Cassandre par ANDRÉ PILJEAN (1955)
L’humour sarcastique d’André Piljean(1) ne lui laisse pas oublier qu’il est, parvocation, un auteur « noir ». Cet humour n’a donc pas de mal à devenir noir à sontour, et même comme de l’encre… Vous en jugerez en lisant cette nouvelle quirisquerait d’être horrible si l’auteur n’en décalait résolument le ton. La légende deCassandre – autrement dit le drame de l’extra-lucide que personne ne veut croire –peut être transposée dans tous les temps et sous toutes les formes. Vous connaîtrezci-dessous les tribulations d’un émule moderne de cette prophétesse au sort funeste.
LE préposé à l’ascenseur écrasa sans ménagement les pieds les plus proches et fit, d’uncoup d’épaule, onduler les chapeaux jusqu’au bout de la cage.Le manche d’un parapluie atteignit Turmelin sous la mâchoire et la lui érigea sous sabouche hermétiquement close. Turmelin demeura sans pouvoir agiter un bras niarticuler un mot. Mais comme il versait depuis peu dans la philosophie stoïcienne, loinde s’affliger de l’inconfort de sa position, il s’appliqua à dominer sa douleur. Unelongue dame sèche, aux cheveux décolorés, jacassait dans le coin opposé à Turmelin.Elle découvrait une proéminente denture de jument, et ses yeux roux brillaient d’unbizarre éclat. La jument confiait ses projets au chapeau de paille, qu’elle semblaitdévorer, d’une petite dame tassée contre elle. De sa place, elle ne pouvait distinguer lemanche du parapluie appliqué sous le menton de Turmelin de qui la fixité l’irritabientôt. Tous deux se dévisagèrent par-dessus les crânes, sans aménité. Offusquée, lajument brouta le chapeau à larges dents, émettant à l’intention de Turmelin un corrosifcommentaire sur les drôles de têtes de certaines gens.« Et dire, » comptait intérieurement Turmelin, « que dans six heures, à vingt-troisheures douze exactement, cette pauvre jument piquera, sans qu’on sache pourquoi, unecrise de folie furieuse. Les gens à drôle de tête, comme elle dit, lui passeront unecamisole de cuir dans laquelle elle grimacera d’une tête moins drôle encore. Etpuis… »À quoi bon poursuivre ? Certes, il eût pu prévenir la jument – et l’envie l’en taquina –de cesser ce traitement qui… Mais, comme les autres, elle ne l’aurait pas cru. Et c’étaitpour Turmelin courir au-devant de tribulations dont il était las.Ils sortirent du métro ensemble. La jument bifurqua vers la rue Tronchet dans unedirection qui, en apparence seulement, n’était pas celle de Charenton.Turmelin s’élançait sur la chaussée quand le signal viré au vert s’immobilisa. Un groshomme accompagné d’un enfant se précipita. Charitable, Turmelin l’avertit :— « Vous allez vous faire écraser. »— « De quoi je me mêle ! » riposta le gros homme ! « Non mais, sans blague ! On n’ajamais vu ça ! »Il repoussa Turmelin et, progéniture à la main, se dirigea avec sérénité sous les rouesimpitoyables d’un autobus. Turmelin ne sourcilla même pas à la clameur qui soulevaitle boulevard. Rongé d’amertume, il songeait que son funeste pouvoir demeurait intactau terme de six années d’exercice. Un remous de foule le plaqua contre un stand de laloterie nationale. Il assista sans intervenir au refus obstiné d’un client à l’offre que luifaisait la vendeuse du billet qui allait gagner trente millions le soir même. La vendeuseclassait déjà le billet parmi les invendus, devant Turmelin impassible. Ce n’était certespas l’argent qui lui rendrait la quiétude.« Si l’on pouvait savoir, » rêvent toujours les gens. « Si l’on pouvait savoir… Siquelqu’un pouvait nous dire… Ah ! celui-là… »Ouiche ! Il était ce quelqu’un, lui, Turmelin. Pour ce que les promenades dans l’avenirlui avaient réussi… Il se contentait, maintenant, du présent. Et du passé, parfois.Comme aujourd’hui où, désabusé, il revivait la mémorable soirée de son quarantetroisième anniversaire, sept années plus tôt.Sur le coup de ses quarante-trois ans, rien ne semblait pourtant prédisposer HippolyteTurmelin à l’effroyable aventure qu’est pour un homme la perte du don de mentir.Hippolyte Turmelin était un franc gaillard, heureux de ne rien prévoir au-delà du boutde son nez et de n’envisager la réalité, comme tout un chacun, qu’à travers lesfantaisies de ses sens et de son imagination qu’il tenait pour sûres. Cetaccommodement avec le réel aide tous les hommes à vivre. Les menteurs ne sont quedes poètes, des révoltés qui refusent le monde tel qu’il s’offre. Au vrai, Turmelin étaitmême particulièrement équilibré et plus lucide que le commun des hommes, ainsiqu’en témoigna plus tard M. Lebeau, son patron, qui, l’ayant soumis au testpsychologique « Que souhaiteriez-vous si trois de vos vœux pouvaient êtreexaucés ? », s’était entendu répondre : « Premièrement, accordez-moi cinq minutespour réfléchir. » Ce vœu formulé et les cinq minutes écoulées, Turmelin souhaita ensecond lieu la sagesse et déclara dilatoiremnt qu’en possession de cette dernière ilaurait alors tranché pour le troisième vœu.Une telle tournure d’esprit indiquait donc en Turmelin un homme avisé qui, moins quetout autre, eût dû perdre ses facultés mensongères.Le mensonge est le plus souvent involontaire. On ment parce qu’on ignore. Hélas !pour Turmelin, à quarante-trois ans, il sut.L’aventure lui advint le plus simplement du monde. En congé dans une ville del’ouest, Turmelin s’inscrivit un jour pour une excursion organisée. Le programmeamenait les voyageurs dans un village voisin, célèbre par on ne savait trop quoi. Ilspartirent de grand matin, à l’heure où les laitiers, aigris de se lever tôt, choquent leursbidons métalliques sous les fenêtres des touristes endormis. Une série d’étapes lesporta dans l’après-midi au but de leur promenade. Troupeau ahuri, ils piétinaientderrière le guide à blouse blanche. Fourbus, ils tanguaient comme un troupeau d’oies àla porte des églises, des musées, abrutis par l’accumulation de souvenirs architecturauxingurgités depuis le matin, fondus déjà dans une grisaille d’ogives, d’arceaux, de saintsrigides et lépreux, de tympans, de balustres… Tout cela ressemblait à une visite deconvenance à une vieille tante désagréable, que ne relevaient pas les mornesassentiments sur « le beau travail qu’on faisait dans ce temps-là ».Turmelin, qui traversait la phase platonicienne de son évolution philosophique,pressentait qu’au-delà de cette manie moderne de l’inventaire, les Arts demeuraientl’apanage d’une élite fort éloignée de cette piétaille. Ces méditations se muèrent enrêverie, il cessa d’écouter la leçon du guide, se plaisant à imaginer la campagne audelà de la ville, au-delà de la place, telle rue qui y débouchait ; une sorte de cinémaintime, quasi inconscient. Cette ruelle qui, par exemple, se coudait près d’une fontaineaux vasques jaillissantes, comment pouvait-elle être ? Il l’évoqua sombre, dominée parune maison de pierres grises, au crépi écaillé, aux volets verts et qui portait peut-être lenuméro trente-deux. Pourquoi pas le numéro trente-deux ?Sous la houlette du guide, le troupeau s’était engouffré dans l’église. Un poèteréhabilité par le Syndicat d’initiative y reposait ; la visite menaçait de durer. Seule, unegrosse dame avait renoncé. Assise sur le parvis, elle offrait au soleil, béate, un piedvolumineux qu’elle avait miraculeusement extirpé d’une chaussure minuscule.Libre, Turmelin s’engagea dans la ruelle. Il avait allumé une cigarette et flânait. Ils’attarda au jaillissement de la fontaine, faillit retourner sur ses pas, puis, toujoursrêvasseur, poursuivit son chemin. La stupeur lui faucha la cigarette aux lèvres.— « Ça, alors !… »Quoi, il était certain de n’avoir jamais mis les pieds dans ce pays. Il n’était pas fou,Turmelin. Il avait quarante-trois ans. Parisien, il était. Turmelin. Du dixième ! Sarandonnée la plus longue l’avait conduit à Chantilly, le jour du Jockey-Club. Alors !…Ces vacances étaient les premières qu’il s’offrait ! Il ne rêvait pas, non. Jamais, augrand jamais, il n’était venu dans ce pays. Bien moins encore dans cette rue…Troublante mais indéniable évidence. La rue telle qu’il la voyait était identique à la rueimaginée la minute précédente. Et sur cette haute maison grise, le crépi s’écaillait entreles volets verts. Numéro ? Trente-deux.Souffle coupé, Turmelin dut s’asseoir sur une borne. Ce qu’il accomplit d’instinct,comme s’il eût été certain qu’une borne se trouvait là.Ce nouvel indice augmenta son trouble. Il se pinça, écouta le bruit de sa montre. Il nedormait pas. Mais comme il était sûr de marcher pour la première fois dans cette rue…qu’il redécouvrait, il se devait une explication.— « Primo, j’habite le dixième et ne suis allé qu’à Chantilly. Ergo, j’ignore tout de cevillage… Bbbon !… Est-ce que j’en connais mieux les autres rues ou même cetteéglise où le troupeau déambule ? »À sa peine pour se représenter l’église, il éprouva une déception. L’imaginaire n’étaitpas son fort et, quelque peine qu’il y prit, l’église s’élaborait nuageusement, autour desouvenirs informes. Il pouvait conclure que sa connaissance de cette rue découlaitd’une volonté inconsciente de la parcourir, et de la vision qu’il en avait eu par unesorte de bond dans l’avenir.Sitôt énoncée, il éclata de rire à l’absurde de la proposition. Mais, après tout, ilconvenait de vérifier.« Si je décide, » se dit-il, « de ne pénétrer dans aucune des maisons de cette rue, saufcelle-ci portant le numéro trente-deux. Que se passe-t-il ? »Il songea aux bâtiments qu’il s’interdisait, sans plus de succès de représentation quepour l’église.« Voyons le trente-deux. J’entre. Escalier étroit… marches gluantes… rampepoussiéreuse. Les plinthes sont arrachées, les peintures de couleur marron. Anonymatdes portes, sauf au second étage où une carte de visite est épinglée : Léon Duchâteau,représentant. Je frappe. Une petite fille blonde, aux nattes enrubannées, m’ouvre.« Mon papa M. Duchâteau n’est pas là, » chantonne la petite fille. Et elle referme laporte… »Turmelin interrompit son exploration.La poursuite de ce film l’ébranlait. Incapable d’imaginer les lieux qu’il se refusait àvisiter, il prévoyait sans défaillir ce qui, s’il ne se trompait pas, allait réellement luiapparaître. L’idée de s’opposer à son projet ne l’effleura pas. Il se leva impulsivementet gravit l’escalier étroit, aux marches gluantes, à la rampe poussiéreuse, sans s’arrêterau palier ceint de portes sans noms. Le long du mur, la plinthe manquait. Parvenu ausecond étage, à droite, il vit la carte de Léon Duchâteau qui contrastait sur la portemarron. Il entendit venir la petite fille.— « Mon papa… » dit-elle.— « M. Duchâteau n’est pas là, » acheva Turmelin.— « Vous le saviez ? » s’émerveilla la petite fille. « Comme c’est drôle ! »Indubitable ! Hippolyte Turmelin possédait le pouvoir d’explorer l’avenir. Sa premièreréaction fut joyeuse. Il s’était toujours jugé incompris, bourré de virtualités, et quel’une d’elles se manifestât était naturel.Il ne lui fallut pas cinq minutes pour que la notion de mérite se substituât à celle dephénomène.(« Il était comme ça, Hippolyte Turmelin. Il se baladait… dans l’avenir… » « Monmari est général de brigade, et vous, M. Turmelin ?… » « Moi ?… oh !… je mepromène… Je me balade… dans l’avenir… Oui, oui, chère amie, étonnant, n’est-cepas ?… »)Et de ricaner, Turmelin.Il déboucha sur le parvis où la grosse dame dorlotait son pied, la pauvre grosse dameenracinée de tout son poids dans le présent…La fierté dûment savourée, Turmelin réfléchit. Il observa qu’il ne cédait à aucun élande curiosité. Bien au contraire, la force acquise le paralysait, et la crainte minait sonorgueil. S’il ne lui en avait rien coûté de sa promenade dans la rue, l’avenir luiparaissait tout à coup lourd de menaces. La mort se profilait à portée de sesinvestigations et prévalait sur l’espoir. Maître de ses projets, sa vie n’en perdrait-ellepas son sel ?Il se jura d’oublier sa nouvelle faculté ou, à tout le moins, d’en user prudemment.Le troupeau sortait de l’église. Guide en tête, il se bousculait vers le car, sauf la grossedame retardataire qui s’efforçait, geignarde, de réintégrer le gros pied dans la petitechaussure. Elle parvint enfin à loger les orteils et le talon et, le trop-plein débordant surle cuir, boitilla sur les traces du troupeau. Le guide ouvrit la portière, Turmelins’apprêtait à monter, quand un bond imaginaire en avant lui montra le car au fond d’unravin. Des cris horribles s’échappaient d’un amas de ferrailles tordues.— « Vous montez ? » s’impatienta le guide.Bras déployés, Turmelin tonna :— « Halte ! »— « Halte quoi ? » demanda le guide.Une rapide plongée informa Turmelin que le guide, exaspéré, allait lui casser la figure,au vif plaisir des défunts en puissance. Sans hésiter, la voix haletante, il alertacependant le troupeau.— « En voilà un abruti ! » s’enfiévra le guide. « Descendez-moi de ce marchepied,d’abord. »— « C’est un fou, » dit un homme. « Un fou dangereux. »— « Rentrez plutôt à pied ! » supplia Turmelin. « À pied plutôt, croyez m’en ! »— « À pied ! » protesta la grosse dame. « À pied ! Le monsieur a raison. Cet hommeest un fou ! »— « Personne ne montera ! » clama Turmelin.— Sur cette phrase qui aboutissait à la bataille inévitable, un uppercut lui fit cracherson dentier et il revécut coup pour coup un désastreux scénario. Plus un envoi deparapluie de la dame au gros pied qui lui ouvrit l’arcade. Ce dernier gnon qu’iln’escomptait pas, pour n’être pas allé assez loin dans ses prévisions, lui fut presque unréconfort. C’était la vie qui s’offrait à nouveau, pleine de charme et d’inattendu…Revivre des événements auxquels on ne peut échapper n’a rien d’agréable, notammentlorsqu’il s’agit d’être rossé.Le car démarra. Aux portières, les voyageurs conspuaient Turmelin qu’un groupe devillageois étonnés entouraient.Les villageois ne se lassaient pas de contempler Turmelin. Agacé, il les interpella :— « Vous feriez mieux de préparer des brancards et de la pharmacie. »— « Pourquoi ? » dit un villageois.— « Par-ce-que… » scanda désespérément Turmelin, « dans vingt minutes ils seronttous cul par-dessus tête au fond du ravin ! »— « Nous f’rait ben crever nos vaches, c’gars-là, » supputa une voix.À ce pronostic, Turmelin se ramassa. Sans recourir à son oracle, il se leva, faussementdésinvolte, et disparut à l’orée du village, sous l’œil malveillant des gens de terre.Vingt minutes de délai ne lui permettant guère de s’éloigner, il se réfugia dans unboqueteau voisin. Peut-être s’était-il abusé sur ses facultés et aucun malheur ne seproduirait-il. Ce qu’il souhaita par hygiène morale, car par ailleurs, son amour-propreet son arcade sourcilière fendue exacerbaient son ressentiment.Il se rassurait quand deux automobiles passèrent à vive allure. Les occupants selamentaient. Le vent égrena les mots… Autocar… ravin… affreux…Plus près, des branchages piétinés crépitaient, et une voix du terroir jurait après l’nomde Dieu de salaud d’tout à l’heure… qui d’vait, nom de d’là, pas êt’ ben loin…— «…et qui f’rait quâsiment, l’sacré fi d’garce, crever tout’s nos vaches avec sesmanigances… » mâchonnaient les autres terreux.— « À preuve, » renchérissait le terreux chef, « l’pauv’autocar qu’est au fond du ravin,rapport à c’t’enfant d’bourrique à qui j’teu vâ foute mâ fourche dans le cul, nom deDieu ! »Les justiciers ruraux disparus, Turmelin s’épongea le front. Le crépuscule protégea safuite. Des lueurs déchiraient la nuit du côté du ravin. Il s’approcha. Des projecteurséclairaient la catastrophe où les sauveteurs se démenaient. Un pied nu pointait par uneportière, mais nul ne songeait à rechausser la grosse dame qui, d’ailleurs, n’en avaitplus besoin.L’innocent Turmelin soupira. La science de l’avenir s’affirmait bien amère.Il atteignit la ville à pied, rafla ses bagages et regagna Paris la nuit même.***Les premiers temps du retour dispensèrent quelque distraction à Turmelin. Laphilosophie platonicienne délaissée pour celle d’Épicure, il se consola d’un accidentépouvantable, mais dérisoire devant l’éternel. Il préféra désormais ne saisir que lescôtés badins de l’existence. Prédictions météorologiques, jeux de société, luiassurèrent une plaisante réputation ; le cercle amical s’élargit, M. Lebeau, lui-même,son patron, le complimenta pour ses pertinentes prévisions.Turmelin eût évidemment pu étendre ses expériences vers le jeu, mais il aimait le jeupour le jeu, pour l’incertitude et le frisson. Il ne rêvait pas de modifier sa vie par cemoyen. D’ailleurs, la possibilité de la dominer lui rendait soudain acceptable uneexistence naguère maudite.Il entrevit cependant bientôt la part de la fatalité. À supposer qu’il eût exploité sonpouvoir pour transformer le présent, le nouvel avenir auquel il donnait lieu n’était pluscelui qu’il avait prévu, ce qui équivalait à la perte du don. C’était idiot, mais il eûtregretté un talent qui lui valait des succès de café. Cependant, s’il était parfois enviablede revivre un événement, Turmelin, d’ordinaire, s’y replongeait en spectateur blasé.Hors de l’anodin, le don opérait difficilement. Il y eût renoncé si ses lectures nel’avaient aiguillé sur la philosophie cynique. Turmelin ne jura plus que par Diogène, etmal lui en prit de s’inspirer du philosophe au tonneau.Prouvée l’impossibilité de jouir de son don, Turmelin en usa sur autrui, dévoilant sansdiscernement, pêle-mêle, bonheur et malheur. Pour le bonheur, l’expérience futconcluante : les gens ne croyaient pas Turmelin. Le bonheur, dans sa bouche, semblaitfade auprès de leurs espérances. Le futur mis au présent devenait inconsommable, carle bonheur se savoure par anticipation. De plus, sa piètre éloquence, l’indigence de sonvocabulaire, desservaient Turmelin et, décrites par lui, les félicités à venir composaientde médiocres tableaux.Il en allait autrement pour les prédictions funestes, car le talent n’est pas indispensableaux chantres de la panique.Comme hérault calamiteux, Turmelin réussissait à merveille.Certes, dire aux gens, même, en tant que philosophe cynique : « Dans huit jours…couic ! », ou : « Vous n’allez pas faire long feu, vous, avec cet anévrisme… », peutdivertir un temps. Mais les hommes se lassent de tout, en particulier d’entendre prédireleur mort. À cet égard, les Parisiens étaient proches des paysans apeurés pour leursvaches. Sans même réfléchir que l’incrédulité engendrait leurs malheurs, ils virent enTurmelin un jeteur de poisse, un danger public.Une prospection d’avenir pour son compte eût alors renseigné Turmelin. Il n’eut pasl’esprit de s’y livrer. S’il s’y était adonné, il aurait repoussé la mission dont M. Lebeaule chargea.— « Dites donc, Turmelin, vous habitez près de chez Poterat, vous ? Soyez donc assezgentil pour y sauter. Depuis deux jours, cet animal ne vient pas… »Poterat était un collègue de Turmelin. Un gros type hilare et jovial.Turmelin se réjouit de le rencontrer. Il partit plus tôt et frappa à la porte de Poterat.Comme personne ne répondait, il entra. Le tumulte le surprit.— « Eh bien, quoi ? Que se passe-t-il ? » s’inquiéta-t-il.— « Ah ! mon pauvre M. Turmelin ! » pleurnicha Mme Poterat. L’air empestait lapharmacie, la table était jonchée de fioles et de paquets.— « Poterat est malade ? » demanda Turmelin.— « Ah ! mon pauvre M. Turmelin ! » gémit encore Mme Poterat.— « T’en fais pas, Turmelin ! » lança la voix de Poterat. « T’en fais pas ! J’ai jamaisvu une paniquarde pareille. Mais t’en fais pas ! »Allongé sur le ventre, Poterat soufflait. Sa femme s’affairait. Sa fille galopait. Poterats’agita dans un bruit de verrerie et Turmelin aperçut, image d’un fantastique animal,son dos hérissé de ventouses. Mme Poterat en préparait une autre.— « Vous allez la lui mettre et il va mourir, » dit machinalement Turmelin.Mme Poterat bâilla, ventouse en main.— « Pardon ? »— « Vous allez poser cette ventouse et votre mari va en mourir. » dit encore Turmelin.Les verres tintèrent sur le dos de Poterat.— « T’es un drôle de marrant, toi ! Verse-lui à boire, Anne-Marie, y en a pas uncomme lui pour me faire rigoler. Ha ! ha ! ha ! »Mme Poterat regardait Turmelin dont l’indifférence l’exaspérait.— « Je n’ai de conseils à recevoir de personne, » glapit-elle. « Ce n’est pas vous quim’empêcherez de mettre une ventouse si j’en ai envie. Et je voudrais bien voir qu’ons’y oppose ! »— « Je sais, » dit Turmelin. « C’est comme ça. On n’y peut rien. »Mme Poterat agita au fond du verre une petite torche de coton et plaqua la ventouseavec une démonstrative autorité.— « Et voilà ! » s’exclama-t-elle, triomphalement.— « Humph ! » se dégonfla Poterat. Mme Poterat sursauta.— « Qu’est-ce que tu dis ? » Puis, s’adressant à Turmelin : « Que disait-il ? »— « Rien, » dit Turmelin. « Il disait : Humph ! »— « Humph ? »— « Oui, mais il ne le pensait pas, car il est mort. »— « Mort, Paul ? » Alarmée, elle courut au lit. « Paul ! Paul ! Mais réponds-moi,Paul ! »— « Je vous dis qu’il est mort ! » répéta Turmelin.— « Oh ! vous !… » grinça Mme Poterat, « vos plaisanteries… »— « Elles faisaient rigoler Paul, » observa Turmelin. « Il vous l’a dit. Demandez-lui,s’il rit ? »Ce rappel bouleversa Mme Poterat qui, penchée sur Paul, tenta de le retourner. Elles’affola.— « Mais oui ! Il est mort ! Il est mort ! Paul ! »Une volte-face la projeta sur Turmelin. « Salaud ! »— « Je vous avais prévenue ! »— « Salaud ! Il m’a tué mon Paul ! Assassin ! »Turmelin esquiva le litre aux trois quarts plein. La veuve le pourchassait sur le palier.« Assassin ! Assassin ! »Les portes s’entrebâillaient.— « Rentre, Émile. Te mêle pas de ça, » conseilla une voix de femme.— « Assassin ! » miaulait la mère Poterat. « Il m’a tué mon Paul ! »Elle le bombardait d’ustensiles. Un bol l’atteignit à la nuque alors qu’il parvenait ausecond étage. Des combles, une voix martiale intima aux lâches du dessous :— « Arrêtez-le ! Arrêtez-le donc ! »— « Arrêtez-le ! » reprit au refrain un chœur audacieux.Au-dessous, les portes se refermaient. Le deuxième étage silencieux devint un enferd’imprécations sitôt Turmelin passé. Le gars des combles, lui, rotait d’héroïsme, d’unhéroïsme qui s’exaltait au rythme de la fuite de Turmelin.— « Mais arrêtez-le ! »Mme Poterat hurlait :— « Il me l’a tué ! »— « Avec quoi ? » s’enquit un voisin.— « Avec une ventouse ! »— « Une ventouse ? C’est rigolo. »— « Non, ce n’est pas rigolo, mais il a le mauvais œil. »La nouvelle circula, tous frémirent. Turmelin revint au pied de l’escalier et, vers lestêtes penchées, tendit l’index et l’auriculaire en cornes sur son poing.— « Bbbouh ! » rugit-il.Terrorisées, les têtes disparurent. On n’entendit plus qu’une gargouillade du côté descombles, les exhortations du héros qui sombrait dans l’aphonie.Finalement, il rentra se rafraîchir.— « Ah ! les crétins ! » jura Turmelin. « Les crétins ! »Pour sa gouverne, il résuma : « Le crétin. »— La mort de Poterat, Turmelin le pressentit, allait tisser autour de lui un réseau deméfiance et de haine. Ingratitude et fin misérable sont le lot des bienfaiteurs ; Turmelinse résolut à fuir. Une brutale plongée dans l’avenir lui fit apparaître le départ deM. Lebeau pour New York. Il l’allait prier de lui procurer une situation en Amérique.Dans son bureau, justement, M. Lebeau, soucieux, méditait. Son affaire périclitait. Lescrédits étaient introuvables. M. Lebeau versait dans un noir pessimisme quand uneidée l’éblouit : « Duranton ! Mon cousin Duranton ! À New York ! »M. Lebeau perçut alors qu’on frappait à sa porte depuis plusieurs minutes et criad’entrer.Turmelin entra.— « Ah ! c’est vous, Turmelin. Et bien ? »Sans écouter Turmelin, il décida intérieurement : « C’est dit. Je vais à New York. »— « Puisque vous allez à New York… » commença Turmelin.M. Lebeau eut l’effroyable impression qu’on lui avait écouté à l’âme. L’envie de crierau viol le fit trembler…Mais, esprit positif, il s’ébroua. Si les prévisions de son employé l’avaient parfoisintrigué, le hautain M. Lebeau se refusait à prêter à un subalterne une science des faits(seule explication logique) qui eût permis à Turmelin de développer certains points devue. Il le soupçonnait tout au plus d’indiscrétions, peut-être de clandestines lectures decourrier. Cette fois encore…Non, cette fois… Il saignait de l’âme, M. Lebeau. Et il eût aimé savoir comment…Mais l’outrage et la panique se conjuguaient pour s’amplifier et c’est d’une voix où semêlaient l’angoisse et le courroux qu’il claironna :— « Je vous chasse, Turmelin ! Je vous ch-a-a-sse ! »— « Bien, » dit Turmelin.Il sortit, traversa la Seine au pont des Arts et s’expatria sur la rive gauche.***Il y avait sept années de cela.Sept années pendant lesquelles il s’était efforcé d’oublier son pouvoir, de vivre desjoies de tout le monde, d’espérances naïves.Sept ans !Quelle idée l’avait saisi, ce soir, de s’assurer d’une guérison ? Il était bien avancé. Legros homme et l’enfant avaient été écrasés sous ses yeux, la jument de l’ascenseurgémirait tout à l’heure dans sa camisole. L’absence d’exercice, la preuve en était faite,ne suffisait pas à abolir ce don affligeant. À moins que… sur lui, Hippolyte Turmelin,sur lui-même…Non. Il se refusait à être son propre cobaye. Non, cent fois non.La tentation, néanmoins, était forte.Un tout petit sondage ?— « Non ! »— « Hippolyte ! Je te le demande, moi, Turmelin. Une pointe de deux jours !… Pourvoir ! »— « Soit. Tu l’auras voulu, Turmelin. »— « Oh ! Hippolyte ! Hippolyte !… »Turmelin sauta de joie. À deux jours de distance l’avenir apparaissait dans une grisesérénité. Rien ne se passait.Turmelin dansa sur le trottoir et les gens se retournèrent.Ce fut Hippolyte, qui, alléché, pria Turmelin.— « Va plus loin, Turmelin, vas-y. On en aura le cœur net. »— « Trois jours !… Rien non plus ! »— « Plus loin, Turmelin ! Huit. »— « Huit jours ! Neuf ! Dix !… Quinze. Hein ? Tu es rassuré, Hippolyte ! »— « Toi et moi nous sommes guéris, Turmelin. Allez, marche arrière ! »— « Quinze jours ! Quatorze ! Treize, douze… trois, deux, un… Nous sommesaujourd’hui, Hippolyte, et toujours rien… Dix minutes devant nous, seulement. »— « Et que vois-tu ? »— « Rien. Deux minutes… Je vais te dire une bonne chose, Hippolyte, l’avenir… »Turmelin se retourna sur Hippolyte, sur lui-même…… La roue arrière du camion lui passa exactement sur le larynx.