minus", en lorgnant une fille en jupette qui passait tout près.
Trois sifflements admiratifs retentirent aussitôt, lui confirmant que son appréciation était rudement bien fondée.
En continuant notre cheminement, nous débouchâmes sur un carrefour. Trois galeries se trouvaient devant nous. Laquelle prendre ? Prudent, "notre tête de file" traça une flèche à la craie sur le mur de celle que l'on avait choisi de prospecter.
A quelque distance de là, ce fut tout à coup l'obscurité complète. "Minus" avait laissé choir sa lampe dans le magma gluant qui embaumait nos pieds.
- eh bien ! On n'est pas dans la "merde" les gars. Si on n'a plus de loupiote, comment va-t-on pouvoir rejoindre la "Boite" ? Leur fis-je d'une voix peu rassurée.- " ne bougez pas, je l'ai rattrapée, mais elle ne marche plus" nous annonce le petit "Minus".
Après quelques minutes de panique, pendant lesquelles nous tentions de remettre la lampe de poche en état, nos efforts furent récompensés : elle fonctionnait de nouveau.
Notre progression reprit. Tout à coup, une plaque d'égout apparut au-dessus de nos têtes. En concentrant nos efforts pour la soulever, quelle ne fut pas notre stupéfaction lorsque nous tombâmes nez à nez avec une bonne-sour, la cornette évasée et les yeux ronds comme des agates. Elle était au bord de la syncope la Révérende. L'apparition soudaine des fils de Chronos sortant de l'Hadès ne l'aurait pas moins étonnée en voyant nos têtes auréolées sortir de terre, qui la dévisageaient avec étonnement.
Cette hasardeuse exploration nous avait conduit au beau milieu de la cour de récréation d'un pensionnat de jeunes filles. Nous n'avions pas fait long feu pour rabaisser la plaque et baliser le secteur d'un signe kabbalistique avec le morceau de craie. Un itinéraire fort intéressant était déjà tracé.
Notre voyage orphique n'était pas terminé pour autant. A quelques centaines de mètres plus loin, une autre plaque, identique à la précédente, nous intrigua. Allions-nous faire le même genre de découverte ? Le couvercle soulevé nous révéla un quartier modeste de notre bonne ville. Nous étions arrivés en face du cinéma "Le Caméo". Les portraits géants de Clark Gable et d'Ava Gardner s'offraient à nos regards ébahis. A l'instar de Thésée, nous avions tracé à la craie, dans tout cet imbroglio de galeries, le fil d'Ariane nous conduisant à la sortie du labyrinthe.
Dès lors, nos incursions intra-terrestres se multiplièrent. Bien sûr, aucun d'entre nous n'en souffla mot aux camarades de chambrée. Les timides prospections du jeudi après-midi firent progressivement place à de véritables équipées nocturnes. Lorsque nos fonds nous le permettaient, les "quatre mousquetaires" attendaient que l'extinction des feux soit passée, pour quitter discrètement la chambre, baskets aux pieds, chaussures basses et lampes de poche à la main, jusqu'à la porte d'entrée de notre base secrète (la plaque d'égout de la cour de récréation).
Par ce tunnel providentiel, nous nous rendions de temps en temps au cinéma pour y voir le dernier "navet" du moment. Puis après avoir ingurgité un dernier bock de bière et assuré nos provisions de cigarettes au café du coin, reprenant notre itinéraire souterrain, nous regagnions nos chambres à pas de loup, avant de sombrer béatement dans les bras de Morphée.
Bernard SAUNIER (L.M 54-60)
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