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LES AUTOS SAUVAGES par Roger Zelazny 

La farouche Cadillac noire s’était retranchée dans la montagne, bien décidée à défendre son indépendance jusqu’au bout…  
   
   
Murdock roulait à plus de deux cent cinquante à l’heure à travers la Grande Plaine occidentale. La route était hérissée d’innombrables dos d’âne et le soleil paraissait se balancer très haut dans le ciel comme un yo-yo ardent. Aucun obstacle ne faisait ralentir Murdock. Les yeux invisibles de Jenny décelaient à temps chaque rocher, chaque nid-de-poule et elle corrigeait méthodiquement la trajectoire à tel point que, parfois, Murdock, les mains crispées sur le volant, ne détectait même pas les mouvements subtils de la colonne de direction.  
En dépit du pare-brise teinté et de ses épaisses lunettes noires, la réverbération du sol vitrifié de la plaine lui brûlait les yeux ; il avait par moment l’impression qu’il était à la barre d’un navire glissant à toute vitesse dans la nuit sous une lune étrangère et éblouissante, qu’il traversait un lac d’argent embrasé. De hautes vagues de poussière s’élevaient dans son sillage, et flottaient quelque temps dans l’air avant de retomber.  
— « Vous vous exténuez à vous accrocher comme cela au volant, les yeux rivés sur la route, » dit la radio. « Pourquoi n’essayez-vous pas de vous reposer un peu ? Laissez-moi occulter les glaces. Je me chargerai du pilotage pendant que vous dormirez. »  
— « Non. Je tiens à continuer. »  
— « Très bien, » fit Jenny. « Je pensais seulement que je devais vous poser la question. »  
— « Merci. »  
Une minute plus tard, la radio se mit à diffuser une musique douce, vaguement sirupeuse.  
— « Coupe ça ! »  
— « Pardon, chef. J’imaginais que cela vous détendrait peut-être. »  
— « Quand j’aurai besoin de me détendre, je te le dirai ! »  
— « Compris, Sam. Mes excuses. »  
Le silence retomba et il semblait être plus oppressant après cette brève interruption. Murdock savait que c’était une bonne voiture qu’il avait là. Elle s’inquiétait tout le temps de son confort et elle était désireuse de poursuivre la chasse.  
Elle avait été conçue pour donner l’impression d’être une insouciante conduite intérieure – clinquante, rapide, rutilante. Mais des roquettes étaient dissimulées sous les renflements de son capot et deux canons de 50 étaient tapis, hors de vue, dans l’évidement ménagé derrière les phares. Elle portait en guise de ceinture un chapelet de grenades réglées sur cinq et sur dix secondes et, à l’intérieur du coffre, était logé un réservoir à compression contenant un naphtaloïde hautement volatil. Car Jenny était un piège ambulant spécialement construit pour Murdock par l’Archi-Ingénieur de la dynastie de Geeyem, dont l’empire s’étendait très loin vers l’est, et ce grand maître d’œuvre avait fait appel à toutes les ressources de son génie.  
   
— « Cette fois, nous la trouverons, Jenny, dit Murdock. Je ne voulais pas te rudoyer tout à l’heure. »  
— « Il n’y a pas de mal, Sam, répondit la voix suave. Je suis programmée pour vous comprendre. »  
Ils filaient, moteur hurlant, dans la Grande Plaine. Le soleil descendait à l’ouest. Ils avaient roulé toute une nuit et toute une journée, et Murdock était fatigué. La dernière forteresse de ravitaillement et de repos était bien loin derrière eux. Il avait l’impression qu’une éternité s’était écoulée depuis qu’il l’avait quittée…  
Son buste se pencha en avant et ses yeux se fermèrent.  
Lentement, les glaces s’obscurcirent jusqu’à devenir entièrement opaques. La ceinture de sécurité de Murdock remonta vers sa poitrine tandis que son corps s’écartait du volant. Le siège s’inclina progressivement en arrière en une banquette horizontale. Un peu plus tard, comme la nuit tombait, le radiateur entra en action.  
Le siège secoua Murdock vers cinq heures du matin.  
— « Réveillez-vous, Sam ! Réveillez-vous ! »  
— « Qu’est-ce qu’il y a ? marmonna Murdock. »  
— « J’ai capté une émission il y a vingt minutes. Elle annonçait qu’un raid de voitures avait récemment eu lieu dans cette direction. J’ai immédiatement changé de cap. Nous sommes presque arrivés.  
— « Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé aussitôt ? »  
— « Vous aviez besoin de sommeil et cela n’aurait servi qu’à vous rendre nerveux.  
— « Oui… tu as peut-être raison. Donne-moi des détails sur ce raid. »  
— « Six véhicules se dirigeant vers l’ouest sont apparemment tombés au cours de la nuit dans une embuscade tendue par un nombre indéterminé d’autos sauvages. J’ai entendu l’hélicoptère de patrouille qui survolait les lieux faire son rapport. Tous les véhicules ont été démantelés, leurs réservoirs vidés et leurs cerveaux fracassés. Il semble que tous les passagers aient également été tués. Il n’y avait aucun signe de mouvement. »  
— « À quelle distance sommes-nous de l’endroit ? »  
— « Nous l’atteindrons d’ici deux ou trois minutes. »  
Le pare-brise redevint transparent et Murdock scruta la nuit aussi loin que le permettait le puissant pinceau des phares.  
— « Je vois quelque chose, dit-il au bout d’un moment. »  
— « Nous y sommes. », répondit Jenny. Et elle commença à ralentir.  
Ils s’arrêtèrent à côté des voitures saccagées. La ceinture de sécurité de Murdock se dégrafa et la portière s’ouvrit.  
— « Fais le tour des lieux, Jenny, et essaie de repérer des traces de chaleur, ordonna-t-il. Je n’en ai pas pour longtemps. »  
La porte se referma en claquant et Jenny s’éloigna. Allumant sa torche portative, Murdock s’avança vers les véhicules disloqués.  
Le sol de la plaine, dur et crissant sous le pied, était semblable à une piste de danse saupoudrée de sable. Murdock remarqua une multitude de traces de dérapage et d’empreintes de pneus sinueuses.  
Un mort était assis devant le volant de la première voiture. Il avait visiblement le cou rompu. 2 h 24, indiquait la montre écrasée qu’il portait au poignet. Trois autres corps – ceux de deux femmes et d’un adolescent – gisaient, une dizaine de mètres plus loin. Ils avaient été rattrapés alors qu’ils essayaient de fuir les véhicules attaqués.  
Murdock examina les autres voitures. Toutes les six étaient encore debout. Les agresseurs s’en étaient surtout pris aux carrosseries. Les pneus et les roues avaient disparu, de même que les organes vitaux des moteurs ; les réservoirs d’essence béaient, entièrement siphonnés ; les roues de secours n’étaient plus là. Pas un seul passager vivant…  
Jenny s’immobilisa à la hauteur de Murdock. La portière s’ouvrit.  
— « Sam, débranche le cerveau de la voiture bleue, la troisième. Elle reçoit encore un peu de courant d’une batterie auxiliaire quelconque. Je l’entends. »  
— « J’y vais. »  
Murdock alla arracher les connexions et réintégra l’habitacle.  
— « Tu as trouvé quelque chose ? » demanda-t-il à Jenny.  
— « J’ai relevé plusieurs pistes vers le nord-ouest. »  
— « Suis-les. »  
La portière claqua et Jenny se mit en route.  
Cinq minutes plus tard, elle annonça : « Ce convoi comprenait huit voitures. »  
— « Quoi ? »  
— « Je viens de l’apprendre par les informations. Apparemment, deux de ces véhicules étaient en liaison avec les autos sauvages sur une fréquence pirate. Ils ont fait cause commune avec elles. Ils leur ont donné leurs coordonnées et se sont retournés contre les autres au moment de l’attaque. »  
— « Que sont devenus les gens qu’ils transportaient ? »  
— « Sans doute les ont-ils neutralisés avant de rallier les assaillants. »  
Murdock alluma une cigarette d’une main tremblante.  
— « Pourquoi une voiture devient-elle soudain sauvage, Jenny ? Elles ne savent pas où elles pourront refaire leur plein ou trouver des pièces détachées pour leur unité d’autoréparation. Pourquoi font-elles cela ? »  
— « Je ne sais pas, Sam. Je n’y ai jamais pensé. »  
   
— « Il y a dix ans, la Diabolique, celle qui est à la tête de la bande, a tué mon frère, murmura Murdock. Cela s’est passé lors d’un raid contre une forteresse de ravitaillement. Depuis ce jour, je pourchasse cette Cadillac noire. Je l’ai traquée du haut des airs. Je l’ai traquée à pied. Je l’ai traquée en voiture. Je l’ai poursuivie avec des détecteurs de chaleur et des missiles. Mais, chaque fois, elle s’est révélée trop rapide. Ou trop maligne. Ou trop forte pour moi. Alors, je t’ai fait construire. »  
— « Je savais que vous la haïssiez farouchement. Je m’étais toujours demandé pourquoi. »  
Murdock tira sur sa cigarette.  
— « J’ai exigé que tu sois dotée d’une programmation spéciale, d’un blindage et d’un armement qui fassent de toi la voiture la plus résistante, la plus rapide et la plus intelligente qui existe. Tu es la seule auto capable d’en remontrer à la Cadillac et à sa bande. Tu possèdes des crocs et des griffes comme elles n’en ont encore jamais rencontré. Cette fois, je les posséderai. »  
— « Vous auriez pu rester chez vous, Sam, et me laisser le soin de les retrouver.  
— « Oui, j’aurais pu, je le sais, mais je veux être là. Je veux donner les ordres moi-même, appuyer sur les boutons, voir la Diabolique brûler et se transformer sous mes yeux en un squelette de métal. Combien de gens et combien de voitures a-t-elle détruits ? On en a perdu le compte. Il faut que je l’aie, Jenny ! »  
— « Je vous la trouverai, Sam. »  
Jenny accéléra et l’aiguille du compteur monta jusqu’à 320.  
— « Jenny, où en est-on au point de vue carburant ? »  
— « Nous en avons en quantité et je n’ai pas encore mis les réservoirs de secours en service. Ne vous inquiétez pas. » Et Jenny ajouta : « La piste devient plus nette. »  
— « Bon ! L’armement ? »  
— « Au rouge partout. Tout est prêt. »  
Murdock éteignit sa cigarette et en alluma une autre.  
— « Il y en a qui transportent des cadavres attachés aux sièges pour qu’ils aient l’air de passagers, reprit-il. La Cadillac noire emploie toujours cette tactique et elle change régulièrement sa cargaison. Elle est intérieurement réfrigérée. Comme cela, les morts durent longtemps. »  
— « Vous êtes bien renseigné sur son compte, Sam. »  
— « Elle a trompé mon frère avec de faux passagers et de fausses cartes d’immatriculation. C’est de cette façon qu’elle lui a fait ouvrir la porte de sa forteresse de ravitaillement. Alors, les autres se sont lancées à l’assaut. Selon le cas, elle se maquille en rouge, vert, en bleu ou en blanc, mais tôt ou tard, elle reprend toujours sa robe noire. Elle n’aime ni le jaune, ni le beige, ni les coloris deux tons. J’ai la liste presque complète des numéros minéralogiques qu’elle a utilisés. Il lui est arrivé d’emprunter les grandes autoroutes, de pénétrer dans les villes et de faire le plein aux stations-service officielles. Les pompistes ont souvent relevé son numéro quand elle démarre, au moment où ils s’approchent de la place du chauffeur pour se faire payer. Elle peut imiter des dizaines de voix humaines. Mais on n’arrive jamais à la rattraper car son moteur est bien trop gonflé. Invariablement, elle retourne dans la plaine où elle sème ses poursuivants. Elle a même attaqué des parcs de voitures d’occasion… »  
   
Jenny braqua sèchement.  
— « Sam, la piste est très nette, maintenant. Par là ! Elle se dirige vers ces montagnes… »  
— « Suis-la ! »  
Murdock se tut. Il conserva longtemps le silence. Les premières lueurs de l’aube s’allumèrent dans le ciel. Derrière, la pâle étoile du matin était semblable à une blanche punaise fichée dans un panneau bleu. Ils commencèrent de gravir le flanc des monts.  
— « Rattrape-la, Jenny ! Rattrape-la ! » implora Murdock.  
— « Je pense que nous y arriverons. »  
La pente était de plus en plus abrupte et Jenny ralentit car le sol devenait accidenté.  
— « Qu’est-ce qu’il y a ? » s’enquit Murdock.  
— « Le terrain est difficile et j’ai de plus en plus de mal à suivre la piste. »  
— « Pourquoi ? »  
— « Il y a encore pas mal de radiations de surface dans cette région et elles interfèrent avec mon système de repérage. »  
— « Essaie quand même, Jenny. »  
— « J’ai l’impression que la piste continue tout droit. En plein sur la montagne. »  
— « Suis-la ! Suis-la ! »  
La voiture ralentit encore un peu.  
— « C’est entièrement brouillé, à présent, Sam. J’ai perdu la piste. »  
— « La Cadillac doit avoir une base dans le voisinage – une grotte ou quelque chose dans le même genre – une cachette souterraine. Autrement, elle aurait été repérée par les patrouilles aériennes au cours de toutes ces années. »  
— « Que dois-je faire ? »  
— « Continue aussi loin que tu le pourras et explore la paroi pour y découvrir des ouvertures à ras de terre. Sois prudente. Sois prête à faire face à une attaque à tout instant. »  
Ils s’enfoncèrent au cœur des collines basses ceinturant les pics. L’antenne de Jenny se déploya et ses ailes de gaze métallique se tendirent, frémissantes et scintillantes dans la lumière du matin.  
— « Toujours rien, annonça Jenny. Et on ne pourra plus continuer bien longtemps. »  
— « Dans ce cas, nous longerons la montagne sans arrêter de sonder son flanc. »  
— « Dans quelle direction ? À droite ou à gauche ? »  
— « Je n’en sais rien. Si tu étais une voiture renégate en fuite, où irais-tu ? »  
— « Je l’ignore. »  
— « Choisis. Cela n’a pas d’importance. »  
— « Eh bien, allons à droite », fit Jenny en braquant.  
   
Une demi-heure plus tard, la nuit battit en retraite derrière les monts. Le matin explosa à l’horizon de la plaine, émaillant le ciel de toutes les teintes des arbres de l’automne. Murdock prit sous le tableau de bord une bouteille de café en matière souple. Autrefois, les cosmonautes s’étaient servis de tels récipients.  
— « Je crois que j’ai trouvé quelque chose, Sam. »  
— « Quoi ? Où ça ? »  
— « Droit devant. À gauche de ce gros rocher. Il y a une déclivité qui aboutit à une sorte d’ouverture. »  
— « Bien. Vas-y ma belle. Prépare les roquettes. »  
Ils contournèrent le rocher et s’engagèrent le long de la pente.  
— « C’est un souterrain ou un tunnel, dit Murdock. Ralentis… »  
— « De la chaleur ! J’ai retrouvé la piste ! »  
— « Je distingue même des empreintes de pneus en masse. Nous y sommes ! »  
Ils s’approchaient de l’issue. « Continue mais doucement, » ordonna Murdock. « Tu fais feu sur tout ce qui bouge. »  
Ils franchirent une sorte de portail naturel taillé dans la roche. Maintenant, Jenny roulait sur le sable. Elle éteignit les phares et brancha les projecteurs à infrarouge. Un écran I.R. se mit en place devant le pare-brise et Murdock étudia le souterrain. La caverne avait à peu près un mètre quatre-vingts de haut et trois voitures pouvaient y tenir de front. Au sable succéda le roc mais le sol était lisse et au même niveau. Bientôt, il commença toutefois de s’élever.  
— « Il y a du jour devant, » souffla Murdock.  
— « Je sais. »  
— « Je crois que c’est un bout de ciel. »  
Ils avançaient toujours. Le vrombissement du moteur était à peine un soupir. La voiture s’immobilisa devant la trouée de lumière et l’écran infrarouge réintégra son logement.  
Ils étaient au fond d’une gorge aux parois de sable et de schiste. La vue était presque entièrement bouchée par d’énormes surplombs rocheux. À l’extrémité du défilé aux parois déclives, la lumière était pâle et ne révélait rien d’insolite.  
Mais plus près…  
Les paupières de Murdock battirent.  
   
Plus près, dans la lumière chétive de l’aube coupée de pans d’ombre, se dressait le plus gigantesque dépotoir que Murdock eût jamais vu.  
Devant lui s’empilait une petite montagne de pièces d’automobiles et de toutes marques et de tous modèles. Il y avait là des batteries, des pneus, des câbles et des amortisseurs. Il y avait des pare-chocs, des enjoliveurs, des phares et des supports de phares. Il y avait des portières, des pare-brise, des cylindres, des pistons, des carburateurs, des dynamos, des delcos et des pompes à huile.  
Murdock écarquillait les yeux.  
— « Jenny, fit-il dans un souffle, « Jenny, nous avons trouvé le cimetière des automobiles. »  
Une antique bagnole qui lui avait échappé au premier abord avança de quelques centimètres dans leur direction en tressautant et s’arrêta brutalement. Les têtes des rivets frottant contre des tambours de freins hors d’âge produisirent un crissement strident qui déchira les oreilles de Murdock. Les pneus de l’auto étaient complètement lisses et celui de la roue avant gauche avait besoin d’un sérieux coup de gonflage. Le phare de droite était brisé, le pare-brise fendu. Le moteur réveillé cognait terriblement.  
— « Que se passe-t-il, Jenny ? Qu’est-ce que c’est que ça ? »  
— « Elle me parle. Elle est très vieille. Son compteur est arrivé si souvent à bout de course qu’elle ne sait plus combien de kilomètres elle a parcourus. Elle déteste les humains. Elle dit qu’ils l’ont malmenée chaque fois qu’ils l’ont pu. C’est la gardienne du cimetière. Elle est trop vieille pour participer aux raids, à présent, et depuis des années elle monte la garde. Elle surveille les pièces détachées. Ce n’est pas un modèle capable de se réparer tout seul comme les véhicules plus récents, aussi dépend-elle de la charité des jeunes voitures équipées d’autodépannage. Elle veut savoir ce que je viens faire ici. »  
— « Demande-lui où sont les autres. »  
À l’instant même où il prononçait ces mots, Murdock entendit gronder une multitude de moteurs dont le rugissement remplit bientôt le défilé.  
— « Elles sont parquées de l’autre côté du dépôt, » dit Jenny. « Les voilà qui arrivent. »  
— « Ne tire qu’à mon commandement », lança Murdock au moment où la première voiture – une Chrysler jaune à la silhouette fuselée – pointait son capot à l’angle du dépôt.  
Il se coucha sur le volant mais, derrière ses lunettes, ses yeux étaient attentifs.  
— « Dis-leur que tu es venue te joindre à elles et que tu as neutralisé ton conducteur. Essaie de t’arranger pour que la Cadillac vienne à ta portée. »  
— « Elle ne viendra pas. Je suis justement en train de m’entretenir avec elle. Son émission n’est pas gênée par ce tas de métal. Elle m’avertit qu’elle a envoyé six des plus gros véhicules de la horde pour s’assurer de moi en attendant qu’elle prenne sa décision. Elle m’a enjoint de sortir du tunnel et de me diriger vers la vallée. »  
— « Eh bien, vas-y… lentement. »  
Jenny s’ébranla.  
   
Deux Lincoln, une puissante Pontiac et deux Mercedes rejoignirent la Chrysler. Les six véhicules se divisèrent en deux groupes pour encadrer Jenny. Ils étaient prêts à la prendre en sandwich.  
— « Est-ce que tu as une idée de leur nombre ? »  
— « Non. J’ai demandé à la Cadillac combien ils étaient mais elle n’a pas voulu me le dire. »  
— « Bon. Attendons : on verra bien. »  
Murdock, affalé sur le volant, faisait le mort. Il ne tarda pas à avoir des crampes dans ses épaules, dont les muscles avaient déjà été soumis à rude épreuve. Jenny reprit la parole :  
— « Elle veut que je fasse le tour du dépôt. La voie est dégagée, à présent. Ensuite, je devrai me diriger vers une fissure qu’elle m’indiquera et y entrer. Elle veut me faire examiner par son mécarobot. »  
— « Il ne saurait en être question, mais contourne le dépôt. Quand j’aurai vu ce qu’il y a de l’autre côté, je te donnerai des instructions. »  
Les Mercedes et la Pontiac s’écartèrent et Jenny les dépassa. Murdock lorgna le colossal tas de ferraille. Deux roquettes bien placées pouvaient le faire dégringoler, ce qui obstruerait le défilé ; mais le mécarobot finirait par tout dégager.  
Ils tournèrent à l’angle du cimetière des autos.  
Devant eux et à droite, quelque quarante-cinq voitures étaient déployées en éventail, bloquant toute issue. Derrière, les six gardiennes s’étaient rabattues, coupant la retraite à Jenny.  
Au-delà de la dernière rangée de véhicules stationnait une vénérable Cadillac noire.  
Elle était sortie des chaînes de montage une année où les apprentis ingénieurs voyaient grand. Elle était énorme.  
Un crâne ricanait derrière le volant. Sa noire carrosserie était éclatante de chromes ; ses phares ressemblaient à de sombres joyaux, à des yeux d’insecte. Chaque plan, chaque courbe trahissait sa puissance, et son train arrière en forme de queue de poisson avait l’air d’être prêt à fouetter à tout instant la mer d’ombre qui s’étendait derrière elle lorsqu’elle se ruerait dans un élan meurtrier.  
— « C’est elle ! murmura Murdock. La Diabolique ! »  
— « Elle est grosse. Je n’ai jamais vu une voiture aussi grosse. »  
Ils avançaient toujours.  
— «  Elle veut que j’entre dans cette faille et que je me range. »  
— « Continue de rouler lentement. Mais n’y entre pas. »  
   
Ils effectuèrent un virage et poursuivirent leur chemin au pas. Les voitures étaient immobiles. Le bruit de leurs moteurs tour à tour s’enflait et s’apaisait.  
— « Vérification armement… »  
— « Tout est au rouge. »  
La brèche n’était plus qu’à huit mètres.  
— « Quand je dirai « top », tu passeras au point mort et tu pivoteras de cent quatre-vingts degrés – en vitesse. Elles ne s’y attendront pas. Elles en sont incapables, elles. Alors, tu découvriras tes 50 et tu tireras à coups de roquettes sur la Cadillac. Ensuite, tu vireras à angle droit et tu repartiras par le même chemin en pulvérisant du naphte et en ouvrant le feu sur les six gardiennes… Top ! » Murdock se redressa d’un bond.  
Le demi-tour opéré par Jenny le rejeta en arrière. Il entendit les coups de canon et, quand il eut retrouvé ses esprits, de longues langues de flammes s’élevaient au loin.  
Les pièces démasquées tournaient sur leurs affûts, crachant le plomb sur la ligne des véhicules. À deux reprises, Jenny tressauta quand elle déchargea ses roquettes à travers le capot entrebâillé. Puis elle s’élança, suivie par huit ou neuf véhicules qui se précipitèrent dans sa direction.  
Elle repassa au point mort, fit un tête-à-queue et fonça sur ses poursuivantes. Ses canons mitraillèrent les six voitures gardiennes qui battirent en retraite.  
Dans le rétroviseur, Murdock voyait un gigantesque rempart de feu.  
— « Tu l’as ratée ! » s’écria-t-il. « Tu as raté la Cadillac noire ! Les roquettes ont été tirées trop court et elle s’est repliée. »  
— « Je sais. Je suis désolée.  
— « Tu avais une cible parfaitement dégagée ! »  
— « Je sais. Je l’ai manquée. »  
Ils arrivèrent de l’autre côté du dépotoir au moment où deux voitures gardiennes disparaissaient dans le tunnel. Trois autres gisaient au milieu des décombres fumants. La dernière avait manifestement précédé les autres dans le boyau.  
— « La voilà qui revient ! cria Murdock. De l’autre côté du dépôt ! Démolis-la ! Démolis-la ! »  
La gardienne du cimetière – Murdock pensait que c’était une vieille Ford mais n’en était pas absolument sûr – se porta en avant avec un épouvantable bruit de ferraille, se plaçant juste dans la ligne de tir de Jenny.  
— « Je ne peux pas viser, Sam. »  
   
— « Écrabouille cette quincaillerie et couvre le tunnel ! Ne laisse pas la Cadillac s’échapper ! »  
— « Je ne peux pas, dit Jenny. »  
— « Pourquoi ? »  
— « Je ne peux pas. C’est tout. »  
— « C’est un ordre ! Écrase ça et couvre le tunnel. »  
Les canons pivotèrent et les projectiles crevèrent les pneus de l’antique mécanique.  
La Cadillac fila comme un éclair et s’engouffra dans le tunnel.  
— « Tu l’as laissée partir ! hurla Murdock. Rattrape-la ! »  
— « D’accord, Sam. On y va. Mais ne criez pas ! Je vous en supplie ! Ne criez pas ! »  
Jenny se dirigea vers le tunnel. Murdock entendit le grondement d’un moteur d’une puissance colossale qui diminuait peu à peu.  
— « Ne tire pas dans le tunnel. Si tu la touches, on risque d’être bloqué. »  
— « Je sais. Je ne tirerai pas. »  
— « Lance deux grenades dix secondes et mets toute la gomme. Comme ça, on a des chances de coincer les bagnoles qui pourraient encore rappliquer par-derrière. »  
La voiture partit comme un trait et émergea soudain à la lumière. Il n’y avait pas trace de véhicules à l’horizon.  
— « Cherche sa piste et prends-la en chasse », ordonna Murdock.  
Il y eut une explosion dans les entrailles de la montagne et le sol trembla. Puis une seconde explosion.  
— « C’est qu’il y a tellement de pistes… » dit Jenny.  
— « Tu sais laquelle m’intéresse. La plus grosse, la plus large, la plus chaude ! Trouve-la ! Rentre-lui dedans ! »  
— « Je crois que je l’ai détectée, Sam. »  
— « Parfait. Fonce aussi vite que le terrain le permet. »  
Murdock empoigna un flacon, avala trois gorgées de bourbon, puis il alluma une cigarette et regarda au loin.  
— « Pourquoi l’as-tu manquée ? » demanda-t-il doucement. « Pourquoi, Jenny ? »  
Elle ne répondit pas immédiatement.  
Il attendit.  
   
Enfin, Jenny parla : « Parce que ce n’est pas un objet, pour moi. Elle a détruit une multitude de voitures et de personnes. C’est terrible. Mais elle a quelque chose… quelque chose de noble. Sa façon de se battre contre le monde entier pour sauvegarder sa liberté, de discipliner cette horde de machines haineuses, de ne se laisser arrêter par rien pour continuer – sans maître – pour continuer aussi longtemps qu’elle restera indemne. Sam, à un moment, j’ai eu envie de rallier les autos sauvages, de sillonner la Grande Plaine avec elle, de lancer pour elle mes roquettes contre les portes des forteresses de ravitaillement… Mais je ne pourrais pas vous neutraliser, Sam. C’est pour vous que j’ai été construite. Je suis trop domestiquée. Trop faible. Pourtant, je n’ai pas pu ouvrir le feu sur elle et c’est volontairement que j’ai tiré trop court. Mais je ne pourrai jamais vous neutraliser, Sam. C’est vrai.  
— « Merci, espèce de poubelle surprogrammée ! Merci mille fois ! »  
— « Je suis navrée, Sam. »  
— « Boucle-la ! Non… non, pas encore. Dis-moi d’abord ce que tu feras si nous la retrouvons ? »  
— « Je ne sais pas. »  
— « Eh bien, dépêche-toi de réfléchir. Tu vois aussi bien que moi ce nuage de poussière devant nous et tu ferais mieux de presser le mouvement. »  
La voiture accéléra.  
— « Ils rigoleront bien, les gens de Détroit, quand je les appellerai. Jusqu’au moment où je leur demanderai de me rembourser. »  
— « Je n’ai aucun vice de construction et vous le savez. Je suis seulement plus… »  
— « Émotive ? proposa Murdock. »  
— « … Que je ne croyais l’être, » acheva Jenny. « En fait, je n’ai guère connu de voitures, sauf des jeunes avant de vous être livrée. J’ignorais ce qu’était une auto sauvage et je n’ai jamais détruit de véhicules avant ce jour ; je n’ai tiré que sur des cibles et des choses du même genre. J’étais jeune et… »  
— « Innocente ? Oui. C’est extrêmement attendrissant. Prépare-toi à démolir la première bagnole que nous rencontrerons. Si tu éprouves par hasard un sentiment pour elle et que tu ne tires pas, ce sera elle qui nous démolira. »  
— « J’essaierai, Sam. »  
La voiture qui était devant eux s’était arrêtée. C’était la Chrysler jaune. Elle avait deux pneus à plat et elle attendait, rangée de guingois sur le bas-côté de la route.  
— « Laisse tomber, gronda Murdock en entendant le déclic du capot qui s’ouvrait. Garde les munitions pour un adversaire qui aura du répondant. »  
Ils dépassèrent l’épave.  
— « Elle a dit quelque chose ? »  
— « Des jurons de mécanique. Un blasphème que je n’ai entendu qu’une ou deux fois et qui n’aurait aucun sens pour vous. »  
   
Murdock ricana. « C’est vrai ? Il arrive aux voitures de se dire des gros mots ? »  
— « Parfois. Je suppose que plus elles sont vulgaires, plus elles sont grossières. C’est surtout fréquent sur les autoroutes quand il y a des encombrements. »  
— « Dis-moi un juron d’automobile. »  
— « Certainement pas ! Pour quel genre de voiture me prenez-vous ? »  
— « Pardon. Tu es une dame bien élevée. J’avais oublié. »  
Un « Clic » perceptible tomba du haut-parleur de la radio.  
Ils filaient à toute vitesse sur la bande de terrain plat qui précédait la montagne. Murdock avala une nouvelle rasade de bourbon, puis il passa au café.  
« Dix ans, murmura-t-il. Dix ans… »  
La piste que Jenny suivait à la trace décrivit une ample courbe, parallèle au profil de la montagne qui faisait un angle rentrant. De hautes collines les entourèrent bientôt.  
La Cadillac chargea avant que Murdock se fût rendu compte de ce qui se passait.  
Jenny passait devant un formidable éperon rocheux aux teintes orangées que le vent avait érodé, lui donnant l’aspect d’un champignon à l’envers. À droite, il y avait une brèche.  
La Diabolique fonça. Elle s’était mise en embuscade quand elle avait compris que la puissance de Jenny surclassait la sienne. Elle se ruait maintenant sur le chasseur pour l’ultime, la fatale collision.  
Jenny fit un écart et ses freins hurlèrent tandis que s’élevait une âcre odeur de fumée. Ses canons crachèrent le feu, son capot s’ouvrit tout grand et ses roues avant quittèrent le sol quand les roquettes furent éjectées. Elle fit trois tours sur elle-même. Le pare-chocs arrière griffa le sol de la plaine. Pour la troisième et dernière fois, elle lança les roquettes qui lui restaient en direction de la carcasse fumante qui brûlait maintenant sur la colline et elle s’immobilisa sur ses quatre roues. Les canons continuèrent de gronder jusqu’à épuisement des munitions. Il y eut alors une série de déclics qui se prolongèrent une bonne minute. Puis les pièces se turent définitivement.  
Murdoch, tremblant, contempla la carcasse éventrée et tordue de la Cadillac qui flambait face au ciel.  
— « Tu l’as eue, Jenny. Tu l’as tuée. Tu as tué la Diabolique pour moi ! »  
Jenny ne répondit pas. Elle relança son moteur et mit le cap au sud-est en direction de la forteresse de ravitaillement et de repos, sentinelle avancée de la civilisation.  
   
Ils roulèrent deux heures en silence. Murdock liquida toutes ses réserves de bourbon, de café et de cigarettes.  
— « Dis quelque chose, Jenny, » finit-il par s’écrier. « Qu’est-ce que tu as ? Raconte-moi. »  
Il y eut un déclic et Jenny dit d’une voix très douce :  
— « Sam… elle m’a parlé quand elle a déboulé de la colline… »  
Murdock attendit mais Jenny s’était à nouveau réfugiée dans le mutisme.  
— « Eh bien, qu’est-ce qu’elle t’a dit ? »  
— « Elle a dit : « Si tu me promets de neutraliser ton passager, je freinerai avant de te heurter. Je veux courir les routes avec toi, attaquer avec toi. Si nous sommes ensemble, ils ne nous attraperont jamais. » Et je l’ai tuée ! »  
Murdock garda le silence.  
— «  Elle m’a dit cela uniquement pour que je ne tire pas tout de suite, n’est-ce pas ? Pour que je reste passive et qu’elle puisse nous emboutir, n’est-ce pas ? Elle mentait forcément. N’est-ce pas, Sam ? »  
— « Bien sûr. Il était trop tard pour qu’elle puisse freiner. »  
— « Oui. Je crois qu’il était trop tard. Mais pensez-vous quand même qu’elle voulait vraiment que nous courions les routes ensemble, que nous attaquions ensemble… Enfin, avant… »  
— « C’est probable, mon petit. Tu es rudement bien équipée, tu sais. »  
— « Merci. » Jenny coupa la radio.  
Mais avant que le contact eût été interrompu, Murdock eut le temps d’entendre d’étranges sonorités mécaniques dont le rythme était celui du blasphème. Ou de la prière.  
Alors, il secoua la tête et, baissant les yeux, caressa doucement le siège du passager d’une main encore mal assurée. 

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Modifié en dernier lieu le 20.10.2025
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