Invasion avant l'aube Robert Scheckley
Invasion avant l'aube Robert Scheckley
Robert Scheckley est capable de renouveler les thèmes les plus éculés. Nous aurions juré qu'il n'y a plus rien à faire avec le très ancien thème de « space opéra » de l'invasion extra-stellaire. Mais Robert Scheckley est arrivé à ranimer ce sujet fossilisé en le. traitant sur un plan psychologique et symbolique plutôt que sur celui des astronefs longs de dix kilomètres avec des écrans de force et des rayons de la mort. En fait, la présente nouvelle est à notre avis un spécimen très rare de science-fiction surréaliste.
Il y avait onze planètes dans ce système et Dillon découvrit que les plus éloignées du centre ne présentaient de traces de vie d'aucune sorte. La quatrième à partir du soleil avait été jadis habitée et la troisième le serait quelque jour. Mais sur la seconde – un monde bleu avec une seule lune – une vie intelligente existait, aussi est-ce sur cette planète-là que Dillon dirigea sa fusée.
Il fit une approche furtive, se glissant à travers l'atmosphère à la faveur de l'obscurité, descendant parmi d'épais nuages gonflés de pluie, son engin offrant lui-même quelque ressemblance avec un nuage, et il atterrit avec cette absence totale de secousse dont seul un pilote terrien est capable.
Quand sa fusée s'immobilisa finalement, l'aube était encore éloignée d'une heure. C'était le moment le plus sûr, celui où, sur quelque planète que ce soit, la plupart des créatures sont le plus faciles à surprendre. C'est du moins ce que son père lui avait dit avant son départ de la Terre. L'invasion avant l'aube était une règle tirée des connaissances chèrement acquises par les Terriens et dont l'unique but était la survivance sur des mondes étrangers.
— « Mais toutes ces connaissances ne nous mettent pas à l'abri des surprises, » lui avait rappelé son père. « Car elles portent sur cette entité la moins sujette à prévisions : la vie intelligente. » Le vieil homme avait hoché sentencieusement la tête en prononçant ces mots.
« Rappelle-toi, mon fils, » avait-il poursuivi, « tu peux déjouer les météores, prédire une époque glaciaire ou l'apparition d'une nova. Mais franchement, que peux-tu savoir de ces déroutantes et instables entités pourvues d'intelligence ? »
Bien peu de chose, songeait Dillori. Mais il croyait eu sa jeunesse, en sa fougue et en son adresse, et il avait confiance dans la technique infaillible d'invasion des Terriens. Avec cette habileté spéciale, un Terrien pouvait réussir à prendre le dessus dans tout milieu où il tombait, si étranger, si hostile fût-il.
Dès sa plus tendre enfance, on avait enseigné à Dillon que la vie est un continuel combat. Il avait appris que la galaxie est immense et malveillante, constituée en grand partie de soleils incandescents et d'espace vide. Mais parfois il y a des planètes et sur celles-ci vivent des races, différant énormément par leur conformation, mais semblables par un côté : leur haine de tout ce qui ne leur ressemble pas. Aucune collaboration n'était possible entre ces races. Pour vivre parmi elles, un Terrien devait posséder au maximum l'habileté, l'endurance et la ruse. Et même dans ces conditions, la survivance se fût révélée impossible sans la technique d'invasion éminemment supérieure de la Terre.
Dillon avait été un élève brillant, impatient de faire face à son destin dans la grande galaxie. Il s'était engagé pour l'Exode sans attendre d'être appelé. Et finalement, comme à des millions de jeunes gens avant lui, on lui avait donné sa propre fusée et il était parti, quittant pour toujours la Terre trop petite et surpeuplée. Il avait navigué jusqu'à la limite de son carburant. Et maintenant son destin était devant lui.
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* *
Sa fusée s'était posée dans un endroit envahi par la jungle, près d'un village aux toits de chaume, presque invisible dans les fourrés épais. Il attendit, les nerfs tendus, devant son tableau de commandes, jusqu'à ce que l'aube parût, blanche, avec des traces rouges annonçant le lever du soleil. Mais personne n'approcha, aucune bombe ne tomba, aucun obus n'éclata. Il en conclut qu'il avait atterri sans se faire remarquer.
Quand le soleil jaune de la planète toucha la bordure de l'horizon, Dillon sortit et évalua du regard le milieu environnant. Il huma l'air, mesura la pesanteur, estima le spectre et la puissance solaires et hocha gravement la tête. Cette planète, comme la plupart de celles de la galaxie, ne permettrait pas la vie terrienne. Il avait peut-être une heure pour mener à bien son invasion.
Il pressa un bouton sur le panneau de commandes et s'éloigna rapidement. Derrière lui, la fusée se transforma en une cendre grise. La cendre se répandit au gré de la brise matinale et se dispersa dans la jungle. Maintenant il était irrévocablement engagé. Il avança en direction du village inconnu.
Tout en approchant, il remarqua que les huttes des indigènes étaient de grossiers assemblages de bois et de chaume, à l'exception de quelques-unes faites de pierre taillée. Elles semblaient durables et devaient offrir une protection suffisante sous ce climat. On ne voyait pas trace de routes ; seul un sentier menait dans la jungle. Il n'y avait pas d'installations d'énergie, pas d'objets manufacturés. Il s'agissait, en déduisit-il, d'une civilisation primitive et dont il ne devait pas avoir de peine à se rendre maître.
Avec confiance, il poursuivit son chemin et faillit se heurter à un indigène.
Ils se regardèrent longuement. L'étranger était un bipède, bien plus grand qu'un Terrien et avec une capacité crânienne assez développée. Il portait autour de la taille un simple pagne à rayures. Sa peau avait une pigmentation brun clair sous une toison de poils gris. Il ne tenta pas de s'enfuir.
— « Ir tai ! » dit la créature, sur un ton que Dillon interpréta comme un cri de surprise. Jetant un rapide regard autour de lui, il vit qu'aucun autre villageois ne l'avait encore découvert. Il se raidit légèrement et se pencha en avant.
« K'tal tai a…»
Dillon bondit comme mû par l'action d'un puissant ressort. L'indigène essaya de l'éviter, mais Dillon se retourna en l'air avec une souplesse féline et parvint à empoigner fermement un des membres de l'indigène.
C'était tout ce qu'il lui fallait. Maintenant le contact physique était établi. Le reste devait être facile.
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* *
Depuis des centaines d'années, une natalité à l'accroissement explosif avait forcé les habitants de la Terre à s'expatrier de plus en plus nombreux. Mais il n'existait pas une planète sur dix mille convenant à la vie humaine. La Terre avait donc étudié la possibilité de modifier les milieux étrangers pour les adapter aux besoins terrestres ou de changer biologiquement les hommes pour leur permettre de survivre dans leur nouveau milieu. Cependant, c'est une troisième méthode qui avait donné les meilleurs résultats pour un effort moindre. Elle consistait à développer la tendance de projection mentale latente dans toute race intelligente.
La Terre avait élevé, spécialisé et entraîné ses enfants dans ce dessein. Possédant ce pouvoir, un Terrien était en mesure de vivre sur n'importe quelle planète en s'emparant simplement, pour l'occuper, de l'esprit d'un de ses habitants. Cela fait, le Terrien disposait d'un corps taillé à la mesure de son environnement et chargé de renseignements utiles et intéressants. Une fois le Terrien ainsi établi, son goût du risque le portait généralement à une position prééminente dans le nouveau monde qu'il avait envahi.
Il n'y avait qu'un léger inconvénient ; un étranger n'acceptait pas volontiers de laisser envahir son esprit de la sorte. Et il lui arrivait de réagir victorieusement.
Dès le premier instant de pénétration dans l'esprit cle l'autre, Dillon sentit, avec un regret ardent, son propre corps s'effondrer, se replier sur lui-même. Il allait se dissoudre instantanément, sans laisser de trace. Seul lui et son hôte sauraient qu'une invasion avait eu lieu.
Et finalement, seul l'un d'eux le saurait.
*
* *
Maintenant, à l'intérieur de l'esprit étranger, Dillon se concentrait entièrement sur le travail qui l'attendait. Les barrières s'abattirent l'une après l'autre tandis qu'il s'enfonçait plus loin vers le centre, vers le siège de la personnalité. Quand il aurait pénétré dans cette citadelle et aurait réussi à en déloger le moi qui l'occupait pour l'instant, le corps lui appartiendrait.
Les défenses hâtivement érigées s'écroulèrent devant lui. Un instant, Dillon pensa que son premier élan impétueux allait le transporter jusqu'au bout. Puis, soudain, il perdit le sens de l'orientation et se mit à errer dans un no man's land gris et sans caractère.
L'étranger s'était remis de son choc initial. Dillon sentait des énergies monter lentement autour de lui.
Maintenant il allait avoir à combattre.
Une discussion s'engagea dans le no man's land de l'esprit étranger.
— « Qui êtes-vous ? »
— « Edward Dillon, de la planète Terre. Et vous ? »
— « Arek. Nous appelons cette planète K'egra. Que voulez-vous ici, Dillon ? »
— « Un peu d'espace habitable, Arek, » fit Dillon avec un sourire contraint. « Pouvez-vous m'en donner ? »
— « Ça par exemple !… Sortez de mon esprit ! »
— « Impossible, » répliqua Dillon. « Je n'ai pas d'endroit où aller. »
— « Je vois, » fit Arek, songeur. « Pas de chance. Mais vous êtes indésirable. Et quelque chose me dit que vous voulez plus que de l'espace pour vivre. Vous voulez tout, n'est-ce pas ? »
— « Le commandement doit me revenir, » admit Dillon. « Il n'y a pas d'autre moyen. Mais si vous ne résistez pas, je pourrai peut-être vous laisser de la place, bien que ce ne soit pas l'habitude. »
— « Vraiment ? »
— « Évidemment non, » répondit Dillon. « Des races différentes ne peuvent coexister. C'est une loi de la nature. Le plus fort chasse le plus faible. Mais je pourrais être disposé à faire un essai pendant un certain temps. »
— « Je vous fais grâce de vos faveurs, » dit Arek, coupant le contact.
La grisaille du no man's land se changea en un noir opaque. Dans l'attente de la lutte imminente, Dillon commençait à se sentir tenaillé par le doute.
Arek était un primitif. Il ne pouvait avoir aucune préparation en vue d'un combat mental. Et cependant il avait envisagé la situation immédiatement, s'y était adapté, et se tenait maintenant prêt à y faire face. Ses efforts seraient peut-être débiles, mais…
Quelle était cette créature ?
*
* *
Il était debout sur une pente rocheuse entourée d'escarpements abrupts. Au loin s'étendait une haute chaîne de montagnes baignée de brume. Le soleil, aveuglant et brûlant, le frappait de face. Une tache noire gravissait la pente en rampant dans sa direction.
Dillon donna un coup de pied dans une pierre devant lui et attendit que la tache se résolve. Tel était le processus du combat mental dans lequel la pensée devient physique et les idées prennent une forme tangible.
La tache devint uu K'egran qui se dressa soudain au-dessus de Dillon, énorme, les muscles luisants, armé d'une épée et d'un poignard.
Dillon recula, évitant le premier coup. Le combat se déroulait selon une tactique reconnaissable et contrôlable. Les indigènes donnaient généralement vie à une image idéalisée de leur race, avec ses attributs agrandis et augmentés. L'être évoqué était invariablement terrible, surhumain, irrésistible. Mais il avait le plus souvent un point faible assez difficile à déceler. Dillon décida de spéculer sur sa présence ici.
Le K'egran se lança en avant. Dillon esquiva, se jeta sur le sol et détendit ses deux pieds en même temps, laissant son corps momentanément exposé. Le K'egran essaya de parer et de riposter, mais sa réaction vint trop tard. Le coup puissant porté par les pieds de Dillon chaussés de lourdes bottes l'atteignit à l'estomac.
Avec une joie triomphante, Dillon fit un bond en avant. Le défaut de la cuirasse était là !
Il passa sous l'épée, feinta, et, tandis que le K'egran essayait de se protéger, il lui brisa la nuque de deux coups appliqués avec le tranchant de la main.
Le K'egran s'effondra, faisant trembler le sol. Dillon le regarda mourir non sans une certaine sympathie. L'image idéalisée du combat racial était plus grande que nature, plus puissante, plus fougueuse, plus persistante. Mais elle était toujours enrobée dans une certaine pomposité, une pesante et terrible majesté. C'était excellent pour une image, mais non pour une machine à combattre. Cela signifiait un temps de réaction trop lent, d'où la mort.
Le géant mort se volatilisa. Un instant, Dillon se crut vainqueur. Mais il entendit soudain un grognement derrière lui et, se retournant, aperçut une longue bête noire, basse sur pattes, semblable à une panthère, les oreilles couchées en arrière, les dents découvertes.
Ainsi Arek avait des réserves. Mais Dillon savait combien d'énergie un tel combat consommait. Dans un moment, les réserves de l'indigène seraient épuisées. Et alors…
Dillon ramassa l'épée du géant et rompit devant la panthère jusqu'à ce qu'il eût trouvé un rocher où s'adosser. Devant lui, un roc arrivant à la hauteur de sa poitrine lui servait de rempart, par-dessus lequel la panthère devrait sauter. Le soleil était haut, devant ses yeux, et une légère brise lui soufflait de la poussière au visage. Il leva son épée au moment où la panthère bondissait.
Au cours des quelques heures qui suivirent, Dillon rencontra et détruisit un échantillonnage complet des créatures les plus dangereuses de K'egra et en vint à bout comme il l'eût fait d'animaux semblables sur la Terre. Le rhinocéros – il ressemblait à l'animal de ce nom en tout cas – fut facile à vaincre en dépit de son poids et de sa vitesse incroyables. Il put l'attirer jusqu'au bord d'un escarpement et l'exciter jusqu'à le faire charger et basculer dans le vide. Plus dangereux, le cobra fut à deux doigts de lui cracher du poison dans les yeux avant qu'il pût le couper en deux. Le gorille se révéla puissant et terriblement rapide. Mais il ne parvint jamais à porter ses mains meurtrières sur Dillon qui dansait autour de lui tout en le taillant en pièces. Le tyrannosaure était armé et tenace. Il fallut une avalanche pour l'enterrer. Et Dillon ne se donna pas la peine de faire le compte des autres. Mais finalement, recru de fatigue, sou épée réduite à un morceau de ferraille ébréché, il resta seul dans la place.
*
* *
— « Vous vous rendez, Dillon ? » demanda Arek.
— « Pas du tout, » répondit Dillon entre des lèvres que la soif noircissait. « Vous ne pouvez pas continuer indéfiniment, Arek. Votre vitalité elle-même a des limites. »
— « Croyez-vous ? » demanda Arek.
— « Vous ne pouvez pas avoir grand-chose en réserve, » affirma Dillon, essayant de montrer une confiance qu'il ne ressentait pas. « Pourquoi ne pas être raisonnable ? Je vous laisserai de la place, Arek, je vous le promets. Je… je vous respecte, pour ainsi dire. »
— « Merci, Dillon, » dit Arek. « Le sentiment est en quelque sorte réciproque. Maintenant, si vous vouliez bien abandonner…»
— « Non, » dit Dillon. « C'est moi qui pose les conditions. »
— « C'est bon, » dit Arek. « Vous l'aurez cherché ! »
— « Envoyez la suite ! » murmura Dillon.
Brusquement, la pente rocailleuse s'évanouit.
*
* *
Il était debout, enfonçant jusqu'aux genoux dans un terrain marécageux de couleur grise. De grands arbres au tronc noueux recouvert de mousse poussaient dans l'eau verte et immobile. Des lis d'eau blancs comme des ventres de poissons frémissaient et oscillaient sans qu'il y eût un souffle de vent. Une vapeur blanche et inerte pesait sur l'eau et s'accrochait à la rude écorce des arbres. Il n'y avait pas un bruit dans le marécage, bien que Dillon sentît la vie tout autour de lui.
Il attendit et promena sur le paysage un regard circulaire. Il renifla l'air lourd, presque stagnant, remua les pieds dans la vase gluante, sentit l'odeur des lis en décomposition. Et il comprit soudain.
Ce marécage n'avait jamais existé sur K'egra !
Il le savait. Sa certitude était celle de tout Terrien prenant la mesure d'un monde étranger. La pesanteur était différente et l'air aussi. Même la boue sous ses pieds n'était pas celle de K'egra.
Les conséquences se présentèrent en foule à son esprit, trop rapidement pour qu'il pût les trier. Connaissait-on les voyages dans l'espace sur K'egra ? Impossible ! Alors comment Arek pouvait-il connaître si bien une planète autre que la sienne ? Par la lecture, ou par l'imagination, ou…
Quelque chose de massif tomba à peu de distance de son épaule. Pendant qu'il méditait, l'attaque l'avait pris au dépourvu.
Il essaya de bouger, mais la boue lui immobilisait les pieds. Une branche venait de se détacher d'un des arbres géants au-dessus de lui. Tandis qu'il regardait, les arbres se mirent à se balancer en faisant entendre des craquements. Des branches ployaient et grinçaient, puis se cassaient et lui pleuvaient dessus.
Or il n'y avait pas de vent.
À demi étourdi, Dillon avança avec peine à travers le marécage, essayant de trouver à la fois de la terre ferme sous ses pieds et un espace à découvert. Mais les énormes troncs se dressaient de tous côtés et le bourbier s'étendait à l'infini. La pluie de branches augmenta et Dillon trébuchait et tournoyait, cherchant quelque chose contre quoi se battre. Mais il n'y avait que le marécage silencieux.
— « Montre-toi si tu l'oses ! » hurla Dillon. Il reçut un coup qui le fit choir sur les genoux. Il se releva et retomba. Enfin, à demi conscient, il aperçut un refuge.
Il s'approcha péniblement d'un grand arbre aux racines duquel il s'agrippa en désespéré. Des branches, plus ou moins grosses, tombaient en fendant l'air avec un sifflement mauvais, mais l'arbre ne pouvait pas l'atteindre. Il était en sûreté !
À ce moment, il vit avec horreur que les lis, au pied de l'arbre, avaient enroulé leurs longues tiges autour de ses chevilles. Il chercha à s'en libérer à coups de pied. Mais les tiges se courbaient comme de pâles serpents et s'accrochaient plus fermement à lui. Il les taillada à coups d'épée et quitta précipitamment la protection de l'arbre.
— « Venez donc vous battre ! » lança-t-il tandis que les branches tombaient dru autour de lui. Il ne reçut aucune réponse. Les lis se tortillaient sur leurs tiges, cherchant à l'atteindre. Au-dessus de sa tête, il entendit un bourdonnement d'ailes rageur. Les oiseaux du marécage s'assemblaient ; pareils à de gros corbeaux noirs et féroces, ils attendaient le dénouement. Et tandis que Dillon chancelait sur ses pieds, il sentit quelque chose de terrible et de chaud en contact avec ses chevilles.
Alors il comprit ce qu'il fallait faire.
Il lui fallut un moment pour rassembler son courage, puis il plongea la tête la première dans l'eau verte et sale.
Dès qu'il eut plongé, le marécage tomba dans le silence. Les arbres géants se figèrent sur un ciel d'ardoise. Les lis perdirent leur agitation frénétique et inclinèrent paresseusement leur tête sur leur tige molle. La vapeur blanche adhérait, immobile, à l'écorce rugueuse des arbres et les oiseaux de proie glissaient en silence dans l'air lourd.
Pendant un moment, des bulles moussèrent à la surface. Puis elles cessèrent.
Dillon remonta, suffoquant, son cou et son dos portant la marque de profondes égratignures. Dans ses mains, il tenait la créature informe et transparente qui régnait sur le marécage.
Il s'avança jusqu'à un arbre et projeta la créature molle contre le tronc, la fracassant complètement. Puis il s'assit dans la boue.
Jamais il ne s'était senti si épuisé et si convaincu de la futilité de tous ses actes. Pourquoi luttait-il pour vivre, alors que la vie occupait une part si insignifiante dans l'ordre de la nature ? Quelle importance avait cet instant de vie qui lui appartenait, comparé au mouvement des planètes ou au majestueux flamboiement des étoiles ? Dillon fut surpris de la fureur avec laquelle il se débattait pour survivre.
L'eau tiède clapotait autour de sa poitrine. La vie, songea Dillon, envahi par le sommeil, n'est rien de plus qu'une démangeaison sur la peau de ce qui ne vit pas, un parasite de la matière. C'est la quantité qui compte, se dit-il, tandis que l'eau lui caressait le cou. Qu'est-ce que la chétivité de la vie comparée à l'immensité de ce qui est inerte ? Si ne pas vivre est naturel, pensa-t-il au moment où l'eau atteignait son menton, alors vivre c'est être malade. Et le seul désir sain dans la vie est celui de mourir.
La mort était une pensée agréable à ce moment, tandis que l'eau lui caressait les lèvres. Il existait une fatigue contre laquelle le repos ne pouvait plus rien, une maladie qui n'admettait plus de guérison. Maintenant il serait facile de laisser aller, de se laisser couler, d'abandonner…
— « Parfait, » murmura Dillon en se remettant debout. « Très bel effort, Arek. Peut-être êtes-vous fatigué, vous aussi ? Peut-être ne reste-t-il guère en vous qu'un peu d'émotion ? »
L'obscurité tombait et, dans la pénombre, quelque chose murmura à l'oreille de Dillon, quelque chose qui lui sembla être sa propre image en miniature, pelotonnée au chaud sur son épaule.
— « Il y a des choses pires que la mort, » dit sa miniature. « Il y a des choses qu'aucun être vivant ne peut affronter, la conscience d'un acte coupable cachée au fin fond de l'âme, immonde et détestée, mais présente et impossible à nier. La mort est plus douce que cette conscience-là, Dillon. La mort devient précieuse, et infiniment splendide. La mort doit être souhaitée avec ferveur et d'habiles plans doivent être faits pour capturer la mort… quand on doit faire face à ce qui dort au fond de son âme. »
Dillon essaya de ne pas écouter la créature qui lui ressemblait tant. Mais la miniature s'accrocha à son épaule et pointa le doigt et Dillon vit quelque chose se dessiner dans l'obscurité et en reconnut la forme.
— « Pas ceci, Dillon, » plaida son double. « Je t'en prie, pas ceci ! Sois courageux, Dillon ! Choisis ta mort ! Sois brave ! Sache comment mourir au moment opportun, Dillon ! »
Dillon, reconnaissant la forme de ce qui arrivait vers lui, ressentit une peur qu'il n'eût jamais crue possible. Car c'était, montant du fond de son âme, la conscience de sa culpabilité personnelle et de la vanité de tout ce qu'il avait toujours cru devoir soutenir.
— « Vite, Dillon ! » lui cria son double. « Sois fort, sois brave et honnête ! Meurs pendant que tu as encore conscience de ce que tu es ! »
Dillon voulut mourir. Avec un immense soupir de soulagement, il commença à lâcher prise, à laisser son existence s'échapper…
Et soudain, il sentit qu'il ne pouvait pas.
— « Aide-moi ! » cria-t-il.
— « Je ne peux pas ! » lui répondit sa miniature. « Il faut faire cela toi-même ! »
Dillon essaya de nouveau, sa conscience coupable le pressant aux tempes. Il demanda la mort, implora la mort, mais il ne pouvait se laisser mourir.
Puisqu'il en était ainsi, il ne lui restait qu'une chose à faire. Il rassembla ses dernières forces et se jeta furieusement sur la forme qui dansait devant lui.
La forme s'évanouit.
Au bout d'un moment, Dillon s'aperçut que toute menace avait disparu. Il se tenait debout seul en terrain conquis. Malgré toutes les oppositions il avait vaincu ! Devant lui maintenant il y avait la citadelle, inoccupée, qui l'attendait. Il éprouva du respect pour le pauvre Arek. Il avait combattu bravement, en adversaire loyal. Peut-être pourrait-il lui laisser un peu de place pour vivre, si Arek n'essayait pas de…
— « C'est très aimable à vous, Dillon, » tonna une voix.
Dillon n'eut pas le temps de réagir. Il se trouva pris dans une poigne si puissante que toute idée de résistance était ridicule. Ce n'est qu'alors qu'il sentit la puissance réelle de l'esprit du K'egran.
*
* *
— « Vous vous en êtes bien tiré, Dillon, » dit Arek. « Vous n'aurez pas à avoir honte du combat que vous avez mené. »
— « Mais je n'ai jamais eu la moindre chance, » répliqua Dillon.
— « Non, jamais, » dit Arek avec douceur. « Vous pensiez que le plan d'invasion conçu par la Terre était infaillible. La plupart des races jeunes ont cette présomption. Mais K'egra est vieille, Dillon, et nous avons été envahis bien des fois, physiquement et mentalement. De sorte que ce n'est rien de bien nouveau pour nous. »
— « Vous avez joué avec moi ! » s'écria Dillon.
— « Je voulais découvrir ce que vous étiez, » dit Arek.
— « Comme vous avez dû vous sentir supérieur ! C'était un jeu pour vous. C'est bon, finissez-en ! »
— « Finir quoi ? »
— « Tuez-moi ! »
— « Pourquoi vous tuerais-je ? » s'enquit Arek.
— « Parce que… que voulez-vous faire de moi ? Pourquoi serais-je traité de façon différente des autres ? »
— « Vous avez fait connaissance de quelques autres, Dillon. Vous vous êtes mesuré avec Ehtan, qui avait habité un marécage sur sa planète mère avant de se mettre à voyager. Et la miniature qui murmurait avec tant de persuasion à votre oreille est Oolermik, qui est venu il n'y a pas si longtemps, plein d'ardeur et de confiance, comme vous-même. »
— « Mais…»
— « Nous les avons acceptés ici, nous leur avons fait de la place et avons utilisé leurs qualités pour compléter les nôtres. Ensemble, nous sommes plus forts que nous n'étions séparés. »
— « Vous vivez ensemble ? » murmura Dillon. « Dans votre corps ? »
— « Évidemment. Les corps d'une bonne étoffe sont rares dans la galaxie et il n'y a pas beaucoup de place pour ce qui vit. Dillon, je vous présente mes associés. »
Et Dillon revit la créature amorphe du marais, le squameux Oolermik et une douzaine d'autres.
— « Mais ce n'est pas possible ! » s'écria Dillon. « Les races étrangères ne peuvent coexister ! La vie, c'est la lutte et la mort ! C'est une loi fondamentale de la nature. »
— « Une loi primitive, » dit Arek. « Nous avons découvert il y a longtemps que ce n'est qu'en coopérant que nous pouvons survivre tous, et dans des conditions bien meilleures. Vous vous y habituerez. Soyez le bienvenu dans la confédération, Dillon ! »
Et Dillon, encore ébloui, entra dans la citadelle, pour siéger en association avec maintes races de la galaxie.
(Traduit par Roger Durand.)