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LES HOMMES DANS LES MURS

LES HOMMES DANS LES MURS  
 
 
 
par WILLIAM TENN  
 
 
 
ILLUSTRÉ PAR FINLAY  
 
UN ROMAN COMPLET  
 
 
 
Le monde était partagé entre les Hommes et les Monstres – mais lesquels étaient les Monstres et lesquels les Hommes ?  
 
 
 
L'Humanité se composait de 128 personnes.  
 
Par le seul jeu de la poussée démographique, cette si vaste horde suffisait depuis longtemps déjà à peupler plus d'une douzaine de tranchées. Des détachements de la Société Mâle occupaient les quatre premiers de ces corridors communicants et y patrouillaient avec tous leurs effectifs, vingt-trois jeunes hommes dans la fleur de l'âge, pleins d'audace et de vivacité. Ils étaient postés à cet en-droit-là pour soutenir le premier choc en cas d'attaque dirigée contre l'Humanité, eux, leurs chefs d'escouades et les jeunes initiés qui les servaient.  
 
Eric-le-Fils-Unique était l'un de ces initiés qui apprenaient leur métier d'homme dans cette puissante troupe. Il n'était encore qu'un apprenti guerrier, le garçon de courses, le serviteur de soldats confirmés, aguerris. Mais demain, demain, il serait autre chose…  
 
C'était le jour de son anniversaire. Demain, on l'enverrait accomplir un Vol pour l'Humanité. À son retour – car il reviendrait sans nul doute : Eric était agile, Eric était rusé, oui il reviendrait – le pagne de l'adolescent serait aussitôt remplacé par la ceinture rigide d'un fier guerrier de la Société Mâle.  
 
Il aurait le droit de prendre la parole et d'exprimer ses opinions dans les Conseils de l'Humanité. Il pourrait regarder les femmes tant qu'il lui plairait, aussi longtemps qu'il le voudrait, les approcher même…  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Sa promenade l'avait entraîné au bout de sa tranchée, il s'en aperçut tout à coup, et qu'il portait toujours l'épieu que son oncle l'avait chargé d'aiguiser. Il se trouvait à la jonction d'une autre tranchée, habitée par des femmes celle-là ; plusieurs membres de la Société Femelle étaient en train d'y accommoder des aliments volés le jour même au garde-manger des Monstres. Il fallait prendre garde à bien appliquer tous les charmes, à prononcer correctement toutes les incantations, ou la nourriture ne serait pas propre à être consommée. L'Humanité, vraiment, ne manquait de rien ; elle avait de quoi manger, en abondance, peu de mal à se le procurer, et des femmes qui connaissaient à fond l'art magique de le préparer pour le rendre apte à être consommé par l'homme.  
 
Et quelles splendides créatures que ces femmes !  
 
Sarah-la-Guérisseuse, par exemple, qui savait si bien distinguer ce qui était comestible de ce qui ne l'était pas, dont l'unique vêtement était un nuage de cheveux qui voilait et dévoilait tour à tour ses hanches et ses seins, les plus généreux de toute l'Humanité. Ça, c'était une femme comme il en existait peu ! Elle avait eu plus de cinq portées, dont deux atteignaient le nombre maximum.  
 
Sous le regard d'Eric, Sarah tournait et retournait quelque chose de jaune à la lueur de la lampe suspendue au plafond, cherchant un signe connu d'elle seule et que nul hormis elle ne savait reconnaître. Une femme pareille, on pouvait à juste titre s'en enorgueillir.  
 
Mais elle était l'épouse d'un capitaine et très, très au-dessus de lui. Sa fille, par contre, Selma-à-la-Peau-Douce, serait probablement flattée par ses attentions. Elle portait encore ses cheveux relevés en un lourd chignon ; il lui faudrait attendre au moins un an pour que la Société Femelle la considérât comme une initiée et lui permît de les draper autour de sa nudité. Non, elle était bien trop jeune et insignifiante pour un homme qui était sur le point d'atteindre au statut de guerrier.  
 
Une autre jeune fille attira son regard. Depuis quelque temps elle l'observait, souriant derrière ses cils, le maintien réservé. Harriet-la-Conteuse, la fille aînée de Rita-la-Gardienne-du-Passé qui succéderait un jour à sa mère. C'était à présent une ravissante fille, svelte, aux cheveux complètement dénoués qui témoignaient de sa maturité, de son statut professionnel officiellement reconnu.  
 
 
 
Ce n'était pas la première fois qu'Eric surprenait, venant d'elle, de ces sourires voilés, à peine dessinés ; elle lui en avait tout spécialement adressé au cours des dernières semaines, alors qu'approchait la date fixée pour le Vol. Il savait qu'en cas de réussite – et il devait réussir : l'autre hypothèse n'était pas même imaginable ! – elle accueillerait favorablement ses avances. Harriet, il est vrai, était rousse, donc malchanceuse, selon les traditions de l'Humanité. Elle avait probablement du mal à se trouver un compagnon. Mais la propre mère d'Eric était rousse, elle aussi.  
 
Oui, et bien malchanceuse.  
 
Si malchanceuse que le père d'Eric avait été contaminé par elle. Cependant, Harriet-la-Conteuse était, pour son âge, quelqu'un d'important dans la tribu. Et jolie avec ça. Mais, surtout, elle ne se détournait pas de lui. Elle lui sourit, ouvertement cette fois. Il lui rendit son sourire.  
 
— « Regardez-le ! » fit une voix derrière lui. « Regardez Eric ! Il se cherche déjà une compagne. Dis donc, Eric ! Tu ne portes pas encore la ceinture. Le Vol passe d'abord. Les épousailles, ensuite seulement ! »  
 
Eric pivota sur ses talons, ravalant les douceurs qui lui étaient venues aux lèvres.  
 
Les jeunes gens nonchalamment adossés au mur de sa tranchée se renvoyaient les éclats de rire comme des balles. Ils étaient tous adultes ; ils avaient tous effectué leur Vol. Socialement, ils étaient encore ses supérieurs. Il n'avait d'autre recours qu'une dignité glacée.  
 
— « Je le sais bien, » commença-t-il. « Les épousailles ne viennent que…»  
 
— « Pour certains, elles ne viennent jamais, » coupa l'un des jeunes gens. Avec une fière désinvolture, il fit sonner son épieu dans sa main. « Après ton Vol, il te restera à convaincre une femme que tu es bien un homme. Ce qui n'est pas facile pour certaines personnes. Pas facile du tout, Eric-l'Échantillon. »  
 
Les rires rejaillirent, plus fournis qu'auparavant. Eric-le-Fils-Unique se sentit rougir violemment. Comment osaient-ils lui rappeler sa naissance ? Justement ce jour-là ? Alors qu'il se préparait à voler pour l'Humanité…  
 
Il fit glisser la pierre à aiguiser dans sa sacoche et serra de sa main droite l'épieu de son oncle. « Au moins, » dit-il lentement, « au moins ma femme à moi restera convaincue, Roy-l'Agile. Elle ne sera pas toujours prête à accepter n'importe quelle proposition. »  
 
— « Quoi ! Espèce de sale petit insolent ! » cria Roy-l'Agile. Et, se séparant d'un bond des autres jeunes gens, il se tapit devant Eric, l'épieu menaçant. « C'est un trou dans le ventre que tu cherches ! Ma femme m'a fait deux portées, deux portées-nombreuses. Que lui aurais-tu donné, toi, le sans-frères ? »  
 
— « Elle a eu deux portées, mais pas de toi, » cracha Eric en brandissant à son tour son épieu. « Si tu en es le père, alors c'est que les cheveux blonds du chef sont contagieux, comme les oreillons. »  
 
Roy poussa un rugissement et se lança en avant. Eric évita le coup, plongea à son tour. Il manqua son adversaire, qui s'était jeté de côté. Les deux jeunes gens se déplaçaient lentement, en cercle, échangeant des insultes, les yeux fixés sur la pointe de l'épieu qui leur faisait face. Les autres s'étaient éloignés en silence, pour leur laisser le champ libre.  
 
 
 
Tout à coup, un bras puissant se referma autour de la taille d'Eric et le souleva de terre. Un coup bien porté l'envoya trébucher sur une longueur de quelques mètres avant de le faire tomber. Il se releva aussitôt, l'épieu encore à la main et pivota sur ses talons, prêt à combattre ce nouvel adversaire. Il était assez furieux pour s'attaquer à l'Humanité tout entière.  
 
Mais pas à Thomas-le-Briseur-de-Pièges. Non, il n'était quand même pas fou à ce point.  
 
En reconnaissant le capitaine de son détachement, il sentit sa tension se dissiper. Il ne pouvait pas se battre contre Thomas. Thomas son oncle. Et le plus grand des hommes. Conscient de sa faute, il se dirigea vers la niche creusée dans le mur où étaient rangées les armes du détachement et plaça l'épieu de son oncle à l'endroit fixé.  
 
— « Qu'est-ce qui t'a pris, Roy ? » demandait Thomas, derrière son dos. « Se battre en duel avec un initié ? Où est ton esprit d'équipe ? C’est bien ce dont nous avons besoin en ce moment, de voir nos effectifs réduits à cinq hommes au lieu de six. Garde ton épieu pour les Étrangers, ou – si tu te sens très brave – pour les Monstres. Mais n'en montre pas la pointe dans notre tranchée ou gare à toi, tu m'entends ? »  
 
— « Ce n'était pas un duel, » marmonna Roy-l'Agile, en rengainant son arme. « Le gosse m'a dit une insolence. Je voulais seulement le punir. »  
 
— « Pour punir, on se sert du plat de l'épieu. D'ailleurs, c'est moi le chef de ce détachement et j'ai seul le droit de punir. À présent, hors d'ici, vous tous, et préparez-vous pour le Conseil. Je m'occuperai moi-même du petit. »  
 
Obéissants, ils s'éloignèrent, sans un regard en arrière. Le détachement du Briseur-de-Pièges était renommé pour sa discipline dans toutes les tranchées de l'Humanité. On pouvait s'enorgueillir d'en être membre. Mais se faire traiter de gosse devant tout le monde ! De gosse alors qu'on avait atteint l'âge adulte et qu'on était prêt à commencer de voler !  
 
Quoique, à vrai dire, mieux valait se faire traiter de gosse que de fils unique. Un gosse finissait bien par devenir un homme, mais un fils unique le restait à jamais. Il exposa le problème à son oncle qui, debout devant la niche, inspectait la pile d'épieux formant les réserves du détachement.  
 
— « Est-ce que par hasard… est-ce qu'il ne serait pas possible que mon père ait eu des enfants d'une autre femme ? Tu m'as dit qu'il était l'un des meilleurs voleurs que nous ayons jamais eus. »  
 
Le chef du détachement se détourna pour l'observer, en se croisant les bras sur la poitrine de sorte que ses muscles se gonflèrent, donnant une impression de grandeur et de puissance. Ils luisaient à la clarté de la minuscule lanterne fixée sur son front, la lanterne sourde que seuls avaient le droit de porter les guerriers accrédités. Au bout d'un moment, il secoua la tête et dit, très doucement :  
 
— « Eric, Eric, ne pense plus à cela, mon petit. Ton père était un voleur émérite et plus encore. Il était célèbre. Nous l'appelions Eric-le-Dévastateur, Eric-le-Pourvoyeur de toute l'Humanité. Il m'a enseigné tout ce que je sais. Mais il ne s'est marié qu'une fois. Si vraiment une autre femme s'est laissée approcher par lui, elle a pris soin de garder la chose secrète. À présent, range ces épieux. Ils ne sont plus en ordre. Les gardes réunies comme ça, les pointes en l'air et au même niveau. »  
 
 
 
Sans protester, Eric rectifia l'alignement des armes dont l'entretien lui avait été confié. Puis il se retourna vers son oncle ; celui-ci examinait à présent les sacs à dos et les cantines que l'on emporterait en expédition. « Suppose qu'il y ait eu une autre femme. Mon père aurait pu avoir, de plusieurs femmes différentes, deux, trois ou même quatre portées. Et très nombreuses. Si l'on arrivait à le prouver, je ne serais plus un fils unique. »  
 
Le Briseur-de-Pièges soupira et réfléchit un instant. Enfin, il prit à la main l'épieu qu'il portait dans un étui suspendu sur son dos et saisit le bras d'Eric. Il entraîna le jeune homme au centre de la tranchée. Ensuite, il alla en inspecter les deux extrémités, s'assurant qu'ils étaient entièrement seuls avant de répondre, d'une voix plus basse, plus prudente qu'à l'accoutumée.  
 
— « Une chose pareille, nous ne pourrions jamais la prouver. Si tu ne veux pas que l'on t'appelle Eric-l'Unique, si tu préfères que l'on t'attribue un autre nom, cela dépend de toi. Tu n'as qu'à réussir un Vol exceptionnel. C'est à ça que tu devrais penser en ce moment… à ton Vol. Eric, quelle catégorie vas-tu annoncer ? »  
 
Il n'y avait pas beaucoup réfléchi. « La catégorie habituelle, je suppose. Celle que l'on choisit pour la plupart des initiations. La première. »  
 
Son interlocuteur fit la moue, l'air peu satisfait. « La première catégorie. Les aliments. Oui…»  
 
Eric crut comprendre. « Tu veux dire que pour quelqu'un comme moi – un Fils-Unique, qui doit vraiment se faire un nom – ça ne suffit pas ? Que je devrais annoncer comme un véritable guerrier ? Dire que je choisis la seconde catégorie : les Articles Utiles à l’Humanité ? Est-ce cela que mon père aurait fait ? »  
 
— « Sais-tu ce qu'il aurait fait, ton père ? »  
 
— « Non. Quoi ? » s'informa Eric, avidement.  
 
— « Il aurait choisi la troisième catégorie. C'est celle-là que j'annoncerais, de nos jours, si je devais subir une initiation. Et c'est celle-là que je veux te voir choisir. »  
 
— « La troisième catégorie ? Les souvenirs des Monstres ? Mais personne ne l'a choisie depuis je ne sais combien de jadis et d'antans. Pourquoi le ferais-je ? »  
 
— « Parce qu'il ne s'agit pas seulement d'une catégorie d'initiation. Ce peut être pour nous deux le commencement d'une vie nouvelle. »  
 
Eric fronça les sourcils. Que pouvait-il exister de plus important qu'une cérémonie d'initiation, une promotion à la maturité complète et au statut de voleur ?  
 
— « Il se passe beaucoup de choses en ce moment, » poursuivit Thomas-le-Briseur-de-Pièges d'une voix étrange, ardente. « De grandes choses. Et il y a un rôle pour toi. Ce Vol que tu vas faire – si tu l'exécutes bien, si tu obéis exactement à mes ordres – il aura probablement pour effet de dévoiler au grand jour tout ce que le chef dissimule depuis longtemps. »  
 
— « Le chef ? » Eric se sentait en pleine confusion. C'était une tranchée inconnue, que n'éclairait nulle lanterne, qu'il arpentait à présent. « Quel rapport entre le chef et mon Vol ? »  
 
 
 
De nouveau, son oncle examina les deux extrémités du couloir. « Eric, quelle est la chose la plus importante que nous puissions, que tu puisses, que n'importe qui puisse accomplir ? Quel est le but de notre existence ? Pourquoi vivons-nous ? »  
 
— « C'est facile, » répliqua Eric avec un petit rire. « La question la moins compliquée de toutes. Un enfant pourrait y répondre :  
 
» Rendre aux Monstres coup pour coup, » récita-t-il. « Les chasser de la planète, si possible. Reconquérir la Terre pour l'Humanité, si nous le pouvons. Mais, surtout, tirer vengeance des Monstres. Les faire souffrir comme ils nous ont fait souffrir. Leur faire sentir que nous sommes toujours là, que nous luttons toujours. Nous venger des Monstres. »  
 
— « Nous venger des Monstres. C'est bien ça. Et que faisons-nous pour parvenir à ce résultat ? »  
 
Eric-le-Fils-Unique regarda son oncle. Ce n'était pas cette question-là qui succédait à la première dans le catéchisme. Sans doute avait-il mal entendu. Son oncle ne pouvait pas avoir commis d'erreur dans ce rituel fondamental.  
 
« Nous y parviendrons, » reprit-il, en adoptant, pour réciter la seconde réponse, l'accent de psalmodie monotone des leçons de son enfance, « en refaisant nôtres la science et la technique de nos ancêtres. L'Homme était autrefois le Maître de la Création : sa science et sa technique le rendaient supérieur à tout. C'est de science et de technique que nous avons besoin pour nous venger des Monstres. »  
 
— « Mais, Eric, » lui demanda doucement son oncle, « dis-moi un peu. Qu'est-ce que c'est que la technique ? »  
 
Voilà qui s'écartait encore du droit chemin. On était maintenant à une longueur de tranchée du catéchisme orthodoxe.  
 
« La technique, c'est… la technique, c'est…» Il trébucha sur ce vocabulaire qui ne lui était pas familier. « Eh bien, c'est ce que savaient nos ancêtres. Et ce qu'ils en faisaient, je suppose. La technique, c'est ce qu'il faut avoir avant de fabriquer des bombes à hydrogène, des guerres économiques ou des missiles téléguidés, toutes ces armes vraiment formidables dont nos ancêtres disposaient. »  
 
— « Et de quoi leur ont servi ces armes ? Contre les Monstres, je veux dire. Ont-elles arrêté les Monstres ? »  
 
Eric, un instant, eut l'air totalement perdu. Puis son assurance lui revint. Oh ! maintenant, il connaissait la route. Il savait comment retourner au catéchisme :  
 
« La soudaineté de l'attaque, la…»  
 
— « Arrête ! » ordonna son oncle. « Je n'ai pas envie d'entendre ce flot d'inepties ! La soudaineté de l'attaque, la perfidie des Monstres… ça te paraît une explication plausible ? Sincèrement ? Si nos ancêtres étaient vraiment les Maîtres de la Création, s'ils avaient des armes tellement puissantes, les Monstres auraient-ils pu les conquérir ? J'ai participé, à la tête de mon détachement, à des dizaines de raids, et je connais la valeur d'une attaque-surprise ; mais crois-moi, petit, quand on se trouve en face d'une force supérieure, ça ne permet pas grand-chose de plus qu'une charge éclair et une retraite rapide. On peut renverser quelqu'un qui ne s'attend pas à être attaqué. Mais s'il est vraiment le plus fort, on ne peut pas l'obliger à rester par terre. Ce n'est pas vrai ? »  
 
— « Si… si, peut-être. Je ne sais pas. »  
 
— « Eh bien, moi, je le sais. L'expérience me l'a appris. Ce qu'il ne faut pas oublier, c'est qu'une fois renversés, nos ancêtres sont restés par terre. Ce qui veut dire que leur science et leur technique ne valaient pas grand-chose. Donc…» – il tourna la tête et regarda Eric droit dans les yeux – «…donc, que cette science, inutile jadis contre les Monstres, ne nous servirait à rien aujourd'hui ! »  
 
Eric-le-Fils-Unique pâlit. Il savait reconnaître l'hérésie quand il la rencontrait.  
 
 
 
Son oncle lui tapota l'épaule, en poussant un profond soupir, comme s'il avait enfin réussi à cracher quelque chose de très déplaisant. Il se pencha en avant, les yeux brillants sous la lanterne frontale, et sa voix se changea en un murmure ardent.  
 
— « Eric, quand je t'ai demandé comment nous nous y prenions pour nous venger des Monstres, tu m'as répondu en me décrivant ce que nous devrions faire. En réalité, nous ne leur avons pas porté le moindre coup. Nous ne savons pas reconstruire la science ancestrale, nous n'avons ni outils ni armes ni technique – quoi que l'on l'on désigne par ce mot – mais, à supposer même que nous en disposions, tout cela nous serait inutile. La science et la technique ont failli jadis. Elles ont failli complètement, en pleine apogée. Il ne servirait à rien de les recréer tant bien que mal. »  
 
À présent, Eric comprenait. – Il comprenait pourquoi son oncle avait baissé la voix, pourquoi la conversation était si tendue. C'était une affaire de sang, de sang et de mort.  
 
— « Oncle Thomas, » murmura-t-il d'une voix qui persistait à se briser malgré ses efforts pour lui conserver son calme, « depuis quand es-tu un dissident ? Quand as-tu abandonné la Science-Ancestrale ? »  
 
Thomas-le-Briseur-de-Pièges caressa son épieu avant de répondre. Il le chercha comme au hasard, d'un geste presque inconscient, mais l'oncle et le neveu enregistrèrent tous deux le fait qu'il était dégagé de son étui, prêt à servir. Le corps puissant de Thomas, nu à l'exception des courroies qui lui ceignaient les reins et du léger étui suspendu sur son dos, semblait se préparer à se mouvoir sur l'instant dans n'importe quelle direction.  
 
De nouveau, il parcourut du regard la tranchée, d'une extrémité à l'autre, illuminant de sa lanterne frontale l'obscurité de l'embranchement. Eric l'imita dans ses observations. Personne n'écoutait, étroitement serré contre le mur.  
 
— « Quand ? Quand j'ai connu ton père. Il appartenait à un autre détachement ; bien entendu, nous ne nous étions guère vus avant son mariage avec ma sœur. Cependant, j'avais entendu parler de lui ; comme tout le monde, d'ailleurs, dans la Société Mâle : c'était un voleur renommé. Puis, quand il est devenu mon beau-frère, il m'a appris beaucoup de choses. C'est de lui que me vient tout ce que je sais des serrures, des pièges… de l'Autre-Science. Il en était adepte depuis des années. Il a converti ta mère, et il m'a converti moi. »  
 
Eric recula. « Non ! » hurla-t-il frénétiquement. « Pas mon père et ma mère ! C'étaient des gens bien… après leur mort, il y a eu un service en leur nom… c'est pour la science de nos ancêtres qu'ils se sont fait tuer…»  
 
 
 
Son oncle lui plaqua sur la bouche une main puissante.  
 
— « Tais-toi, imbécile, ou c'en est fini de nous deux. Bien sûr que tes parents étaient des gens bien. Comment crois-tu qu'ils sont morts ? Ta mère était avec ton père en territoire ennemi. En connais-tu beaucoup de femmes qui accompagnent leur mari en expédition ? Et en amenant leur bébé avec elles ? Crois-tu qu'il s'agissait d'un Vol ordinaire ? Tes parents étaient des partisans de l'Autre-Science, et ils servaient leur foi de leur mieux. C'est pour elle qu'ils sont morts. »  
 
Par-dessus la main qui lui recouvrait le bas du visage, Eric regarda son oncle. Des partisans de l'Autre-Science… servant leur foi de leur mieux… crois-tu qu'il s'agissait d'un Vol ordinaire… c'est pour, elle qu'ils sont morts !  
 
Jamais encore il n'avait réellement eu conscience de ce que la chose pouvait avoir d'étrange : un homme amenant en expédition sa femme et son enfant !  
 
Sentant ses lèvres se détendre, son oncle le libéra de la main qui le bâillonnait. « À quelle catégorie appartenait le Vol pour lequel mes parents sont morts ? »  
 
Thomas examina le visage de son neveu et parut satisfait. « À celle que tu vas choisir, » dit-il, « si tu es bien le fils de ton père. Si tu es assez homme pour continuer l'œuvre qu'il a commencée. Est-ce le cas ? »  
 
Eric commença par hocher la tête, puis, faiblement, fit signe que non, enfin resta immobile. Il ne savait que dire. Son oncle – eh bien, son oncle était son modèle, son chef, un homme fort, sage et rusé. Son père… naturellement, il souhaitait suivre les traces de son père et poursuivre l'œuvre qu'il avait entreprise quelle qu'elle fût. Mais c'était sa cérémonie d'initiation, après tout, et il s'exposerait à des dangers bien assez grands ne fût-ce que pour prouver sa virilité. Mais, à l'occasion de cette cérémonie, entreprendre une tâche qui avait détruit son père, le plus grand voleur que la tribu eût jamais connu, et une tâche hérétique, blasphématoire avec ça…  
 
— « J'essaierai. Je ne sais pas si je pourrai. »  
 
— « Tu le pourras, » dit son oncle d'un ton encourageant. « Tout a été arrangé à l'avance. Ce ne sera pas plus difficile que de pénétrer dans une tranchée déjà creusée, Eric. Tu n'auras que le Conseil à affronter. Mais là, il faudra rester ferme, quoi qu'il arrive. Tu diras au chef que tu choisis la troisième catégorie. »  
 
— « Mais pourquoi la troisième ? » s'enquit Eric. « Pourquoi faut-il que ce soit les souvenirs des Monstres ? »  
 
— « Parce que c'est de cela que nous avons besoin. Et ne renonce pas, quelles que soient les pressions que l'on exercera sur toi. Un initié a le droit de décider de ce qu'il va voler, ne l'oublie pas. Le premier Vol ne regarde que celui qui va l'accomplir. »  
 
— « Mais, écoute, oncle…»  
 
On siffla à un bout de la tranchée. Thomas-le-Briseur-de-Pièges hocha la tête en direction de ce signal.  
 
— « Le Conseil commence, petit. Nous parlerons plus tard, pendant l'expédition. En attendant, n'oublie pas ceci : l'idée de choisir la troisième catégorie, c'est de toi qu'elle vient et de toi seul. Si tu as des ennuis avec le chef, je serai là. Je suis ton tuteur, après tout. »  
 
Il passa te bras autour des épaules de son neveu, dont les idées s'embrouillaient, et l'entraîna au bout de la tranchée, où attendaient les autres membres du détachement.  
 
 
 
2  
 
 
 
La tribu s'était réunie dans sa tranchée centrale, la plus vaste, sous les grosses lanternes suspendues aux parois dont on ne pouvait se servir qu'ici. À l'exception de quelques sentinelles en faction dans les corridors extérieurs, toute l'Humanité était là. Vision formidable.  
 
Sur le petit monticule connu sous le nom de Tumulus Royal, se prélassait Franklin-le-Père-des-Voleur-Innombrables, le Capitaine de toute l'Humanité. De tout le groupe de guerriers, lui seul avait le ventre lourd et le bras flasque… car à lui seul était réservé le privilège d'une vie sédentaire. Auprès des chefs de détachement aux muscles vigoureux qui formaient son arrière-plan immédiat, il paraissait presque efféminé ; et pourtant, parmi ses nombreux titres, lui était décerné en toute simplicité celui de « L'Homme ».  
 
Oui, indiscutablement, Franklin-le-Père-des-Voleurs-Innombrables était bien l'Homme de l'Humanité. Cela se voyait à l'attitude respectueuse, aux chuchotements étouffés des guerriers subordonnés qui se tenaient à quelque distance du monticule. Cela se voyait aux remous qui agitaient les rangs des femmes debout de l'autre côté de la grande tranchée, et qui composaient la Société Femelle. Cela se voyait à la nervosité, au dédain de leur chef à elles, Ottilie, la Première Épouse du Capitaine, qui les observait. Enfin, cela se voyait au visage des enfants, groupés en désordre à quelque distance de là. La plupart d'entre eux ressemblaient sans erreur possible à Franklin.  
 
Le Capitaine frappa des mains : trois coups régulièrement espacés, qui rendirent un son de chair que l'on claque.  
 
— « Au nom de nos ancêtres, » dit-il, « et de la science avec laquelle ils gouvernèrent la Terre, je déclare ce Conseil ouvert. Puisse-t-il nous faire encore avancer d'un pas dans sa reconquête. Qui a demandé cette séance ? »  
 
— « Moi. » Thomas-le-Briseur-de-Pièges fit quelques pas en avant et se tint devant le chef.  
 
Franklin hocha la tête et posa la question qui venait officiellement en second sur la liste :  
 
— « Pour quelle raison ? »  
 
— « En ma qualité de chef de détachement, j'attire l'attention sur un candidat à la virilité. Un membre de mon groupe, porteur d'épieux pendant la période requise, apprenti accepté dans la Société Mâle. Mon neveu, Eric-le-Fils-Unique. »  
 
À la mention de son nom, Eric se secoua. Un peu de son propre gré, un peu en réponse aux bourrades qu'il recevait des autres guerriers, il rejoignit en trébuchant son oncle et fit face au chef. Ce moment, le plus important de sa vie, le dépassait presque. Tant de gens réunis en un seul endroit, guerriers accrédités et célèbres, femmes séduisantes et pleines de savoir, le chef lui-même, tout cela après les foudroyantes révélations de son oncle… il avait du mal à penser clairement. Et il était essentiel qu'il le fît. Ses réponses aux questions qui allaient suivre devaient être bonnes.  
 
 
 
Le chef lui posait justement la première :  
 
— « Eric-le-Fils-Unique, aspires-tu à la virilité totale ? »  
 
Eric prit une profonde inspiration et hocha la tête. « J'y aspire. »  
 
— « Quand tu seras pleinement un homme, de quelle utilité seras-tu pour l'Humanité ? »  
 
— « Je volerai pour satisfaire à ses besoins. Je la défendrai contre les Étrangers. J'accroîtrai les biens matériels et les connaissances de la Société Femelle, de sorte que la Société Femelle puisse, à son tour, accroître le bien-être et la puissance de l'Humanité. »  
 
— « Et tout cela, tu jures de le faire ? »  
 
— « Et tout cela, je jure de le faire. »  
 
Le chef se tourna vers l'oncle d'Eric : « En ta qualité de tuteur, te portes-tu garant de son serment ? Peux-tu jurer qu'il l'honorera ? »  
 
D'une voix où filtrait une très légère nuance de sarcasme, Thomas-le-Briseur-de-Pièges répondit : « Oui, je me porte garant de son serment et je jure qu'il l'honorera. »  
 
Pendant une fraction de seconde, au moment où le regard du chef rencontrait celui de Thomas, quelque chose se passa entre les deux hommes. Eric lui-même l'observa, malgré sa préoccupation. Puis le chef détourna les yeux et désigna du geste les femmes, qui se tenaient de l'autre côté de la tranchée.  
 
— « Les hommes acceptent sa candidature. C'est maintenant au tour des femmes de lui demander la preuve de sa virilité, car seule l'opinion des femmes est valable. »  
 
La première partie était terminée. Elle ne s'était pas trop mal passée. Eric se retourna pour faire face aux trois représentantes de la Société Femelle qui avançaient, Ottilie-la-Première-Épouse-du-Chef occupant le centre du groupe. C'était la seconde partie qui l'effrayait. L'intervention des femmes.  
 
Comme le voulait la tradition, son oncle et tuteur l'abandonna lorsque les femmes approchèrent. Thomas-le-Briseur-de-Pièges rejoignit, suivi de son détachement, les guerriers groupés autour du Tumulus Royal. Avec les autres, il se croisa les bras sur la poitrine et contempla la scène. Pour faire la preuve de sa virilité, il faut être seul. Les amis du candidat ne pouvaient plus rien pour lui une fois que les femmes étaient là.  
 
Eric se rendit compte que cela ne serait pas facile. Il avait espéré trouver parmi ses trois examinatrices au moins l'une des deux épouses de son oncle ; c'étaient d'aimables personnes qui avaient de l'affection pour lui ; souvent elles lui avaient parlé des mystères qui entouraient les travaux des femmes. Mais le sort lui avait fait tirer un trio de femelles au dur visage, apparemment bien décidées à lui en faire subir le plus possible avant de se prononcer en sa faveur.  
 
Sarah-la-Guérisseuse ouvrit la séance. L'air belliqueux, les poings sur les hanches, ses gros seins animés d'un mouvement de roulis, comme une paire de pendules enflés, les yeux luisant de mépris, elle le passa en revue des pieds à la tête.  
 
— « Eric-le-Fils-Unique, » entonna-t-elle, et elle sourît comme pour indiquer qu'il y avait dans ce nom-là tout le ridicule du monde, Eric-l'Échantillon, Eric-l'Unique-Rejeton de ton père et de ta mère. C'est à peine si à eux deux tes parents ont eu suffisamment de ressources pour te faire, toi qui n'as ni frères ni sœurs. Y a-t-il en toi suffisamment de ressources pour donner naissance à un homme ? »  
 
 
 
De petits rires, là-bas, dans le groupe des enfants, indiquèrent que la plaisanterie avait été appréciée ; quelques grognements amusés leur firent écho dans le voisinage du Tumulus Royal. Eric sentit son visage et son cou se teinter d'écarlate. Un homme aurait payé de sa vie ce genre de remarque. N'importe quel homme. Mais comment lever la main sur une femme ? Au reste, cette exhibition avait pour but principal de mettre à l'épreuve ses facultés de maîtrise de soi.  
 
— « Je le crois, » réussit-il à dire après un long silence. « Et je suis disposé à le prouver. »  
 
— « Eh bien, prouve-le ! » lança la femme. Sa main droite, qui tenait une longue épingle pointue, jaillit, braquée sur sa poitrine, comme un épieu qu'on brandit. Eric sentit ses muscles se raidir ; il s'efforça de détourner son esprit de la scène. C'était, lui avaient dit les hommes, ce qu'il fallait faire. La douleur ne vous atteignait pas, vous. Votre esprit, l'idée que vous aviez de vous-même, étaient à l'autre bout de la tranchée ; ces choses pénibles, c'était un autre que vous-même qui les supportait.  
 
L'épingle s'enfonça légèrement dans sa poitrine, s'immobilisa, en ressortit. Elle fouilla ici et là ; enfin elle trouva un nerf dans le haut du bras. Guidée par la science de la Guérisseuse, elle mordit et griffa la région sensible, de sorte qu'Eric, à force de serrer les dents pour ne pas crier, crut qu'il allait les réduire en poudre. Ses poings crispés se tordaient frénétiquement, dans un paroxysme de refus, mais il obligeait son corps à ne pas bouger. Il ne cria pas ; il ne recula pas ; il ne leva pas la main pour se protéger.  
 
Sarah-la-Guérisseuse fit un pas en arrière et le contempla. « Tu n'es pas encore un homme, » dit-elle, comme à regret, « mais tu as peut-être des chances d'en devenir un. »  
 
Il pouvait se détendre. L'épreuve physique était terminée. Il y en aurait une seconde, beaucoup plus tard, une fois le Vol réussi ; mais ce serait l'un des rites de la belle cérémonie d'initiation et les hommes s'en chargeraient. Dans ces conditions-là, il savait qu'il supporterait la souffrance presque gaiement.  
 
En attendant, les femmes en avaient fini avec lui à ce sujet-là. Voilà ce qui importait, pour l'instant. Par pure réaction, son corps s'inonda d'un flot de sueur qui, glissant sur les plaies saignantes de sa peau, lui infligea des piqûres presque intolérables. Il sentit un véritable ruisseau couler le long de son dos et se força à ne pas mollir, à conserver toute sa vivacité d'esprit.  
 
— « Ça t'a fait mal ? » demandait Rita, cette vieille sorcière de Gardienne-du-Passé. Ses traits marqués par quarante longues années d'existence arboraient un sourire plein de sollicitude, mais Eric savait que c'était une feinte. À son âge, on ne plaignait plus personne. Cette femme avait eu sa part de douleurs, de chagrins, elle avait trop de sujets de mécontentement pour se soucier encore de ce que ressentaient les autres.  
 
— « Un peu, » dit-il. « Pas trop. »  
 
— « Les Monstres te feront souffrir bien davantage s'ils te surprennent à leur voler leurs biens, tu le sais, n'est-ce pas ? Ils te feront beaucoup plus mal que nous. »  
 
— « Je le sais. Mais le Vol a plus d'importance que le risque couru. Le Vol est la chose la plus importante qu'un homme puisse faire. »  
 
 
 
Rita-la-Gardienne-du-Passé hocha la tête. « Parce que tu voles des objets dont l'Humanité a besoin pour vivre. Tu voles des choses que la Société Femelle peut transformer en aliments, en vêtements, en armes pour l'Humanité, afin que celle-ci vive et s'épanouisse. »  
 
Il vit le piège, il comprit ce que l'on attendait de lui. « Non, » dit-il. « Ce n'est pas pour ça que l'on vole. On vit de ce que l'on vole, mais on ne vole pas seulement pour continuer de vivre. »  
 
— « Alors, pourquoi vole-t-on ? » demanda-t-elle d'un air innocent, comme si elle ne connaissait pas la réponse mieux que n'importe quel membre de la tribu. « Pourquoi vole-t-on ? Qu'y a-t-il de plus important que survivre ? »  
 
On arrivait en terrain connu. Le catéchisme.  
 
« Rendre aux Monstres coup pour coup, » commença-t-il. « Les chasser de la planète, si possible. Reconquérir la Terre pour l'Humanité, si nous le pouvons. Mais, surtout, tirer vengeance des Monstres…»  
 
Il continua de débiter le long rituel, en s'arrêtant à la fin de chaque réponse, pour permettre à la Gardienne-du-Passé de poser la question suivante.  
 
Une fois elle essaya de le prendre par surprise. Elle inversa l'ordre de la cinquième et de la sixième question. Au lieu de « Que ferons-nous des Monstres quand nous leur aurons arraché la Terre ? » elle demanda : « Pourquoi ne pouvons-nous utiliser contre les Monstres leur propre science, que nous appelons l'Autre-Science ? » Entraîné par l'habitude, Eric en était arrivé aux trois quarts du passage qui commençait par : « Nous les enfermerons, comme nos ancêtres faisaient de tous les animaux étranges, dans un endroit que l'on nomme zoo, ou bien nous les ferons entrer de force dans nos tranchées et nous les obligerons à vivre comme nous avons vécu, » lorsqu'il s'aperçut du piège qu'on lui tendait. Il s'arrêta, troublé. Puis il reprit le contrôle de lui-même, chercha dans sa mémoire la bonne réponse, avec calme, comme les épouses de son oncle lui avaient appris à le faire, et il recommença :  
 
« Les raisons pour lesquelles nous ne pouvons pas nous servir de l'Autre-Science sont au nombre de trois, » récita-t-il, en levant la main, pouce et petit doigt repliés. « L'Autre-Science n'est pas humaine, l'Autre-Science est inhumaine, l'Autre-Science est anti-humaine. D'abord, elle n'est pas humaine, donc nous ne pouvons pas l'utiliser, car nous ne la comprendrions pas. Ensuite elle est inhumaine : donc nous ne voudrions pas nous en servir, même si nous la comprenions. Enfin, elle est antihumaine : donc, elle ne peut avoir d'autre but que de nuire à l’Humanité et, tant que nous resterons des hommes, nous ne parviendrons jamais à l'asservir. L'Autre-Science est, à tous points de vue, l'opposé de la Science-Ancestrale : elle est laide au lieu d'être belle, nuisible au lieu d'être bénéfique. L'Autre-Science ne nous conduirait pas, après notre mort, dans le monde de nos ancêtres, mais dans un monde peuplé de Monstres. »  
 
 
 
Dans l'ensemble, tout se passait très bien, en dépit du piège dans lequel il avait failli tomber.  
 
Mais il ne pouvait pas s'empêcher de penser à la conversation qu'il avait eue avec son oncle dans l'autre tranchée. Pendant que, de sa bouche, jaillissaient les mots et les concepts familiers, son esprit, lui, ne cessait de se demander comment ce que le catéchisme lui apprenait et ce qu'il savait de son oncle pouvaient se concilier. Son oncle était partisan de l'Autre-Science, ses parents aussi d'après lui. En étaient-ils pour autant inhumains, anti-humains ?  
 
Et lui-même, qu'était-il ? Il savait bien où se trouvait son devoir. En ce moment même, il aurait dû être en train de révéler à l'Humanité l'horrible secret de son oncle.  
 
Tout cela était beaucoup trop compliqué pour un jeune homme sans expérience.  
 
Une fois achevé le long catéchisme, Rita-la-Gardienne-du-Passé déclara : « Voilà donc ce que tu as à nous dire sur la science de nos ancêtres. Voyons à présent ce que la science de nos ancêtres a à nous dire de toi. »  
 
Elle fit un signe par-dessus son épaule, sans tourner la tête, et deux jeunes filles – des apprenties femelles – approchèrent la grosse machine qui était au centre même de la vie religieuse tribale. Puis elles s'effacèrent, en adressant à Eric-l'Unique un timide sourire d'encouragement.  
 
Eric savait que ces sourires n'avaient pas grande signification : il ne fallait pas y voir autre chose qu'un souhait de réussite, adressé par des apprenties femelles à un apprenti mâle. Mais il en éprouva un grand soulagement. Car cela voulait dire, aussi, qu'il était beaucoup plus près qu'elles du stade d'adulte. Que, pour des observateurs désintéressés, sans préjugés, son examen se déroulait fort bien.  
 
Fils-Unique, pensa-t-il furieusement. Je vais leur montrer de quoi est capable un Fils-Unique !  
 
Rita-la-Gardienne-du-Passé tourna un bouton en haut de la machine trapue et elle se mit à bourdonner. La vieille femme leva les bras et tout le monde, guerriers, femmes, enfants, apprentis, le chef lui-même baissa la tête.  
 
— « Écoutez la voix de nos ancêtres, psalmodia-t-elle. « Contemplez attentivement le spectacle de leurs grands exploits. Sachant que leur fin était proche et que nous seuls, leurs descendants, nous pourrions reconquérir la Terre qu'ils avaient perdue, ils ont fabriqué cette machine afin que les générations futures de l'Humanité puissent s'en servir comme d'un guide vers la science qui a été et qui doit être à nouveau. »  
 
Ses bras se baissèrent. En même temps, dans toute la tranchée, les têtes se relevèrent et les yeux se fixèrent avec curiosité sur le mur qui faisait face à la machine et où devait s'inscrire le message magique.  
 
— « Eric-le-Fils-Unique, » dit Rita, tournant le bouton situé à gauche de la machine d'une main et le tapotant de l'autre. « Voici la séquence de la science ancestrale qui te concerne, toi, et toi seul. Voici la vision qui doit présider à ta vie et à ta mort. »  
 
 
 
Eric regarda fixement le mur. Il avait du mal à respirer. Il allait enfin savoir, il allait savoir tout de suite quelle était sa raison d'être. C'était une vision semblable qui, plusieurs années auparavant, avait suggéré à la Gardienne-du-Passé le surnom que son oncle allait porter : le-Briseur-de-Pièges.  
 
Au cours de la dernière cérémonie d'initiation, la séquence qui était échue au candidat représentait deux énormes véhicules aériens, comme en possédaient les ancêtres, en train de se heurter en plein vol.  
 
On s'était efforcé de consoler le jeune homme, mais il savait trop bien quel destin l'attendait. En effet, au beau milieu de son Vol, il s'était fait surprendre par un Monstre qui l'avait saisi à bras-le-corps et lui avait écrasé la tête contre un mur.  
 
« Mais même ce genre de séquence, » pensa Eric, serait préférable au vide total d'une vision blanche. Quand, de temps en temps, la machine se taisait obstinément et persistait à ne montrer qu'un rectangle d'un blanc aveuglant, la tribu tout entière savait que le candidat n'avait aucune chance de parvenir un jour à la virilité complète. Et la machine ne se trompait jamais. L'adolescent qui avait tiré une vision blanche devenait inévitablement de plus en plus efféminé. Jamais il n'accomplissait son premier Vol. Il n'aimait pas la compagnie des guerriers, il tournait autour des femmes, leur demandait sans cesse de lui confier de menus travaux. La machine des ancêtres, en vous regardant, savait exactement ce que vous étiez et ce que vous alliez devenir.  
 
Quelle science que celle qui avait créé cette machine ! On supposait cette dernière mue par une source d'énergie semblable à celle qui gouvernait toutes choses. Autonome, elle fonctionnerait éternellement pourvu qu'on n'allât pas fouiller dans ses entrailles… mais qui commettrait pareil sacrilège ? Ses visions recelaient, non seulement les secrets de tous les êtres humains en tant qu'individus, mais aussi les immenses mystères que l'Humanité devait résoudre pour faire son salut, en utilisant les rites et les charmes de la science ancestrale.  
 
Pour l'instant, toutefois, seule une petite partie de l'Humanité intéressait Eric. Cette partie, c'était lui-même. Son avenir. Il attendit, de plus en plus tendu à mesure que le bourdonnement de la machine croissait en intensité. Puis, brusquement, une exclamation étouffée jaillit de toutes les gorges : une vision venait d'apparaître sur le mur.  
 
Il n'avait pas tiré de vision blanche. C'était là le point capital. Une authentique vision ancestrale lui avait été accordée.  
 
« Encore un exploit de Bas Prix ! » hurla une voix, tandis que sur le mur, des gens, portant les étranges costumes des ancêtres, affluaient de toutes les directions. Ils se ruaient, hommes, femmes, enfants, des quatre coins de l'écran étincelant, vers un édifice bizarre où ils s'engouffraient. Ils s'y engloutissaient, de plus en plus nombreux, et, derrière eux, d'autres se matérialisaient sans cesse sur les bords de l'écran avant de plonger vers l'édifice central.  
 
« Encore un exploit de Bas-Prix ! » vociférait la voix. « Les soldes des soldes. La liquidation des liquidations. Pour un jour seulement, demain, dans les trois magasins de Bas-Prix, Jumelles, magnétophones, caméras, au prix de gros, parfois même en dessous du prix de gros. Bas-Prix liquide ses stocks ! »  
 
La vision, à présent, ne montrait plus que des objets. Des objets étranges, bizarres, comme en utilisaient les ancêtres. Et chaque fois que l'un d'entre eux apparaissait, la voix récitait un charme. C'était une magie puissante et ancienne, le folklore oublié de la Science-Ancestrale.  
 
« Un posemètre Krafft Yahrmann, le plus perfectionné du monde ; vous en avez entendu parler et maintenant vous pouvez l'acheter, c'est un œil qui remplace le vôtre, à un prix qui convient à toutes les bourses, huit dollars et quatre-vingt-quinze cents, demain à Bas-Prix. Mais attention, attention, la quantité est limitée, » Une caméra japonaise automatique de huit millimètres avec objectif F 1,4 et œil électrique se chargeant de le mise au point et assurant à chaque fois une exposition parfaite. Pour trois dollars seulement par semaine. Il n'en reste plus beaucoup. Alors, dépêchez-vous, dépêchez-vous ! »  
 
 
 
Eric regardait la séquence se dérouler, les mains serrées l'une contre l'autre, le regard tendu à en faire mal par le respect et l'attention. Là était la clef de son existence, de ce qu'il pouvait devenir. Là était la vision qui préfigurait son avenir et que la machine, dont on avait tourné le bouton au hasard, lui annonçait.  
 
La machine savait tout… et ne pouvait pas se tromper.  
 
Mais Eric s'inquiétait. La vision était si étrange. Il y en avait parfois de si déconcertantes que même les plus sages d'entre les femmes n'y comprenaient rien. Et cela voulait dire que le jeune homme en question serait toujours une énigme, pour lui-même et pour l'Humanité.  
 
Faites que cela ne m'arrive pas !  
 
Ô ancêtres, ô science, ô machine, faites que cela ne m'arrive pas !  
 
Donnez-moi, je vous prie, une vision claire et précise afin que ma personnalité soit claire et précise pour le reste de mon existence !  
 
« Nos jumelles de haute précision, » tonitruait la voix et, soudain, l'homme qui parlait apparut dans la vision, portant à ses yeux l'un des étranges objets. « C'est un appareil d'importation. Si nous vous disions le nom du fabricant, vous le reconnaîtriez immédiatement. Les plus petites, quatorze dollars et quatre-vingt-quinze cents seulement avec l'étui. Les plus grandes, quinze dollars et quatre-vingt-quinze cents, avec l'étui. Vous voyez plus loin, vous voyez mieux, vous payez moins. On paie toujours moins à Bas-Prix. Des tarifs ridicules ! Des appareils de haute qualité ! Demain, demain, soyez tous demain aux soldes annuelles des magasins Bas-Prix ! »  
 
Il y eut un déclic et la vision disparut brusquement ; un rectangle blanc la remplaça sur le mur de la tranchée. Ainsi, se dit Eric, voilà toutes les indications dont je dispose pour mon avenir. Que signifiait la vision ? Pouvait-on l'interpréter ?  
 
Anxieux, à présent, il se tourna vers Ottilie-la-Première-Épouse-du-Chef. Il se tourna vers elle et, en même temps que lui, tous les membres de l'Humanité, Sarah-la-Guérisseuse et Rita-la-Gardienne-du-Passé avec eux, la consultèrent du regard.  
 
Seule Ottilie, cette petite femme trapue et impérieuse, seule Ottilie pouvait interpréter une vision. Le nom de Première-Épouse-du-Chef indiquait la place qu'elle occupait, c'était son titre le plus récent mais, bien avant qu'elle eût pris la tête de la Société Femelle, on l'appelait déjà Ottilie-l'Augure, Ottilie-l'Interprète-des-Présages, Ottilie qui savait remonter en esprit des confortables tranchées du présent aux corridors obscurs, aux labyrinthes de l'avenir, Ottilie qui savait lire les signes, annoncer à l'avance les événements.  
 
 
 
C'était en sa qualité d'Augure qu'elle désignait, dans une portée de trois enfants nouveau-nés, celui qu'il fallait détruire de crainte qu'un jour il ne se révélât, d'une façon ou d'une autre, funeste pour son peuple. C'était en sa qualité d'Augure qu'à la mort du vieux chef, elle lui avait désigné pour successeur Franklin-le-Père-des-Voleurs-Innombrables, qui stimulait les présages les plus propices. C'était encore en sa qualité d'Augure que, les bras levés, se contorsionnant, se balançant, gémissant, elle cherchait à présent tout au fond d'elle-même la signification de la vision d'Eric. Oui, c'était en sa qualité d'Augure et non de Première-Épouse-du-Chef car, cela, elle ne l'était devenue qu'après l'ascension de Franklin sur le trône.  
 
Les égratignures et les piqûres qu'Eric devait à Sarah-la-Guérisseuse commençaient à lui faire très mal, mais il chassa cette préoccupation de son esprit. Sa vision pouvait-elle être interprétée ? Et, si oui, dans quel sens ?  
 
Les conclusions d'Ottilie, quelles qu'elles fussent, l'accompagneraient pendant toute sa vie, alors que seraient depuis longtemps séchées les plaies de ses bras, de ses jambes, de sa poitrine. Comment, au nom du ciel, pouvait-on interpréter cette vision ? Eric-le-Bas-Prix ? Cela ne voulait rien dire. Eric-la-Qualité ? Non, c'était un peu mieux, mais encore beaucoup trop vague, à peine préférable à une vision blanche.  
 
Son regard se fixa, derrière la silhouette tourmentée d'Ottilie, sur son oncle qui se tenait, entouré de son détachement, un peu à gauche du Tumulus Royal. Thomas-le-Briseur-de-Pièges regardait l'Augure et souriait de toutes ses dents.  
 
Que trouvait-il de si drôle dans tout cela ? se demanda Eric, furieux. N'y avait-il rien de sacré pour lui ? Ne comprenait-il pas à quel point il était important pour Eric que sa vision fût compréhensible, qu'il eût, au terme de cette séance, un nom dont il pût être fier ? Qu'avaient de risible les tortures d'Ottilie accouchant de son avenir ?  
 
Il se rendit compte qu'Ottilie commençait à prononcer des paroles cohérentes. Il tendit toutes ses facultés pour écouter. Le moment était arrivé. Il allait savoir. Savoir qui il était. Qui il serait pendant sa vie tout entière.  
 
— « Par trois fois, » murmura Ottilie d'une voix qui, peu à peu, devint plus claire et plus forte, « par trois fois nos ancêtres ont donné à Eric son nom. Par trois fois ils l'ont répété. Par trois fois ils l'ont invité, de trois manières différentes, à devenir ce dont leur science avait besoin. Eric l'a entendu. Vous tous, comme moi, vous l'avez entendu. »  
 
De toutes les paroles magiques qui avaient été prononcées, laquelle, se demandait vainement Eric, contenait son nom et le sens de son existence ? Il attendit que l'Augure voulût bien le lui révéler. C'est à peine s'il respirait encore.  
 
Le corps détendu, les mains pendant mollement le long de ses flancs, Ottilie parlait d'une voix claire, assurée, tout en regardant le mur de la tranchée où la vision était apparue.  
 
— « Voilà ce qu'a dit la science de nos ancêtres, » leur rappela-t-elle. « Un posemètre qui remplace votre œil. Puis : un œil électrique qui se charge de la mise au point. Et enfin : vous voyez plus loin, vous voyez mieux, vous payez moins. Voilà ce que la machine nous a dit d'Eric. Il est impossible de se tromper sur ce que nos ancêtres veulent le voir devenir, sur ce qu'il doit être si nous voulons nous venger des Monstres et reconquérir la Terre qui est légitimement nôtre. »  
 
 
 
Grâces en soient rendues à la machine, grâces en soient rendues a tous les ancêtres, à tous et à chacun d'entre eux, au moins le message était clair ! Mais en quoi consistait-il exactement ?  
 
Ottilie-l'Augure, Ottilie-l'Interprète-des-Présages se tourna vers lui, qui se tenait seul, loin des autres hommes. Tout le monde suivait la scène avec un intérêt passionné. Eric se redressa, se raidit pour prendre connaissance de son destin.  
 
— « Eric, » dit-elle, « Eric-le-Fils-Unique, tu vas partir à présent pour accomplir ton Vol. Si tu le réussis et si tu nous reviens vivant, tu deviendras un homme. Alors, on ne te désignera plus sous ton nom actuel mais sous celui d'Eric-l'Œil. Eric-l'Œil, Eric-le-Clairvoyant, Eric qui indique à l'Humanité son chemin. Eric qui combat les Monstres avec son œil, son œil ouvert, son œil électrique, son œil qui voit le plus loin, qui voit le mieux, qui paie le moins. Car telle est la volonté de nos ancêtres, et tous vous l'avez entendue. »  
 
Eric pouvait enfin respirer, et il le fit, bruyamment, comme tous les autres membres de l'Humanité qui étaient restés suspendus aux lèvres d'Ottilie. Eric-l'Œil – voilà donc ce qu'il serait. S'il réussissait… et s'il en revenait vivant.  
 
Eric-l'Œil, Eric-le-Clairvoyant. Maintenant il se connaissait. Son destin était fixé, et pour toujours. C'était un nom superbe, une personnalité magnifique qui venait de lui échoir. Il avait eu beaucoup de chance.  
 
Rita-la-Gardienne-du-Passé et sa fille Harriet-la-Conteuse replacèrent la machine dans la niche sacrée, derrière le Tumulus Royal. Malgré la solennité de l'acte qu'elle était en train d'accomplir, la plus jeune des deux femmes n'arrivait pas à quitter Eric des yeux. Il était devenu un personnage, ou du moins il le deviendrait à son retour. D'autres filles de son âge, promises bientôt à l'accouplement, le regardaient aussi.  
 
Eric s'ébranla. Il décrivît un petit cercle devant l'Humanité, le torse gonflé. Il attendit qu'Ottilie, qui n'était plus l'Augure, l'Interprète-des-Présages, mais la Première-Épouse-du-Chef – il attendit qu'Ottilie eût repris sa place à la tête de la Société Femelle pour commencer à chanter.  
 
Il rejeta la tête en arrière, il écarta les bras, et il dansa, fièrement, virilement devant l'Humanité. Il pivota plusieurs fois de suite sur lui-même, il bondit, il retoucha terre en tordant spasmodiquement bras et jambes. Et, tout, en dansant, il chantait.  
 
Il chantait, inspiré par l'orgueil qui lui gonflait la poitrine à la faire éclater, par la majesté du guerrier qu'il serait bientôt, par la connaissance qu'il avait de lui-même. Il chantait à ses compagnons sa promesse :  
 
 
 
Je suis Eric-l'Œil,  
 
Eric-l'Œil-Ouvert,  
 
Eric-l'Œil-Électrique,  
 
Eric qui voit le plus loin, qui voit le mieux, qui paie le moins.  
 
Eric-le-Clairvoyant…  
 
Eric qui cherche et trouve le chemin.  
 
Êtes-vous perdus dans un lieu que vous ne connaissez pas ?  
 
Je vous ramènerai chez vous.  
 
La tranchée se divise-t-elle en embranchements trop nombreux ?  
 
Je choisirai celui qui convient et l'Humanité le parcourra saine et sauve.  
 
Êtes-vous entourés d'ennemis, de pièges cachés, de dangers imprévus ?  
 
Je les verrai et je vous préviendrai à temps.  
 
Je marcherai à la tête du détachement, je serai l'éclaireur des autres guerriers.  
 
Et ils sauront, qu'ils vont remporter la victoire…  
 
Car ils auront avec eux Eric-le-Clairvoyant qui leur montrera le chemin !  
 
 
 
Voilà ce qu'il chanta en dansant devant l'Humanité, sous les énormes lanternes de la grande tranchée centrale. Il chanta sa mission dans la vie tout comme, quelques lunes auparavant, il avait entendu Roy-l'Agile chanter, lors de son initiation, la rapidité, la prestesse dont il serait bientôt maître ; comme, bien longtemps avant cela, son oncle Thomas avait chanté l'art de détecter et de démanteler les pièges qui serait sa raison d'être ; comme, jadis, son propre père avait chanté les Vols qu'il allait commettre, les entrepôts qu'il allait vider pour le bénéfice de l'Humanité. Il chanta, sauta, tournoya, sous les yeux de l'Humanité qui marquait le rythme en tapant des mains et des pieds, qui reprenait en chœur le refrain de son triomphe.  
 
Puis Franklin-le-Père-des-Voleurs-Innombrables grogna sourdement. Le bruit se tut. Eric se figea d'un geste vibrant, le corps tout humide de sueur, les membres encore tremblants.  
 
— « Tu viens de nous décrire ce qui sera une fois le Vol accompli, » fit observer Franklin. « Mais d'abord vient le Vol. Le Vol passe toujours avant la virilité. Parle-nous donc de ton Vol. »  
 
— « Je pénétrerai dans le territoire des Monstres, » annonça fièrement Eric, la tête rejetée en arrière devant le chef. « J'y entrerai seul, sans compagnons mais armé, comme il convient à un guerrier. Je leur déroberai quelque chose, quel que soit le danger qui me menace. Et ce que je leur aurai dérobé je le rapporterai à l'Humanité pour qu'elle en fasse son profit et qu'elle en jouisse. »  
 
Franklin hocha la tête et répondit, comme le voulait le cérémonial : « C'est parler en guerrier. Que t'engages-tu à voler aux Monstres ? Pour ton premier Vol, tu dois nous décrire à l'avance ce que tu comptes nous rapporter, et ta promesse doit être fidèlement observée. »  
 
Le moment était venu. Eric quêta un soutien auprès de son oncle. Thomas-le-Briseur-de-Pièges avait les yeux tournés dans une autre direction. Le jeune homme se lécha les lèvres. Bah, ce ne serait peut-être pas si terrible. Après tout, un jeune homme sur le point d'accomplir son premier Vol était absolument libre de choisir.  
 
— « J'opte, » dit-il d'une voix qui tremblait un peu, « pour la troisième catégorie. »  
 
Les effets de ses paroles l'emportèrent de beaucoup sur ce qu'il avait envisagé. Franklin-le-Père-des-Voleurs-Innombrables poussa une espèce de jappement aigu. Il sauta à bas du Tumulus Royal et considéra Eric en silence, bouche bée. Son gros ventre et ses bras graisseux tremblotaient sous le choc.  
 
— « La troisième catégorie, dis-tu ? La troisième ? »  
 
Complètement affolé cette fois, Eric hocha la tête.  
 
Franklin se tourna vers sa femme Ottilie. Tous deux, à travers les rangs de l'Humanité, cherchèrent du regard Thomas-le-Briseur-de-Pièges qui se tenait immobile au milieu de son détachement, apparemment insoucieux de la sensation que son neveu avait créée.  
 
— « Qu'est-ce que ça signifie, Thomas ? » interrogea le chef, dont la voix avait perdu son accent cérémonieux. « À quoi joues-tu ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de troisième catégorie ? »  
 
Thomas-le-Briseur-de-Pièges tourna vers lui des yeux étonnés. « À quoi je joue, moi ? Mais à rien. Le gosse a bien le droit de choisir sa catégorie. S'il opte pour la troisième, c'est son affaire. Je ne vois pas en quoi cela me regarde. »  
 
Le chef soutint son regard pendant quelques secondes encore. Puis il pivota sur ses talons et, d'un ton bref, dit à Eric : « Très bien, tu as choisi. Va pour la troisième catégorie. Et maintenant, que la fête continue. »  
 
 
 
Mais tout était gâché pour Eric. Le festin d'initiation qui précédait un premier Vol… comme il y avait rêvé ! Or, il se passait quelque chose ici, quelque chose de dangereux, de déplaisant, et il y était impliqué.  
 
Manifestement, le chef le considérait comme un facteur important de la difficulté qui venait de se présenter. D'habitude, l'initié qui était sur le point d'accomplir son premier Vol formait le centre de la conversation durant le festin qui avait lieu dans la tranchée centrale, les femmes accroupies d'un côté, les hommes de l'autre, et les enfants au bout, là où la lumière était la moins forte. Mais, au cours du repas, le chef n'adressa à Eric que les remarques rituelles absolument indispensables. Son regard le quittait sans cesse pour se poser sur Thomas-le-Briseur-de-Pièges.  
 
De temps en temps, aussi, il rencontrait celui d'Ottilie, sa première épouse et sa femme préférée, qui se tenait en face de lui. Il semblait lui dire quelque chose, quoique leurs lèvres ne remuent pas. Et puis, tous deux hochaient la tête et se remettaient à regarder l'oncle d'Eric.  
 
Le reste de l'Humanité avait conscience de cette tension. Au contraire de ce qui se passait habituellement au cours d'un festin d'initiation, l'atmosphère n'était pas très gaie. Le détachement du Briseur-de-Pièges s'était resserré autour de son chef ; la plupart des guerriers qui le composaient ne faisaient même pas semblant de manger ; ils étaient en alerte. Les autres capitaines – Stephen-aux-Bras-Robustes et Harold-le-Lanceur-d'Épieux, par exemple – avaient un air soucieux : on eût dit qu'ils s'efforçaient de démêler des problèmes extrêmement complexes.  
 
Même les enfants se tenaient remarquablement tranquilles. Ils servaient les aliments sur lesquels les femmes avaient, longtemps auparavant, prononcé des charmes, puis ils regagnaient leur place en toute hâte, et ils mangeaient en fixant sur leurs aînés des yeux écarquillés.  
 
En fin de compte, Eric éprouva un soulagement très net lorsque Franklin-le-Père-des-Voleurs-Innombrables rota avec autorité, s'étira et s'étendit sur le sol de la tranchée. Quelques minutes plus tard, il dormait, avec des ronflements sonores.  
 
La nuit avait officiellement commencé.  
 
 
 
3  
 
 
 
Dès la fin de la période de sommeil, lorsque le réveil du chef et ses premiers bâillements eurent annoncé l'aube, le détachement de Thomas-le-Briseur-de-Pièges partit en expédition.  
 
Eric, que l'on surnommait encore officiellement le Fils-Unique, emportait la précieuse ceinture virile dans le sac à dos que les femmes avaient rempli d'aliments en prévision d'un voyage qui pouvait durer plusieurs jours. Si tout se passait bien, ils seraient de retour avant la prochaine période de sommeil, mais, quand on partait en mission dans le territoire des Monstres, n'importe quoi pouvait arriver.  
 
Ils prirent la route en formation militaire, c'est-à-dire en file indienne très étirée, tout juste à portée de vue du guerrier qui les suivait. Pour la première fois de sa carrière, Eric ne portait qu'un jeu d'épieux : le sien. Les réserves d'armes et de provisions du détachement se trouvaient sur le dos d'un nouvel apprenti, un tout jeune garçon qui marchait derrière Eric, le regardant avec le même mélange de frayeur et d'admiration qu'autrefois Eric lui-même en éprouvait pour les autres guerriers.  
 
Devant lui, Roy-l'Agile – qui tournait justement le coin du corridor obscur – avançait à pas mesurés, sur ses longues jambes aux articulations souples. Et à la tête de la colonne, Eric le savait, Thomas-le-Briseur-de-Pièges marchait, prudemment mais sans perdre de temps, le front orné de la grosse lanterne sourde dont la lueur éclairait tour à tour les deux parois de la tranchée inhabitée, puis se braquait droit devant lui, tenant dans chacune de ses mains robustes un épieu prêt à jaillir, les lèvres entrouvertes pour lancer le cri d'alarme à l'instant même où le danger se matérialiserait.  
 
C'était cela, être un homme ! C'étaient ces expéditions glorieuses et pleines de péril, d'où l'on rapportait des aliments et des armes afin que l'Humanité pût manger et vivre comme il convenait. C'étaient ces retours triomphants, victorieux, les danses des femmes qui se frayaient un chemin dans les rangs des guerriers fatigués, distribuant des rafraîchissements et recueillant les objets qu'elles allaient rendre utilisables. Puis, quand on avait bien mangé, bien bu et qu'on s'était reposé, c'étaient les danses des hommes, danses qui décrivaient à la tribu les événements de l'expédition, les dangers qu'on avait surmontés, le splendide courage dont on avait fait preuve, les spectacles étranges et mystérieux auxquels on avait assisté.  
 
Les spectacles ! De par son nouveau statut, Eric aurait probablement à danser un solo chaque fois que son détachement rencontrerait quelque objet de curiosité. Oh ! quels bonds il ferait, Eric-l'Œil, et de quelle voix fière, mélodieuse, il chanterait les merveilles que l'expédition avait rencontrées !  
 
— « Eric-l'Œil, » murmuraient les femmes. « Qu'il est bel homme ! Et quelle chance aura celle qu'il prendra pour compagne ! »  
 
 
 
Par exemple, qu'avait fait le matin même Harriet-la-Conteuse ? Juste avant le départ, elle lui avait rempli sa cantine d'eau fraîche comme s'il était déjà un guerrier accrédité, et non un simple initié sur le point d'affronter sa dernière épreuve. Sous les yeux de l'Humanité tout entière elle la lui avait rapportée, les yeux baissés, la peau rosée de son visage et de son corps légèrement rougie. Elle l'avait traité comme une femme traite son mari, et beaucoup de guerriers – Eric se rappelait la scène avec exultation – beaucoup de guerriers dont le premier Vol datait de bien longtemps déjà, avaient observé qu'Eric semblait devoir rejoindre simultanément les rangs de la Société Mâle et ceux des hommes mariés.  
 
Certes, avec ses cheveux roux annonciateurs de malchance, sa mère bruyante et autoritaire, Harriet n'était pas la fille la plus courtisée de toute l'Humanité. Cependant, on comptait encore beaucoup de guerriers accrédités qui n'avaient jamais pu persuader une femme de s'accoupler avec eux, et qui regardaient Franklin et ses trois épouses sans dissimuler leur désir et leur envie. Quelle jalousie n'éprouveraient-ils pas pour Eric, si, tout frais émoulu au rang de guerrier, il s'accouplait le soir même de son premier Vol. On verrait s'ils continueraient de l'appeler l'Unique ! De le traiter d'échantillon !  
 
Ils auraient portée après portée, Harriet et lui, des portées nombreuses, de quatre, de cinq, ou même de six enfants. On oublierait que lui-même n'avait jamais eu de frères. Les femmes des autres guerriers se tortilleraient pour attirer son attention comme elles le faisaient quand le regard de Franklin-le-Père-des-Voleurs-Innombrables se posait sur elles. Par comparaison avec les portées qu'il engendrerait, celles de Franklin paraîtraient négligeables. Il prouverait à l'Humanité que dans ses entrailles et dans ses entrailles seules résidait l'espoir de son peuple. Puis, quand le moment viendrait d'élire un autre chef…  
 
— « Hé, là-bas, l'Échantillon, tu rêves ? » cria Roy-l'Agile, qui lui faisait signe du bout de la tranchée. « Veux-tu redescendre sur terre ? Ce n'est pas dans les quartiers des femmes que nous nous promenons, nous allons pénétrer dans le territoire des Monstres. Reste avec nous, hein ! Le Capitaine te demande. »  
 
Au milieu des rires qui fusaient devant et derrière lui – même ce petit imbécile d'apprenti qui se permettait de ricaner ! – Eric resserra son étreinte sur sa torche et se mit à remonter la colonne au pas de course. Chaque fois qu'il passait à côté d'un guerrier, celui-ci lui demandait le nom de la fille à laquelle il était en train de rêver et lui réclamait des détails intéressants. Comme il n'ouvrait pas la bouche, certains faisaient des suppositions à haute voix. Ils n'étaient malheureusement pas très loin de la vérité.  
 
Son oncle ne fut pas beaucoup plus aimable avec lui. « Eric-l'Œil ! » grommela Thomas-le-Briseur-de-Pièges. « C'est Eric-le-Sourcil, Eric-la-Paupière-Fermée qu'on t'appellera si tu ne te réveilles pas. Maintenant, reste à côté de moi et tâche d'être Eric-l'Œil. Ces tranchées sont dangereuses et ma vue n'est pas aussi bonne que la tienne. D'ailleurs, j'ai encore une ou deux choses à te dire. » Il se retourna : « Écartez-vous les uns des autres, là derrière ! » cria-t-il aux hommes qui le suivaient. « Écartez-vous. Vous devez être à une portée d'épieu de celui qui vous précède. Observez la distance réglementaire entre chaque guerrier. »  
 
À l'adresse d'Eric il murmura, une fois la manœuvre accomplie : « Parfait. Ça nous permet de parler sans qu'on nous entende. J'ai confiance en mes hommes, mais pourquoi courir des risques inutiles ? »  
 
Eric hocha la tête. Il n'avait pas la moindre idée de ce que son oncle voulait dire. Thomas était devenu, depuis peu, bizarrement réticent. Bah, il restait le meilleur Chef de détachement de toute l'Humanité.  
 
Ils marchaient côte à côte et la lueur émise par l'étrange substance luminescente enfermée dans la torche d'Eric ainsi que dans la lanterne dont s'ornait le front de son oncle teintait de jaune, à trente pas de distance, les parois uniformes de la tranchée qui s'incurvaient, en haut et en bas, pour former le sol et le plafond. Du milieu du corridor, où ils marchaient, les murs semblaient mous et spongieux, mais Eric savait quelle somme de travail était nécessaire pour y creuser une niche ou un abri. Il fallait à plusieurs hommes robustes au moins deux périodes de sommeil pour creuser un trou assez large, où l'on pouvait ranger une poignée d'objets fabriqués par l'Humanité.  
 
Quelle était l'origine des tranchées ? Certains prétendaient qu'elles avaient été creusées par les ancêtres, au moment où ceux-ci avaient commencé de se défendre contre les Monstres. Pour d'autres, les tranchées avaient toujours existé : elles étaient faites pour que l'Humanité s'y installât.  
 
Ces tranchées s'étendaient dans toutes les directions. Elles s'étiraient interminablement, s'incurvaient et se divisaient à l'infini, sombres et silencieuses quand des êtres humains ne les parcouraient pas avec leurs torches et leurs lanternes. Celles-là menaient, Eric le savait, en territoire ennemi, chez les Monstres. Il les avait maintes fois arpentées, en tant qu'humble porteur d'épieux, quand on envoyait le détachement de son oncle à la recherche des nécessités de la vie. D'autres corridors aboutissaient à d'autres lieux plus exotiques et plus dangereux encore. Mais y avait-il des lieux où les corridors n'existaient pas ?  
 
Quelle idée ! Les Monstres eux-mêmes vivaient dans des tranchées, quelque vastes qu'elles fussent, disait-on. Mais, d'après une légende, l'Humanité aurait vécu autrefois hors des tranchées, à l'extérieur des corridors. Alors dans quoi aurait-elle vécu ? Essayer de résoudre l'énigme suffisait à donner le vertige.  
 
Ils arrivèrent à un endroit où la tranchée se divisait en deux, chaque embranchement se poursuivant dans une direction différente.  
 
— « De quel côté ? » demanda Thomas.  
 
Eric, sans hésiter, désigna la tranchée de droite.  
 
Thomas-le-Briseur-de-Pièges hocha la tête. « Tu as une bonne mémoire, » dit-il en empruntant la direction qu'Eric venait d'indiquer. « C'est la moitié de ce qu'il faut pour être un bon éclaireur. Mais, outre une bonne mémoire, on doit aussi avoir l'instinct, le sens de l'orientation. Cela aussi, tu l'as. Je l'ai remarqué à chaque expédition que nous avons faite ensemble. C'est ce que j'ai dit à ces femmes, à Rita, à Ottilie. Je leur ai dit quel nom elles devaient te choisir. Eric-l'Œil. Et je leur ai dit de trouver une vision qui corresponde. »  
 
Le choc qu'Eric ressentit fut si grand qu'il le cloua sur place. « C'est toi qui as choisi mon nom ? Toi qui leur as dit quelle sorte de vision… Mais, mais… c'est impossible ! »  
 
Son oncle pouffa de rire. « Ça s'est passé exactement de la même manière que lorsque Ottilie-l'Interprète-des-Présages s'est entendue avec Franklin pour choisir une vision qui ferait de lui le nouveau chef. Il est élu, elle devient sa Première-Épouse et, automatiquement, elle prend la tête de la Société Femelle. La religion et la politique sont inextricablement mêlées, de nos jours, Eric. Nous ne vivons plus à l'époque où la science de nos ancêtres était authentique et sainte, où elle avait des effets réels. »  
 
— « Mais elle en a encore, n'est-ce pas ? » implora Eric. « Du moins de temps en temps. »  
 
— « N'importe quoi donne de temps en temps des résultats. Mais seule l'Autre-Science en donne tout le temps. Cette science-là œuvre pour les Autres, pour les Monstres. Nous devons nous l'approprier. C'est là que tu entres en jeu. »  
 
Eric s'obligeait à ne pas oublier que son oncle était un capitaine expérimenté, un guerrier plein de savoir. C'étaient sa protection et ses conseils qui lui avaient permis, à lui, enfant unique, orphelin de parents dont on n'osait même pas mentionner le nom, de devenir ce qu'il était actuellement, un voleur presque accompli. Il était heureux pour lui que les deux femmes de son oncle n'eussent, ni l'une ni l'autre, donné naissance à un fils qui eût survécu jusqu'à l'adolescence. Cet homme avait encore beaucoup à lui apprendre.  
 
— « Écoute-moi, » disait le-Briseur-de-Pièges, les yeux toujours fixés sur le corridor vaguement éclairé. « Quand nous serons arrivés dans le territoire des Monstres, tu y pénétreras. Seul, bien sûr. »  
 
Bien sûr, répéta mentalement Eric. Il n'y avait pas d'autre façon de s'y prendre pour commettre un premier Vol. La première fois qu'on volait pour l'Humanité, on le faisait seul, pour prouver sa virilité, son courage, et pour savoir si l'on était ou non chanceux. Il ne s'agissait pas d'un Vol organisé, auquel tout le détachement participait, d'une de ces expéditions d'où l'on ramenait une grande quantité d'objets, des aliments en suffisance pour nourrir l’Humanité pendant longtemps, parfois pendant toute une lune. Quand un détachement entreprenait ce genre de Vol, chaque guerrier devait être sûr de l'adresse et de la chance de ceux qui l'accompagnaient. Il devait savoir que ses camarades avaient tous commis le Vol, qu'ils avaient fait leur preuve sans aide d'aucune sorte.  
 
Même dans les meilleures conditions, voler était dangereux. Il était préférable de le faire en compagnie des guerriers les plus adroits, les plus braves, les plus chanceux.  
 
— « Quand tu seras entré, tiens-toi près du mur. Ne lève pas immédiatement la tête ou tu risques d'être cloué sur place. Ne regarde que les murs. Frôle-les toujours en marchant. Et fais vite. »  
 
Rien de nouveau là-dedans. Chaque initié sur le point d'accomplir son premier Vol s'entendait répéter à plusieurs reprises qu'il était terriblement dangereux de regarder en l'air quand on entrait dans le territoire des Monstres. Il fallait fixer les yeux sur le mur et profiter de l'abri qu'il offrait, l'effleurer toujours de l'épaule en courant. Eric ne savait pas du tout pourquoi il en était ainsi, mais il ne mettait pas cette nécessité en doute.  
 
— « Bon, » poursuivit Thomas-le-Briseur-de-Pièges. « Une fois entré, tu tournes à droite. À droite, Eric, entends-tu ? Tu tournes à droite, sans lever la tête, et tu cours le long du mur, en le touchant de l'épaule à intervalles réguliers. Au bout de quarante ou cinquante pas, tu arriveras devant un grand édifice, presque adjacent au mur. Contourne-le par la gauche, en t'écartant du mur, mais toujours sans lever la tête. Bientôt, tu apercevras une porte. Passe devant sans t'arrêter. À vingt ou vingt-cinq pas de là, tu en verras une autre, plus grande. C'est par celle-là que tu entreras. »  
 
— « C'est par celle-là que j'entrerai, » répéta soigneusement Eric, qui apprenait par cœur les directives de son oncle. Elles concernaient son Vol, l'acte le plus important de sa vie ! Tout, absolument tout ce que lui disait son oncle, il devait l'écouter attentivement et le garder en mémoire.  
 
— « Tu te retrouveras dans une espèce de tranchée, mais plus sombre qu'à l'ordinaire. Les murs absorberont la lumière de ta lanterne. Au bout d'un moment, la tranchée débouchera dans un grand espace, un espace très grand, et très sombre. Traverse-le en ligne droite, sans cesser de regarder par-dessus ton épaule la lumière de l'entrée pour t'assurer qu'elle est juste derrière toi. Tu rencontreras une autre tranchée, basse celle-là. Tourne à droite au premier carrefour et tu seras arrivé. »  
 
— « Où ? Où serai-je arrivé ? Qu'arrivera-t-il ensuite ? » s'enquit Eric avec fougue. « Comment effectuerai-je mon Vol ? Où trouverai-je la troisième catégorie ? » Thomas-le-Briseur-de-Pièges semblait avoir du mal à poursuivre. Chose incroyable, il était nerveux ! « Il y a là un Étranger. Tu lui diras qui tu es, d'où tu viens. Il se chargera du reste. »  
 
 
 
Cette fois, Eric s'immobilisa complètement. « Un Étranger ? » demanda-t-il, stupéfait. « Quelqu'un qui n'appartient pas à l'Humanité ? »  
 
Son oncle le saisit par le bras et le fit avancer de force. « Voyons, tu as déjà vu des Étrangers, » dit-il avec un faible rire. « Tu sais que l'Humanité n'est pas seule dans les tranchées. Tu le sais, n'est-ce pas, petit ? »  
 
Eric le savait, en effet.  
 
Dès sa petite enfance, il avait accompagné son oncle et le détachement de ce dernier en expéditions – militaires ou commerciales – dans les tranchées situées derrière celles de l'Humanité. Il savait que les gens qui y vivaient méprisaient les siens, qu'ils étaient plus riches, qu'ils menaient une existence moins périlleuse… mais il ne pouvait s'empêcher de les plaindre.  
 
Ce n'étaient, somme toute, que des Étrangers. Lui, il appartenait à l'Humanité.  
 
Il n'était pas juste que l'Humanité vécût dans les premières tranchées, celles qui se trouvaient le plus près des entrepôts ennemis. Eric était prêt à admettre que cet énorme privilège devait être compensé par le danger qui lui était associé – quoique ce fût justement ces dangers continuels auxquels elle était exposée qui faisaient, en partie tout au moins, la grandeur de l'Humanité. Celle-ci était grande malgré son infériorité technologique. Alors, quelle importance si les tribus plus nombreuses mais moins hardies de l'arrière la considéraient principalement comme une source de matériaux bruts ? Jusqu'à quand les forgerons, les potiers et les tanneurs dont elles se composaient pourraient-ils poursuivre leurs bruyantes et bourdonnantes industries si l'Humanité cessait de leur fournir les substances – aliments, tissu, métal – qu'elle avait si glorieusement dérobées aux épouvantables Monstres ? Oui, l'Humanité était bien le peuple le plus brave, le plus grand, le plus important des tranchées.  
 
Mais là n'était pas la question.  
 
La question, c'était que l'on devait borner au strict nécessaire ses rapports avec les Étrangers. C'étaient des Étrangers. On était l'Humanité. Avec eux, on observait ses distances.  
 
Avec eux, on faisait commerce. Il fallait à l'Humanité des pointes d'épieux, des sacs à dos et des ceintures, des cantines et des récipients pour cuire les aliments : ces articles dont on avait besoin, on les échangeait contre de lourds chargements de matériau brut, informe, que l'on avait volé. Avec leurs femmes, on s'accouplait. On était toujours en quête de femmes capables d'ajouter aux connaissances et aux capacités techniques de l'Humanité. Mais, après leur enlèvement, ces femmes faisaient partie intégrante de l'Humanité, tout comme les femmes de l'Humanité devenaient des Étrangères dès qu'elles avaient été emportées par une expédition adverse. Et les combattre, leur faire la guerre, c'était, comme voler des objets aux Monstres, ce que la vie de guerrier avait de plus doux, de plus excitant.  
 
Quand on commerçait avec les Étrangers, on se montrait froid, soupçonneux, on recherchait toujours une meilleure affaire ; on leur volait leurs femmes chaque fois qu'on en avait l'occasion, joyeusement, fièrement, parce que cela diminuait leur nombre, tout en accroissant celui de l'Humanité et en contribuant à son bien-être ; en les combattant chaque fois que la guerre pouvait apporter des bénéfices supérieurs à ceux du commerce – et, périodiquement, des bandes d'Étrangers faisaient irruption dans les tranchées de l'Humanité, où ils attaquaient tous ceux qui n'étaient pas sur leurs gardes.  
 
Mais, autrement, pour tout ce qui concernait les échanges sociaux, ils étaient tabou. Presque autant que les Monstres. Quand on en rencontrait un qui s'était égaré loin de sa tribu, on le tuait, vite et sans y réfléchir à deux fois.  
 
En tout cas, on ne leur demandait pas de conseils pour mener à bien son premier Vol.  
 
 
 
Eric s'interrogeait encore sur la nature sans précédents des instructions de son oncle quand ils arrivèrent au terme de leur voyage : une grande impasse. Une ligne y était gravée dans le mur, une ligne qui partait du sol, montait jusqu'à hauteur d'homme, puis redescendait en s'incurvant.  
 
La porte qui menait chez les Monstres.  
 
Thomas-le-Briseur-de-Pièges attendit un instant, l'oreille tendue. Ne détectant aucun bruit inhabituel dans le voisinage, aucun signe de danger de l'autre côté, il plaça ses mains en coupe autour de sa bouche, se retourna, et poussa le hululement modulé qui était le cri de reconnaissance de son détachement. Les quatre autres guerriers et l'apprenti accoururent, se groupèrent autour de lui. Puis, sur un signal de leur chef, ils s'accroupirent près de la porte.  
 
D'abord ils mangèrent, vite et en silence, prenant dans leur sac à dos des poignées de nourriture que les femmes leur avaient préparées et les engloutissant, et les lanternes qu'ils portaient au front jetaient de brusques lueurs sur le corridor vide, au plafond en ogive. C'était l'endroit le plus dangereux. L'endroit où n'importe quoi pouvait arriver.  
 
Eric mangea très peu, comme il convenait à un initié sur le point d'entreprendre son premier Vol. Il savait qu'il devait, maintenir son corps et son esprit à leur plus haut degré d'agilité. Son oncle hocha la tête d'un air approbateur en le voyant replacer dans son sac les trois quarts de son repas.  
 
Le sol vibrait légèrement sous leurs pieds ; ils entendaient une sorte de gargouillis rythmique et régulier. Pour Eric, cela signifiait qu'ils se trouvaient juste au-dessus d'une tuyauterie ; après son retour, au moment de repartir, Thomas-le-Briseur-de-Pièges y pratiquerait une ouverture et ils y rempliraient leurs cantines. L'eau était particulièrement douce ici, tout près du territoire des Monstres.  
 
Enfin Thomas se leva et fit signe à Roy-l'Agile de s'approcher. Sous les yeux des autres guerriers, qui regardaient la scène, tendus et silencieux, les deux hommes allèrent jusqu'à la ligne et y collèrent leur oreille. Enfin, satisfaits, ils introduisirent la pointe de leurs épieux dans l'espace qui séparait la porte du mur et ils attirèrent le bloc de pierre vers eux avec beaucoup de soins. Ils le posèrent très doucement sur le sol.  
 
Une buée vibrante de pure blancheur apparut à l'emplacement de la porte.  
 
Le territoire des Monstres. L'étrange lumière qui baignait le territoire des Monstres. Eric avait vu beaucoup de guerriers s'y plonger pour accomplir leur devoir d'hommes. À présent, c'était son tour.  
 
Tenant à la main son lourd épieu, prêt à être lancé, l'oncle d'Eric passa le buste dans l'ouverture. Il tordit le cou pour regarder en l'air, en bas et des deux côtés. Puis il se redressa et retourna dans la tranchée.  
 
— « Pas de nouveaux pièges, » dit-il à voix basse. « Celui que j'ai démantelé la dernière fois est encore là-haut sur le mur. On ne l'a pas réparé. Allons, Eric. C'est le moment. »  
 
Eric se leva et l'accompagna jusqu'à l'ouverture, en n'oubliant pas de garder les yeux fixés sur le sol. Il ne fallait pas lever la tête, on le lui avait répété cent fois, pas tout de suite, pas quand on entrait pour la première fois dans le territoire des Monstres. Sinon, on se figeait sur place, on était perdu, fini.  
 
Son oncle vérifia son équipement, avec soins, tendrement ; il s'assura que sa ceinture neuve était bien serrée, que son sac à dos et son étui dorsal étaient correctement placés sur ses épaules. Il lui prit son lourd épieu, qu'il tenait à la main droite, et le remplaça par un autre, plus léger, qu'il ôta de son étui. « Si un Monstre t'apercevait, » murmura-t-il, « le lourd épieu ne te servirait de rien. Au cas où cela t'arriverait, précipite-toi dans la cachette la plus proche et jette l'épieu léger le plus loin possible. Le Monstre ne saura pas faire la distinction entre toi et l'épieu. C'est l'épieu qu'il suivra. »  
 
Eric hocha mécaniquement la tête : cela aussi, on le lui avait répété cent fois, c'était une leçon qu'il connaissait par cœur. Il avait la bouche si sèche ! Quel dommage qu'il fût indigne d'un homme de réclamer de l'eau à un moment pareil.  
 
Thomas-le-Briseur-de-Pièges remplaça la torche de son neveu par une lanterne qu'il lui passa autour du front. Puis il le poussa vers l'ouverture. « Reviens victorieux de ton premier Vol, Eric, » murmura-t-il. « Au retour, tu seras un homme. »  
 
 
 
4  
 
 
 
Il était de l'autre côté. Il était en territoire ennemi. L'étrange lumière dès Monstres le baignait, le monde incroyable des Monstres l'entourait. Les tranchées, l'Humanité, tout ce qu'il connaissait étaient derrière lui.  
 
Une envie de vomir le prit, la panique lui retourna l'estomac.  
 
Ne pas lever les yeux. Regarder par terre, ou l'on risque d'être cloué sur place. Rester près du mur, le regarder toujours et se déplacer en se tenant tout contre. Tourner à droite sans quitter le mur. Vite.  
 
Eric se tourna. Il sentit son épaule droite effleurer le mur. Il se mit à courir, en gardant les yeux baissés et en touchant le mur de l'épaule à intervalles réguliers. Il courait le plus vite possible, actionnant ses muscles au maximum. Tout en courant, il comptait ses pas.  
 
Vingt pas. D'où venait la lumière ? Elle était partout – si éclatante – si blanche, si blanche. Vingt-cinq pas. Toucher le mur de l'épaule. Surtout, surtout, ne pas s'éloigner du mur. Trente pas. Sous un éclairage pareil, la lanterne était inutile. Cette lumière aveuglait. Trente-cinq pas. Le sol ne ressemblait pas à celui des tranchées. Il était plat et très dur. Le mur aussi. Plat et dur et droit. Quarante pas. Courir en gardant les yeux baissés. Courir. Toucher le mur de l'épaule. Vite. Mais les yeux baissés. Ne pas lever la tête. Quarante-cinq pas.  
 
Il faillit s'écraser contre l'édifice dont son oncle lui avait parlé, mais ses réflexes et les directives qu'on lui avait données le firent changer de cap juste à temps. La couleur n'était pas la même que celle du mur, remarqua-t-il, et le matériau aussi était différent. Garder les yeux baissés. Ne pas lever la tête. Il aperçut l'ouverture : on eût dit l'entrée d'une petite tranchée.  
 
Passe devant sans t'arrêter, Eric. De nouveau, il se mit à compter tout en courant. Au bout de vingt-trois pas, il trouva une autre porte, beaucoup plus grande et plus large. Il s'y engouffra. Il y fera plus sombre. Les murs absorberont la lumière de ta lanterne.  
 
Eric s'arrêta, le souffle coupé. Cette noirceur qui engloutissait tout, il l'accueillait avec plaisir. Après la terrible lumière blanche, l'obscurité lui semblait familière ; elle lui rappelait sa tranchée, si loin de lui à présent.  
 
Il savait qu'arrivé à ce stade il pouvait reprendre haleine. La première partie, la pire, était terminée. Il n'était plus en terrain découvert.  
 
Il était sorti du territoire des Monstres. Il avait couru vite en suivant les instructions jusqu'à l'abri. Et il était toujours en vie.  
 
Le pire était fait. Rien, à présent, ne serait aussi terrible.  
 
Le territoire des Monstres. Il s'étendait derrière lui, baigné dans sa lumière étrange. Maintenant ? Oui, pourquoi pas maintenant puisqu'il se trouvait dans une sécurité relative. Il pouvait courir le risque. Il voulait courir le risque.  
 
Il se tourna, prudemment, craintivement. Il leva les yeux. Il regarda.  
 
 
 
Le cri qui s'échappa de ses lèvres fut complètement involontaire et l'effraya presque autant que ce qu'il vit. Aussitôt, il referma les yeux et se jeta par terre. Un long moment il resta étendu sur le sol, presque paralysé.  
 
Ce n'était pas possible. Il n'avait pas vraiment vu cela. Il ne pouvait rien exister de si haut, de si long, de si interminable.  
 
Au bout d'un moment, il rouvrit les yeux, en prenant bien soin de les garder fixés sur un point situé tout près de lui, dans le noir. Sa vue s'était habituée à l'obscurité qui régnait dans cet espace couvert. À présent, la lueur jaunâtre de sa lanterne suffisait à l'éclairer : il distinguait les murs, à peu près aussi écartés l'un de l'autre que ceux de sa tranchées, mais bizarrement verticaux, perpendiculaires par rapport au sol et au plafond. Au loin s'étendait une immense tache noire. La tranchée débouche dans un espace, un espace très grand et très sombre.  
 
Qu'était-ce que cet endroit ? se demanda-t-il. De quelle utilité était-il pour les Monstres ?  
 
Il lui fallait jeter encore un coup d'œil derrière lui. Un coup d'œil rapide. Le destin allait faire de lui Eric-le-Clairvoyant. Il devait donc être capable de tout regarder. Il le devait.  
 
Mais prudemment, prudemment.  
 
De nouveau, Eric se retourna, en ouvrant les yeux petit à petit. Il serra les dents pour ne pas crier. Pourtant, il fut bien près de le faire. Vite il referma les yeux, attendit un moment, les rouvrit.  
 
Petit à petit, en mesurant ses efforts, il parvint à regarder le grand espace blanc sans perdre le contrôle de ses nerfs. C'était épouvantable, bouleversant, mais, à condition de se ménager des pauses, il pouvait le supporter.  
 
La distance. Énorme, allongée, incroyable. Une accumulation d'espace, baignée de cette lumière blanche. L'espace devant, l'espace sur les côtés, l'espace, l'espace, l'espace qui semblait n'avoir pas de fin. Et pourtant il en avait une, très, très loin de là. Un mur édifié par les géants le scellait. Un mur immense, qui partait du sol et se perdait très haut au-dessus de la tête.  
 
Entre Eric et le mur – quand on avait réuni suffisamment de courage pour regarder assez longtemps – on voyait des objets. Des objets énormes, que seule rapetissait l'immensité de l'espace, des objets terriblement « autres ». Des objets qui ne ressemblaient à rien de ce que l'on pouvait imaginer.  
 
 
 
Non, cela n'était pas tout à fait vrai. Celui-là, là-bas. Eric le reconnaissait.  
 
C'était une grande masse trapue, comme un sac à dos plein sans les courroies. Maintes fois, depuis sa petite enfance, il l'avait entendu décrire par des guerriers de retour d'une expédition dans le territoire des Monstres.  
 
Il y avait de la nourriture dans ce sac-là et dans d'autres, identiques. Assez de nourriture dans un seul de ces sacs pour alimenter toute la population de l'Humanité pendant des lunes et des lunes. Une nourriture différente dans chaque sac.  
 
Des pointes d'épieu que possédait l'Humanité, aucune n'était assez pointue pour y percer un trou, en tout cas près du fond, où le matériau était le plus épais. Les guerriers – Eric le savait – devaient monter jusqu'à mi-hauteur avant de trouver un endroit assez mince pour s'y tailler une entrée. On se passait alors les morceaux de main en main, accrochés à des points d'appui précaires distants de quelques pas les uns par rapport aux autres.  
 
Lorsque la pile, sur le sol, était assez haute, en redescendait et l'on remplissait les sacs à dos, qui étaient des modèles plus vastes que de coutume, spécialement conçus pour ce genre d'expéditions. Puis on retournait aux tranchées et aux femmes qui, seules, avaient le pouvoir de décider si la nourriture était propre à la consommation et, dans ce cas, de la préparer.  
 
C'est là qu'il aurait dû être en ce moment même, sur ce sac, en train d'y percer un trou, s'il avait choisi pour son vol la première catégorie, comme le faisaient presque tous les jeunes gens. En train d'y creuser un trou, de puiser une poignée de nourriture – la quantité n'avait pas d'importance pour un premier Vol, tout était acceptable – avant de retourner chez lui pour s'y faire accueillir par les applaudissements des femmes et les félicitations des hommes. Il serait engagé dans une entreprise normale, reconnue par la société…  
 
Mais ce n'était pas le cas…  
 
Il s'aperçut que, de sa cachette, il pouvait regarder le territoire des Monstres sans éprouver autre chose qu'une légère sensation de nausée. Cela, déjà, c'était un exploit. Il était donc capable, au bout d'un laps de temps très bref, de regarder tout autour de lui et de se livrer à des conjectures sur les marchandises des monstres comme le guerrier le plus expérimenté. Il ne se sentait pas encore en mesure de regarder vers le haut, mais quel guerrier pouvait le faire !  
 
Tout cela était bel et bon, mais ne le menait nulle part. Ce n'était pas un Vol normal qu'il devait accomplir. Il avait choisi la troisième catégorie. Les souvenirs des Monstres.  
 
Eric se retourna vers la région obscure. Il longea rapidement la tranchée aux murs droits, entre lesquels sa lanterne frontale traçait une ligne jaune. Devant lui, et à mesure qu'il s'en rapprochait, le grand espace noir se faisait plus vaste.  
 
Tout ce qui concernait son Vol, son initiation à la virilité, tout sortait de l'ordinaire. Par exemple Thomas-le-Briseur-de-Pièges révélant aux femmes pour quoi il était particulièrement doué, afin qu'elles lui accordent la vision et le nom correspondants. Les visions étaient censées venir des ancêtres, par le truchement de la machine qui était elle-même l'œuvre de la Science Ancestrale. Théoriquement, personne ne pouvait avoir à l'avance la moindre idée de ce qu'allait être sa vision. C'était l'affaire des ancêtres et des plans mystérieuse qu'ils avaient formés pour leurs descendants.  
 
 
 
Était-il possible, était-il concevable que les visions et les noms fussent fixés à l'avance, que la machine fût réglée différemment pour chaque initiation ? Que devenait la religion, dans tout cela ? S'il en était ainsi, comment pouvait-on continuer de croire à la logique, à la loi des causes et des effets ?  
 
Et se faire aider par quelqu'un – par un Étranger, surtout ! – pour accomplir son premier Vol. Ce Vol ne devait servir qu'à tester le potentiel viril du candidat ; par définition, il fallait l'accomplir seul.  
 
Mais si l'on acceptait l'idée de visions arrangées à l'avance, rien n'empêchait qu'il en fût de même pour les Vols !  
 
Eric secoua la tête. Mentalement aussi, il s'engageait dans des corridors très sombres ; son univers s'écroulait.  
 
En tout cas, il était certain d'une chose. Conclure un accord avec un Étranger, comme son oncle l'avait fait, était un acte absolument contraire aux lois et aux habitudes de l'Humanité. La nervosité avec laquelle Thomas lui en avait parlé ne faisait que souligner ce fait. C'était… eh bien, c'était mal.  
 
Pourtant, aux yeux d'Eric tout au moins, son oncle était l'homme le plus merveilleux de toute l'Humanité. Thomas-le-Briseur-de-Pièges ne pouvait pas mal agir. Cependant Thomas-le-Briseur-de-Pièges inclinait manifestement vers l'Autre-Science. L'Autre-Science était interdite. Restait que, selon lui, le père et la mère d'Eric avaient été des partisans de l'Autre-Science.  
 
C'était trop. Il y avait trop de choses à élucider. Trop de choses qu'il ignorait. Il ferait mieux de se concentrer sur son Vol.  
 
Il était arrivé au bout de la bizarre tranchée. Quand il déboucha dans la grande région sombre et perçut l'énorme masse d'obscurité qui pesait au-dessus de sa tête, il sentit les poils de sa nuque se hérisser. Il se mit à courir, en tournant la tête de temps en temps pour s'assurer qu'il suivait bien une ligne droite par rapport à la lumière de l'entrée. Ici, sa lanterne frontale était presque inutile. Il détestait cet endroit. L'impression était presque la même que s'il n'y avait pas eu de murs et de plafond.  
 
Quel rôle, se demanda-t-il de nouveau, avec fièvre, quel rôle jouait cet édifice dans l'univers des Monstres ? De quelle utilité leur était-il ? Il n'était pas certain d'avoir envie de le savoir.  
 
Eric courait encore quand il arriva au bout de l'espace découvert. Il heurta le mur avec une force telle qu'il rebondit violemment en arrière.  
 
Il eut très peur pendant un instant, avant de se rendre compte de ce qui s'était passé. Il avait trop tardé à évaluer sa position. Sans doute avait-il dévié de son cap.  
 
Les bras tendus, il tâta le mur et finit par trouver l'entrée de la tranchée au plafond bas. Il était très bas, en effet, si bas qu'il dut plier les genoux et baisser la tête pour ne pas se cogner. Impression désagréable. Mais là, tout de suite, à sa droite, se trouvait l'ouverture, le carrefour dont son oncle lui avait parlé, et il s'y engagea avec soulagement.  
 
Il était arrivé.  
 
L'endroit était éclairé par plusieurs lanternes. Et il y avait là des Étrangers ! Non pas un seul, mais trois, quatre… non, cinq ! Ils étaient accroupis dans un coin de cette grande tranchée carrée ; trois d'entre eux discutaient avec animation ; les deux autres étaient en train de faire quelque chose d'incompréhensible avec des matériaux qui, dans l'ensemble, étaient inconnus pour Eric.  
 
Le voyant entrer, ils se levèrent d'un bond, tous les cinq, et se déployèrent en demi-cercle face à lui. Eric regretta amèrement de ne pas tenir à la main ses deux lourds épieux. Il aurait disposé à la fois d'un bouclier et d'une arme offensive dangereuse. L'épieu léger, une fois lancé, ne pouvait plus servir de rien.  
 
Néanmoins, il le brandit au-dessus de son épaule et prit un air féroce, comme il convenait à un guerrier de l'Humanité. Il se dit que, s'il se trouvait obligé de lancer, il se jetterait de côté tout de suite après, et qu'il essaierait de tirer de son étui les deux lourds épieux. Mais s'ils se précipitaient sur lui sans attendre…  
 
— « Qui es-tu ? » demanda un homme d'âge moyen, aux traits marqués, qui s'était posté au centre du demi-cercle et dont l'épieu vibrait dans la main levée. « Comment t'appelles-tu ? Quel est ton peuple ? »  
 
— « Je me nomme Eric-le-Fils-Unique. » répliqua Eric. Puis il ajouta : « Mais on m'appellera bientôt Eric-l'Œil. Mon peuple est l'Humanité. »  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
— « C'est bien celui que nous attendions, » dit celui qui venait de l'interroger à ses compagnons, et ceux-ci, aussitôt, se détendirent, baissèrent leurs épieux, puis retournèrent à ce qu'ils faisaient. « Je te souhaite la bienvenue, Eric-le-Fils-Unique de l'Humanité. Rengaine ton épieu et viens t'asseoir avec nous. Je suis Arthur-l'Organisateur. »  
 
L'épieu d'Eric reprit sa place dans l'étui dorsal. Le jeune homme observa l'Étranger.  
 
C'était un homme du même âge que son oncle ou à peu près, mais il était loin d'être aussi massif quoique ses muscles fussent honorables. Il portait la ceinture virile, mais – comme si cet ornement ne lui suffisait pas – des courroies étaient également lacées sur sa poitrine et ses épaules, courroies qui ne lui servaient de rien puisqu'il n'avait pas de sac. Beaucoup d'Étrangers avaient adopté cette mode, Eric le savait, ainsi que celle de la courroie qui retenait les cheveux sur la nuque et qui les empêchait de retomber en liberté sur les yeux comme il convenait à un guerrier. Et ces courroies étaient décorées de dessins incisés, aux formes bizarres : autre mode efféminée, autre symptôme de faiblesse qui caractérisait les Étrangers.  
 
Qui d'autre que des Étrangers, pensait Eric avec mépris, se grouperait ainsi en territoire inconnu sans avoir placé de sentinelles à chaque bout de la tranchée ? Vraiment, l'Humanité avait bien raison de les mépriser !  
 
Mais cet homme était un chef, un vrai chef, il était facile de s'en rendre compte à son expression assurée, plus assurée encore que celle de Thomas-le-Briseur-de-Pièges, le meilleur capitaine de toute l'Humanité. Lui aussi, il observait Eric, d'un œil qui pesait soigneusement chaque détail, qui le jaugeait de façon définitive. On sentait qu'il se faisait du jeune homme une idée très précise, qu'il l'intégrait pour toujours dans tel ou tel de ses plans. Il avait l'air d'un homme dont la tête était pleine de projets, tous marchant inexorablement vers leur conclusion.  
 
Aimablement, il prit Eric par le bras et le conduisit vers ses compagnons accroupis qui parlaient en travaillant. Il était visible que cette tranchée ne leur servait pas de demeure, mais seulement de quartier général… et Arthur-l'Organisateur était le Commandant en Chef. « J'ai fait la connaissance de ton oncle, il y a quelques lunes, » dit-il à Eric, « à l'occasion d'une expédition commerciale. C'est un homme très bien, très moderne. Il assiste régulièrement à nos réunions secrètes et nous lui réservons une place importante dans les grandes tranchées que nous allons creuser, dans le nouveau monde que nous allons créer. Il me rappelle beaucoup ton père. Mais toi aussi, jeune homme, tu lui ressembles. Toi aussi. »  
 
— « Tu as connu mon père ? »  
 
 
 
Arthur-l'Organisateur sourit et hocha la tête. « Je l'ai très bien connu. Il aurait pu devenir un grand homme. Il a donné sa vie pour la Cause. Qui de nous oubliera jamais Eric le… le… Destructeur, n'est-ce pas ? »  
 
— « Le Dévastateur. On l'appelait Eric-le-Dévastateur. »  
 
— « Oui, bien sûr. Eric-le-Dévastateur. Nom inoubliable. Homme inoubliable. Mais, pour l'instant, ce n'est pas ce qui nous occupe. Nous en parlerons une autre fois. Il va te falloir rejoindre très vite ton oncle. » Il prit une planche couverte d'inscriptions bizarres et l'examina à la lueur de sa lanterne.  
 
— « Qu'est-ce que tu penses de ça ? » murmura l'un de ceux qui travaillaient à son compagnon. « On lui demande quel est son peuple et il répond : L'Humanité ! L'Humanité ! »  
 
L'autre gloussa. « Il vient d'une tribu de première ligne. Que peut-on espérer d'autre de ces gens-là ? Chacune de ces tribus se prend pour l'Humanité tout entière. Pour ces primitifs, la race humaine s'arrête là où s'achève leur dernière tranchée. Toi et ta tribu, moi et la mienne, tu sais comment ils nous appellent ? Les Étrangers ! À leurs yeux, il n'y a pas grande différence entre les Monstres et nous. »  
 
— « C'est justement ce que je veux dire. Ils n'éprouvent pour nous aucun sentiment de fraternité. Ce sont des sauvages à l'esprit étroit. À quoi peuvent-ils nous être utiles ? »  
 
Arthur-l'Organisateur vit l'expression d'Eric. Il se tourna brusquement vers l'homme qui venait de parler.  
 
— « Je vais te dire en quoi ils peuvent nous être utiles, Walter. C'est la Cause qui a besoin d'eux. Si les tribus de première ligne sont avec nous, la route qui mène aux entrepôts des Monstres nous est ouverte. Tous nos guerriers nous sont nécessaires, même les plus primitifs. Nous devons avoir des intelligences dans chaque tribu si nous voulons que l'Autre-Science deviennent la religion dominante dans les tranchées, si nous voulons éviter le fiasco du dernier soulèvement. Les talents de chasseur et de combattant des hommes de première ligne nous sont aussi utiles que les techniques civilisées de ceux de l'arrière. Nous avons besoin de tout le monde, en ce moment surtout. »  
 
L'homme qu'on avait appelé Walter posa l'objet sur lequel il travaillait et considéra Eric d'un œil dubitatif. Il ne semblait pas du tout convaincu.  
 
 
 
Quelle arrogance chez ces Étrangers, avec leurs courroies ornées et leur maintien si peu militaire ! Chez ces hommes de tribus différentes qui passaient leur temps à bavarder alors que – s'ils avaient eu le moindre sentiment de la décence – ils auraient dû être en train de s'entretuer !  
 
Soudain, le sol trembla sous ses pieds. Il trébucha, manqua tomber. Il oscilla d'avant en arrière, essayant de tirer ses épieux de leur étui. Enfin, il retrouva son équilibre. L'épieu qu'il tenait vibrait dans sa main.  
 
De très loin lui parvint une série de chocs assourdissants. Ils rythmaient le tremblement du sol. « Qu'est-ce que c'est ? » cria-t-il en se tournant vers Arthur. « Qu'est-ce qui se passe ? »  
 
— « C'est la première fois que tu entends un Monstre marcher ? » demanda l'Organisateur, comme s'il avait du mal à y croire. « Ah ! oui, j'avais oublié que c'était ton premier Vol. C'est un Monstre, petit. Un Monstre qui se promène dans son entrepôt, qui fait ce que font les Monstres. Il a bien le droit d'être là, tu sais, » ajouta-t-il avec un sourire. « C'est lui le propriétaire. Nous, nous ne sommes que des… visiteurs. »  
 
Eric remarqua que les autres ne semblaient pas le moins du monde intéressés. Il prit une profonde inspiration et rengaina son épieu. Comme le sol et les murs tremblaient ! Quelle énorme, quelle fantastique créature ce devait être !  
 
En sa qualité d'apprenti guerrier, il lui était souvent arrivé de monter la garde de l'autre côté de la porte qui menait dans le territoire des Monstres pendant que le détachement allait voler pour l'Humanité. Plusieurs fois il avait entendu dans le lointain des bruits sourds et senti les murs de la tranchée vibrer légèrement. Mais rien de comparable à ce qui se passait maintenant !  
 
Il leva les yeux vers le plafond horizontal et plat. Il se rappela l'espace sombre qui s'étendait à l'infini. « Et ça, » dit-il à haute voix. « Cet édifice dans lequel nous sommes. À quoi leur sert-il ? »  
 
Arthur-l'Organisateur haussa les épaules. « Pour eux, c'est une espèce de meuble. Je ne sais pas exactement à quoi il leur sert. Nous sommes dans l'espace libre qu'ils ménagent toujours à la base de leurs meubles. Sans doute pour les rendre plus légers, pour les déplacer plus facilement. » Un instant il prêta l'oreille aux coups qui s'éloignaient ; enfin, ils se turent. « Venons-en au fait, Eric. Cet homme s'appelle Walter-le-Chercheur-d'Armes. Walter-le-Chercheur-d'Armes de la tribu Miximilienne. Walter, que peux-tu offrir à la tribu d'Eric… Pardon, à l'Humanité ? »  
 
— « Ça me fait mal au cœur de leur donner quelque chose, à ces sauvages, » marmonna l'homme accroupi. « On a beau leur expliquer comment ils doivent s'y prendre, ils ne savent jamais s'en servir, ils l'esquintent régulièrement. Voyons. J'ai là quelque chose qui n'est pas compliqué. »  
 
Il fouilla dans la pile d'objets entassés devant lui et choisit une petite boule rouge, tremblotant comme de la gelée. « Tout ce que tu as à faire, » expliqua-t-il, « c'est d'en déchirer une pincée avec tes doigts. Une seule à la fois, pas plus. Ensuite, tu craches dessus et tu la jettes. Mais tout de suite. Sans attendre. Dès que tu auras craché dessus, lance-la le plus vite et le plus loin possible. Tu crois pouvoir te souvenir de ça ? »  
 
— « Oui. » Eric prit la boule rouge et la regarda, étonné. Elle dégageait une odeur bizarre, irritante, qui lui chatouillait le nez. « Mais qu'est-ce qui arrive ensuite ? Qu'est-ce que ça donne, comme résultat ? »  
 
— « Ne t'occupe pas de ça, petit, » dit Arthur. « C'est l'affaire de ton oncle. Toi, tu as ton objet de troisième catégorie : un souvenir des Monstres qu'aucun membre de ta tribu n'a encore jamais vu. Ça ne risque pas de passer inaperçu. Et dis à ton oncle de m'amener son détachement dans trois jours – dans trois périodes de sommeil – à partir de maintenant. Ce sera notre dernière réunion avant le soulèvement. Dis-lui de les amener armés de tous les épieux qu'ils pourront porter. »  
 
 
 
Eric hocha faiblement la tête. Il se passait tant de choses complexes, incompréhensibles. Le monde était beaucoup plus grand, beaucoup plus animé qu'il l'avait jamais rêvé.  
 
Il regarda Arthur-l'Organisateur ajouter un signe sur la planche où étaient déjà gravés une quantité de symboles. Cela aussi, c'était une pratique particulière aux Étrangers – rendue nécessaire, il le savait, par la faiblesse de leur mémoire, si inférieure à celle de l'Humanité.  
 
Le Chercheur-d'Armes se leva d'un bond en le voyant ouvrir son sac pour y placer la boule rouge et interrompit son geste. « Il n'y a rien d'humide là-dedans ? » interrogea-t-il en fouillant dans les affaires d'Eric. « Pas d'eau. N'oublie pas que, si ce truc-là se mouille, tu es fichu. »  
 
— « Nous transportons nos provisions d'eau dans une cantine, » expliqua Eric avec irritation. « Et nous la suspendons ici. » précisa-t-il en montrant la gourde accrochée à sa ceinture, sur sa hanche, « pas dans notre sac où elle risquerait de se répandre. » Il réendossa le sac et s'éloigna avec une dignité raide.  
 
Arthur-l'Organisateur l'accompagna jusqu'au bout de la tranchée. « Ne fais pas attention à Walter, » murmura-t-il. « il se croit toujours seul capable d'utiliser les armes qu'il déterre. Il parle comme ça à tout le monde. Et maintenant, veux-tu que je te rafraîchisse la mémoire sur l'itinéraire à suivre pour retourner d'où tu viens ? Nous ne voudrions pas que tu te perdes. »  
 
— « Je ne me perdrai pas, » répliqua froidement Eric. « J'ai une bonne mémoire et je suis assez intelligent pour inverser les directives que mon oncle m'a données au départ. En outre, je suis Eric-le-Clairvoyant, Eric-l'Œil-de-l'Humanité. Non, je ne me perdrai pas. »  
 
Il s'en fut au petit trot, assez fier de lui, sans tourner la tête. Qu'ils sachent un peu ce qu'il pensait d'eux, ces damnés Étrangers. Ces snobs.  
 
Cependant il se sentait, pour ainsi dire, taré, diminué – comme le jour où Roy-l'Agile l'avait traité de sans-frères devant tout le détachement. Et la remarque qu'il venait d'entendre, derrière son dos – « ces primitifs, ce qu'ils sont susceptibles ! » – n'arrangeait rien.  
 
Il traversa l'espace sombre, toujours soucieux, les yeux fixés, devant lui, sur la tache de lumière blanche, absorbé dans une remise en question des valeurs qui lui était tout à faite inhabituelle. D'un côté la libre simplicité de l'Humanité ; de l'autre, la multiplicité, la complexité des Étrangers. D'une part, la connaissance qu'avait l'Humanité de tout ce qui faisait la base de la vie quotidienne ; de l'autre, la connaissance qu'avaient les Étrangers de tant de choses et de techniques dont il n'avait même jamais entendu parler. Certainement, le mode de vie de l'Humanité était de beaucoup préférable, de beaucoup supérieur.  
 
Alors, pourquoi son oncle se mêlait-il aux petites manœuvres politiques des Étrangers ? se de-manda-t-il comme il sortait de l'édifice. Il tourna à gauche, passa devant la petite entrée, fila vers le mur qui le séparait des tranchées. Et pourquoi tous ces Étrangers, qui appartenaient manifestement à des tribus différentes, s'entendaient-ils pour mépriser l'Humanité ?  
 
Il venait de tourner à droite, le long du mur, et d'entreprendre la dernière étape qui devait le mener à la porte, quand, de nouveau, le sol trembla, avec une violence qui le ramena brutalement sur terre. Il sursauta et se figea sur place, fou de peur.  
 
Il était à découvert et un Monstre approchait. Il y avait un deuxième Monstre dans l'entrepôt.  
 
 
 
5  
 
 
 
Très loin dans la blancheur éclatante, il aperçut l'immense corps grisâtre qu'il avait si souvent entendu décrire depuis son enfance, plus haut que cent hommes montés sur les épaules les uns des autres, les massives jambes grises, plus larges que deux hommes debout poitrine contre poitrine. Ses yeux écarquillés ne lui transmirent qu'une image brève, terrifiante, et il sombra dans la panique.  
 
Cette panique, s'il n'y céda pas complètement, s'il ne bondit pas en avant, s'il ne s'écarta pas du mur, ce fut seulement parce que ce geste l'aurait propulsé à la rencontre du Monstre. Mais il sombra assez profondément dans la démence pour songer, pendant un bref instant, à se creuser un chemin avec les ongles dans le mur contre lequel il s'appuyait.  
 
Enfin, il pensa à la porte – parce que c'était dans cette direction-là qu'il était tourné. Trente, trente-cinq pas l'en séparaient. Le séparaient de la sécurité : de son oncle, de son détachement, de l'Humanité, des tranchées… des bienheureuses tranchées, étroites et closes de partout !  
 
Eric bondit le long du mur, en direction de la porte. Il courut comme il ne l'avait encore jamais fait, comme il n'avait jamais pu imaginer qu'il pût le faire.  
 
Mais, tandis qu'il courait comme un fou, pleurant presque tant était démesuré l'effort qu'il s'imposait, quelques idées saines – résultat des longs et lassants exercices auxquels chaque initié était soumis – s'organisèrent dans son esprit. Tout à l'heure, il se trouvait plus près de l'édifice où les Étrangers se cachaient, de l'édifice qui était, Arthur le lui avait expliqué, un meuble à l'usage des Monstres. C'était dans le sens opposé qu'il aurait dû se diriger, vers l'édifice. Il se serait glissé entre lui et le mur et, si le Monstre ne l'avait pas vu en pénétrant dans l'entrepôt, il aurait pu y rester caché jusqu'au moment où la fuite serait devenue possible.  
 
À présent, il avait fait trop de chemin pour revenir sur ses pas. Il fallait courir en silence, se répéta-t-il ; courir vite mais sans faire de bruit, sans faire aucun bruit. D'après les leçons des guerriers, à cette distance, l'ouïe du Monstre était plus à craindre que sa vue. Courir en silence. Courir pour sauver sa vie.  
 
Il atteignit la porte. Elle avait été refermée !  
 
Ahuri, horrifié, il contempla, bouche bée, la ligne, courbe qui indiquait l'endroit où la porte avait été replacée sur ses gonds. Mais c'était incroyable ! C'était inouï !  
 
Frénétiquement, Eric martela la porte de ses poings. Ses phalanges feraient-elles assez de bruit pour percer la lourde plaque ? Ou un bruit tout juste suffisant pour attirer l'attention du Monstre ?  
 
Vite, il tourna la tête – une seconde perdue, délibérément, pour évaluer le danger. Les jambes du Monstre se mouvaient avec lenteur. Avec une lenteur qui eût été ridicule si chaque pas ne lui avait fait parcourir une distance considérable. Et il n'y avait rien de risible dans le cou étroit et long, presque aussi long que le reste du corps, dans la tête relativement petite, à l'expression malveillante, perchée tout en haut de cet immense cou. Et ces horribles choses rosâtres, tout autour du cou, juste derrière la tête.  
 
Le Monstre était beaucoup plus près de lui que tout à l'heure, mais Eric ne savait pas s'il l'avait vu, s'il marchait sur lui. Que faire ? Cogner sur la porte avec le bois de son épieu ? Cela au moins ferait du bruit. On pourrait l'entendre.  
 
Oui, mais le Monstre aussi l'entendrait.  
 
Il n'y avait qu'une solution. Eric recula de quelques pas. Puis il se jeta en avant, écrasant son épaule sur la porte qu'il sentit céder. Encore une tentative.  
 
Le Monstre était si près maintenant que le bruit de ses pas devenait presque assourdissant. D'un instant à l'autre, un immense pied gris pouvait avancer se poser sur Eric, l'écraser. De nouveau, le jeune homme recula, se forçant à ne pas lever la tête.  
 
Encore un saut, encore un heurt contre la porte. Elle avait nettement bougé. Une découpure était apparue tout autour.  
 
Eric allait-il être écrasé ?  
 
Il s'appuya des deux mains contre la porte. Il poussa. Lentement, comme à regret, elle quitta l'alvéole où elle avait été placée si longtemps auparavant.  
 
Où était le Monstre ? À quelle distance ? À quelle distance ?  
 
La porte, soudain, s'ouvrit brusquement. Eric tomba la tête la première dans le corridor. Il se releva et se sauva à toutes jambes.  
 
Il n'avait pas le temps de se sentir soulagé. Son esprit lui répétait ses leçons, lui rappelait la marche à suivre dans une situation pareille.  
 
Courir dans la tranchée. Puis s'arrêter et attendre, sur la pointe des pieds, prêt à bondir. Inhaler le plus d'air possible. On pouvait en avoir besoin. Si l'on entendait une espèce de bruissement, de sifflement, cesser de respirer, s'élancer. Retenir son souffle le plus longtemps possible – le plus longtemps possible, puis aspirer une autre bouffée d'air et continuer à courir. Courir très loin, très, très loin.  
 
Eric attendit, sur la pointe des pieds, tournant le dos à la porte.  
 
Ne pas regarder derrière soi, mais en face. Ne se préoccuper que d'une chose. Le sifflement. Si on l'entend, cesser de respirer et courir.  
 
Il attendit, les muscles contractés.  
 
Le temps passait. Il se rappela qu'il devait compter. Au cas où l'on arrivait à compter jusqu'à cinq cents, lentement, et où rien ne se produisait, on était probablement sauvé. On pouvait supposer que le Monstre ne vous avait pas vu.  
 
Voilà ce que disaient les guerriers aguerris, ceux qui avaient traversé ce genre d'expérience et qui en étaient sortis vivants.  
 
Cinq cents. Il atteignit cinq cents et, pour mettre toutes les chances de son côté, toujours tendu, toujours prêt à courir, il compta encore cinq cents, jusqu'à mille, le dernier chiffre conçu par l'homme.  
 
Pas de sifflement. Pas de bruissement. Pas l'ombre d'un danger.  
 
Il se détendit, et ses muscles – brusquement libérés – cédèrent. Il se laissa tomber par terre, en sanglotant nerveusement.  
 
C'était fini. Il avait réussi son Vol. Il était un homme.  
 
Il avait vu un Monstre et survécu. Il avait rencontré des Étrangers, il avait traité avec eux en tant que représentant de l'Humanité. Que n'aurait-il pas à raconter à son oncle !  
 
Son oncle. Où était son oncle ? Où était le détachement ?  
 
Prenant brusquement conscience de ce que la situation avait d'anormal, Eric se releva et refit précautionneusement le chemin qui le séparait de la porte ouverte. La tranchée était vide. Ses amis ne l'avaient pas attendu.  
 
Mais cela aussi, c'était incroyable ! Un détachement ne considérait jamais un initié comme perdu avant deux jours au moins. En l'absence du chef, c'étaient, bien entendu, les périodes de sommeil du capitaine qui mesuraient le passage du temps. N'importe quel détachement aurait attendu deux jours avant d'abandonner et de regagner sa tranchée. En outre, Eric était certain que son oncle aurait attendu plus longtemps encore pour lui. Il n'était resté absent que pendant un laps de temps si bref ! Alors, que s'était-il passé ?  
 
Il rampa jusqu'à la porte et inspecta le territoire des Monstres. Cette fois, il ne ressentit nulle impression de vertige. Ses yeux s'ajustèrent rapidement à la différence d'échelle. Le Monstre s'affairait de l'autre côté de l'entrepôt. Donc, il n'avait fait que le traverser. Il n'avait pas vu Eric.  
 
Incroyable. Avec tout ce bruit qu'il avait fait ! Sa course, les chocs contre la porte !  
 
Brusquement, le Monstre se retourna, fit quelques pas gigantesques et se jeta sur l'édifice où Eric avait rencontré les Étrangers. Les murs, le sol, tout trembla sous le poids de l'énorme organisme qui, après s'être tourné et retourné plusieurs fois, s'immobilisa.  
 
Eric, d'abord stupéfait, finit par comprendre que la créature s'était tout simplement allongée sur l'édifice. Donc, il s'agissait bien d'un meuble.  
 
Qu'avaient ressenti Arthur-l'Organisateur, Walter-le-Chercheur-d'Armes et les autres, qui étaient cachés dessous ? Eric sourit. Sans doute les Étrangers étaient-ils un peu moins arrogants, un peu moins sûrs d'eux, en ce moment.  
 
En attendant, il avait des choses à faire, d'autres à découvrir.  
 
Il glissa les doigts sous la porte et la releva. C'était lourd ! Lentement, prudemment il la poussa, d'abord d'un côté, puis de l'autre, jusqu'au trou percé dans le mur. Encore une poussée, et elle reprit sa place ; seule la mince ligne incurvée témoignait à présent de son existence.  
 
À présent, il pouvait inspecter les alentours.  
 
Il y avait eu un combat ici. Cela, au moins, c'était sûr. Un combat bref et terrible. En regardant tout autour de lui, Eric en vit des traces indiscutables.  
 
Un bois d'épieu brisé. Un peu de sang sur les murs. Un morceau de tissu arraché à un sac. Pas de cadavres, bien sûr. On ne retrouvait jamais de cadavres après une bataille. Tout le monde savait que le premier devoir du vainqueur consistait à ramasser les cadavres et à s'en débarrasser. On ne pouvait pas les laisser pourrir et infester les corridors.  
 
 
 
Il y avait donc eu bataille. Il ne s'était pas trompé : son oncle et son détachement ne l'avaient pas tout simplement abandonné. Sans doute avaient-ils été attaqués par une force supérieure. Ils s'étaient défendus pendant quelque temps, puis, ayant essuyé des pertes trop sévères, ils s'étaient vus forcés de se replier.  
 
Mais, là encore, il y avait de nombreux détails qui clochaient. D'abord, il était bien rare qu'une expédition guerrière Étrangère s'approchât à ce point du territoire des Monstres. Les tranchées habitées par l'Humanité, but naturel de ces raids, étaient bien loin de là. Près de cette porte on ne pouvait s'attendre à trouver, à l'extrême rigueur, qu'un groupe de pillards.  
 
Les guerriers de son oncle, armés jusqu'aux dents, opérant en ordre de bataille, n'auraient fait qu'une bouchée d'une bande de tisserands, de forgerons ou de marchands en provenance des tranchées décadentes de l'arrière. Il les auraient chassés, profitant de l'occasion pour faire quelques prisonniers, et auraient continué de l'attendre.  
 
Il ne restait que deux possibilités. L'hypothétique expédition guerrière – composée, peut-être, de deux ou trois détachements – ou alors, ce qui était encore plus improbable, l'attaque d'une autre tribu de première ligne. Mais ces gens-là ne se fiaient jamais au hasard quand ils approchaient du territoire des Monstres. Ils y avaient percé leur propre ouverture et ils n'en auraient pas utilisé une autre, de crainte qu'elle ne recelât un piège. Eux aussi se seraient donnés pour but les tranchées habitées par l'Humanité s'ils avaient voulu faire autre chose que voler pour satisfaire aux besoins de leur tribu.  
 
Autre chose encore. À moins que les guerriers de son oncle n'eussent été anéantis jusqu'au dernier – idée qu'Eric jugeait pratiquement impossible – les survivants étaient tenu, par leur serment de virilité, une fois effectuées les manœuvres que la situation exigeait – poursuite ou retraite – de retourner dès que possible au lieu de rendez-vous fixé à l'initié. Personne n'aurait osé affronter les femmes, une fois de retour dans la tranchée, sans s'être acquitté de cette tâche.  
 
Peut-être l'attaque était-elle toute récente. Peut-être le détachement de son oncle se trouvait-il encore à quelque distance de là, en train de combattre ; et reviendrait-il le chercher une fois l'ennemi vaincu.  
 
Non, dans ce cas, il entendrait les bruits de la bataille. Et les tranchées étaient terriblement silencieuses.  
 
Eric frissonna. Ce n'était pas l'habitude, pour un guerrier, que d'être seul, sans ses compagnons. Il avait entendu parler d'Étrangers qui vivaient seuls – il se rappelait qu'un jour, étant enfant, il avait, assisté avec plaisir à la cérémonieuse exécution d'un homme que son propre peuple avait exilé pour quelque crime impardonnable et qui était venu rôder, pathétiquement, dans le voisinage de l'Humanité – mais ces gens-là méritaient à peine le nom d'hommes ; les tribus, les détachements, les sociétés, voilà de quoi se composait l'Humanité.  
 
 
 
Sans prendre le temps de manger, quoiqu'il eût très faim après son Vol, il se mit en marche. Au bout d'un moment, il adopta le trot. Il voulait rentrer chez lui dès que possible, se retrouver chez les siens.  
 
Il prit dans son étui ses deux épieux, un pour chaque main.  
 
Il ne se sentait pas tranquille, tout seul dans ces corridors. Ils étaient tellement vides, tellement silencieux. On n'avait pas la même impression quand on les parcourait en expédition avec le détachement. Et ils étaient si sombres, si sombres. Eric ne s'était encore jamais rendu compte de la différence que cela faisait quand on était éclairé par les six lanternes frontales du détachement au grand complet. Les ombres qui surgissaient aux endroits où le mur s'incurvait brusquement l'effrayaient ; en passant devant le trou noir d'une tranchée, il accéléra son allure.  
 
Ici, là, un ennemi pouvait l'attendre, averti de sa présence par le bruit de ses pas. Un ennemi qui était peut-être celui dont le détachement de son oncle avait eu à souffrir, une poignée ou une horde d'Étrangers cruels, prêts à tuer. Ce pouvait être quelque chose de pire encore. Soudain, il se rappela, les légendes : elles parlaient de créatures indicibles qui rôdaient dans les tranchées vides, de créatures qui s'enfuyaient quand approchait un détachement de guerriers, mais qui se jetaient, sans bruit, sur un homme seul. De grandes créatures qui vous engloutissaient. De minuscules créatures qui vous attaquaient, à plus de cent, et vous déchiquetaient de leurs petites dents. Eric tournait continuellement la tête pour regarder derrière lui ; au moins, il pouvait éviter que son destin ne lui tombât dessus par surprise.  
 
C'était épouvantable d'être seul.  
 
Et pourtant, au milieu de ses craintes, son esprit retournait sans cesse au problème de la disparition de son oncle. Eric n'arrivait pas à croire que quelque chose de grave ait pu lui arriver. Thomas-le-Briseur-de-Pièges était un vétéran : il avait connu trop d'aventures sanglantes, trop de batailles inégales. Mais alors où était-il parti ? Et où avait-il amené son détachement ?  
 
Pourquoi n'y avait-il aucune trace de lui dans cette infinité de tunnels obscurs, interminables, pleins de menaces ?  
 
Heureusement, Eric était l'Œil.  
 
Il connaissait son chemin et il le suivait en toute hâte, sans hésiter un seul instant. La Machine avait raison : il ne se perdrait jamais. De retour chez ses compagnons, il n'aurait aucun mal à devenir Eric-l'Œil.  
 
Voilà que ça recommençait : qui avait dit la vérité, la Machine ou son oncle ? C'était la Machine qui lui avait donné son nom, mais Thomas prétendait qu'il n'y avait rien de vrai dans ce fatras de religiosités. La vision avait été choisie et le nom proposé aux femmes bien avant la cérémonie. Et son oncle était un partisan de l'Autre-Science, il était en contact avec des Étrangers, partisans, eux aussi, de l'Autre-Science.  
 
Il s'était passé tant de choses au cours des deux derniers jours, pensait Eric. Son univers avait vacillé. C'était comme si les murs des tranchées s'étaient brusquement élargis, avaient crû en longueur et en hauteur jusqu'à ressembler davantage au territoire des Monstres qu'à des habitations humaines.  
 
Il approchait, maintenant. Ces corridors lui semblaient plus accueillants, plus familiers. Tout épuisé qu'il était, il se força à presser le pas. Il voulait rentrer chez lui, être officiellement Eric-l'Œil, informer l'Humanité de ce qui s'était passé, afin qu'on envoyât une expédition à la recherche de son oncle.  
 
Cette porte, qui l'avait remise en place ? En cas de bataille, si le détachement de son oncle avait fait retraite en combattant toujours, l'attaquant aurait-il pris le temps de replacer soigneusement la porte dans son alvéole ? Non.  
 
Pouvait-on expliquer le mystère par un assaut soudain et l'extermination complète du détachement ? Dans ce cas, en effet, avant de quitter les lieux en emportant les cadavres, l'ennemi aurait eu le temps de replacer la porte. Un moyen d'accès en territoire des Monstres était, somme toute, chose précieuse, aussi précieuse pour les Étrangers que pour l'Humanité. Il eût été stupide de le perdre en le laissant visible et ouvert.  
 
Mais qui – qui au monde – aurait pu prendre par surprise et anéantir totalement le meilleur détachement de toute l'Humanité ? C'était auprès d'un autre capitaine ou d'une vieille érudite de la Société Femelle qu'il devrait chercher la réponse.  
 
À présent qu'il se trouvait à l'intérieur des frontières de l’Humanité, Eric ralentit le pas. D'un moment à l'autre il allait rencontrer une sentinelle et il n'avait pas la moindre envie de recevoir un épieu en travers du corps. Les sentinelles étaient aptes à réagir violemment devant un homme surgissant de l'obscurité.  
 
— « Eric-le-Fils-Unique, » cria-t-il, s'identifiant à chaque pas. « Je suis Eric-le-Fils-Unique. » Puis, son Vol lui revenant en mémoire, il rectifia fièrement. « Eric-l'Œil. Je suis Eric-l'Œil, Eric-le-Clairvoyant, Eric qui voit le mieux, qui paie le moins. C'est Eric-l'Œil qui retourne à l'Humanité. »  
 
Chose étrange, il n'y eut aucun signal prouvant qu'il avait été reconnu. Eric n'y comprenait plus rien. L'Humanité, elle aussi, aurait-elle été attaquée et chassée de ses tranchées ? Une sentinelle aurait dû lui répondre. Là aussi, il se passait quelque chose de bizarre, de très bizarre.  
 
Puis il tourna le dernier coin et vit la sentinelle à l'autre bout de la tranchée. Ou plutôt trois hommes qu'il prit pour des sentinelles. Ils le regardaient fixement et il les reconnut. Stephen-aux-Bras-Robustes et deux membres de son détachement. Selon toute apparence, il arrivait au moment où l'on relevait la sentinelle. Cela expliquait la présence de Stephen et de l'autre. Mais pourquoi ne lui avaient-ils pas répondu ?  
 
Ils le regardaient venir, immobiles, l'épieu dressé, sans l'abaisser en signe de bienvenue. « Je suis Eric-l'Œil, » répéta-t-il, étonné. « J'ai réussi mon Vol, mais il est arrivé quelque chose aux autres…»  
 
Il se tut : Stephen marchait sur lui, les traits figés, les muscles tendus. Le capitaine lui posa sur la poitrine la pointe de son épieu.  
 
— « Pas un geste, » dit-il. « Barney, John, attachez-le. On l'a attrapé, le petit salaud ! »  
 
 
 
6  
 
 
 
Désarmé, les bras solidement liés derrière le dos avec les courroies de son sac, Eric fit une entrée peu glorieuse dans la tranchée centrale de l'Humanité.  
 
C'est à peine s'il la reconnut.  
 
Sous les ordres d'Ottilie-la-Première-Épouse-du-Chef, une horde de femmes – apparemment, l'effectif de la Société Femelle au grand complet – dressait une plate-forme devant le Tumulus Royal. Étant donné la rareté des matériaux de construction, cet acte était inhabituel en soi ; cependant il évoquait dans la mémoire d'Eric des souvenirs fort désagréables. Comme on le poussait de-ci, de-là, comme, d'autre part, il se passait encore beaucoup d'autres choses extraordinaires, il ne put identifier ce souvenir avec précision.  
 
Il remarqua que deux femmes, toutes deux membres accréditées de la Société Femelle, ne travaillaient pas avec les autres. Les pieds et les mains liés, elles gisaient contre le mur, à l'extrémité opposée de la tranchée. Elles étaient couvertes de sang, et l'on voyait qu'elles avaient été soumises à des tortures cruelles et prolongées. Eric pensa qu'elles étaient en train d'agoniser.  
 
Comme il passait devant elles, il les reconnut. C'étaient les deux épouses de Thomas-le-Briseur-de-Pièges.  
 
Quand son oncle reviendrait, il leur ferait payer tout ça, pensa-t-il, plus stupéfait qu'horrifié. Il avait le sentiment qu'il devait à tout prix éviter de sombrer dans l'horreur. Sinon, ses mécanismes de défense céderaient et le souvenir auquel il voulait échapper lui reviendrait.  
 
La tranchée était pleine d'hommes en armes courant de leurs capitaines à des destinations inconnues dans les corridors extérieurs. Entre eux et tout autour d'eux s'affairaient les enfants, qui fournissaient les femmes en matériaux. Partout, des ordres fusaient : « Va me chercher ceci », « rapporte m'en encore un peu », « dépêche-toi de faire cela…» qui se mêlaient à l'odeur d'un grand nombre de personnes dont les pores transpiraient abondamment. Et ça ne sentait pas seulement la sueur, se dit Eric, que l'on traînait devant le Tumulus Royal. Ça sentait aussi la colère. La colère et la peur.  
 
Franklin-le-Père-des-Voleurs-Innombrables, debout sur le Tumulus, tenant dans ses mains grasses deux épieux auxquels elles n'étaient pas habituées, discutait fébrilement avec un groupe de guerriers, de capitaines, et – mais oui ! – d'Étrangers.  
 
Même dans les circonstances présentes, Eric s'aperçut que cet événement fantastique réussissait encore à l'étonner.  
 
Des Étrangers dans la tranchée centrale de l'Humanité ! Des Étrangers en armes, qui se déplaçaient librement !  
 
Apercevant Eric, le Chef sourit.  
 
Il poussa du coude l'Étranger qui se tenait auprès de lui et lui désigna le prisonnier.  
 
— « C'est lui, » dit-il. « C'est le neveu. Celui qui a choisi pour son Vol la troisième catégorie. Maintenant, nous les avons tous. »  
 
L'Étranger, lui, ne sourit pas. Il n'accorda au jeune homme qu'un bref regard et détourna la tête. « Tant mieux pour vous si vous croyez cela. De notre point de vue à nous, ça n'en fait jamais qu'un de plus. »  
 
 
 
Le sourire de Franklin se changea en une grimace indécise. « Vous savez bien ce que je veux dire. Et ce petit imbécile est venu de lui-même se jeter dans nos bras. Il nous a épargné beaucoup d'ennuis, non ? » Ne recevant pas de réponse, il haussa les épaules. Puis, s'adressant aux gardes d'Eric : « Vous savez où le mettre, » dit-il. « Nous n'allons pas tarder à nous occuper de lui. »  
 
De nouveau, la pointe d'un épieu s'enfonça dans le dos d'Eric, et on le força à traverser l'espace central, jusqu'à l'entrée d'une petite tranchée. Toutefois, avant de l'atteindre, il entendit Franklin-le-Père-des-Voleurs-Innombrables crier à l'Humanité : « Voilà Eric, mon Peuple, voilà Eric-le-Sans-Frères. À présent, toute la bande est à nous ! »  
 
Pendant un instant, toute activité cessa et l'attention générale se concentra sur lui. Eric frissonna : un grondement haineux, cruel, s'élevait dans l'assemblée, particulièrement du côté des femmes.  
 
Quelqu'un courut à lui. Harriet-la-Conteuse. Le visage de la jeune fille était absolument déformé par la haine. Elle prit dans ses cheveux, qui se mirent à danser comme des flammes autour de sa figure et de son cou, une longue épingle.  
 
— « Traître ! » hurla-t-elle en lui braquant l'épingle droit sur les yeux. « Espèce de sale traître ! »  
 
Eric eut un vif mouvement de recul ; elle réattaqua. Les gardes sautèrent sur elle, s'efforcèrent de la maîtriser, mais elle put, avant de se laisser entraîner, déchirer dans toute sa longueur la joue droite du jeune homme.  
 
— « Laisse-nous quelque chose, à nous autres, » dit l'un des gardes, qui incarnait la voix de la raison, en rejoignant Eric. « Il appartient à toute l'Humanité. »  
 
— « Ce n'est pas vrai ! » hurla-t-elle. « C'est à moi qu'il appartient, avant tout le monde. Je devais m'accoupler avec lui à son retour, n'est-ce pas, mère ? »  
 
— « Il n'y avait rien d'officiel, » répondit Rita-la-Gardienne-du-Passé, tandis qu'Eric s'efforçait de tarir le flot de sang en pressant son épaule contre la blessure. « Il ne pouvait rien y avoir d'officiel avant qu'il ait réussi son Vol. Il faudra attendre ton tour, Harriet, ma chérie. Attendre que tes aînés en aient terminé avec lui. Tu verras, il te restera de quoi t'amuser. »  
 
— « Il ne restera rien du tout, » fit la jeune fille, boudeuse. « Je sais bien comment vous êtes. Il ne restera rien du tout. »  
 
On fit entrer le prisonnier dans la petite tranchée. L'un de ses gardes lui asséna dans le dos un coup de pied qui lui coupa le souffle et lui fit perdre l'équilibre. Il oscilla, s'écrasa contre le mur opposé. Quand il tomba, il ne put amortir sa chute avec ses bras. De grands rires éclatèrent derrière lui. Pris de vertige, il roula sur le côté. De nouveau, sa joue saignait abondamment.  
 
Cela ne ressemblait en rien à l'accueil qu'il s'était attendu à recevoir après son Vol. Non, vraiment pas ! Que se passait-il ?  
 
Il savait où il se trouvait. Dans une petite impasse, une sorte de réduit voûté qui servait principalement d'entrepôt. On y stockait les surplus de nourriture et de marchandises volées aux Monstres jusqu'à ce qu'il y en eût une quantité suffisante pour justifier une expédition commerciale dans les tranchées de l'arrière. Parfois aussi on y enfermait quelque Étranger mâle, fait prisonnier au cours d'une bataille, le temps de s'enquérir auprès de sa tribu si elle le jugeait assez précieux pour accepter de verser une rançon substantielle.  
 
Et si elle répondait que non…  
 
 
 
Eric se rappela l'extraordinaire plate-forme que les femmes édifiaient près du Tumulus Royal… et il frémit. Le souvenir repoussé lui revint à l'esprit. Cela cadrait avec la façon d'agir de Harriet-la-Conteuse… et avec ce que la mère de celle-ci, Rita-la-Gardienne-du-Passé, lui avait dit.  
 
Ils ne pouvaient pas lui faire ça, à lui ! Il était un membre de l'Humanité, un guerrier accrédité ou presque. Ils ne le faisaient même pas aux Étrangers faits prisonniers sur le champ de bataille… aux Étrangers normaux. Un combattant avait toujours droit au respect. Au pis, on l'exécutait, mais calmement, décemment. Sauf si… sauf si…  
 
— « Non ! » hurla-t-il. « Non ! »  
 
Le garde que l'on avait posté à l'entrée se retourna et le regarda ironiquement.  
 
— « Oh ! si, » dit-il. « Mais si ! Nous allons bien nous amuser avec vous deux, dès que les femmes nous auront fait savoir qu'elles sont prêtes. » Il hocha la tête avec une lenteur menaçante et reporta son regard sur la tranchée centrale, pour ne manquer aucun préparatif.  
 
Avec vous deux ? Eric inspecta du regard la tranchée, chose qu'il n'avait pas encore faite. Elle était presque vide de marchandises, mais à un bout, il aperçut à la lueur de sa lanterne frontale (qu'il en était fier, tout à l'heure, quand on la lui avait passée autour du front avant son entrée dans le territoire des Monstres !), il aperçut un autre homme étendu, pieds et poings liés, contre le mur.  
 
Son oncle.  
 
Eric rampa rapidement vers lui. Besogne désagréable. Son ventre et ses flancs n'étaient pas, comme ses pieds, habitués à la rugosité du sol. Mais que pouvaient lui faire une ou deux égratignures de plus ?  
 
Le-Briseur-de-Pièges n'était presque plus conscient. Il avait été sérieusement molesté, et il paraissait à peu près en aussi mauvais état que ses femmes. Ses cheveux étaient recouverts d'une épaisse croûte de sang séché. Eric estima qu'un bois d'épieu lui avait pratiquement fendu le crâne. Et, un peu partout, sur son épaule droite, juste au-dessus de sa hanche gauche, dans le gras de la cuisse, béaient de profondes blessures que personne ne s'était donné la peine de panser.  
 
— « Oncle Thomas. » supplia Eric. « Qu'est-ce qui s'est passé ? Qui t'a fait ça ? »  
 
 
 
Le blessé ouvrit les yeux et frissonna. Il regarda tout autour de lui, d'un air stupide, comme s'il s'attendait à ce que les murs, lui parlent. Ses bras puissants luttaient contre les nœuds qui les lui retenaient fermement derrière le dos. Enfin, apercevant Eric, il lui sourit.  
 
Il aurait mieux fait de s'abstenir. Quelqu'un lui avait brisé presque toutes les dents de devant.  
 
— « Salut, Eric, » marmonna-t-il « Quelle bataille, hein ! Comment s'en est tiré le reste du détachement ? Est-ce que les autres ont pu s'enfuir ? »  
 
— « Je ne sais pas. C'est moi qui te le demande. Je suis revenu de mon Vol. Tu n'étais plus là. Le détachement avait disparu. Ici, tout le monde est devenu fou ! Il y a là des Étrangers, qui se promènent tout armés dans nos tranchées. Qui sont-ils ? »  
 
Les yeux de Thomas s'étaient lentement obscurcis. Ils regardaient droit devant eux, à présent, et ils étaient pleins de souffrance. « Des Étrangers ? » répéta-t-il à voix basse. « Oui, il y avait des Étrangers dans le détachement de Stephen-aux-bras-Robustes. Des Étrangers qui se battaient contre nous. Notre chef… Franklin… il est entré en contact avec eux après notre départ. Ils se sont entendus. Sans doute travaillaient-ils ensemble depuis longtemps déjà. Membres de l'Humanité, Étrangers, quelle différence pour eux quand leur damnée Science-Ancestrale est menacée ? J'aurais dû y penser. »  
 
— « Penser à quoi ? »  
 
— « C'est comme cela qu'ils ont maté l'autre soulèvement, il y a longtemps. Un chef est un chef. Il a plus de choses en commun avec un autre chef – même s'il s'agit d'un Étranger – qu'avec son propre peuple. Attaquer la Science-Ancestrale, c'est attaquer le pouvoir des chefs. Alors, ils s'unissent. Ils échangent des hommes, des armes, des informations. Ils feraient n'importe quoi contre l'ennemi commun. Contre les seules personnes qui désirent vraiment chasser les Monstres. J'aurais dû y penser. Idiot que je suis. J'ai bien vu que le chef et Ottilie avaient des soupçons. J'aurais dû me douter de ce qu'ils allaient faire. Avertir les Étrangers, échanger des informations, et s'unir avec eux contre nous ! »  
 
Eric regarda son oncle. Il comprenait vaguement. Tout comme les partisans de l'Autre-Science s'étaient groupés en une organisation secrète qui franchissait les limites des tribus, de même il existait une entente tacite, quoique rarement utilisée, entre les chefs, une entente fondée sur la religion de la Science-Ancestrale, qui était le principal support de leur puissance. Et, à bien y réfléchir, de celle des Femmes. Tous leurs privilèges, c'était la Science-Ancestrale qui les leur en faisait jouir. Pour peu qu'on la leur ôtât, elles redevenaient des femmes ordinaires et n'avaient d'autres pouvoirs magiques que celui de distinguer entre ce qui était comestible et ce qui ne l'était pas.  
 
Avec un grognement de douleur Thomas-le-Briseur-de-Pièges se redressa péniblement et s'assit, en s'adossant au mur. Il ne cessait de secouer la tête comme pour laisser le champ libre à ses souvenirs.  
 
— « Ils sont venus à nous, » dit-il lourdement. « Stephen-aux-Bras-Robustes et son détachement sont venus à nous juste après ton entrée dans le territoire des Monstres. Ils nous apportaient un message du chef. Pourquoi nous serions-nous méfiés ? Nous avons pensé que, peut-être, des Étrangers avaient attaqué nos tranchées. Des Étrangers ! » Il eut un rire semblable à un aboiement et un filet de sang coula de sa bouche. « Ils avaient des Étrangers avec eux, cachés derrière dans les corridors. Tout un tas d'Étrangers. »  
 
 
 
Eric commençait à se faire une idée de ce qui s'était passé.  
 
— « Et puis, quand ils se sont trouvés au milieu de nous, alors que nous avions, pour la plupart, rengainé nos épieux, ils ont attaqué. Et bien, je t'assure. Notre surprise était si complète qu'ils n'ont même pas eu besoin d'aide extérieure. Il ne restait déjà plus grand-chose de notre détachement quand les Étrangers sont accourus. J'étais par terre, combattant avec mes mains nues, et les autres comme moi. Les Étrangers n'ont eu qu'à ramasser les restes. La fin, je ne l'ai pas vue. Quelqu'un m'avait asséné un coup sur la tête… je n'aurais jamais cru me réveiller vivant. » Sa voix se fit encore plus basse et plus rauque.  
 
 
 
 
 
 
 
 
 
— « Ç'aurait été préférable pour moi. »  
 
La poitrine du Briseur-de-Pièges se souleva : il en sortit un son étrange, prolongé. « Ils m'ont ramené ici. Mes épouses… on était en train de les torturer. Ces garces de la Société Femelle – Ottilie, Rita – ça fait partie de leurs attributions. Elles les avaient clouées au mur et elles ont continué à les torturer devant moi. Sans arrêt, je m'évanouissais et je reprenais conscience. Mais j'étais bien conscient quand elles…»  
 
Sa voix se mua en un horrible gargouillis, sa tête retomba sur sa poitrine. Puis il se remit à parler clairement, mais il ne raisonnait plus. « C'étaient de bonnes épouses, » murmura-t-il. « Toutes les deux. Oui, de bonnes épouses. Et elles m'aimaient. Elles auraient pu occuper un rang plus élevé dans la société. Une dizaine de fois au moins, Franklin leur a offert de les féconder et, toujours, elles ont refusé. Elles m'aimaient vraiment. »  
 
Eric sanglotait presque. Il ne les voyait plus beaucoup depuis qu'il avait atteint l'âge d'initié, mais, au cours de sa petite enfance, elles l'avaient entouré d'une affection maternelle. C'étaient elles qui le grondaient, le caressaient, le mouchaient. Elles lui racontaient des histoires, lui enseignaient le catéchisme de la Science-Ancestrale. Aucun de leurs fils n'avait survécu aux épidémies et aux calamités qui balayaient périodiquement les tranchées de l'Humanité. Eric avait eu de la chance. Elles lui avaient consacré la tendresse et les soins qu'en d'autres circonstances elles auraient réservé à leurs fils.  
 
Leur fidélité au Briseur-de-Pièges était un sujet d'étonnement constant pour l'Humanité. Elle leur avait coûté plus encore que les portées abondantes et saines dont les épouses du Chef pouvaient toutes s'enorgueillir : un comportement si excentrique, si peu féminin, leur avait interdit à tout jamais l'accès des postes honorifiques qui auraient dû être les leurs.  
 
À présent elles étaient mortes ou mourantes, et leurs bébés survivants avaient été alloués à d'autres femmes, dont l'importance augmentait d'autant.  
 
— « Dis-moi, » demanda-t-il à son oncle. « Pourquoi la Société Femelle les a-t-elle tuées ? Qu'ont-elles fait de si terrible ? »  
 
Il vit que Thomas avait relevé la tête et le regardait. Avant même d'entendre ce que son oncle avait à lui dire, il sentit son corps se glacer.  
 
— « Tu ne veux pas regarder les choses en face, n'est-ce pas, Eric ? Je ne t'en blâme pas. Mais ça ne sert à rien. Les préparatifs sont bien avancés. »  
 
— « Les préparatifs de quoi ? » demanda Eric, mais une partie de lui-même avait déjà trouvé la sinistre réponse.  
 
— « Nous avons été jugés hors-la-loi. Nous nous sommes rendus coupables de sacrilège contre la Science-Ancestrale. Toi, ma famille, mon détachement, moi-même, nous n'appartenons plus à l'Humanité. Nous avons désobéi à l'Humanité, à la loi, à la religion. Et tu sais ce qui arrive aux hors-la-loi, n'est-ce pas ? On peut leur faire n'importe quoi. N'importe quoi. »  
 
 
 
7  
 
 
 
Eric se rappela que, tout enfant déjà, il se réjouissait d'assister à ce genre de cérémonies. Un Étranger avait été fait prisonnier par un détachement, et l'on décidait que c'était un hors-la-loi. Neuf fois sur dix, il était facile de s'en assurer. Qui d'autre qu'un hors-la-loi se serait promené seul dans les tranchées, sans son détachement, sans un compagnon au moins ? La dixième fois, quand subsistait une ombre de doute, une demande de rançon adressée à son peuple éclaircissait la situation du prisonnier. Il s'était rendu coupable de quelque sacrilège impardonnable, de quelque crime particulièrement monstrueux, qui méritait le châtiment suprême : l'anathème, la révocation de tous ses privilèges d'êtres humains. Il avait échappé à l'exécution. Faites de lui ce que vous voudrez, répondait son peuple. Il n'est plus l'un d'entre nous ; il ne nous est pas plus apparenté qu'un Monstre ; en ce qui nous concerne, il n'a plus rien d'humain.  
 
Alors on organisait une sorte de fête. Avec les morceaux de bois volés aux Monstres et que l'on réservait à cet usage, les membres de la Société Femelle érigeaient une plate-forme dont les spécifications se transmettaient de mère à fille depuis des générations innombrables, depuis l'époque lointaine où les ancêtres les avaient conçues. On appelait cette plate-forme Scène ou Théâtre, ou bien encore Échafaud. Mais, quel que fût son vrai nom, la plupart des détails qui la concernaient faisaient partie des traditions secrètes de la Société Femelle et n'étaient donc pas l'affaire des mâles.  
 
La suite, en tout cas, tout le monde la connaissait. Sur cette plate-forme, on jouait un drame religieux, très émouvant : il représentait le triomphe ultime de l'Humanité sur les Monstres.  
 
Pour cela, il fallait que le personnage central remplît deux conditions. Tout d'abord, que ce fût une créature intelligente, comme l'étaient les Monstres, pour qu'on pût le faire souffrir comme l'Humanité avait l'intention de faire souffrir un jour les Monstres ; ensuite qu'il ne fût pas humain, pour que chaque goutte de peur, de ressentiment et de haine distillée par les énormes et terrifiantes créatures pût se déverser sur leur chair sans aucune inhibition provoquée par la pitié ou par un sentiment de fraternité.  
 
Ce rôle convenait parfaitement aux hors-la-loi, car tout le monde était d'accord pour penser que des êtres aussi répugnants n'appartenaient plus à la race humaine.  
 
 
 
Quand un hors-la-loi s'était fait prendre, tout travail cessait dans les tranchées, et l'on rappelait les détachements de guerriers. C'était un grand jour, un jour de fête. Même les enfants – qui eux aussi contribuaient à préparer le glorieux événement, en faisant des courses pour les femmes, en apportant aux hommes des rafraîchissements – même les enfants se vantaient entre eux de ce qu'ils comptaient faire, de la façon dont ils allaient exprimer leur haine contre ce représentant des non-humains, cet échantillon ligoté, hurlant, de ce qui était Autre.  
 
Tout le monde avait sa chance. Chacun, depuis le chef lui-même jusqu'au plus jeune des enfants capables de réciter le catéchisme de la Science-Ancestrale, grimpait à son tour sur le Théâtre – ou la Scène – ou l’Échafaud érigé par les femmes. Tous se réjouissaient de montrer à la créature que l'on avait déclarée Autre ce qu'ils comptaient faire un jour aux Monstres qui leur avaient volé le Monde.  
 
Sarah-la-Guérisseuse jouait un rôle important dans la cérémonie. Debout sur la plate-forme, elle supervisait les opérations, s'assurait que personne n'allait trop loin, que tout le monde avait son tour, et que, même à la fin, il restait encore un peu de vie dans la victime. Car, une fois achevé le défilé, il fallait brûler complètement l'édifice – avec son occupant ensanglanté – pour symboliser l'espoir qu'un jour les Monstres fussent eux aussi transformés en cendres et rejetés aux quatre coins de l'Univers.  
 
— « Et l'Humanité reconquerra son héritage, » psalmodiait-elle, pendant que l'on éparpillait dédaigneusement, du bout du pied, les fragments carbonisés dans la tranchée. « Et les Monstres disparaîtront. Ils disparaîtront pour toujours, et il n'y aura plus dans le vaste monde que l'Humanité. »  
 
Ensuite on festoyait, on chantait, on dansait. Hommes et femmes se pourchassaient dans les sombres corridors latéraux ; les enfants sautaient et criaient dans la grande tranchée centrale ; les vieillards s'endormaient, avec sur le visage un sourire plein de réminiscence. Tout le monde avait l'impression d'avoir porté un coup aux Monstres. On se sentait, comme jadis les ancêtres, les seigneurs de la création.  
 
Eric se souvenait des choses qu'il avait faites – ou qu'il avait vu faire aux autres – à ces occasions-là. Un terrible frisson le parcourut tout entier. Il dut rentrer le cou dans les épaules, contracter au maximum les muscles des bras et des jambes pour s'empêcher de trembler. Enfin, ses nerfs se calmèrent.  
 
Il était redevenu capable de réfléchir. Mais il ne le voulait à aucun prix.  
 
Les autres, les hors-la-loi qu'il avait vu exécuter jadis, se pouvait-il qu'ils eussent ressenti la même nausée, la même terreur stupéfaite tandis qu'ils attendaient la fin des préparatifs ? Avaient-ils tremblé ainsi, avaient-ils senti ces ruisseaux de sueur couler le long de leur dos, leurs intestins se tordre en manière de protestation, leur chair douce, vulnérable frémir en prévision de ce qui les attendaient ?  
 
Jamais encore cette idée ne lui était venue à l'esprit. Il avait vu en eux des êtres totalement inhumains, le symbole de tout ce qui était Autre. Leurs impressions ne le préoccupaient pas plus que celles des cafards qui détalaient sur le sol de la tranchée. On les écrasait vite ou lentement. Quel importance ? On ne sympathisait pas avec des cafards. On ne s'identifiait pas à eux.  
 
Mais à présent qu'il était sur le point d'être lui-même écrasé, il se rendait compte qu'il y avait une différence. Il était humain. Quel que fût le verdict de l’Humanité et de ses chefs, il était humain. Il éprouvait des terreurs humaines.  
 
Il avait le désir fou, le désir humain de vivre.  
 
Donc, il devait en être de même pour ceux qui l'avaient précédé. Les hors-la-loi qu'il avait contribué à mettre en pièces. Ils étaient humains. Complètement humains.  
 
Ils avaient attendu, comme lui, attendu la fête et ses tortures.  
 
Deux fois seulement, à sa souvenance, il était arrivé que des membres de l'Humanité fussent déclarés hors-la-loi. Dans les deux cas, cela s'était produit longtemps auparavant, alors qu'il n'avait pas même atteint le stade d'initié. Eric s'efforça de se rappeler quels hommes c'étaient avant le drame.  
 
Il lui fallait une compagnie, n'importe laquelle, même celle des morts. La compagnie des morts était préférable à celle de cet homme ensanglanté, assis près de lui, et qui marmonnait des choses sans signification, tandis que sa tête ballottait sur sa poitrine déchirée.  
 
Quels hommes étaient-ils ? Non, cela ne servait de rien. Dans le premier cas, sa mémoire ne lui transmettait que l'image d'une masse hurlante, juste avant l'épisode du bûcher. Ce n'était pas un homme qu'il se rappelait. Ce n'était pas un être humain. Et dans le second cas…  
 
Eric se redressa, luttant contre ses liens. Le deuxième hors-la-loi s'était échappé ! Il n'avait jamais su comment ; il se rappelait seulement qu'un garde avait été sévèrement puni et que, pendant longtemps, des détachements de guerriers avaient patrouillé, vainement, dans les tranchées lointaines.  
 
S'échapper. Voilà la solution. Il devait s'échapper. Une fois déclaré hors-la-loi, il ne pouvait plus espérer de pitié. La sentence était irrévocable. La cérémonie que l'on préparait avait une signification religieuse trop élevée pour que rien ne pût l'arrêter, hormis la disparition du principal protagoniste.  
 
Oui, s'échapper. Mais comment ? À supposer même qu'il pût se libérer de ses liens si habilement et si solidement noués, il n'avait pas d'arme. Le garde de l'entrée le transpercerait de son épieu. Et, s'il manquait son coup, il y en avait d'autres dehors, presque tout l'effectif de l'Humanité.  
 
Comment ? Comment ? Il se força à être calme, à passer en revue toutes les alternatives possibles. Il savait qu'il ne disposait pas de beaucoup de temps. Bientôt la plate-forme serait achevée et les représentantes de la Société Femelle viendraient le chercher.  
 
 
 
Eric se mit au travail sur les nœuds qui lui liaient les mains. Il n'avait pas grand espoir. S'il réussissait à se libérer les mains, peut-être pourrait-il se faufiler jusqu'à l'entrée, bondir et se sauver à toutes jambes. Si un épieu le clouait au sol… eh bien, tant pis, ce serait une mort plus douce et plus rapide que l'autre.  
 
Mais ils se garderaient bien de le tuer, se dit-il. Il faudrait qu'il eût beaucoup de chance et qu'un guerrier oubliât ses instructions.  
 
Dans un cas pareil, quand il s'agissait de retenir et non de tuer un prisonnier, on visait les jambes.  
 
Parmi ses anciens compagnons, il y en avait au moins une douzaine d'assez adroits pour le toucher à vingt ou vingt-cinq pas. Et une autre douzaine qui couraient plus vite que lui. Après tout, il n'était pas Roy-l'Agile.  
 
Roy ! Il était mort à présent et son corps glissait dans les égouts. Il se surprit à regretter sa querelle avec lui.  
 
Un Étranger passa devant sa prison, n'y jeta qu'un coup d'œil à peine curieux. Deux autres le suivirent. Ils partaient, sans doute, avant le début de la cérémonie.  
 
Ils allaient assister, chez eux, à quelque rite semblable. Walter-le-Chercheur-d'Armes, Arthur-l'Organisateur… étaient-ils eux aussi en train d'attendre, dans quelque geôle, la même mort lente ? Eric en doutait. Il avait l'impression que ces hommes ne se laisseraient pas prendre aussi facilement que lui et son oncle. Arthur était trop intelligent, il l'aurait juré, et Walter… eh bien, Walter disposait sûrement de quelque arme fantastique que personne n'avait jamais vue ou même imaginée…  
 
Comme celle qu'il avait dans son sac… cette boule rouge que le Chercheur-d'Armes lui avait donnée !  
 
Mais était-ce bien une arme ? Il n'en savait rien. Cependant, même si ce n'en était pas une, il avait l'impression qu'elle produirait quelque effet de surprise. « Ça ne passera pas inaperçu, » avait dit Walter dans le territoire des Monstres.  
 
Quel que fût cet effet de surprise, il pourrait peut-être profiter de la diversion pour s'échapper, avec son oncle.  
 
Mais ce serait ça, l'ennui. Son oncle. Ligoté comme il l'était – il venait de se rendre compte qu'il lui était impossible de se libérer seul – il avait absolument besoin de l'aide de son oncle. Or, le Briseur-de-Pièges était manifestement trop mal en point pour lui être d'une utilité quelconque.  
 
Il marmonnait d'une voix traînante, monotone, le buste de plus en plus incliné vers le sol. De temps en temps, un gémissement aigu, presque surpris, interrompait son monologue : c'était la conscience de ses blessures qui parvenait jusqu'à lui.  
 
À la place, n'importe qui serait déjà mort. Seul un organisme aussi puissant que celui du Briseur-de-Pièges pouvait résister à un tel traitement. Et, s'ils réussissaient à s'enfuir, il se pouvait – pourquoi pas ? – qu'avec des soins et du repos son oncle guérît.  
 
S'ils réussissaient à s'enfuir.  
 
 
 
— « Oncle Thomas, » dit-il en se penchant vers lui et en lui parlant d'une voix basse, mais ardente. « Je crois que j'ai trouvé le moyen de nous tirer d'affaire. Le moyen de nous sauver. »  
 
Pas de réponse. Les lèvres sanglantes poursuivirent leur long et incompréhensible monologue, coupé de gémissements.  
 
— « Tes femmes, » dit Eric avec désespoir. « Tes femmes. Ne veux-tu pas les venger ? »  
 
Il y eut une étincelle. « Mes femmes, » dit la voix épaisse. « C'étaient de bonnes épouses. De très bonnes épouses. Jamais elles n'ont laissé « Franklin approcher. Oui, c'étaient de bonnes épouses. » Puis l'étincelle s'éteignit et les grognements informes recommencèrent.  
 
— « Te sauver ! » fit Eric. « Tu ne veux pas te sauver ? »  
 
Un mince filet de sang coagulé s'écoula entre les mâchoires qui remuaient lentement. Il n'y eut pas d'autre réponse.  
 
Eric jeta un coup d'œil vers l'entrée de l'impasse. Le garde qui y était posté ne se retournait plus, de temps à autre, pour surveiller les prisonniers. La construction de la plate-forme devait être terminée, et il prenait tant d'intérêt aux derniers préparatifs qu'il avait fait un ou deux pas en avant. Il contemplait, absolument fasciné, un point situé à la gauche de la grande tranchée centrale.  
 
C'était déjà quelque chose. Une chance de plus. Mais cela signifiait également que la fin approchait. D'un instant à l'autre, les représentantes de la Société Femelle allaient venir les chercher pour les traîner sur le lieu de la cérémonie.  
 
Sans quitter des yeux le garde, Eric s'adossa au mur rugueux et se mit à frotter les courroies qui l'emprisonnaient contre les aspérités les plus marquées. Ce n'était pas assez rapide, il s'en rendit compte bientôt. Si seulement il y avait là une pointe d'épieu, quelque chose de coupant. Fiévreusement, il regarda autour de lui.  
 
Non, rien. Rien que quelques sacs remplis de nourriture, sur lesquels des cafards déambulaient paresseusement.  
 
Son oncle était son seul espoir. Il fallait qu'il parvînt à le réveiller, à lui faire comprendre son désir. Il se rapprocha de lui en rampant, colla sa bouche contre l'oreille à moitié décollée.  
 
— « Je suis Eric. Eric-le-Fils-Unique. Tu te souviens de moi, oncle ? Je suis allé entreprendre mon premier Vol. Avec toi, oncle Thomas. J'ai choisi la troisième catégorie, comme tu me l'avais dit, tu te rappelles ? J'ai réussi mon Vol. J'ai suivi exactement tes instructions. Je suis Eric-l'Œil maintenant, n'est-ce pas ? Dis-moi, est-ce que je suis Eric-l'Œil ? »  
 
Murmures, grognements, gémissements. Thomas semblait incapable de comprendre quoi que ce fût.  
 
— « Et Franklin, il ne peut pas nous faire ça, hein, oncle Thomas ? Tu ne veux pas te sauver ? Tu ne veux pas te venger de Franklin, d'Ottilie, les punir pour ce qu'ils ont fait à tes femmes ? Tu ne veux pas, dis, tu ne veux pas ? »  
 
Il lui fallait percer la brume confuse dans laquelle le délire avait plongé son oncle.  
 
Fou de désespoir, ne sachant plus que faire, il baissa la tête et mordit de toutes ses forces l'épaule blessée.  
 
 
 
Rien. Rien que le flot de paroles sans signification. Et le filet de sang coulant de la bouche.  
 
— « J'ai vu Arthur-l'Organisateur. Il m'a dit qu'il te connaissait depuis longtemps. Quand l'as-tu rencontré pour la première fois, oncle Thomas ? Quand as-tu fait la connaissance d'Arthur-l'Organisateur ? »  
 
La tête s'inclina encore davantage, les épaules se voûtèrent.  
 
— « Parle-moi de l'Autre-Science. Explique-moi ce que c'est. » Eric bégayait presque dans ses efforts frénétiques pour trouver la clef qui lui ouvrirait l'esprit de son oncle. « Arthur-l'Organisateur et Walter-le-Chercheur-d'Armes sont-ils des gens très importants parmi les partisans de l'Autre-Science ? Sont-ils des chefs ? Quel était le nom de l'édifice dans lequel ils se cachaient ? À quoi sert-il. Ils ont parlé de tribus, de tribus dont j'ignorais l'existence. Y a-t-il beaucoup d'autres tribus ? Et ces autres tribus, est-ce que…»  
 
Ça y était. Il avait trouvé la clef. Il avait percé la carapace.  
 
La tête de Thomas-le-Briseur-de-Pièges se releva péniblement ; des ombres dansaient dans ses yeux.  
 
— « Les autres tribus. C'est drôle que tu m'en parles. Que tu m'en parles, toi. »  
 
— « Pourquoi ? Que veux-tu dire ? » Eric luttait pour maintenir la clef en place, pour la faire tourner. « Pourquoi est-ce drôle que ce soit moi qui t'en parle ? »  
 
— « Ta grand-mère appartenait à une autre tribu, une tribu étrange qui habitait une tranchée très éloignée. J'étais encore tout enfant quand c'est arrivé. » Thomas-le-Briseur-de-Pièges hocha lentement la tête. « Le détachement de ton grand-père est parti pour un long voyage, le plus long qu'il ait jamais fait. Au retour, il a ramené ta grand-mère. »  
 
— « Ma grand-mère ? » Un instant, Eric oublia ce qu'on était en train de lui préparer dehors. Il avait toujours su qu'un secret entourait l'existence de sa grand-mère. On en parlait rarement dans l'Humanité. Il avait cru jusqu'à présent que l'explication résidait dans le fait qu'elle avait eu un fils terriblement malchanceux – une des pires choses qui pût arriver à quelqu'un. Après tout, elle n'avait eu qu'un seul enfant et celui-ci était mort, avec sa femme, dans le territoire des Monstres. Pas de chance, vraiment.  
 
 
 
— « Ma grand-mère venait d'une autre tribu ? Elle n'appartenait pas à l'Humanité ? » Il savait, certes, que, parmi les femmes qu'il connaissait, plusieurs avaient été capturées dans les tranchées voisines et avaient maintenant le bonheur d'être considérées comme des membres de l'Humanité en tous points semblables aux autres. Parmi leurs femmes à eux, il s'en perdait une ainsi, de temps en temps, qui s'était trop écartée de chez elle et qui tombait entre les mains de guerriers Étrangers. C'est que, lorsqu'on volait une femme à un autre peuple, on lui dérobait, par la même occasion, une substantielle portion de son savoir. Mais jamais il n'aurait imaginé…  
 
— « Dora-la-Rêveuse. » La tête de Thomas oscillait sur sa poitrine ; les mots sortaient de ses lèvres dans un horrible gargouillis de salive ensanglantée. « Sais-tu pourquoi on appelait ta grand-mère Dora-la-Rêveuse, Eric ? Les femmes prétendaient que les choses dont elle parlait n'arrivaient jamais qu'en rêve, qu'on ne pouvait pas avoir avec elle de conversation normale… Tout ce qu'elle savait faire, c'était raconter ses rêves. Mais elle a beaucoup appris à ton père, et il lui ressemblait. Les femmes avaient un peu peur de s'accoupler avec lui. Ma sœur a été la première à accepter d'en courir le risque… et tout le monde a dit qu'elle avait bien mérité ce qui lui était arrivé. »  
 
Brusquement, Eric prit conscience d'un changement dans la qualité des sons qui lui parvenaient de la tranchée centrale. L'agitation s'était calmée. Se préparait-on à venir le chercher ?  
 
— « Oncle Thomas, écoute ! J'ai une idée. Ces Étrangers – Walter, Arthur-l'Organisateur – ils m'ont donné un souvenir des Monstres. Je ne sais pas quels sont ses effets, mais je ne peux pas l'atteindre. Je vais me retourner. Essaie de fouiller dans mon sac du bout des doigts et…»  
 
Le Briseur-de-Pièges ne lui accorda pas la moindre attention. « C'était une adepte de l'Autre-Science, » poursuivit-il dans son délire. « La première de toute l'Humanité. Je crois que sa tribu était tout entière formée de partisans de l'Autre-Science. Tu te rends compte… toute une tribu ! »  
 
Eric gémit. En ce demi-cadavre, en ce dément, résidait son dernier espoir. En cette sanglante épave qui avait été jadis le plus fier, le plus alerte capitaine de toute l'Humanité.  
 
Il se retourna pour jeter un coup d'œil au garde. Celui-ci contemplait toujours la grande tranchée centrale. Les bruits s'étaient tus : un grand silence régnait, terrifiant, peuplé de souffles haletants. Mais n'y avait-il pas aussi un bruit de pas ? Eric devait obliger son oncle à coopérer.  
 
— « Thomas-le-Briseur-de-Pièges ! » dit-il d'un ton sec, évitant à grand peine de trop élever la voix. « Écoute-moi. C'est un ordre ! Il y a quelque chose dans mon sac, une espèce de boule gluante. Nous allons nous retourner dos à dos, tu vas l'attraper du bout des doigts et me la passer. M'entends-tu ? C'est un ordre… un ordre de guerrier ! »  
 
Son oncle, tout à fait docile à présent, hocha la tête. « Je suis un guerrier depuis bien des lunes, » marmonna-t-il en se contorsionnant pour se retourner. « Et voilà déjà longtemps que je commande mon détachement. Longtemps que j'ordonne et que j'obéis. Jamais je n'ai désobéi à un ordre. C'est ce que je dis toujours : comment s'attendre à ce qu'on vous obéisse si vous ne…»  
 
— « Assez, » fit Eric en se rapprochant de Thomas et en se penchant de manière à ce que son sac se trouve au niveau des bras liés de son oncle. « Cherche cette masse gluante. Elle est sur le dessus. Vite ! »  
 
Oui. C'étaient bien des pas qui se rapprochaient. Les représentantes de la Société Femelle, le Chef, une escorte de guerriers. Et le garde, qui regardait avancer cette funèbre procession, risquait de se rappeler son devoir, de se retourner vers les prisonniers.  
 
— « Vite ! » ordonna-t-il. « Je t'ai dit de te dépêcher. Ça aussi, c'est un ordre. Passe-la-moi. Vite ! »  
 
Et, pendant tout ce temps, alors que les doigts du Briseur-de-Pièges touillaient maladroitement dans son sac, alors que, plein de terreur et d'impatience, il écoutait approcher le peloton d'exécution – pendant tout ce temps, une partie de lui-même s'étonnait de ces ordres qu'il osait adresser à un capitaine expérimenté, de cette autorité incroyable qui émanait de sa voix.  
 
— « Tu te demandes, je suppose, où est la tranchée habitée par la tribu de ta grand-mère, » fit Thomas, retournant à son sujet comme s'ils étaient en train de discuter aimablement après un dîner.  
 
— « Ce n'est pas à ça que tu dois penser ! Passe-moi cette boule. Passe-la moi ! »  
 
— « C'est difficile à décrire, » poursuivait la voix du vieillard. « Elle est bien loin d'ici, cette tranchée, bien loin d'ici. Tu sais que les Étrangers nous appellent les tribus de première ligne. Tu le sais, n'est-ce pas ? Eh bien, la tribu de ta grand-mère demeurait dans l'une des tranchées qui se trouvent le plus à l'arrière. »  
 
Eric sentit ses doigts se refermer dans le sac.  
 
Les trois femmes qui gouvernaient la Société Femelle entrèrent dans l'impasse. Ottilie-l'Augure, Sarah-la-Guérisseuse et Rita-la-Gardienne-du-Passé. Le Chef et deux capitaines armés de pied en cap les accompagnaient.  
 
 
 
8  
 
 
 
Ottilie-la-Première-Épouse-du-Chef marchait en tête, s'arrêta juste à l'entrée de l'impasse et les autres l'imitèrent formant un cercle autour d'elle.  
 
— « Regardez-les, » lança-t-elle, sarcastique. « Ils essaient de se libérer. Et que comptent-ils faire quand ils auront les mains libres ? »  
 
Franklin avança d'un pas et jeta un long regard aux deux hommes accroupis dos à dos. « Ils tenteront de s'enfuir, » expliqua-t-il, donnant la réplique à sa femme. « Même sans armes, Thomas-le-Briseur-de-Pièges et son neveu valent bien les meilleurs guerriers de l'Humanité ! »  
 
Ce fut alors qu'Eric sentit les mains de son oncle sortir du sac auquel ses bras à lui étaient liés. Quelque chose tomba par terre. Quelque chose qui fit un bruit bizarre, un bruit mou et flasque. Aussitôt il le chercha, la bouche ouverte, les genoux fléchis au point que son corps était presque plié en deux.  
 
— « Tu n'as jamais rien vu qui ressemble aux tranchées où demeure la tribu de ta grand-mère, » marmonnait Thomas, comme indifférent à ce que ses mains venaient de faire. « Et moi non plus, quoique j'aie écouté les histoires que l'on raconte. »  
 
— « Il ne va plus durer longtemps, » commenta Sarah-la-Guérisseuse. « Nous ne pourrons vraiment nous amuser qu'avec le petit. »  
 
Tout ce que tu as à faire, avait dit Walter-le-Chercheur-d'Armes, c'est d'en arracher une pincée du bout des doigts. Une seule à la fois, pas plus. Ensuite, tu craches dessus et tu la jettes. Tu la jettes le plus vite et le plus loin possible.  
 
Il ne pouvait pas se servir de ses doigts. Mais il se pencha sur la boule rouge et en arracha un morceau avec les dents. Sa langue toucha une étrange substance molle, la mouilla de salive. Simultanément, il frappa le sol de ses doigts de pieds recourbés, redressant les jambes, lançant vers le haut les cuisses et le corps. Ne pouvant pas utiliser ses bras pour conserver son équilibre, il se leva en titubant et se retourna, face aux chefs de son peuple.  
 
Quand tu auras craché dessus, jette-la vite. Le plus vite et le plus loin possible.  
 
— « Je ne sais pas ce qu'il trafique, » dit quelqu'un, « mais ça ne me plaît pas du tout. Laissez-moi passer. »  
 
Stephen-aux-Bras-Robustes s'avança de quelques pas et brandit un lourd épieu, prêt à le lancer.  
 
Eric ferma les yeux, pencha la tête très en arrière et prit une longue, une profonde inspiration. Puis il rejeta la tête en avant, faisant violemment claquer sa langue contre l'objet qu'il avait dans la bouche. Il expira si brusquement qu'il fut pris d'une quinte de toux.  
 
La petite masse molle s'envola et il ouvrit les yeux pour surveiller sa trajectoire. D'abord il ne la vit nulle part ; puis il la situa grâce à l'expression de Stephen, au mouvement de ses yeux qui, de stupéfaction, se mirent à rouler dans leur orbite.  
 
Une petite tache rouge maculait le front du capitaine.  
 
Qu'est-ce qui était censé se passer ? se demanda-t-il. Il avait suivi les directives du mieux qui lui était possible, étant donné les circonstances, mais il n'avait pas la moindre idée de ce que la tache écarlate mouillée de salive était supposée accomplir. Il la regarda, avec espoir.  
 
Puis Stephen-aux-Bras-Robustes leva lentement sa main libre pour effacer la tache. Eric cessa d'espérer. Rien n'allait arriver.  
 
Voilà ce que c'est, pensa-t-il avec désespoir. Voilà ce que c'est que de faire confiance aux Étrangers…  
 
 
 
L'explosion fut si assourdissante qu'il crut un moment que le toit de la tranchée s'était effondré. Il fut rejeté contre le mur et il tomba comme s'il avait été assommé par le bois d'un épieu. Il se rappela la quinte de toux qui l'avait pris quand il avait expulsé de sa bouche le morceau de boule rouge. Cette toux avait-elle éveillé un écho, un écho gigantesque ?  
 
Enfin, il leva la tête : dans la petite impasse, les réverbérations s'étaient tues, remplacées par un silence relatif. Quelqu'un hurlait. Hurlait et hurlait.  
 
C'était Sarah. Elle regardait de dos Stephen-aux-Bras-Robustes. Tout à l'heure elle se tenait juste derrière lui. À présent, elle le regardait fixement, et elle hurlait à petits cris aigus, spasmodiques.  
 
Elle avait la bouche ouverte si grande qu'elle semblait sur le point de se décrocher les mâchoires. Et, à chaque hurlement, elle levait un bras raide qu'elle braquait sur la nuque de Stephen. Elle l'abaissait et le relevait comme pour bien faire comprendre à toute l'assistance la raison de ses cris, pour que personne ne pût se poser de questions là-dessus.  
 
Stephen-aux-Bras-Robustes n'avait plus de tête. Son corps se terminait au cou, et des lambeaux de peau retombaient sur sa poitrine, en festons irréguliers. Un jet de sang gargouillait à l'endroit où, auparavant, était sa tête. Son corps se tenait toujours droit, les pieds écartés l'un de l'autre, à la distance réglementaire, un bras tenant l'épieu brandi, l'autre figé à la verticale, comme il l'avait levé, quelques secondes plus tôt, pour effacer sur son front la tache rouge. Il était là, immobile, incroyablement grand, droit et vivant.  
 
Soudain il s'effondra.  
 
Ce fut d'abord l'épieu qui s'échappa lentement de sa main droite et tomba par terre avec fracas. Puis les bras s'abaissèrent mollement, les mains effleurèrent les genoux qui se pliaient, et le grand corps robuste glissa sur lui-même, comme dépouillé de son squelette. Il s'affaissa sur le sol, un bras par-ci, une jambe par-là, informe, tel un sac de chair qu'on eût jeté dans un coin de la tranchée.  
 
L'espace d'une ou deux secondes il fut agité de soubresauts spasmodiques ; puis le jet de sang se mua en un lent ruisseau et il se figea, immobile entassement de membres et du torse. De la tête manquante, il n'y avait pas la moindre trace.  
 
 
 
Sarah-la-Guérisseuse se tut et se tourna, tremblante, vers ses compagnons. Leurs yeux écarquillés quittèrent le cadavre affalé sur le sol.  
 
Puis ils réagirent tous à la fois.  
 
Avec des hurlements frénétiques, horrifiés, déments, chœur de fous dirigé par Sarah, ils coururent vers la sortie, ils s'y bousculèrent, sorte de monstre composite grouillant de bras, de jambes, de seins nus et pendants, ils entraînèrent avec eux la garde et semèrent leur incontrôlable panique tout au long de la grande tranchée centrale.  
 
Quelque temps encore, Eric entendit le martèlement de leurs pieds nus dans les corridors lointains. Puis tout se tut. Seul le monologue interminable de Thomas-le-briseur-de-Pièges vint encore troubler le silence.  
 
Eric s'obligea à se relever. Il n'arrivait pas à comprendre ce qui s'était passé. Cette boule rouge… l'Étranger, Walter, avait dit que c'était une arme, mais cela ne ressemblait à aucune arme de sa connaissance. Sauf, peut-être à celle des ancêtres : ils étaient censés avoir eu des armes capables de désagréger un objet sans en laisser aucune trace. Mais cette boule rouge, c'était un produit de l'industrie des Monstres, que Walter-le-Chercheur-d'Armes avait trouvé et s'était approprié. Qu'était-ce que cette boule rouge ? Comment avait-elle pu faire exploser la tête de Stephen ?  
 
La solution, il la chercherait un autre jour. En attendant, il avait sa chance. Ça ne durerait peut-être pas longtemps : il ne savait pas à quel moment la panique se calmerait et l'on enverrait une patrouille de guerriers enquêter sur les lieux. Il se dirigea vers le cadavre, enjamba précautionneusement le ruisseau de sang qui s'écoulait de sa blessure et, s'accroupissant devant l'épieu, réussit à l'attraper de ses mains liées, puis à se lever en le tenant derrière le dos.  
 
Il ne pouvait pas trancher tout de suite ses liens.  
 
— « Oncle Thomas, » cria-t-il. « Nous pouvons nous sauver. Nous avons une chance. Vite, lève-toi. »  
 
Le Capitaine le regarda sans comprendre. «… des corridors comme tu n'en as jamais vu ou imaginé, » bredouillait-il toujours. « Des lanternes qu'on ne porte pas sur le front. Des corridors remplis de lanternes. Des corridors et des corridors…»  
 
Eric réfléchit. Son oncle allait l'encombrer, l'empêcher de se déplacer rapidement. Mais il ne pouvait pas l'abandonner. C'était le seul parent qui lui restait, la seule personne qui ne le considérât pas comme un hors-la-loi, comme un objet. Et, en dépit de son état, c'était encore son Capitaine.  
 
— « Lève-toi ! » répéta-t-il. « Thomas, lève-toi ! C'est un ordre, un ordre de guerrier. Lève-toi ! »  
 
Comme il l'avait espéré, son oncle réagit au commandement. Il parvint à replier ses jambes sous lui, et s'efforça de prendre appui sur elles, mais ce fut inutile. Il n'avait pas la force de se lever.  
 
 
 
Lançant par-dessus son épaule des coups d'œil pleins d'appréhension à l'entrée de l'impasse, Eric courut vers son oncle. En procédant à reculons, il réussit à introduire une extrémité de l'épieu sous l'aisselle du blessé. Puis, se servant de sa hanche comme d'un levier, il pesa de tout son poids sur l'autre extrémité.  
 
C'était difficile, ça glissait : il ne pouvait pas se servir de tous ses muscles et il avait du mal à se rendre compte de ce qu'il faisait. Entre deux efforts, il continuait de scander entre ses dents serrées : « Lève-toi, debout, debout, debout ! » Enfin, l'autre bout de l'épieu toucha le sol. Son oncle était debout, titubant mais debout.  
 
Traînant maladroitement l'épieu, Eric le poussa et le tira dans la grande tranchée centrale. Il n'y avait plus personne. Des armes, des récipients, des objets de toutes sortes gisaient pas terre, abandonnés en toute hâte par leurs propriétaires. La plate-forme, terminée, se dressait, solitaire, devant le Tumulus Royal. Les cadavres des deux épouses de son oncle avaient été transportés ailleurs, sans doute quelque temps auparavant.  
 
Le Chef et les autres Capitaines avaient bifurqué à gauche après leur sortie brusquée de l'impasse. Apparemment, ils étaient passés devant l'échafaud et avaient entraîné le reste de l'Humanité.  
 
Eric tourna à droite.  
 
Son oncle constituait un problème. Thomas-le-Briseur-de-Pièges ne cessait de s'arrêter, comme étonné de ce qu'il était en train de faire. Et il répétait sans se lasser l'histoire de son voyage dans les tranchées de l'étrange tribu lointaine. Eric devait le pousser contre lui pour l'obliger à se mouvoir.  
 
Lorsqu'ils eurent atteint les corridors extérieurs, il se sentit mieux. Mais ce fut seulement après avoir pris une multitude de tournants et une quantité de carrefours, en débouchant dans des tranchées totalement inhabitées qu'il osa s'arrêter et trancher ses liens avec la pointe de son épieu. Il fit de même pour son oncle. Puis, passant autour de ses propres épaules le bras gauche de son oncle et lui enserrant fermement la taille, il reprit sa route. Il avançait lentement, son oncle était lourd, mais plus il mettait d'espace entre l'Humanité et lui, mieux cela vaudrait.  
 
Où aller, cependant ? Oui, où aller ? Il tournait et retournait le problème dans son esprit en poursuivant sa lente progression dans les corridors silencieux. Toutes les destinations se valaient. Son oncle et lui ne seraient les bienvenus nulle part. Il fallait marcher droit devant soi.  
 
Peut-être s'était-il posé cette question à haute voix. À son grand étonnement, Thomas-le-Briseur-de-Pièges dit brusquement, d'une voix tout à fait cohérente mais très faible : « La porte qui mène dans le territoire des Monstres, Eric. C'est là qu'il faut aller. »  
 
— « Pourquoi ? » s'enquit Eric. « Que pourrons-nous y faire ? »  
 
Il n'y eut pas de réponse. La tête de Thomas retomba sur sa poitrine. Manifestement, il sombrait à nouveau dans l'inconscience. Pourtant, soutenu par le bras d'Eric, il continuait de remuer les jambes. Il y avait encore en lui quelques vestiges d'énergie et de détermination.  
 
Le territoire des Monstres. Y trouveraient-ils à présent plus de sécurité que chez les êtres humains ?  
 
Parfait, alors. Le territoire des Monstres. Pour y parvenir, il leur faudrait décrire un arc de cercle et emprunter une grande quantité de corridors, mais Eric connaissait le chemin. Après tout, se dit-il, il était Eric-l'Œil. C'était son rôle que de savoir se diriger.  
 
Mais était-il vraiment Eric-l'Œil ? Il n'avait pas bénéficié de la formation que l'on dispensait aux jeunes gens après un Vol réussi. Sans cette initiation, peut-être n'était-il encore qu'Eric-le-Fils-Unique, l'adolescent, l'initié. Non, il savait ce qu'il était. Eric-le-Hors-la-Loi, et rien d'autre.  
 
Il était un hors-la-loi, sans patrie, sans peuple. Et, hormis cet agonisant qu'il traînait derrière lui, tout le monde le considérait comme l'homme à abattre.  
 
 
 
9  
 
 
 
Thomas-le-Briseur-de-Pièges avait été grièvement blessé au cours de l'attaque-surprise qui avait coûté la vie à son détachement. En temps ordinaire, ses blessures eussent été pansées par l'habile et experte Sarah-la-Guérisseuse. Mais, étant donné les circonstances, Sarah avait fait exactement le contraire.  
 
La fatigue de l'évasion et de cette marche forcée avait drainé son corps de ses dernières ressources. Ses yeux étaient vitreux ; ses robustes épaules, affaissées. Thomas n'était plus qu'un somnambule avançant par saccades dans la direction de la mort.  
 
Quand ils s'étaient arrêtés pour se reposer, Eric – après avoir tendu l'oreille pour s'assurer qu'on ne les poursuivait pas – avait soigneusement lavé les blessures de son oncle avec l'eau de sa cantine et bandé les plaies qui lui paraissaient les plus graves avec des morceaux de toile à sac. C'était tout ce qu'il pouvait faire. Sa science se bornait à ces premiers soins que l'on enseignait à tous les guerriers. Pour faire quelque chose de plus compliqué, il aurait fallu les connaissances thérapeutiques d'une femme.  
 
Ce qui n'aurait pas servi à grand-chose, d'ailleurs. Le Briseur-de-Pièges était trop mal en point.  
 
Eric se désespéra à la pensée d'être seul pour toujours dans les sombres corridors inhabités. Il essaya de faire avaler de force à son oncle de l'eau et un peu de nourriture ; Mais la tête de Thomas roulait sur ses épaules et ce qu'Eric lui donnait à manger s'écoulait sur son menton. Il respirait légèrement et très vite. Son corps était devenu brûlant.  
 
Eric, lui, mangea avec un appétit féroce : c'était son premier repas depuis très, très longtemps. Il regardait la silhouette voûtée de son oncle en essayant d'imaginer une ligne de conduite. Il ne trouva rien de mieux que de le réentraîner en le soutenant vers le territoire des Monstres.  
 
Une fois debout, le Briseur-de-Pièges se remit à marcher, mais il avait le pas plus mou, plus traînant que tout-à-l'heure. Au bout d'un moment, Eric dut s'arrêter : il avait l'impression de hâler un poids mort.  
 
Quand il voulut allonger son oncle sur le sol, il s'aperçut que le corps était devenu tout à fait, mou. Thomas était étendu sur le dos, regardant sans curiosité le plafond arrondi sur lequel sa lanterne frontale dessinait une brillante tache circulaire.  
 
Les battements du cœur étaient très, très faibles.  
 
— « Eric, » dit faiblement la voix de son oncle. Il leva les yeux et regarda les lèvres qui remuaient avec difficulté.  
 
— « Oui, oncle ? »  
 
— « Je regrette… de t'avoir… entraîné dans tout cela… Je n'avais… pas le droit. Ta vie… après tout… ta vie. Toi… mes femmes, le détachement. J'ai mené… tout le monde… à la mort. Je regrette. »  
 
Eric lutta pour retenir ses larmes. « Il y avait une raison, oncle Thomas, » dit-il. « Nous avions une cause. Ce n'est pas ta faute. C'est la cause qui a échoué. »  
 
Les lèvres du mourant laissèrent échapper un hideux caquètement. Éric crut d'abord que c'étaient les râles de l'agonie. Puis il se rendit compte que c'était un rire, mais un rire comme il n'en avait jamais entendu.  
 
— « La cause ? » fit le Briseur-de-Pièges entre deux halètements. « La cause ? Sais-tu ce que… ce qu'était que… cette cause ? Je voulais… je voulais être Chef. Être Chef. Le seul moyen… c'était… l'Autre-Science… les Étrangers… la cause. Tout le monde… les tueries… Je voulais… être Chef. Chef ! »  
 
Il se raidit en articulant le dernier mot. Puis, lentement, comme la chair se liquéfie, ses membres se détendirent.  
 
Il était mort.  
 
 
 
Eric contempla longuement le cadavre. Il se rendit compte que cela ne faisait aucune différence. L'état de stupeur dans lequel il se trouvait persistait. Il y avait au centre de son cerveau une région paralysée qui était incapable de penser ou de ressentir quoi que ce fût.  
 
Enfin, il se secoua, se pencha et attrapa le cadavre par les épaules. Marchant à reculons, il le traîna en direction du territoire des Monstres.  
 
Il avait quelque chose à faire. Il lui fallait s'acquitter d'un devoir. Un devoir auquel étaient tenus tous les habitants des tranchées quand une mort survenait dans le voisinage. Cette tâche lui occuperait l'esprit, l'empêcherait de se torturer.  
 
Mais il lui restait à peine assez de forces pour l'accomplir. Son oncle était un homme massif, bien bâti. Eric devait s'arrêter presque à chaque tournant pour reprendre haleine.  
 
Enfin, il arriva devant la porte, en se félicitant de ce que son oncle eût choisi pour mourir un endroit situé relativement près de son but. Il avait l'impression de comprendre à présent pourquoi Thomas lui avait suggéré cette destination. Le Briseur-de-Pièges savait qu'il lui restait très peu de temps à vivre. Il savait aussi que son neveu devrait se débarrasser de son corps. Il s'était efforcé de lui faciliter les choses en marchant le plus loin possible.  
 
Près de la porte qui menait dans le territoire des Monstres, il y avait une canalisation d'eau. Or, près de toute canalisation d'eau se trouvait une bouche d'égout. C'était probablement là que l'on avait jeté les cadavres des guerriers tués au cours de l'escarmouche. Et c'était également là que Thomas désirait finir sa carrière : il savait que son neveu pourrait y disposer de son cadavre sans courir de risques exagérés.  
 
Il avait voulu faire au moins cela pour son neveu.  
 
Eric repéra sans difficulté la canalisation d'eau. Il entendait sous ses pieds une sorte de gargouillis régulier. À l'endroit où le bruit était le plus fort, il trouva la trappe découpée dans le sol au prix d'immenses efforts par quelque génération passée de l'Humanité. Non loin de là, il y avait un autre tuyau, beaucoup plus large, où deux hommes, auraient pu passer de front. Là aussi, la substance dure qui formait le sol de la tranchée avait été grattée, de sorte qu'un joint était exposé.  
 
L'ouvrir était une autre histoire. Eric l'avait souvent vu faire à ses aînés, mais il s'y essayait, lui, pour la première fois. Ça n'était pas commode que de pousser et tirer la lourde plaque, à droite, puis à gauche, de glisser les doigts par-dessous et de hâler juste au bon moment.  
 
 
 
Enfin la plaque se releva et l'incroyable puanteur de l'égout, plein d'un liquide noir qui tournoyait en décrivant des cercles sombres, inonda la tranchée. Dans son esprit, Eric avait toujours associé cette odeur à la mort, car le tuyau ne charriait pas seulement les déchets des Monstres mais aussi ceux de l'Humanité, collectés chaque semaine par les vieilles femmes trop faibles pour qu'on leur confie d'autres travaux. Tout ce qui n'était pas vivant ou utile, tout ce qui risquait de pourrir et d'infester les tranchées, on le déversait dans l'égout le plus proche. Dans cette catégorie entraient évidemment les cadavres.  
 
Eric dépouilla le corps de son oncle de tout ce qui pouvait lui servir, comme il l'avait vu faire tant de fois aux femmes. Puis il le traîna jusqu'au trou et le retint par le bras pour éviter qu'il ne fût entraîné par le courant. Il récita tout ce qu'il se rappelait du rituel, en terminant par ces mots : « Voilà pourquoi je vous supplie, ô ancêtres, de recevoir le corps de ce membre de l'Humanité, Thomas-le-Briseur-de-Pièges, guerrier de premier rang, Capitaine renommé et père de neuf enfants. »  
 
Le rituel comportait habituellement deux phrases de plus : « Emportez-le et gardez-le avec vous jusqu'à ce que les Monstres aient été totalement anéantis et que la Terre nous appartienne à nouveau. Alors, vous, lui et tous les êtres humains qui ont vécu en ce monde, tous se lèveront et marcheront, joyeux, à la surface de cette Terre. » Mais ce passage relevait, somme toute, de la Science-Ancestrale, et son oncle était mort en la combattant. Existait-il, dans la doctrine qui était sienne, un rituel équivalent ? Et ce rituel serait-il plus efficace, moins mensonger ? En définitive, Eric omit les deux dernières phrases.  
 
Il lâcha le bras qui se raidissait. Le cadavre s'abîma dans l'égout, comme un boulet. Thomas-le-Briseur-de-Pièges avait disparu, disparu pour toujours, pensait à présent le jeune homme. Il était mort, et voilà tout.  
 
Eric replaça la trappe. Il était complètement seul. Il était devenu un hors-la-loi qui ne pouvait espérer des autres êtres humains que des tortures et une mort lente. Il n'avait plus de compagnons, plus de patrie, plus de religion d'aucune sorte. Les dernières paroles de son oncle le hantaient encore, dans toute leur laideur : « Je voulais… être Chef. »  
 
 
 
Il était déjà bien assez terrible de découvrir que la religion dans laquelle il avait été élevé n'avait d'autre raison d'être que de soutenir le pouvoir des Chefs, que la mystérieuse Société Femelle était totalement incapable de prédire l'avenir d'un être. Mais il était encore plus affreux de savoir que son oncle, en luttant consciemment contre cet amas d'inepties, n'avait eu d'autre but que de satisfaire à son ambition personnelle, une ambition sans scrupules, à laquelle il avait tout sacrifié, même ses amis. Que lui restait-il à présent ? Sur quoi pouvait-il édifier sa vie ?  
 
Son père et sa mère ne s'étaient-ils pas montré aussi naïfs qu'un enfant sans expérience ? Ils avaient donné leur vie… pour quoi ? Pour substituer une superstition à une autre, pour seconder les manœuvres politiques secrètes de telle personne par opposition à telle autre.  
 
Très peu pour lui. Lui, il serait libre. Il eut un rire amer. Il fallait bien qu'il fût libre. Il n'avait pas le choix : il était un hors-la-loi.  
 
Eric avança de quelques pas et plaça ses deux mains sur la porte qui menait dans le territoire des Monstres. La sortir seul de son alvéole n'était pas facile. Enfin, il y réussit, non sans mal, et il la déposa par terre avec mille précautions.  
 
Un instant, il la contempla, en se demandant s'il n'y aurait pas moyen de la replacer quand il aurait franchi le seuil. Non, c'était tout simplement impossible. Il devrait la laisser ouverte : crime contre la société.  
 
Mais il ne pouvait plus commettre de crime. Il échappait aux lois édictées par les communautés humaines. Devant lui brillait cette lumière blanche que lui et son espèce redoutaient tant. C'était là qu'il irait. Là où il ne rencontrerait plus ni illusions ni secours, là qu'il mènerait son existence solitaire de hors-la-loi.  
 
Derrière lui s'étiraient les corridors sombres, accueillants. C'étaient, il le savait à présent, des tunnels percés dans les murs qui entouraient le territoire des Monstres. Des hommes vivaient dans ces murs, tremblants de peur, ignorants, dupés par leurs frères. Cela, c'était fini pour Eric : il devait affronter les Monstres. Il voulait les affronter – et les détruire.  
 
C'était comme si l'un des cafards qui fourmillaient sur le sol de l'impasse où on l'avait retenu prisonnier s'était brusquement mis en tête de déclarer la guerre à la femme qui venait préparer le repas de l'Humanité. Elle aurait éclaté de rire à cette idée. Qui savait ce que pensaient les cafards… et qui s'en souciait ? Or, le cafard bénéficiait de deux avantages. Il avait cessé, une fois pour toutes, de ramper aveuglément et sans but avec ses compagnons ; et l'ennemi qu'il s'était choisi ne pouvait que le mépriser profondément. S'il parvenait à trouver une arme convenable, à repérer l'endroit où cette arme pourrait faire le plus de mal…  
 
Il pesa gravement ses deux avantages. Puis Eric-le-Fils-Unique, Eric-l'Œil, Eric-le-Hors-la-loi, Eric-l'Individu-Conscient, pénétra dans le territoire des Monstres.  
 
 
 
Traduit par Elisabeth Gille.  
 
Titre original : The men in the walls.

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 14.05.2024
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