La septième victime par ROBERT SHECKLEY
Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tuer…
Assis à son bureau, Stanton Frelaine s'efforçait d'avoir l'air affairé que l'on est en droit d'attendre d'un directeur de société à neuf heures et demie du matin. Mais c'était au-dessus de ses forces. Il n'arrivait pas à se concentrer sur le texte de l'annonce qu'il avait élaboré la veille ; il n'arrivait pas à penser à son travail. Il attendait le courrier et ne pouvait penser à rien d'autre.
La notification aurait dû lui arriver depuis deux semaines déjà. Comme d'habitude, l'administration n'était pas pressée !
La porte vitrée sur laquelle on lisait Morger & Frelaine, Confection s'ouvrit et E.J. Morger entra en boitillant – souvenir de sa vieille blessure. Il avait le dos voûté mais, comme il était âgé de soixante-treize ans, il n'y attachait pas beaucoup d'importance.
— « Alors, Stan ? » demanda-t-il. « Où en est cette publicité ? » Frelaine s'était associé à Morger seize ans auparavant. Il avait alors vingt-sept ans. Ensemble, les deux hommes avaient fait de la société « Le Vêtement de Protection » une entreprise dont le capital s'élevait maintenant à un million de dollars.
— « Si vous voulez jeter un coup d'œil sur le projet, » répondit Frelaine en lui tendant la feuille. Si seulement le courrier pouvait arriver plus tôt, songea-t-il.
Morger approcha le papier de ses yeux et lut à haute voix : « Avez-vous un Vêtement de Protection ? Le Vêtement de Protection Morger & Frelaine, d'une coupe sans égale dans le monde entier, est le vêtement de l'homme élégant. »
Morger s'éclaircit la gorge, jeta un coup d'œil à Frelaine, sourit et continua : « C'est le costume tout à la fois le plus sûr et le plus chic. L'article est présenté avec une poche revolver spéciale garantie extra-plate. Aucune bosse apparente. Vous seul savez que vous êtes armé. La poche revolver, d'un accès particulièrement facile, vous permet de dégainer rapidement et sans aucune gêne. » C'est excellent ! » commenta Morger.
Frelaine hocha la tête d'un air morose.
« Le Vêtement de Protection Spécial possède une poche revolver éjectrice, le dernier mot en matière de défense individuelle ! Une simple pression sur le bouton camouflé et l'arme jaillit dans la main de son propriétaire, cran d'arrêt dégagé, prête à faire feu. Qu'attendez-vous pour vous renseigner auprès de votre concessionnaire ? Qu'attendez-vous pour assurer votre sécurité ? » Excellent, » répéta Morger. « C'est très bon, très sobre. » Il réfléchit quelques instants en tiraillant sa moustache blanche. « Mais pourquoi ne précisez-vous pas que le Vêtement de Protection se fait en plusieurs modèles : droit ou croisé, avec un bouton ou deux, taille vague ou taille cintrée ? »
— « Effectivement. J'avais oublié. »
Frelaine reprit son projet et porta une annotation en marge. Il se leva, tirant son veston pour dissimuler son début de brioche. Il avait quarante-trois ans, un peu trop de poids et des cheveux qui commençaient à se clairsemer. C'était un homme d'un abord agréable mais dont le regard était glacé.
— « Détendez-vous, » dit Morger. « Elle arrivera au courrier d'aujourd'hui. »
Frelaine sourit avec effort. Il avait envie de marcher de long en large mais il se contint et s'assit sur le coin de son bureau.
— « On dirait que c'est mon premier meurtre, » fit-il avec une ironie forcée.
— « Je sais ce que c'est. À l'époque où je n'avais pas encore dételé, il m'arrivait de rester un mois sans pouvoir fermer l'œil de la nuit lorsque j'attendais ma notification. Je devine dans quel état vous êtes. »
Les deux hommes se turent. Au moment où le silence commençait à devenir intenable, la porte s'ouvrit : un employé entra et déposa le courrier sur le bureau.
Frelaine se jeta sur les lettres qu'il feuilleta hâtivement. Enfin, il trouva celle qu'il désirait tant – la longue enveloppe blanche de l'O.D.E., frappée du tampon officiel.
— « La voici ! » s'exclama-t-il avec un large sourire. « Voici l'enfant ! »
— « Bravo ! » Morger considéra l'enveloppe avec intérêt mais ne demanda pas à son associé de l'ouvrir. C'eût été un manque de courtoisie en même temps qu'une atteinte à la loi. Personne n'était censé avoir connaissance du nom de la Victime, hormis le Chasseur. « Je vous souhaite une bonne chasse. »
— « Je l'espère bien ! » rétorqua Frelaine sur un ton plein d'assurance. Le bureau était en ordre. Il l'était depuis une semaine. Frelaine se saisit de son porte-documents.
— « Un bon meurtre vous fera le plus grand bien, » dit Morger en tapotant son épaule rembourrée. « Vous êtes d'une fébrilité…»
— « Je sais. » Frelaine sourit et serra la main de Morger.
— « Je donnerais cher pour avoir quarante ans de moins, » fit ce dernier en jetant un coup d'œil sardonique sur sa mauvaise jambe. « Vous me donnez envie de décrocher mon revolver ! »
Morger avait été un Chasseur réputé dans sa jeunesse. Dix meurtres réussis lui avaient ouvert les portes du très exclusif Club des Dix. Et comme, naturellement, il lui avait fallu jouer dix fois de suite le rôle de Victime, son palmarès était de vingt assassinats en tout.
— « J'espère que ma Victime ne sera pas quelqu'un de votre trempe, » jeta Frelaine, mi-sérieux mi-badin.
— « Ne vous en faites pas pour cela ! Vous en êtes à combien ? »
— « Ce sera la septième. »
— « C'est un bon chiffre. Eh bien, allez ! Nous vous accueillerons bientôt au Club des Dix. »
Frelaine agita la main et se dirigea vers la porte.
— « Mais soyez vigilant, » l'avertit Morger. « Une seule erreur et je serais obligé de chercher un nouvel associé. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je préfère conserver celui que j'ai actuellement. »
— « Je ferai attention, » promit Frelaine.
Au lieu de prendre l'autobus, il rentra chez lui à pied : il voulait avoir le temps de se calmer. Il était ridicule de se conduire comme un gamin qui va commettre son premier meurtre !
Il se contraignit à garder les yeux fixés droit devant lui. Regarder quelqu'un équivalait pratiquement à une tentative de suicide. Une personne dévisagée par hasard pouvait être une Victime et il y avait des Victimes qui tiraient dès que l'on posait les yeux sur elles. Des types nerveux… Prudemment, Frelaine regardait par-dessus la tête des passants.
Il remarqua une affiche gigantesque. Les offres de service de J.F. O'Donovan. « Victimes ! » proclamait-elle en lettres immenses. « Pourquoi prendre des risques ? Faites appel à nos dépisteurs accrédités. Nous nous chargeons de localiser le tueur qui vous a été assigné. Règlement après liquidation du Chasseur / »
À propos, songea Frelaine, il va falloir que j'appelle Ed Morrow en rentrant.
Pressant le pas, il traversa. Il avait terriblement hâte d'être chez lui, maintenant, pour décacheter l'enveloppe et connaître le nom de sa Victime. Était-ce quelqu'un d'astucieux ou quelqu'un de stupide ? Quelqu'un de riche comme sa quatrième proie ou de pauvre comme la première et la seconde ? Aurait-elle recours à un service de dépistage organisé ou se débrouillerait-elle par ses propres moyens ?
L'excitation de la chasse était quelque chose de merveilleux qui faisait bouillonner le sang dans ses veines, qui accélérait les battements de son cœur. Soudain, il entendit claquer des détonations lointaines. Deux coups de feu en succession rapide et, après une pause, un troisième. Le dernier.
Celui-là, il a eu son homme ! se dit Frelaine. Tant mieux pour lui ! C'est prodigieux de se sentir revivre !
La première chose qu'il fit en rentrant fut d'appeler Ed Morrow son dépisteur. Morrow travaillait dans un garage à temps perdu.
— « Allô, Ed ? Ici Frelaine. »
— « Oh ! bonjour, Mr. Frelaine. » Frelaine contemplait sur l'écran l'image de son correspondant. Un visage étroit, sali de cambouis, aux lèvres molles, plaquées contre l'appareil.
— « Je pars en chasse, Ed. »
— « Bonne chance, Mr. Frelaine. Je suppose que vous voulez que je me tienne prêt ? »
— « Exactement. Je ne pense pas être absent plus d'une semaine ou deux. Je serai probablement averti de ma désignation comme Victime dans les trois mois qui suivront mon meurtre. »
— « Vous pourrez compter sur moi, Mr. Frelaine. Je vous souhaite une bonne chasse. »
— « Merci. À bientôt. » Frelaine raccrocha. Se réserver les services d'un dépisteur de première classe était une sage mesure. Lorsqu'il aurait commis son meurtre, Frelaine deviendrait à son tour une Victime. Alors, une fois de plus, Ed Morrow serait son assurance sur la vie.
C'était un merveilleux dépisteur ! Morrow, en fait, était un ignorant, un idiot. Mais il avait l'œil. Il repérait les étrangers du premier coup. Et il avait un don diabolique pour dresser une embuscade. C'était un homme indispensable.
Riant tout seul au souvenir de quelques-uns des tours que Morrow avait inventés pour ses clients, Frelaine sortit l'enveloppe de sa poche, la décacheta et examina les documents qu'elle contenait.
Janet-Marie Patzig.
Sa Victime était une femme.
Il se leva et arpenta la pièce. Il reprit la lettre. Janet-Marie Patzig. Il n'y avait pas d'erreur : c'était bien une femme. Les pièces annexes comprenaient trois photographies, l'adresse de la personne en question et les renseignements habituels permettant de l'identifier.
Frelaine fronça les sourcils. Il n'avait encore jamais tué de femme.
Après avoir hésité un instant, il décrocha le téléphone et composa le numéro de l'O.D.E.
Une voix masculine répondit :
— « Office de Défoulement Émotionnel. Je vous écoute. »
— « Dites donc, je viens de recevoir ma notification. J'ai touché une fille. Est-ce que c'est normal ? » Il donna à l'employé le nom de la Victime désignée.
— « Tout est en règle, » lui dit l'homme après avoir vérifié les archives microfilmées. « Cette personne nous a présenté une demande, agissant en pleine connaissance de cause. Aux termes de la loi, elle jouit des mêmes droits et des mêmes privilèges qu'un homme. »
— « Pourriez-vous me dire combien de meurtres elle a à son actif ? »
— « Je regrette, monsieur, mais les seules informations que vous êtes autorisé à obtenir sont le statut légal de la Victime et les renseignements descriptifs qui vous ont été communiqués. »
— « Je vois. » Frelaine réfléchit quelques secondes et demanda : « Une autre Victime peut-elle m'être affectée ? »
— « Vous disposez naturellement de la possibilité légale de refuser la chasse qui vous est proposée mais il ne vous sera alloué une nouvelle Victime qu'après que vous aurez vous-même été désigné comme proie. Désirez-vous décliner l'offre qui vous a été faite ? »
— « Absolument pas, » s'empressa de répondre Frelaine » « C'est par simple curiosité que je vous demande cela. Merci beaucoup. »
Il raccrocha, s'assit au plus profond de son fauteuil le plus confortable et desserra sa ceinture.
Ces sacrées bonnes femmes qui cherchent toujours à s'immiscer dans les affaires des hommes ! maugréa-t-il. Pourquoi ne peuvent-elles pas rester tranquillement à la maison ?
Mais elles étaient de libres citoyennes. N'empêche que Frelaine ne trouvait pas cela très… féminin.
L'Office de Défoulement Émotionnel avait été créé à l'origine pour les hommes, et exclusive-ment pour eux. Il était né à la fin de la quatrième guerre mondiale – ou la sixième selon le compte d'un certain nombre d'historiens.
À cette époque, le besoin d'une paix durable, d'une paix permanente, se faisait impérieusement sentir. Pour une raison pratique. Aussi pratique que l'était l'esprit des hommes qui jetèrent les bases de la longue paix.
Une raison toute simple : le monde était au seuil de l'annihilation.
Au cours des guerres antérieures, l'ampleur, l'efficacité et le pouvoir de destruction des armes étaient allés en augmentant. Les soldats, qui s'étaient habitués à elles, hésitaient de moins en moins à s'en servir.
Mais l'on avait atteint le point de saturation. Un nouveau conflit mettrait définitivement fin à toutes les guerres, et cette fois pour de bon. Il ne serait resté personne pour en déclencher une autre.
Il fallait donc que cette paix-là soit une paix éternelle. Mais les hommes qui l'organisèrent n'étaient pas des rêveurs. Ils étaient conscients qu'il existait toujours des tensions, des déséquilibres qui sont les chaudrons où mijotent les guerres futures. Et ils se demandèrent pourquoi il n'y avait encore jamais eu de paix durable.
— « Parce que les hommes aiment se battre. » Telle fut leur réponse.
— « Oh ! non, » s'écrièrent les idéalistes.
Mais ceux qui firent la paix furent, à leur grand regret, contraints de tenir compte du postulat selon lequel une fraction importante de l'humanité était mue par la violence.
Les hommes ne sont pas des anges. Ce ne sont pas, non plus, des monstres. Ce sont tout bonnement des êtres humains manifestant un degré élevé d'agressivité.
Avec les connaissances scientifiques et les moyens dont ils disposaient alors, les hommes à l'esprit pratique auraient eu fort à faire pour éliminer cette caractéristique de la race humaine. Beaucoup pensaient d'ailleurs que c'était là que résidait la solution.
Mais les hommes à l'esprit pratique n'étaient pas de cet avis. Ils considéraient que la concurrence, l'amour de la lutte, le courage en face de l'adversité étaient des valeurs positives. Ils estimaient en outre que c'étaient également là des vertus admirables et la garantie de la perpétuation de l'espèce. Sans elles, la race eût fatalement dégénéré.
Le goût de la violence, découvrirent-ils, était inextricablement lié à l'ingéniosité, à l'adaptabilité, au dynamisme humains.
Les données du problème étaient donc les suivantes : organiser la paix, une paix qui leur survivrait ; et empêcher la race humaine de se détruire sans l'amputer pour autant de caractéristiques qui faisaient des hommes des êtres responsables.
Pour cela, on décida qu'il fallait canaliser la violence, lui fournir une soupape d'échappement, une possibilité de s'extérioriser.
Le premier pas dans cette voie fut l'autorisation légale des combats de gladiateurs, des combats réels où le sang coulait. Mais c'était encore insuffisant. La sublimation n'est valable que jusqu'à un certain point. Les gens voulaient autre chose que des faux-semblants.
Il n'y a pas de substitut au meurtre.
Alors, le meurtre fut officialisé sur une base strictement individuelle et uniquement pour ceux qui souhaitaient tuer. Les gouvernements furent invités à instituer des Offices de Défoulement Émotionnel.
Après une période de tâtonnements, une réglementation uniforme s'institua.
Tout citoyen désireux de commettre un meurtre eut la possibilité de s'inscrire à l'O.D.E. Au vu d'un dossier comportant un certain nombre de renseignements et d'engagements, on lui fournissait une Victime.
La personne qui introduisait légalement une demande de meurtre devait à son tour tenir le rôle de Victime quelques mois plus tard – si elle était encore en vie.
Tel était le principe fondamental. Un individu donné pouvait commettre autant de meurtres qu'il le voulait mais, entre deux meurtres, il était obligatoirement désigné comme Victime. Si la Victime réussissait à tuer son Chasseur, elle pouvait soit se retirer de la compétition, soit poser sa candidature pour un nouveau meurtre.
Au bout de dix ans, on estimait que le tiers de la population civilisée du monde avait demandé à commettre au moins un meurtre. Par la suite, la proportion des postulants se stabilisa aux alentours de vingt-cinq pour cent.
Les philosophes levaient les bras au ciel mais les hommes à l'esprit pratique étaient contents. La guerre avait cessé d'être un problème collectif : c'était une affaire individuelle, ainsi qu'il convenait.
Bien entendu, cette institution se ramifia et se compliqua. Une fois qu'il fut légalement autorisé, le meurtre devint une affaire et une source de profits. Des organisations se créèrent pour offrir leurs services aux Victimes aussi bien qu'aux Chasseurs.
L'Office de Défoulement Émotionnel choisissait le nom des Victimes au hasard. Le Chasseur disposait de deux semaines pour perpétrer son meurtre et il devait agir seul et sans aide. On lui donnait le nom, l'adresse et la description de sa Victime ; il avait le droit de se servir d'un pistolet de calibre standard, il lui était interdit de porter quelque armure que ce soit.
La Victime était avertie une semaine avant le Chasseur. On lui faisait simplement part de sa désignation. Elle ignorait le nom de son Chasseur. Elle avait le droit de se protéger par une armure de son choix et d'embaucher des dépisteurs. Un dépisteur ne pouvait pas tuer, le meurtre étant le privilège de la Victime et du Chasseur. Mais un dépisteur pouvait détecter la présence d'un étranger dans la ville ou repérer un tireur nerveux.
La Victime pouvait dresser toutes les embuscades qu'elle voulait afin d'abattre son Chasseur.
Tuer ou blesser quelqu'un par erreur – toute autre forme de meurtre étant prohibée – était puni d'une lourde amende ; le meurtre passionnel était passible de la peine de mort, de même que le meurtre par intérêt.
Ce qu'il y avait d'admirable dans ce système était que les gens qui avaient envie de tuer pouvaient le faire et que ceux qui n'en avaient pas envie – soit la grosse majorité de la population – n'étaient pas tenus de devenir des meurtriers.
Au moins n'y avait-il plus de grandes guerres, ni même de menaces de guerre. Rien que de petites guerres – des centaines de milliers de petites guerres individuelles.
L'idée de tuer une femme ne souriait pas particulièrement à Frelaine. Mais il avait signé. Il n'y pouvait rien. Et il n'avait nul désir de renoncer à sa septième chasse.
Il consacra le reste de la matinée à apprendre par cœur les renseignements que lui avait fournis l'O.D.E. sur sa Victime, puis il classa la lettre.
Janet Patzig habitait New York. Frelaine était ravi : il aimait chasser dans une grande ville et avait toujours eu envie de visiter New York. L'âge de sa Victime n'était pas précisé mais, à en juger par les photos, elle n'avait pas beaucoup plus de vingt ans.
Il retint par téléphone une place d'avion et prit une douche, revêtit son complet Spécial Protection coupé pour cette occasion, choisit dans son arsenal un pistolet qu'il nettoya, graissa et glissa dans la poche du costume prévue à cet effet, puis il prépara sa valise.
Il était dans un tel état d'excitation qu'il sentait son cœur cogner dans sa poitrine. Étrange, songeait-il, étrange comme chaque nouveau meurtre donne un frisson nouveau ! C'est une chose dont on ne se blase pas. C'est toujours neuf et toujours différent.
Quand il fut prêt, il examina sa bibliothèque pour choisir les livres qu'il emporterait avec lui. Il possédait tous les bons ouvrages traitant de la question. Il n'aurait pas besoin de ceux qui s'adressaient aux Victimes, comme La tactique de la Victime de Fred Tracy, qui insistait sur la nécessité d'un environnement rigoureusement contrôlé, ou Ne pensez pas en Victime ! du Dr. Frisch. Ces manuels l'intéresseraient dans quelques mois, lorsque viendrait son tour d'être une fois de plus une proie. Pour le moment, il lui fallait des livres de Chasseur.
Stratégie de la Chasse à l'homme était l'ouvrage classique et définitif mais il le connaissait presque par cœur. Manuel de l'embuscade et du guet-apens ne convenait pas à la situation.
Il prit La Chasse dans les grandes villes de Mitwell et Clark, Dépister le dépisteur d'Algreen et L'intergroupe de la Victime du même auteur.
Tout était en ordre. Il laissa un mot à l'attention du laitier, ferma l'appartement et gagna l'aéroport en taxi.
À New York, il descendit dans un hôtel du centre, peu éloigné du quartier de sa Victime. L'attitude souriante et pleine d'attentions du personnel le fit tiquer. Il trouvait déplaisant d'être aussi aisément identifié comme un tueur étranger à la ville.
La première chose qu'il vit en arrivant dans sa chambre fut, posée sur la table de chevet et accompagnée des compliments de la direction, une brochure intitulée : Comment tirer le maximum de votre défoulement émotionnel. Frelaine sourit en la feuilletant.
Comme il n'était encore jamais venu à New York, il passa l'après-midi à déambuler dans le. quartier de sa Victime et à regarder les vitrines.
Les magasins Martinson & Black le fascinèrent.
Il visita la salle de la Chasse où étaient exposés des gilets pare-balles ultra-légers et des chapeaux blindés à l'usage des Victimes. Il s'intéressa à la vitrine où étaient présentés les derniers modèles de calibres 38. Une affiche proclamait : « Employez le Malvern à tir direct, approuvé par l'O.C.P. Magasin de douze balles. Déviation garantie inférieure à 0,003 cm sur cible placée à 300 mètres. Ne ratez pas votre Victime ! Ne risquez votre vie que si vous avez l'arme la meilleure ! Malvern, c'est la sécurité ! »
Frelaine sourit. C'était une bonne publicité et le petit revolver noir donnait une impression de totale efficacité. Mais le Chasseur était content de son propre pistolet.
Il existait sur le marché des cannes postiches dissimulant quatre projectiles. C'était pratique et sûr. Quand il était jeune, Frelaine avait la passion des toutes dernières nouveautés mais, à présent, il estimait que les méthodes éprouvées étaient généralement celles qui rendaient le mieux.
Devant la boutique, quatre employés du service d'hygiène s'éloignaient en emportant sur une civière un cadavre à peine refroidi. Frelaine soupira, regrettant de ne pas avoir été là.
Il dîna dans un bon restaurant et se coucha tôt. Il avait une journée chargée en perspective.
Le lendemain, il se promena aux alentours du domicile de sa Victime dont les traits étaient gravés dans sa mémoire. Il ne dévisageait personne mais marchait, au contraire, d'un pas rapide comme s'il avait une destination précise. C'était ainsi qu'agissaient les Chasseurs expérimentés.
Il entra dans un bar pour se rafraîchir et reprit sa route en direction de Lexington Avenue.
Comme il passait devant une terrasse de café, il l'aperçut. Impossible de s'y tromper : c'était bien Janet Patzig. Assise devant une table, les yeux dans le vide, elle ne leva pas la tête à son approche.
Frelaine continua jusqu'au coin de la rue. Là, il s'arrêta et fit demi-tour. Ses mains tremblaient.
S'exposer ainsi, à découvert… Cette fille était folle ! Se figurait-elle qu'elle bénéficiait d'une protection surnaturelle ?
Il arrêta un taxi et ordonna au chauffeur de faire le tour du pâté de maisons. Elle était toujours à la même place. Frelaine l'examina avec attention.
Elle paraissait plus jeune que sur ses photos, mais il était difficile de se faire une idée exacte de son âge. Elle n'avait en tout cas sûrement pas beaucoup plus de vingt ans. Ses cheveux noirs, partagés au milieu et roulés en coques au-dessus des oreilles, la faisait ressembler à une religieuse. Pour autant que Frelaine pût s'en rendre compte, son expression était celle de la tristesse et de la résignation. C'était à se demander si elle ferait un geste pour défendre sa vie !
Frelaine paya sa course et s'engouffra dans un drugstore. Une cabine téléphonique était libre ; il y entra et appela l'O.D.E.
— « Êtes-vous certain qu'une Victime du nom de Janet-Marie Patzig a reçu sa notification ? » demanda-t-il.
— « Ne quittez pas, je vous prie. » Frelaine tambourinait nerveusement sur la porte tandis que le fonctionnaire s'informait. « Oui, monsieur. Elle nous a accusé réception de l'avis, Y aurait-il contestation ? »
— « Non. Je voulais simplement vérifier. »
Après tout, si cette fille refusait de se défendre, libre à elle ! Ce n'était pas l'affaire de Frelaine.
Il n'en était pas moins autorisé à la tuer. C'était son tour de Chasse.
Néanmoins, il décida de surseoir jusqu'au lendemain et d'aller au cinéma. Il dîna, regagna sa chambre, lut la brochure de l'OD.E. et se coucha.
Tout ce qu'il avait à faire, songeait-il, les yeux fixés au plafond, était de lui envoyer une balle dans le corps. Prendre un taxi et faire feu à travers la portière.
Ce n'était vraiment pas drôle, se dit-il avec amertume avant de s'endormir.
Le lendemain après-midi, Frelaine retourna sur les lieux. La fille était encore là, assise à la même place. Il héla un taxi et dit au chauffeur :
— « Faites le tour du pâté de maisons et roulez très lentement. »
— « Entendu, » répondit l'homme en souriant d'un air aussi sardonique que perspicace.
De la banquette, Frelaine s'efforça de repérer les dépisteurs. Apparemment, il n'y en avait pas. Les deux mains de la jeune fille étaient posées bien en vue sur la table.
Une cible facile, immobile.
Frelaine frôla l'un des boutons de son veston croisé. À ce geste, une fente s'ouvrit dans le tissu et il n'eut qu'à refermer son poing sur la crosse du revolver. Il fit basculer la culasse, vérifia le chargeur, engagea une balle dans le canon.
— « Doucement… » ordonna-t-il au chauffeur.
Le taxi passa au ralenti devant le café. Frelaine visa soigneusement. Son doigt se crispa sur la détente.
Il poussa un juron.
Un serveur venait de s'interposer entre la jeune fille et le canon de l'arme, et Frelaine n'avait aucune envie de risquer de blesser quelqu'un.
— « Faites encore le tour. »
Le chauffeur sourit à nouveau et se carra sur son siège. Serait-il aussi hilare s'il savait que je me prépare à abattre une femme ? se demanda Frelaine.
Cette fois, il n'y avait pas de garçon dans son champ de mire. La fille était en train d'allumer une cigarette, ses yeux mornes fixés sur le briquet. Frelaine visa le front de sa victime, juste entre les deux yeux, retenant son souffle.
Mais, finalement, il secoua la tête et remit son arme dans sa poche.
Cette idiote l'empêchait de tirer pleinement profit de son défoulement !
Il paya le chauffeur et se mit à marcher.
C'était trop facile, se disait-il. Il avait l'habitude des vraies Chasses. Ses six meurtres précédents avaient été compliqués. Les Victimes avaient essayé toutes les feintes possibles. L'une d'elles avait embauché au moins une douzaine de dépisteurs. Mais Frelaine avait modifié sa tactique et les avait tous repérés. Une fois, il s'était déguisé en laitier, une autre en encaisseur. Il avait dû traquer sa sixième Victime jusque dans la Sierra Nevada. Celle-là aussi lui avait donné du fil à retordre. Mais il avait gagné la partie.
Quelle gloire tirer du meurtre d'une Victime qui s'offrait sans défense ? Qu'en penserait le Club des Dix ?
À l'idée du Club des Dix, il serra les mâchoires. Il voulait en faire partie. Même s'il renonçait à tuer cette fille, il lui faudrait obligatoirement engager le duel contre un Chasseur. Et s'il survivait, il lui faudrait encore quatre Victimes à ajouter à son palmarès. À ce rythme-là, il ne pourrait jamais poser sa candidature au Club !
Au moment où il passait devant le café, il s'arrêta, obéissant à une impulsion subite.
— « Bonjour ! » lança-t-il.
Janet Patzig posa sur lui un regard lourd de tristesse mais ne répondit pas.
Il s'assit.
« Écoutez : si je vous importune, vous n'avez qu'à le dire et je m'en irai. Je suis étranger. Je suis venu à New York pour assister à un congrès. Et j'ai envie d'une présence féminine. Maintenant, si je vous ennuie, je…»
— « Cela m'est égal, » dit Janet Patzig d'une voix atone.
Ferlaine commanda un cognac. Le verre de sa voisine était encore à moitié plein.
Il la dévisagea et son cœur se mit à battre à grands coups dans sa poitrine. Boire un pot avec sa Victime… Ça, au moins, c'était quelque chose !
— « Je m'appelle Stanton Frelaine, » dit-il, sachant que dévoiler son identité n'avait aucune importance.
— « Et moi, Janet. »
— « Janet comment ? »
— « Janet Patzig. »
— « Enchanté de faire votre connaissance, » reprit-il sur un ton parfaitement naturel. « Est-ce que vous faites quelque chose de spécial ce soir ? »
Elle répondit d'une voix calme : « Ce soir, je serai probablement morte. »
Il la regarda attentivement. Ne comprenait-elle donc pas qui il était ? En principe, elle devait pointer sous la table un revolver dans sa direction.
Il posa le doigt sur le bouton commandant l'extraction de son arme.
— « Vous êtes une Victime ? ».
— « Tout juste, » répondit-elle Ironiquement. « À votre place, je ne resterais pas là. À quoi bon recevoir une balle perdue ? »
Frelaine ne comprenait pas comment elle pouvait être aussi placide. Voulait-elle se suicider ? Peut-être se moquait-elle de tout. Peut-être désirait-elle mourir.
— « N'avez-vous pas de dépisteurs ? » fit-il avec juste ce qu'il fallait d'étonnement dans la voix.
— « Non. » Elle le regarda droit dans les yeux et Frelaine prit conscience de quelque chose qu'il n'avait pas encore remarqué.
Elle était très belle.
— « Je suis quelqu'un de très méchant, » dit-elle avec légèreté. « Je me suis dit un jour que j'aimerais bien commettre un meurtre et je me suis inscrite à l'O.D.E. Et puis… et puis, je n'ai pas pu. »
Frelaine hocha la tête avec sympathie.
— « Cependant, le contrat court toujours. Je n'ai tué personne mais il me faut quand même tenir le rôle de Victime. »
— « Pourquoi n'avez-vous pas engagé de dépisteurs ? »
— « Je suis incapable de tuer quelqu'un. Absolument incapable. Je n'ai même pas de revolver. »
— « Eh bien, pour sortir à découvert comme vous le faites, il vous faut une sacrée dose de courage ! » En son for intérieur, Frelaine était stupéfait de tant de stupidité.
— « Que voulez-vous que je fasse ? » demanda-t-elle avec indifférence. « On ne peut se cacher quand un Chasseur vous traque – un vrai Chasseur. Et je ne suis pas assez riche pour disparaître. »
— « Moi, à votre place…» commença Frelaine. Mais elle l'interrompit :
— « Non. J'ai réfléchi. C'est absurde. Ce système tout entier est absurde. Quand j'ai eu ma Victime dans mon point de mire, quand j'ai vu que je pouvais si facilement… que je pouvais…» Elle se ressaisit et sourit. « Bah ! N'en parlons plus ! »
Frelaine trouva son sourire éblouissant.
Ils bavardèrent de choses et d'autres. Il lui parla de son travail, elle lui parla de New York. Elle avait vingt-deux ans. Elle était actrice. Une actrice à laquelle la chance n'avait pas souri.
Ils dînèrent ensemble et, lorsqu'elle accepta son invitation à assister à un combat de gladiateurs, une joie absurde le submergea.
Il héla un taxi – il avait l'impression qu'il passait son temps en taxi depuis qu'il était ici ! – ouvrit la portière. Il eut un instant d'hésitation tandis qu'elle s'asseyait. Il aurait pu lui tirer une balle dans le cœur. Ç'aurait été d'une simplicité enfantine.
Mais il ne tira pas. Attendons encore, songea-t-il.
Les combats étaient les mêmes que ceux que l'on pouvait voir n'importe où, à ceci près que les gladiateurs avaient plus de talent qu'ailleurs. C'étaient les reconstitutions historiques habituelles : le trident contre le filet, le sabre contre l'épée. Naturellement, la plupart des duels étaient des duels à mort. Il y eut des combats d'hommes et de taureaux, d'hommes et de lions, d'hommes et de rhinocéros, suivis de scènes plus modernes : des barricades défendues par des archers, des rencontres d'escrimeurs sur une corde raide.
Ce fut une agréable soirée, Frelaine reconduisit la jeune fille. Ses paumes étaient moites de sueur. Il n'avait jamais éprouvé autant d'attirance pour une femme. Et cette femme était celle qu'il devait tuer !
Il ne savait à quel saint se vouer.
Elle lui proposa de monter chez elle. Ils s'assirent côte à côte sur le canapé. Elle s'alluma une cigarette à la flamme d'un gros briquet et s'appuya contre les coussins.
— « Restez-vous encore longtemps à New York ? » lui demanda-t-elle.
— « Je ne crois pas. Mon congrès prend fin demain. »
Il y eut un long silence que Janet finit par rompre en disant : « Je regrette qu'il vous faille partir. »
À nouveau, ils se turent. Puis la jeune femme se leva pour préparer les verres. Frelaine la suivit des yeux tandis qu'elle s'éloignait. C'était l'instant. Il se redressa, posa le doigt sur le bouton.
Mais non… L'instant était passé – irrévocablement. Il ne la tuerait pas. On ne tue pas celle qu'on aime.
Il l'aimait : ce fut une révélation soudaine et bouleversante. Il était venu à New York pour tuer, pas pour prendre femme !
Elle revint avec le plateau et se rassit, les yeux fixés dans le vide.
— « Je vous aime, Janet, » dit-il.
Elle le regarda. Il y avait des larmes aux coins de ses paupières.
— « Ce n'est pas possible, » s'insurgea-t-elle. « Je suis une Victime. Je ne vivrai pas assez longtemps pour…»
— « Vous vivrez. C'est moi qui suis votre Chasseur. »
Elle le considéra quelque temps en silence puis se mit à rire d'un rire mal assuré.
— « Allez-vous me tuer ? »
— « Ne dites pas de bêtises. Je vais vous épouser. »
Soudain, elle fut dans ses bras.
— « Oh ! mon Dieu ! » balbutia-t-elle. « Cette attente… J'avais tellement peur…»
— « C'est terminé. Rendez-vous compte : quelle histoire à raconter à nos enfants ! J'arrive pour vous assassiner et je repars marié avec vous ! »
Elle l'embrassa et s'adossa aux coussins. Elle alluma une autre cigarette.
— « Commençons tout de suite à faire vos valises, » dit Frelaine, « je veux…»
Elle l'interrompit ; « Attendez. Vous ne m'avez pas demandé si, moi, je vous aime. »
— « Comment ? »
Elle souriait toujours, le briquet braqué sur lui. Un briquet à la base duquel béait un orifice noir. Un orifice correspondant exactement au diamètre d'une balle de 38.
— « Ne me mettez pas en boîte, » dit-il en se levant.
— « Je ne plaisante pas, mon cher. »
Frelaine eut une fraction de seconde pour s'étonner d'avoir pu donner vingt ans à Janet. Maintenant qu'il la voyait – qu'il la voyait vraiment – il se rendait compte qu'elle n'en avait pas loin de trente. Son visage témoignait d'une existence fiévreuse, tendue.
— « Je ne vous aime pas, Stanton, » dit-elle d'une voix très douce, le briquet toujours pointé.
Frelaine avala sa salive. Une partie de lui-même demeurait objective et s'émerveillait de l'extraordinaire don de comédienne de Janet Patzig. Dès le début, elle avait compris à qui elle avait affaire.
Il fit jouer le bouton et le revolver sauta dans sa main, prêt à faire feu.
Le coup en pleine poitrine le faucha littéralement et il s'écroula sur la table. L'arme lui échappa des mains. Hoquetant, encore à demi-conscient, il la vit viser soigneusement pour le coup de grâce et, tandis que l'index de Janet se crispait sur la détente, il l'entendit s'exclamer avec béatitude :
— « Maintenant, je vais pouvoir entrer au Club des Dix ! »