Le cavalier au centipède par FRANÇOIS PAGERY
Le cavalier au centipède par FRANÇOIS PAGERY
François Pagery est né en 1923 dans la région parisienne où il réside aujourd’hui. Ainsi que bien des auteurs de S.F., il dévora durant sa jeunesse les écrits de Wells, de Verne et de Rosny aîné. Mais il découvrit par hasard la science-fiction moderne en mettant la main dans une librairie sur l’un des premiers romans publiés par le Rayon Fantastique. C’était le remarquable « Ceux de nulle part » de Francis Carsac. Il devint rapidement un grand amateur du genre et entretient à l’heure actuelle des relations suivies avec un certain nombre des spécialistes de la science-fiction : Jacques Bergier, Francis Carsac, Jacques Sternberg, Jacques Van Herp, Gérard Klein, etc.
Ses études éclectiques lui avaient du reste octroyé d’assez sérieuses bases scientifiques, puisqu’il fit de la médecine, étudia les sciences sociales et économiques et toucha au cinéma.
Il se mit à écrire pour se délasser de son métier qui le passionne pourtant, affirme-t-il sans être autrement explicite. Son pseudonyme cache d’ailleurs une plume que vous connaissez bien grâce à « Fiction » et qui a produit sous une autre signature plusieurs œuvres remarquées. Dans le domaine qui nous intéresse, et sous le nom de François Pagery, il vient de publier un roman au Rayon Fantastique sous le titre « Embûches dans l’espace ». Ce livre conte l’odyssée d’une expédition envoyée sur la planète Vénus pour retrouver le secret d’un propulseur intersidéral abandonné là par une très ancienne civilisation. Cette expédition se heurtera, n’en doutons pas, aux obstacles des éléments et à la cupidité des hommes.
Enfin, sous un pseudonyme encore différent, il vient de publier aux éditions Mondadori, en Italie, un autre roman de S.F. qui conte l’histoire de la fin d’un univers et qui sera prochainement, espérons-le, publié en France.
Les projets de François Pagery sont nombreux. Il regrette seulement de manquer de temps. Il voudrait réunir un congrès de S.F. français, lancer une revue à l’usage des écrivains de science-fiction, et créer une sorte de saga de l’avenir comparable à celles des grands Américains, Poul Anderson ou Robert Heinlein. L’avenir seul dira s’il y parviendra.
En attendant, « Le cavalier au centipède » ainsi que « Embûches dans l’espace » se déroulent dans le même système solaire futur, déjà aux trois quarts conquis par les hommes. Les deux problèmes fondamentaux de la S.F., estime François Pagery, sont contradictoires : il s’agit de dépayser grâce à l’étrangeté de la scène, et en même temps de faire vivant en humanisant et en individualisant les personnages des hommes de demain. C’est-à-dire d’éloigner et de rapprocher tout à la fois ce visage du Futur que nous cherchons à scruter.
Vous pourrez décider si François Pagery parvient à un début de solution de ces problèmes après avoir lu « Le cavalier au centipède ».
100002010000009F000000810009111B.jpg
Les Temps ont bien changé : des milliers de bouches ont prononcé ces mots tout au long de l’histoire, et chaque fois cela voulait dire que l’homme qui parlait ne pouvait plus s’adapter à la marche de son époque et regrettait de ne pas la voir s’adapter à lui-même. Nous pouvons supposer que les légionnaires romains en marche dans les forêts de la Gaule grognaient que les temps avaient bien changé ; des siècles plus tard, les mêmes mots, quoique en d’autres langues, étaient grommelés par des marins qui, plutôt que de s’en tenir aux étoiles, devaient maintenant fixer une courte aiguille mobile sur son axe. Et un bon millénaire après, lorsque l’empire de l’homme se fut étendu à la presque totalité du système solaire, les pilotes chenus déplorèrent de la même façon l’écoulement du temps et la transformation des habitudes. Ce qui avait été dangereux et difficile de leur temps était maintenant simple et rapide ; là où avait régné le mépris de la mort trônait maintenant la routine administrative. Et ils se sentaient vaguement frustrés comme si on leur avait dérobé ce qui donne du prix à la vie, comme si on avait ôté tout sens à leur courage. Ils négligeaient simplement le fait que leurs actes avaient permis, sinon entraîné, les transformations par eux décriées.
Mais les Temps ne changent pas, ni les hommes. Les fronts sur lesquels ils se battent changent, et les climats, la couleur des cieux et le nombre des lunes, mais le temps nous emporte toujours à la même vitesse uniforme, et les hommes sont toujours capables de cristalliser en quelques instants la bravoure de toute une vie. Et si les cavaliers de la nuit ne sont plus les héros de notre époque, c’est seulement parce que les chevaux ont cessé d’exister en tant qu’espèce, car bien des hommes aujourd’hui chevauchent, avec autant d’élégance qu’autrefois, de fantastiques monstres de métal dans la nuit des planètes lointaines.
Non, les Temps ne changent pas.
Prenons un exemple, celui d’Uranus, au début de la colonisation de cette planète, celui aussi de Jerg Hazel dont le nom est entré dans les manuels d’histoire à l’usage des écoles primaires. Pendant la majeure partie de sa vieillesse, Hazel s’est plaint des changements intervenus depuis sa jeunesse. Il déplorait la mollesse des jeunes générations, il racontait que, de son temps, on pouvait rester seul sur une planète pendant des années, sans quitter le cube de métal qui était toute la station, et que l’on entendait le frisson des vents violents agiter les parois, et que l’on écoutait, tout au long des jours, les voix venues au travers de l’espace, à la vitesse de la lumière, s’embrocher sur une antenne de fortune. Tout ce que dit Hazel est vrai, encore que les gens qui lisent aujourd’hui ses mémoires et qui ont visité Uranus et Neptune le soupçonnent volontiers d’avoir allongé la sauce. Mais leurs soupçons ne sont pas fondés. Hazel a réellement vécu sur ces mondes hostiles – ils le sont encore, malgré les innombrables progrès – des années entières, seul, relevant des données scientifiques, servant de radiophare aux navires, écoutant le vent mugir sans fin tout autour de la planète.
Mais une bonne partie du changement qu’il déplora ensuite fut son œuvre.
En l’an 2498, Jerg Hazel était déjà un vieil homme au sens où les services d’exploration interplanétaire l’entendaient à l’époque. Il avait dépassé la cinquantaine, et la barbe qu’il portait commençait à virer du noir à l’argenté. Il avait reçu une bonne culture scientifique générale, et il était loin d’être sot. Mais il n’avait jamais rien réalisé, jamais rien découvert. Il n’avait jamais eu à prendre d’initiatives ; il n’avait jamais sauvé de navire en détresse. Il avait seulement mené une vie relativement tranquille à bord des navires du gouvernement. Il avait pris de l’âge, voyant ses réflexes et l’actualité de ses connaissances diminuer. Les pilotes doivent être jeunes, et les spécialistes au fait des toutes dernières découvertes dans leur domaine. Or Jerg Hazel n’était plus et n’avait jamais vraiment été un spécialiste. Il respirait dès lors trop d’air dans un navire et occupait trop de place. Aussi se retrouva-t-il un beau matin sur un sol ferme, avec une solide pesanteur pour lui tenir les pieds en place.
On ne l’avait pas renvoyé sur la Terre parce que l’on savait qu’il en serait probablement mort. Il avait passé la majeure partie de sa vie dans l’espace ou sur d’autres mondes que la Terre et il ne pouvait concevoir qu’il viendrait un jour où il devrait regagner sa planète natale.
Aussi lui avait-on donné un poste sur Uranus. C’était un poste délicat, bien qu’il ne nécessitât à première vue que peu de travail. Il fallait tout d’abord survivre sur un monde où l’eau n’est connue que comme une roche extrêmement dure, où les mers d’ammoniaque s’agitent sous la poussée des vents de méthane. La solution consistait à déposer sur un plateau rocheux les quartiers d’habitation d’un astronef, à les arrimer solidement et à mener à l’intérieur la vie que l’on pratique d’ordinaire en plein espace, avec cette seule différence que la pesanteur à la surface d’Uranus est très stable et très sensiblement voisine de celle de la Terre. Hazel devait passer sept mois dans cet habitacle d’acier et de verre, rassembler le maximum d’informations, diriger la navigation interplanétaire locale, rester en contact radio avec les deux ou trois missions scientifiques qui vagabondaient sur la planète et avec l’unique ville qui devait bien compter deux cent dix-sept âmes et qui était pourtant la plus importante agglomération à quelques millions de kilomètres à la ronde. Accessoirement, Hazel était le représentant du Gouvernement sur Uranus et, aux termes de la Constitution, il devait veiller à maintenir l’ordre, la liberté et la paix. Cette dernière tâche lui parut du reste, de prime abord, être la moins écrasante.
Il pouvait naturellement sortir de son habitacle. Il disposait de tous les scaphandres et engins nécessaires. Il avait assez d’air, de vivres et de médicaments pour vivre deux ou trois fois plus longtemps qu’il n’est permis à un nouveau-né de l’espérer. Mais il ne pouvait compter que sur lui-même. Comme on lui avait retiré l’appendice et quelques autres pièces d’équipement sujettes à des faiblesses, des années auparavant, avant même qu’il quittât la Terre pour la première fois, cette solitude ne l’inquiétait pas outre mesure sur le plan physique. Sur le plan moral, il en avait l’habitude.
Nous pouvons assez aisément nous représenter ce que fut l’existence de Jerg Hazel. Il devait scrupuleusement respecter l’horaire en vigueur sur les navires du Gouvernement. Un ordre impeccable régnait sans doute dans les quatre pièces d’habitation et dans les deux réserves dont il disposait. Il grognait à voix basse presque toute la journée à propos de ce qu’il aurait dû faire ou ne pas faire, mais il consignait soigneusement ses observations sur le film de bord. Il affectait de ne pas employer les formules d’usage lorsqu’il appelait l’une ou l’autre expédition ou encore la ville, mais jamais il n’oublia l’une de ces communications ou n’eut le moindre retard.
Hazel était probablement heureux, bien qu’il ne se l’avouât pas. Il s’était définitivement résigné à sa glorieuse médiocrité, se disant sans doute de temps à autre que chacun des hommes de l’espace, même anonyme, était considéré comme une espèce de héros sur la Terre. Mais quelque chose avait mûri en lui tout au long de ses années de vol et de ses mois d’attente, qui devait exploser brusquement pour peu qu’on lui donnât une chance. Il ne s’en rendait pas compte lui-même. Il ne se doutait pas que les centipèdes qui faisaient parfois trembler la station et le roc qui la supportait, en galopant trop près, auraient quelque chose à faire avec lui dans un proche avenir et seraient le moyen qui le révélerait à lui-même et au système solaire étonné. À vrai dire, il lui manquait encore l’occasion de se révéler. Il se contentait pour le moment d’observer les centipèdes.
Les centipèdes étaient les seuls êtres vivants qui fussent connus en ce temps-là sur Uranus ; c’est qu’il eût été bien difficile de ne pas les remarquer. Les premiers explorateurs qui s’étaient trouvés à proximité de l’un d’entre eux avaient d’abord pensé à une secousse sismique ou encore à quelque invisible éruption ébranlant un sol pourtant durement gelé. Puis ils virent des montagnes danser devant eux. Ce n’étaient pas de vraies montagnes, mais bien des centipèdes ; mais la crainte qu’ils éprouvèrent, presque superstitieuse, résista à toutes les analyses scientifiques. C’étaient des hommes d’esprit rassis pourtant qui s’aventuraient sur ces planètes neuves, et non pas de jeunes fous en quête d’aventure. Mais je suis prêt à parier qu’une crainte divine les envahit lorsque le premier centipède faillit frôler leur camp et qu’ils ne songèrent pas un instant qu’il fût possible de tuer un être si énorme, mais qu’ils se demandèrent plutôt à quelle prière il serait sensible.
La première expédition ne pensa donc pas à des êtres vivants, et la seconde non plus, qui ne s’occupa que de vérifier ce que la première avait supposé ou observé. La troisième expédition représenta la première tentative de l’homme pour s’établir à demeure sur Uranus et elle fut bien obligée de tenir compte de tous les facteurs, y compris des centipèdes. Elle photographia des centipèdes, des détails de centipèdes, des pieds de centipèdes, des yeux de centipèdes ou du moins ce qui leur en tenait lieu. Elle survola des troupeaux de centipèdes qui gambadaient joyeusement dans les prairies violettes d’Uranus, nageaient sans crainte au travers des mers d’ammoniaque et hurlaient leur satisfaction dans un vent de plusieurs centaines de kilomètres à l’heure qui les caressait comme une brise de printemps peut frôler la peau d’une jeune fille. Elle tua même un centipède et le dépeça. Je suppose qu’ils le bombardèrent simplement avec un bidon d’oxygène et qu’une réaction chimique s’ensuivit qui l’envoya paître en d’autres prairies. Toujours est-il qu’ils accomplirent cette action d’éclat de transformer les centipèdes de dieux en gibier. Mais, pour autant que je sache, elle ne fut jamais renouvelée. Ils avaient sans doute eu de la chance car ils ne perdirent cette fois-là que trois hommes ; c’était encore trop, car un homme à qui l’on a fait traverser des millions de kilomètres vaut plus que son poids du métal le plus précieux qu’on puisse trouver dans l’univers.
Ils découvrirent ainsi que les centipèdes étaient effectivement des animaux, qu’ils étaient probablement aussi intelligents qu’un lombric terrestre, ou au mieux qu’un hanneton, qu’ils ne cessaient de grandir de leur naissance à leur mort, que leur densité moyenne était relativement faible et était utilement contrebalancée par la densité considérable de l’atmosphère d’Uranus et que cela expliquait leur gigantisme, qu’ils se comportaient en somme comme d’énormes ballons et devaient s’accrocher au sol au moyen d’innombrables prolongements pour ne pas être entraînés par le vent, qu’ils accomplissaient des trajets compliqués mais réguliers à la surface de la planète, vraisemblablement en liaison avec les mouvements des satellites. Ils disposaient en fait d’un nombre de prolongements beaucoup plus grand que cent, mais le nom de centipède leur fut donné par un journaliste qui n’en avait d’ailleurs vu aucun, et il leur resta. Un nombre indéterminable de plaisanteries courut sur leur compte, mais je connais bien des hommes de l’espace qui, les ayant vus, ne peuvent plus supporter la vue d’un paysage de montagnes, tant ils craignent de voir soudain les pics se mettre à marcher. Et ce sont des hommes courageux au teint blêmi par des années de navigation loin du soleil.
Mais il est vrai que cela même est en train de changer et que, dans une génération ou deux, les centipèdes ne feront même plus peur aux petits enfants. Et cela est pour une large part le résultat de l’action de Jerg Hazel.
Nous avons de bonnes raisons de penser qu’Hazel ne s’inquiéta pas tout d’abord de sa fonction de représentant du gouvernement, d’ambassadeur de la Terre sur Uranus. Les hautes responsabilités qui lui incombaient et dont il pouvait se convaincre en relisant la Constitution spéciale des terres nouvellement découvertes n’avaient en ce qui le concernait qu’un caractère tout à fait littéraire. Toutes sortes de meurtres, de viols ou d’escroqueries pouvaient se commettre dans l’unique ville d’Uranus ou dans chacune des deux colonies de savants sans qu’il l’apprît ou sans qu’il pût agir. Des montagnes de gaz gelés, des océans d’ammoniaque et des crevasses le séparaient de ses administrés virtuels. Il n’existait à l’époque aucun moyen de transport qui permît de relier deux points de la planète, car les chenillettes ne disposaient pas d’une autonomie suffisante, et les avions auraient été emportés par le vent en admettant que leurs ailes eussent résisté à la corrosion. Les parois des stations elles-mêmes ne subsistaient que parce qu’elles étaient recouvertes d’une épaisseur considérable de céramique. La seule façon d’atteindre un endroit quelconque d’Uranus était alors de venir de l’espace, avec un astronef, et encore fallait-il repartir au plus vite.
Mais il pensait à cette fonction de temps à autre, puis de plus en plus souvent, et il en vint finalement à la considérer comme la raison la plus importante de sa présence. Nous savons que l’idée le tracassait, qu’il déchira la page du Manuel d’Instruction qui portait le texte de la Constitution, et qu’il la cloua à un mur, au-dessus de la table sur laquelle il faisait toutes sortes de calculs et d’expériences, et nous savons qu’il levait la tête de temps à autre simplement pour la regarder, et qu’il en lisait une ligne ou deux, et peut-être le style de ses rapports de cette époque-là s’en ressent-il. Le texte de la Constitution était fait de mots, mais tissé de grandes idées ; elle avait été écrite par des hommes qui pensaient au temps où l’homme serait le maître incontesté du système solaire. Et nous savons que ces idées pénétraient peu à peu l’âme d’Hazel. Il était, devait-il se dire, un maillon d’une chaîne, et cela était écrit dans la Constitution ; il imaginait ces villes qui allaient se créer et ces nations prêtes à naître, et ce droit encore en enfance. Cela aurait pu lui tourner la tête, comme ce fut le cas pour le docteur Hérold, dix années plus tard, qui, abandonné sur Titan dans une station, avec pour tout viatique quelques éprouvettes, et le texte de la Constitution, et les titres afférents, déclara qu’il était le seul maître sur sa planète – et il l’était en vérité – et qui détruisit fort sérieusement le premier navire porteur de colons, après quoi on cerna la station et l’on attendit qu’il se rendît, ce qu’il ne fit pas, préférant entraîner ses assiégeants dans une chute sans rêves en faisant exploser ses réserves de combustibles.
Mais ce sont d’autres histoires, et il n’est guère un coin de l’espace qui n’ait sa propre histoire ou qui ne soit destiné à l’avoir un jour. Pris entre ses observations et ses calculs, Hazel sentait donc grandir en lui une flamme civique. Il ne le dit jamais, mais il lui arriva de l’écrire, dans ce style curieusement surchargé qui caractérise cette époque de grandeur et d’illusions. Ce n’était pas un illettré. Il connaissait au moins trois langues, et il savait son Joyce et son Faulkner sur le bout du doigt. Il n’est d’ailleurs pas mauvais, en passant, d’essayer de détruire cette légende qui fait des anciens explorateurs des brutes à peine dégrossies et, des premiers pilotes, des techniciens absolument polarisés par leur travail.
« Je suis, écrivait-il, le père spirituel d’une nation à venir, lourde déjà d’espérances et de destructions, mais je ne puis dire ce qu’elle sera, ni même la faire telle que je la souhaite. D’étranges desseins sont en train de se réaliser dans l’espace, tout au long du temps, et ni vous ni moi n’en connaîtrons jamais la raison. »
Il ne pouvait rien faire et n’osait rien dire, mais il prit lentement conscience d’un devoir qu’il se forgea, et qui était de donner à ce monde neuf un exemple silencieux. Cela aurait pu demeurer des années dans le domaine obscur des intentions, mais Jerg Hazel eut vent de quelque chose et ce qu’il avait en lui explosa. Il apprit cette chose tout à fait par hasard, et ce qu’il avait écrit à propos des « étranges desseins en train de se réaliser dans l’espace » pourrait tout à fait bien s’appliquer à lui et à son histoire. Car, sans une étonnante série de coïncidences, il n’aurait jamais été amené à faire ce qu’il réalisa.
Ce qu’il apprit, il aurait pu l’entendre dans un bar, s’il avait vécu sur une autre planète que sur Uranus, simplement en écoutant par hasard une conversation, ou au fil des confidences d’un ivrogne, et il l’aurait alors oublié le temps de vider un verre. Mais il était sur Uranus, et il n’y avait pas de bar à moins de 12 000 kilomètres de sa station, le plus proche établissement qu’on pût baptiser de ce nom se trouvant dans la capitale de deux cent dix-sept âmes.
Il entendit seulement cela sur les ondes. Les hommes des stations disséminées à travers l’espace n’ont que trop de loisirs, aussi passent-ils le plus clair de leur temps à épier les voix lointaines, qui vibrent au fond des écouteurs comme le bruit d’un ressac hypothétique au fond des conques marines. Ils disposent de récepteurs et d’émetteurs merveilleux et peuvent recevoir des messages de presque tout l’univers habité et leur répondre. Ainsi se nouent d’étranges amitiés par-delà l’espace, au-dessus des orbites des planètes, entre des hommes qui ne se verront sans doute jamais, mais qui connaissent les moindres inflexions des voix amies.
Un ami lointain d’Hazel lui confia une chose qu’il avait entendue lui-même de quelque autre émetteur, et il se pouvait qu’au-delà la chaîne ait été longue. Mais elle n’avait jamais été rompue et ce fut l’essentiel, car Jerg Hazel sut, et cela le décida à agir.
Il sut qu’un forfait se préparait contre Uranus. Il sut qu’un navire chargé d’esclaves avait quitté deux mois plus tôt les chaudes forêts de Vénus à destination des mines de Neptune et qu’il devait faire escale sur Uranus afin d’attendre la conjonction des deux astres. Au lieu de consommer sans cesse du combustible, dans l’espace, il se poserait sur Uranus et voyagerait avec la planète, en toute sécurité, pour l’abandonner le moment venu. Pendant deux mois, Uranus porterait un navire pirate avec son équipage de forbans et sa cargaison d’esclaves.
Nous ne savons pas exactement en quels termes Jerg Hazel apprit l’événement, ni quelles précisions lui furent données. Nous savons seulement ce qu’il écrivit à propos de ses réactions. « Je restai très calme, mais ce fut comme si un froid subit m’avait envahi. Je vis soudain les conséquences inéluctables de ce geste odieux. Il me sembla que ma planète était définitivement souillée. Je ne sus quoi décider sur le moment et je restai plusieurs jours dans un état de presque totale prostration, répondant mécaniquement à la radio, donnant machinalement les renseignements demandés, ne parvenant pas à m’ôter de l’esprit la vision d’Uranus transformée en gîte de brigands. »
Le fait n’était pourtant pas nouveau. Cette méthode économique de voyage interplanétaire était couramment pratiquée, et tout particulièrement par les expéditions illégales qui y voyaient une sécurité supplémentaire. Par ailleurs, les convois d’esclaves étaient nombreux à cette époque. Mais il ne s’agissait pas d’esclaves humains et moins encore de convois de femmes comme certains auteurs ont cru devoir l’écrire dans d’innombrables ouvrages prétendument historiques. Il s’agissait seulement des animaux supérieurs des jungles de Vénus, dont la faculté d’apprentissage et la résistance étaient étonnantes, mais qui ne possédaient pour autant aucune qualité proprement humaine.
L’esclavage était à l’époque, la réponse logique aux conditions économiques. D’incalculables richesses dormaient dans les profondeurs des planètes, des métaux rares, des pierres scintillantes, des plantes aux propriétés neuves, mais il y avait trop peu d’hommes dans le système solaire pour les exploiter, et cela coûtait trop cher de transporter et de maintenir en vie un homme dans l’espace, et de plus, les hommes ne pouvaient pas, la plupart du temps, travailler durement dans les conditions ambiantes. Les esclaves de Vénus, obtenus à bon marché, ne coûtant presque rien à nourrir, vivant entassés dans les soutes des navires, résistant à la chaleur et au froid, habitués à stocker de l’oxygène pour de longues heures sinon des jours entiers, pouvaient peiner sur presque n’importe quelle planète avec un minimum d’équipement.
Le trafic et la déportation des esclaves furent interdits par la loi dite des Deux Mondes de mars 2447, mais la loi resta longtemps lettre morte. L’espace est une trop vaste chose pour qu’il puisse être fourni de policiers à chaque croisement d’orbites. Et plus d’un siècle plus tard, des navires sillonnaient encore le vide, emportant dans leurs flancs leur malheureuse cargaison de Vénusiens.
Au beau milieu de l’année 2498, Jerg Hazel n’ignorait pas que la vente et le trafic des esclaves était une triste réalité et non point une brumeuse légende historique comme nous sommes trop enclins à le croire aujourd’hui. Il savait aussi, sans le moindre doute, qu’il était inutile d’alerter le Gouvernement de la Terre. Ce dernier n’aurait rien fait : il ne le voulait ni ne le pouvait. Hazel savait donc qu’il était le maître sur Uranus et le représentant du Gouvernement. Il ne pouvait en référer qu’à lui-même.
Il se souciait assez peu des esclaves, somme toute. Il avait le vieux mépris des hommes de l’ancien temps pour toutes les créatures non humaines. Il s’inquiétait probablement tout aussi peu de voir les pirates punis.
Ce ne fut sans doute pas l’idée de la mission à remplir qui le poussa à agir, ni celle du reproche qu’on pourrait lui adresser s’il ne faisait pas respecter la loi, car personne ne lui demandait de franchir quelques milliers de kilomètres de marais, de déserts et d’océans, d’affronter quelques dizaines d’orages et de tempêtes, de gravir au moins trois chaînes de montagnes et de traverser un nombre équivalent de crevasses. Non, personne ne le lui demandait, car à l’époque personne n’eût même cru à la possibilité de la chose. J’ai tendance à penser qu’il en était venu simplement à s’assimiler si bien le texte de la Constitution qu’il la considérait comme le Droit et comme la Justice, qu’il tenait sa violation pour une défaite et un affront personnels, et qu’il préférait envisager sa propre destruction plutôt que l’effondrement de ces idées semées quelques siècles auparavant par des novateurs oubliés. Un millénaire plus tôt, ce sentiment aurait sans doute porté le nom de noblesse d’âme, mais c’était probablement un mot qu’Hazel ignorait.
Beaucoup de ses biographes ont écrit que Jerg Hazel avait agi par humanitarisme à l’égard des esclaves, ou encore comme un défenseur de l’ordre et de la loi. Encore que ces termes soient grandement exagérés, je pense qu’ils sont par-dessus le marché inexacts. Je crois que Jerg Hazel agit seulement par égoïsme, une forme supérieure d’égoïsme, mais un égoïsme certain ; il savait que la mise en doute de ses conceptions entraînerait la destruction de son équilibre. Il n’espérait pas réussir mais il désirait seulement essayer, de façon à rester en accord avec lui-même.
Il réfléchit durant de longs jours, ses rapports devinrent secs et laconiques, mais ils demeurèrent exacts et précis. Il tailla moins sérieusement sa barbe, de nouveaux poils gris apparurent parmi les poils noirs. Son film personnel ne porte que peu de renseignements sur cette période. Il y exprime son désarroi, son angoisse, en termes heurtés qui contrastent étrangement avec la sereine brièveté de ses observations ordinaires.
Nous savons que, pendant cette période, il relut attentivement tous les rapports concernant Uranus, qu’il étudia cent fois les cartes et les photographies de la planète, qu’il en vint à ne jamais se séparer du texte de la Constitution, bien qu’il le connût maintenant par cœur. On peut du reste voir ce morceau de papier, usé et jauni par le temps, portant la trace de nombreuses pliures, déchiré sur les bords, et orné ici et là d’empreintes de doigts couverts d’huile de machine, au Musée interplanétaire de Dark, et c’est un des documents les plus émouvants que cette période nous ait transmis.
Et tandis qu’il usait ses yeux sur les symboles, les chiffres et les tracés topographiques, la conception de son plan naquit en lui et se développa peu à peu. Un beau jour ce plan fut achevé.
Il disposait d’une semaine encore, environ, avant l’atterrissage du navire bourré d’esclaves. Il savait donc qu’il avait un peu plus de deux mois devant lui pour mener à bien son travail et atteindre le point d’atterrissage de l’astronef pirate. Mais ce travail était long et difficile et il n’était pas sûr de réussir ; il n’en parla à personne et cela est facile à comprendre, car personne ne l’eût pris au sérieux.
Un beau matin, il mit en marche le système de réponse automatique aux navires qui pourraient demander des coordonnées, et avertit la ville et les deux stations scientifiques de son absence pour quelques heures. Il ne leur dit pas ce qu’il entendait faire. Il avoua seulement qu’il comptait se livrer à une « petite exploration ». Ce furent les termes mêmes qu’il employa.
Il emplit la chenillette d’instruments, revêtit un scaphandre et quitta la station. La chenillette était un instrument idéal pour se déplacer à la surface du plateau rocheux, malgré le vent et les tempêtes, malgré les lianes de terre, qui ne sont que de curieuses excroissances minérales, malgré les crevasses et malgré la pression de l’atmosphère.
Le ciel devait être relativement pur ce jour-là, des bandes pourpres traînaient sans doute dans la haute atmosphère, entre des nuages d’un jaune éclatant. Un orage qui se préparait devait teinter l’horizon de fantastiques marbrures violettes. Par des trouées dans les brumes, Hazel distinguait de clignotantes étoiles, les satellites fuyants de la planète, et peut-être le soleil.
Il conduisit d’abord sa machine vers le nord, puis il longea une profonde crevasse. Il examina les résultats de quelques calculs qu’il avait effectués les jours précédents et se dirigea sans hésitation vers un point du plateau rocheux. Il trouva ce qu’il cherchait. Nous pouvons assez aisément l’imaginer, sautant à bas de la chenillette, avec une grande agilité, mais restant ensuite une minute ou deux le souffle court parce que l’âge commençait à peser sur lui, puis accrochant à sa ceinture un pic, une barre à mine, emplissant un sac d’outils de précision et de rouleaux de fil de cuivre, et contemplant le ciel changeant au travers de la bulle transparente qui recouvrait sa tête.
Il se mit en marche, dans l’air calme, et atteignit le centipède, car ç’avait été le but de son voyage. C’était un centipède jeune encore, qui ne dépassait guère la taille d’une colline de la Terre, et il demeurait immobile, ses pattes repliées sous lui, dormant peut-être ou, s’il ne dormait pas, se livrant à quelque tranquille occupation nécessitée par son métabolisme. Jerg Hazel entreprit alors de gravir le centipède, comme il eût fait d’une muraille rocheuse, taillant avec son pic marche après marche dans la carapace cristalline de l’animal. Il progressait lentement, car il travaillait dans une substance extrêmement dure et il n’avait plus les muscles de la jeunesse, mais il abattait avec régularité le fer du pic sur les larges écailles ternes. Et ce faisant, il se murmurait les mots de la Constitution, imprimés sur ce morceau de papier crasseux qui était serré dans l’une de ses poches, sous son scaphandre, et qu’il ne pouvait plus maintenant atteindre ni déplier, et qui se fût du reste consumé instantanément dans l’atmosphère d’Uranus, malgré le froid et l’absence de vent. Peut-être attribuait-il à ces mots une valeur presque magique ; il entrevit en tout cas, à ce moment précis où il atteignit le sommet du centipède, la possibilité du succès de son entreprise : « J’exultai de joie, écrivit-il plus tard, mais ce n’était pas à la pensée de ce que j’avais déjà accompli, et qu’aucun homme n’avait seulement tenté avant moi, mais bien à celle de ce qui m’attendait, et qui s’étirait, à l’état informel, dans l’avenir. »
Il se dirigea sans hésiter vers ce que l’on pourrait appeler la tête du centipède, l’endroit de la cuirasse portant les trois plaques cornées qui permettent à la bête de se diriger et d’éviter les obstacles grâce à un effet de capacité électrique, qui sont ses yeux et ses oreilles tout à la fois, son toucher, son goût et son odorat.
Il avait minutieusement étudié l’anatomie des centipèdes sur les planches exécutées d’après l’unique spécimen dépecé, et lorsqu’il entreprit de forer un trou, il ne se trompa pas d’endroit. Il avait du reste fait des études complètes de médecine et il était parfaitement qualifié pour se livrer à ce travail, quoiqu’un apprentissage de mineur soit peut-être préférable à celui de chirurgien lorsqu’il s’agit d’opérer une montagne. Il utilisa à plusieurs reprises de faibles charges d’explosif, mais cela ne réveilla pas la bête. Il craignit même à un moment qu’elle ne fût morte, tant son impassibilité était totale, mais sa température était élevée de plusieurs dizaines de degrés au-dessus de celle du milieu ambiant et cette crainte n’était pas fondée. Il finit par creuser un puits profond de deux mètres environ et large d’un, et plus il descendait, plus son travail devenait facile, parce qu’il plongeait dans les tissus vivants de la bête, qui avaient une structure fibreuse et une contexture molle ; il ne s’agissait en réalité que de couches destinées à isoler l’organisme du centipède des conditions extérieures, mais le fait qu’il les eût atteintes le réconforta grandement.
Il commença alors à opérer avec une précision chirurgicale. Il désirait introduire un corps étranger dans le système nerveux du centipède, de façon à pouvoir contrôler son sommeil et ses mouvements. L’ingéniosité qu’il développa en l’occurrence fut merveilleuse. Il savait que le système nerveux des centipèdes n’a rien à voir avec le nôtre, qu’il met en jeu des processus chimiques inconnus de notre corps, mais il parvint à déterminer certaines des connexions maîtresses et à les détruire, réduisant ainsi le centipède à sa merci. Il fut servi en cela par la faible complexité du système nerveux du centipède et par sa grande étendue qui rendait possible un repérage quasi géographique des principales chaînes nerveuses. Ce faisant, il se compara lui-même à « ces insectes qui parviennent à réduire à l’impuissance une larve plusieurs fois plus grosse qu’eux, afin de la laisser en pâture à leur progéniture ».
Mais il n’était pas un insecte, et des millions d’années d’instincts accumulés ne le dirigeaient pas. Il dut tout inventer lui-même, se servir de l’expérience d’autres hommes, mais seulement de leurs mots et de leurs dessins, non de leur mémoire ou de leurs gestes. Le jeu qu’il jouait était éminemment dangereux et il le savait. Lorsqu’il plongea sa lame d’acier dans les centres moteurs du centipède, afin de le condamner à l’immobilité, « la bête tressaillit, et ce fut comme si quelque séisme agitait la colline sur laquelle je me trouvais. Je sortis aussi vite que je pus du puits dans lequel je risquais de me trouver coincé et écrasé, et je m’accrochai aux écailles et aux quelques pitons que j’avais pris la précaution de poser. Je volai plusieurs fois en l’air avant que le calme revînt, et la résistance de mon scaphandre m’ébahit littéralement ».
Mais il avait vaincu le centipède. Il ne l’avait pas encore amené à se plier à sa volonté d’homme, mais il en avait fait sa chose, il pouvait l’abandonner là à pourrir, s’il le désirait, car le centipède lui appartenait. Et je suppose qu’il dut clamer à voix haute quelques fragments de la Constitution, un peu comme le premier vainqueur du mammouth ou du grand ours des cavernes dut invoquer ses dieux.
Sur ce, il abandonna le centipède sur place, regagna la chenillette et retourna à la station. Il avait pris avant de partir la précaution de noyer la plaie qu’il avait ouverte dans le dos du centipède, sous un flot de la substance mousseuse et légère qui servait à arrêter les fuites dans les parois des astronefs ou des stations. La seule trace de son intervention était deux fils de cuivre, pendant sur le flanc de l’animal et dans lesquels il pouvait envoyer un courant destiné à exciter les nerfs de la bête et à lui rendre la faculté de se mouvoir.
Il décrivit par le détail sur son film personnel ce qu’il avait accompli, mais il se contenta de répondre aux questions de la ville et des deux expéditions scientifiques qu’il avait « fait une petite découverte, mais qu’il préférait ne rien dévoiler pour le moment, ignorant encore s’il s’agissait de quelque chose de conséquent ou non ».
L’orage éclata vers la fin de la soirée, ce qui est une façon de parler, car une journée entière sur Uranus ne dure qu’une dizaine d’heures de la Terre, mais les hommes vivant sur ces mondes géants conservent, irrationnellement, la façon de compter le temps qui a prévalu sur Terre depuis bon nombre de millénaires. Il fut court et violent, et, durant trois fois vingt-quatre heures, Jerg Hazel dut attendre que les couches basses de l’atmosphère se fussent assez calmées pour qu’il pût sortir.
Lorsqu’il y parvint enfin, le ciel était presque entièrement pur. Il faisait nuit. Le firmament se teintait de mauve, les satellites, bien visibles, voyageaient entre les étoiles immobiles. À quelques millions de kilomètres de là, encore indécelable, une fusée suivait sa course. Au fond de sa cale, les esclaves vénusiens gémissaient ou hurlaient sans répit, de façon soutenue et monotone, mais le capitaine du navire ne s’en souciait pas, les cloisons étant insonorisées.
Hazel retrouva sans peine son centipède. Il recommença le travail auquel il était maintenant habitué, en plusieurs points de la carapace. Il désirait contrôler, non point tous les prolongements moteurs de l’animal, mais seulement un nombre déterminant, car son plan était de chevaucher le centipède et de traverser sur son dos les étendues mortelles de la planète. Il n’était pas question pour lui de dompter le centipède ou même de lui faire savoir que lui, Jerg Hazel, existait et était son maître, détenant sur lui puissance de vie ou de mort. Il entendait seulement doubler le système nerveux rudimentaire du centipède par un réseau non moins primitif, mais tout aussi efficace, de fils de cuivre grâce auxquels il espérait pouvoir diriger les mouvements de l’énorme masse à sa guise. C’était un rêve de fou, mais Jerg Hazel avait l’obstination des déments.
Il échoua en plusieurs points, mais il atteignit assez de ganglions nerveux pour espérer réussir. Profitant du calme qui suit toujours les orages en cette partie du globe uranien, il travailla plusieurs jours sans discontinuer, mangeant sans quitter son scaphandre, se bourrant de drogues contre la fatigue, récitant à l’endroit et l’envers le texte de la Constitution.
Un grand nombre de peintres l’ont représenté en train de travailler. La plupart des tableaux qu’ils produisirent sont grandement inexacts, ou, lorsque les détails en sont soignés, pour le moins improbables. Ils présentent Jerg Hazel comme une sorte de héros épique et olympien qu’il ne fut jamais. Il était plus petit qu’ils ne le croient, et ses traits ridés n’avaient pas la sérénité majestueuse qu’ils lui accordent. Sa barbe était franchement sale et non point peignée. Quant au centipède, il était beaucoup plus grand qu’ils ne le représentent en général. L’une des meilleures illustrations de cette scène que je connaisse est due au pinceau naïf d’un pilote qui connut effectivement Jerg Hazel ; cette toile est sans intérêt artistique, mais elle est plus éloquente que bien d’autres, et c’est sans doute pourquoi elle figure en bonne place dans le grand hall du Musée interplanétaire de Dark.
Son succès ne tourna point la tête à Jerg Hazel. Il avait transformé le centipède en une sorte de complexe mécanico-biologique. Mais il redoutait de ne pouvoir l’animer de façon cohérente. Il avait relié les bouts de ses câbles conducteurs à une sorte de tableau de bord qu’il avait solidement fixé sur le dos du centipède. Mais il n’osa pas contrôler de là-haut les premières évolutions de la bête, et il les télécommanda de sa chenillette.
Il envoya dans les fils un courant extrêmement faible.
« Le centipède frémit et la terre se mit à trembler. Je mis en marche le moteur de la chenillette de façon à pouvoir m’éloigner rapidement du lieu de mon expérience si les choses tournaient mal. Je craignais que le centipède ne se révoltât contre la contrainte que je lui imposais et ne tentât quelque manœuvre désespérée. Mais il devint bientôt évident que j’avais raisonné en homme et non point en centipède. L’énorme animal ne sembla point se rendre compte de ce qui lui arrivait. Je parvins à le faire se dresser sur l’un de ses prolongements. Mais il se trouvait ainsi dans une position instable et il s’écroula bientôt. Alors j’essayai d’exciter en même temps toutes les terminaisons nerveuses sur lesquelles j’avais travaillé, et il sembla que le centipède était devenu fou. Il se leva et essaya de fuir dans toutes les directions à la fois, au risque de se briser les membres, car sa force était incroyable. Mais ces gestes désordonnés étaient dus à mon inhabileté à le diriger et non à quelque fantaisie de sa part. Je parvins bientôt à le mettre en marche, quoique de façon lente et hésitante, entrecoupée d’arrêts et de chutes. Je faillis d’abord en pleurer de désespoir. »
Nous pouvons assez aisément imaginer le vieil homme en ce point de sa tentative, se mordant les lèvres, grimaçant, les yeux creusés par des heures de travail, les joues agitées de tics nerveux provenant des drogues qu’il avait absorbées, et l’esprit enflammé de rage, de grands mots, d’effroi, et du mortel sentiment de l’impuissance. Il dut brusquement se rendre compte de la folie de son entreprise ; la lucidité qui va fréquemment de pair avec l’épuisement ne devait que plus profondément encore lui mordre le cœur ; son courage s’était lentement estompé tandis que montait en lui la fatigue. Il se rendait maintenant compte que, si habile qu’il devînt, il ne pourrait se substituer aux centres moteurs du centipède, qu’il ne parviendrait jamais à rendre son équilibre à l’énorme animal, qu’il n’en obtiendrait que des mouvements saccadés et à peu près désordonnés comme ceux qu’on tire d’une patte de grenouille en soumettant ses nerfs à un flux électrique. Car ce n’était rien d’autre que cette expérience qu’il avait réalisée sur une grande échelle.
Il finit par s’effondrer sur son siège dans la chenillette et dormit plusieurs heures d’un sommeil agité et inconfortable. C’est alors que, sans qu’il s’en doutât, la chance le servit. Il avait installé, pour diriger le centipède, deux postes de télécommande distincts. L’un relayait les impulsions destinées aux terminaisons nerveuses des prolongements du centipède, mais l’autre servait seulement à mettre hors circuit le cerveau qu’il avait atteint lors de sa première opération, ou plus exactement excavation. Hazel avait pensé commander directement aux prolongements du centipède, sans passer par l’intermédiaire du cerveau de l’animal, et c’est pourquoi il avait prévu un relais spécial isolant les centres moteurs de l’animal de ses prolongements. Mais ce dernier relais se détraqua : Hazel avait noyé les accumulateurs qui l’alimentaient dans la mousse avec laquelle il avait empli la fosse béant sur le dos du centipède. En durcissant, la mousse écrasa purement et simplement les accumulateurs, les détruisant irrémédiablement. Le relais cessa de fonctionner. Le cerveau du centipède retrouva le contrôle de son corps, et l’animal continua de dormir, puisque c’était ce qu’il avait décidé pour quelque obscure raison physiologique.
Nous savons de façon sûre que, lorsque Hazel se réveilla, il ne se rendit pas compte de la transformation qui s’était opérée à son insu dans son appareillage. Il était trop furieux contre lui-même, contre le centipède, les marchands d’esclaves, et de façon générale contre quoi que ce fût dans le monde à l’exception de la Constitution, et sa colère confina bientôt à la démence.
En fait, la seule action folle qu’il commit fut de reprendre ses expériences sur le centipède, avec la profonde conviction qu’il réussirait. Peut-être avait-il eu un rêve prophétique, peut-être un ange l’avait-il visité pendant son sommeil ? Peut-être croyait-il simplement que, parce qu’il se trouvait du côté de l’Ordre et de la Justice, il ne pouvait échouer ? Ce n’était pas là une attitude scientifique, mais la plupart des grands savants qui ont honoré l’humanité, n’ont eu de vraiment scientifique qu’une partie infinitésimale de leur existence, le reste étant soumis à la loi commune de l’intuition, du préjugé et de la conviction irrationnelle.
Et cela marcha parfaitement. Le centipède se leva sans difficulté lorsque Jerg Hazel ordonna à ses prolongements de le soulever. Il avança lorsque Hazel excita ses pattes arrière, puis ses pattes avant, à un rythme de plus en plus rapide. Il accepta même de tourner lorsque Hazel soumit à l’impulsion électrique un seul de ses flancs.
À la lumière d’un siècle d’études, nous pouvons penser que la réussite de Jerg Hazel fut moins étonnante qu’elle ne lui apparut. Le centipède ne se rendit probablement jamais compte qu’il était dirigé. De tous temps, ses pas et ses actes avaient été déterminés par une foule d’excitations extérieures. Son cerveau se contentait de le maintenir en équilibre et en vie ; il ne commandait pas le centipède, mais résolvait seulement les problèmes extérieurs qui pouvaient se poser à lui ; il lui évitait de tomber dans une crevasse, mais il ne décidait pas de l’endroit où le centipède traînerait son énorme masse ; de cette décision, se chargeaient les lointains satellites d’Uranus, les nuages vagabonds dans le ciel et les émanations de quelque lointaine source de nourriture. Les paquets d’électrons de Jerg Hazel n’étaient qu’une contrainte supplémentaire.
Jerg Hazel ne s’attarda pas à rechercher les causes de son succès, car la curiosité scientifique ne le pressait pas de son aiguillon. Il avait seulement en vue une certaine fin, et les moyens qu’il pouvait être amené à mettre en œuvre ne l’intéressaient pas en eux-mêmes. Il nous dit seulement qu’il pleura de joie peu d’heures après avoir pleuré de désespoir, et que ce furent sans doute les deux seules occasions de sa vie où il versa une larme. Objectivement, connaissant le caractère de Jerg Hazel durant sa vieillesse, nous sommes enclins à le croire. Il dut ramener le centipède auprès de la station en un voyage épuisant mais triomphal. Il précédait le centipède d’une bonne distance, afin que la chenillette ne volât pas en l’air sous la secousse de chacun des pas de la bête. Ce dut être un étrange spectacle, mais aucun œil humain autre que ceux d’Hazel ne le vit, aucune caméra ne le filma et Hazel est toujours resté étrangement silencieux sur ce point. Il est probable qu’il n’en conserva pas grand souvenir ; il était alors abruti de fatigue et de joie et il dut conduire mécaniquement l’appareil et l’énorme bête jusqu’aux environs de la station.
Nous savons qu’il abandonna le centipède à quelques centaines de mètres de la station, qu’il eut encore la force de rentrer la chenillette, et qu’il s’écroula dans une des réserves en voulant ranger les outils dont il avait fait usage. Il dormit pendant une trentaine d’heures, dans son scaphandre. Il avait heureusement enlevé son casque et c’est à cela qu’il dut d’éviter l’asphyxie. Lorsqu’il s’éveilla, il prit un bain, mangea abondamment, se fit une piqûre antispasmodique et reprit sa place auprès des instruments comme si rien ne s’était passé. Sur Uranus, la vie avait continué pendant sa fabuleuse équipée, et les installations automatiques de la station avaient répondu à sa place, si bien que personne ne s’était inquiété de son absence.
Jerg Hazel surveilla plus particulièrement le ciel, car il savait que l’astronef était proche, et qu’il se poserait de ce côté-ci de la planète, où il ne pouvait manquer de le repérer. Mais il ignorait l’endroit précis que son capitaine félon choisirait pour atterrir, aussi ne quitta-t-il pas une heure ses écrans, fût-ce pour dormir, car il avait monté une sonnerie destinée à l’éveiller si quelque navire passait dans le ciel et il se contentait de reposer dans son fauteuil sans même prendre la peine de s’étendre, scrutant le ciel, ou dormant, examinant au travers des hublots de la station la plaine déserte et déformée au loin par la masse colossale du centipède.
Pendant ses heures de veille, il lut, ou écouta de la musique, mais n’appela personne. Les nouvelles de l’univers humain cessèrent de lui parvenir autrement qu’en secs et laconiques communiqués. Car il ne souhaitait la compagnie d’aucun autre homme. C’était comme si ce qu’il avait accompli seul l’avait éloigné du reste des humains, ou encore comme s’il refusait de se laisser distraire, doutant encore de la force de sa résolution et désireux d’entendre mieux la voix secrète de son cœur. Il est à noter qu’il écouta les Chants des Enfants Morts, du compositeur antique Gustav Mahler. Les accents de profonde tristesse de ces mélodies devaient trouver un sombre écho en son esprit volontairement exilé du monde des hommes. Du reste, la popularité de ces Chants a toujours été considérable parmi les hommes de l’espace, enfants morts à la Terre, ou perpétuels orphelins d’une planète.
Mais le plus dur restait à venir, et lorsque Hazel eut déterminé la trajectoire d’un objet qui franchit le ciel du Nord-Ouest au Sud-Est, en perdant de l’altitude, et qu’il eut calculé le point d’impact de cet objet avec la planète, point qui se révéla être l’un des trois ou quatre plateaux rocheux d’Uranus susceptibles de recevoir un astronef, il se remit au travail.
Il s’était peu soucié, les jours passés, du centipède, ne s’inquiétant ni de le nourrir ni de lui rendre au moins une partie de sa liberté, mais ce n’était pas de sa part négligence, seulement connaissance approfondie des indigènes d’Uranus. Il alla lui rendre visite et lui fit prendre quelque exercice, puis il se risqua à grimper sur son dos, grâce à l’escalier monumental qu’il avait taillé le premier jour dans les écailles cristallines, et du haut de cette colline mouvante, solidement arrimé par des câbles d’acier à quelques pitons profondément enfoncés dans la carapace de l’animal, il entreprit de le mettre en marche et de le diriger.
Le sol – car il ne parvenait pas à considérer le dos du centipède comme autre chose que le sol d’une colline – se mit à onduler de façon effroyable. Hazel crut qu’il allait mourir et vomit dans son scaphandre. Mais il tint bon quelques minutes, serrant les dents, grimaçant, persuadé qu’il allait se déchirer en deux, écœuré de voir la planète entière et les astres se mouvoir autour de lui.
Et les jours suivants, il travailla avec sa tête et avec ses mains, avec la petite flamme courte et sifflante, bleue et verte, d’un chalumeau, et avec un lourd marteau et une scie grinçante. Il transpirait abondamment bien qu’il eût pris des médicaments pour faire tomber sa fièvre, mais il ne s’en inquiétait pas ; il ne s’était jamais beaucoup soucié de lui-même, mais seulement des transformations qu’il devait apporter au monde extérieur pour atteindre les buts qu’il s’était fixés. Et cette fois-ci, il ne s’agissait de rien de moins que de transformer la station elle-même. C’était une manière de délit que de détruire une des réserves, à moins qu’une extrême nécessité n’y poussât, et Hazel le savait, mais il accomplit la chose sans éprouver le moindre remords, car il savait aussi qu’il était la vérité et la justice sur Uranus, et rien de ce qu’il pouvait faire pour sauvegarder ces biens précieux ne pouvait être illégal à ses yeux.
Il construisit une sorte de boîte étanche, une espèce de cercueil muni d’un hublot, capable de le contenir et de retenir une bulle d’air respirable au sein de cette atmosphère méphitique, et de porter quelques caisses de vivres, quelques bouteilles d’oxygène et quelques armes. Il fixa à l’intérieur un fauteuil d’astronef, mobile et équilibré, demeurant horizontal quelle que fût la position de la fusée au sol. Il accrocha enfin la boîte, ou le cercueil, sur le dos du centipède, avec l’aide de la chenillette, des mots magiques de la Constitution, de quelques fins câbles d’acier résistant, d’un palan de fortune et d’un inépuisable courage.
Puis il avertit la ville et les deux stations scientifiques. Il ne le fit pas directement, mais il enregistra ce qu’il avait à leur dire, ce qu’il fallait faire, pourquoi il le faisait et quel moyen il employait, où il allait et comment on pouvait l’aider, et il régla ses appareils pour qu’ils émissent automatiquement ce message un quart d’heure après son départ, et pour qu’ils le répétassent une fois par jour.
Puis il partit. C’est-à-dire qu’il revêtit son scaphandre, qu’il se dirigea à pied vers le centipède, qu’il grimpa sur son dos, qu’il entra dans la cabine, ferma la porte étanche derrière lui, se ficela sur son siège, mit en marche les pompes destinées à remplacer l’atmosphère mortelle d’Uranus par le bon air vivifiant de la Terre. De façon à éviter toute entrée de gaz méphitique en provenance de l’extérieur – car la pression de l’atmosphère sur Uranus est plus considérable que sur la Terre – il s’astreignit à vivre sous une pression de deux atmosphères. Ses oreilles bourdonnèrent, ses tempes le firent souffrir au début, puis il s’habitua.
Et lorsqu’il eut accompli tous ces préparatifs, lorsqu’il eut étudié l’horizon et fixé ses yeux sur la boussole, ses doigts se posèrent sur le tableau de bord et jouèrent sur les touches, et le centipède se mit en marche, de son pas lourd et stupide, emportant Jerg Hazel vers le combat et vers une notoriété qu’il n’espérait pas.
C’est alors qu’il correspondit à l’image que nous nous en faisons le plus volontiers, celle d’un cavalier de la nuit, franchissant une énorme distance, pour une cause perdue, n’attendant rien du succès et ne s’inquiétant que de chevaucher, scrutant les étoiles, examinant l’horizon avec dans l’âme la crainte de voir surgir quelque obstacle infranchissable, le front malgré tout serein, les yeux clairs et assurés, les mains jouant avec précision sur le clavier de la machine, l’esprit calme et lucide, et se répétant les phrases immortelles de la Constitution, ou encore d’anciennes ballades nées sur Terre. Ou peut-être cette image n’eut-elle jamais aucune réalité, ne fut-il qu’un vieil homme grognant tout au long des deux semaines du voyage, rabâchant sans les comprendre quelques phrases creuses écrites deux siècles auparavant par de doux rêveurs. Nous ne pouvons pas le savoir, mais cela n’a pas d’importance. Les héros que l’Histoire nous donne sont ceux que nous créons, et nous créons ceux que nous méritons, et il est peut-être réconfortant de savoir que, à propos de Jerg Hazel, l’imagination nous emporte invinciblement au-delà de tout ce qu’on a pu écrire sur lui et sur sa randonnée.
Car ce voyage dura deux semaines, pendant lesquelles il n’ôta pas son scaphandre ou presque pas, profitant des multiples commodités prévues par le constructeur du scaphandre pour les hommes qui pourraient rester des jours entiers dedans, mais pestant parce qu’il lui était impossible de se gratter et parce que la crasse commençait à le démanger de partout, et parce que sa barbe commençait à emplir une bonne partie de la bulle transparente qui lui servait de heaume et semblait tenir à s’infiltrer dans sa bouche.
Il apprit à manier tout à fait bien le centipède. Il ne lui donnait que peu d’indications et le laissait aller entre temps, pourvu qu’il le menât dans la bonne direction. Il franchit ainsi le vaste plateau rocheux, les plaines gelées aux reflets mauves, deux océans distincts, et c’était cette dernière épreuve qu’il redoutait le plus, car il ne savait comment décider le centipède à nager, mais lorsque l’animal se trouva en face de la surface calme d’ammoniaque, il se laissa glisser tout doucement dans un ressac de vagues fumantes, et se mit à nager. La plus grande crainte de Jerg Hazel fut qu’il plongeât, ce qu’il ne fit pas, se contentant de promener à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la surface moirée, l’homme et son équipage.
Hazel franchit encore trois chaînes de montagnes et les grands marais. Les chaînes de montagnes furent peut-être la partie la pire du voyage. Les chaos et les balancements auxquels il avait fini par s’accoutumer – mais non s’habituer – devinrent franchement intolérables. Puis cela passa et il ne restait que la volonté tendue d’Hazel, tendue vers un point encore invisible, vers le petit étincellement encore indécelable d’une fusée posée sur le plateau gelé, le nez pointé vers le ciel. Et il franchit les marais, ces régions d’Uranus qui comptent parmi les plus hallucinantes du système solaire, qui ne sont ni eau, ni glace, ni liquide, ni gel, qui ne sont pas même miasme et végétation de cauchemar, mais seulement viscosité et pourriture quoique sans germes, morbidité sans microbes, couleurs décomposées, sol fluant et refluant en une marée sourde et intérieure, explosions de gaz affleurant en bulles énormes à la surface agitée du marais, et monotonie d’une planéité minérale.
Mais Jerg Hazel les laissa derrière lui, ces marais, se fiant à l’instinct ou à l’expérience du centipède, le laissant choisir pour lui les crevasses à franchir et celles à contourner, mais maintenant inlassablement le cap vers le sud-est, vers les plaintes inaudibles et inintelligibles des Vénusiens encagés. Il ne s’arrêta que deux fois durant ces deux semaines, la première fois pour laisser reposer le centipède et la seconde pour se reposer lui-même, pour ôter son scaphandre, se gratter et se laver, couper sa barbe, et manger et boire normalement en se servant de ses doigts. Mais en dehors de ces quelques heures de repos le centipède marcha sans montrer le moindre signe de fatigue, docile aux impulsions des fils qui transperçaient, sans qu’il parût s’en douter, ses flancs, et Hazel veilla et dormit au rythme de cette inlassable marche, ballotté au point d’oublier le sens du mot stable. Il dut penser aux grands voyageurs qui avaient sillonné les plaines de la Terre, aux temps héroïques où les deux grandes voies de communication étaient la piste et l’eau ; peut-être même se compara-t-il à eux. En fait, il avait retrouvé les sources de leur courage, que l’on croyait taries.
Toujours est-il que le quatorzième jour, temps de la Terre, au matin, après une nuit harassante pendant laquelle le vent avait soufflé sans une minute de répit, déportant le centipède et le forçant à louvoyer malgré les ordres de Jerg Hazel, celui-ci atteignit, avec tout son équipage, le bord d’un plateau rocheux, pressa sa monture et vit, avant que le soleil eût disparu derrière l’horizon, se dresser la haute silhouette déliée d’un navire et les massives constructions d’une base de fortune. Il approcha alors de cette base en faisant résonner le sol comme un tambour sous les pas de son centipède. Il entendit, lorsqu’il fut tout proche et que la fusée commença à osciller sournoisement, les cris de terreur des Vénusiens qui travaillaient à construire des réserves, dans des scaphandres rudimentaires, il vit les visages stupéfaits des hommes, petites taches pâles sous leurs bulles transparentes, se tourner vers lui comme s’ils avaient regardé dans le ciel, tant il était haut. Et il se mit à hurler dans le microphone des mots que le haut-parleur extérieur répercuta dans l’atmosphère dense :
— Rendez-vous. Au nom de la Constitution et de la loi.
Et il se leva de son siège, ayant fait s’arrêter le centipède, et sortit de sa boîte métallique, ou de cette sorte de cercueil qu’il avait construit de ses doigts, tenant dans une main le microphone et dans l’autre une arme, une carabine puissante et solide.
Ils ne résistèrent pas. Peut-être fut-ce la vue de la carabine qui les incita à rester tranquilles ? Ou peut-être fut-ce la masse du centipède ? J’estime pour ma part que l’animal, quoique en lui-même inoffensif malgré sa masse, les effraya plus que l’homme dont la volonté les conduirait à la pendaison, car à la vue du centipède, d’anciennes craintes mythiques dont ils ne connaissaient même pas les noms se réveillèrent en leur esprit, et ils eurent peine à prendre pour un homme cette créature minuscule tenant en main une carabine et hurlant dans un micro, qui avait dompté cette montagne.
Ils n’essayèrent même pas de faire disparaître les Vénusiens. Ils se contentèrent de se replier dans leurs quartiers comme Jerg Hazel le leur demandait, et celui-ci descendit du centipède, la carabine au poing, les regardant reculer. Puis il laissa la colline ambulante sur place, monta dans la fusée désertée et s’installa dans le poste de pilotage, ôta son scaphandre et prit ses aises, mangea et dormit, sachant qu’ils n’oseraient et ne pourraient pas bouger.
Une semaine plus tard une expédition de police le recueillit, réserva à l’équipage du navire pirate l’accueil qui lui était dû, et entreprit de rapatrier les esclaves vénusiens dans la fusée même avec laquelle ils étaient venus et dans des conditions guère meilleures.
Mais après tout, ils n’étaient pas des hommes, et la loi, la justice et la Constitution étaient sauves.
Et Jerg Hazel devint un héros et on lui réserva une place dans les manuels à l’usage des écoles primaires, mais ce n’était pas parce qu’il avait agi comme un dément, ni parce qu’il avait maintenu l’ordre et la justice et protégé la Constitution.
Ce ne fut même pas parce qu’il avait défendu les esclaves en provenance de Vénus, car d’autres hommes après lui attachèrent leur nom à cette cause de manière plus durable et plus efficace. Il ne fut pas présenté comme un exemple de fidélité à tout ce que l’homme peut contenir de meilleur.
Il devint un héros à cause du centipède. Il devint un héros parce qu’il avait franchi les océans, les marais et les montagnes d’Uranus, ce qu’aucun autre homme n’avait accompli avant lui, ce qu’aucun homme sensé ne croyait possible avant lui. Il devint un héros parce qu’il avait doté l’homme du plus grand jouet, de la plus grande machine qu’on eût jamais rêvée.
Les centipèdes furent introduits sous la forme de spores sur les autres planètes extérieures, Jupiter, Saturne et Neptune. Et vous savez qu’ils y naquirent, y grandirent et s’y développèrent, et portèrent les hommes avec leur curiosité, leurs passions et leurs richesses, en tous points de ces planètes neuves. Les biologistes les modifièrent. Les physiciens construisirent des équipements qui en firent les instruments les plus souples et les plus fidèles de la conquête des astres. Un jour ou l’autre, ils seront même introduits sur la Terre, si l’on parvient à les accoutumer à la température, à la faible pression, à l’oxygène, au rayonnement solaire. Et l’on y parviendra car la résistance des centipèdes apparaît presque sans limite.
Jerg Hazel devint un héros parce qu’il donna à l’homme d’autres esclaves que les Vénusiens, moins proches de lui par la forme et par l’attitude, et apparemment insensibles.
Il en eut conscience et cela l’aigrit au point qu’il refusa de s’occuper des centipèdes, de diriger les recherches qu’on pratiqua sur eux. Il refusa même de revenir sur Terre et d’y connaître l’accueil enthousiaste de foules délirantes. Il demanda à rester sur Uranus, solitaire, dans la station gouvernementale, à scruter l’espace et à diriger les navires de plus en plus nombreux venus des régions proches du Soleil vers ces contrées plus froides et plus obscures. Il refusa parce qu’il était l’homme d’Uranus, et le défenseur de l’ordre et de la justice, et le soutien de la Constitution, et parce qu’il ne croyait pas pouvoir être autre chose. Et une ville s’édifia autour de la station comme il l’avait prévu et, un siècle après sa mort, elle prit son nom. Mais bien avant que ces événements se produisent, le caractère de Jerg Hazel devint de plus en plus mauvais avec les années car il voyait son nom partout associé aux centipèdes, et c’était une chose qu’il n’avait pas voulue. Car il ne s’était jamais soucié de ces collines mouvantes et personne ne s’inquiétait jamais de ce qu’il avait réellement cherché et atteint, aussi éprouvait-il le sentiment de s’être fourvoyé. C’était un homme que l’Histoire avait trompé, voilà tout. Aussi, lorsque les historiens louent l’ingéniosité de Jerg Hazel, lorsqu’ils lui accordent même du génie, lorsqu’ils en font le type même de l’homme moderne, ce rapace prompt à saisir toute occasion d’exercer sa puissance, je ne suis pas d’accord avec eux.
Car je crois qu’en lui-même Jerg Hazel était un homme du Passé, et un homme de tous les temps, un homme pour qui les moyens comptaient moins que la fin, et en qui cette fin était profondément gravée par des millénaires de patiente écriture, de lente civilisation, de lutte et d’oppression, d’honneur et de défaite, tous mots dont les traductions diffèrent, qui vieillissent, s’effacent et réapparaissent et sont toujours, hier et demain, charriés par le courant des années, et qui passent mais ne changent guère.
Et je crois, contre l’avis de nos historiens, que le passage le plus héroïque et le plus satisfaisant de la Geste de Jerg Hazel, celui que les écrivains ne traiteront jamais comme il convient, est le tableau de ce vieil homme aux traits ridés, aux yeux creusés de fatigue, à la barbe noire et grise, chevauchant, sans raison palpable, sous le ciel mauve et sombre d’Uranus, à travers les marais fangeux et les pics de gaz gelés, les orages pourpres et les océans d’ammoniaque, son impensable chimère, contemplant le mouvement des lunes dans le ciel, tout au long des brèves nuits et des jours obscurs ballotté : le cavalier au centipède.