Celui que Jupiter veut perdre - MICHEL EHRWEI
Celui que Jupiter veut perdre - MICHEL EHRWEIN
Dans les aventures de Sherlock Holmes, Conan Doyle cite plusieurs fois, par la bouche du Dr. Watson, des affaires qui n'ont jamais été résolues. Cela n'a pas manqué d'inspirer des continuateurs. Ainsi, dans « Le mystère du pont de Thor », l'allusion au cas de « Mr. James Phillimore, rentré chez lui prendre son parapluie, et qui ne reparut plus aux yeux du monde » a servi de base à deux auteurs, Stephen Barr et John Dickson Carr, pour développer des nouvelles policières originales2 .
« Le mystère du pont de Thor » est une véritable mine, puisque c'est une autre des « affaires » mentionnées dans ce récit qui a donné à Michel Ehrwein l'idée de la présente nouvelle. « Une troisième histoire digne d'être citée, » lit-on dans le texte, « est celle d'Isadora Persano, le journaliste et duelliste bien connu, qui un matin fut trouvé fou devant une boîte d'allumettes contenant un ver mystérieux que la science ignorait. »
Michel Ehrwein a jugé qu'un tel mystère ne pouvait être expliqué que par la science-fiction… Ce qui lui a permis d'aboutir à ce paradoxe : un pastiche de Conan Doyle qui soit en même temps une histoire de SF3 !
Mr. Bruce Partington (de Partington, Partington &. Pierce, solicitors) repoussa son fauteuil en arrière et se leva pour aller fermer la fenêtre, suivi dans ses mouvements par six paires d'yeux appartenant aux six personnes assises sur un rang de chaises face à son bureau. Les bruits de la rue s'assourdirent – une rue londonienne dépouillée de son aspect familier par l'absence de ses bus et la présence d'un nombre inusité de bicyclettes – et la respectabilité qui baignait la pièce, émanant de chaque détail de l'ameublement et du décor, des plis des rideaux et des sièges de cuir, redevint elle-même, réconfortante pour certains des visiteurs, pesante pour les autres. Ayant regagné sa place et considéré une nouvelle fois les visages attentifs de son auditoire, le notaire, joignant les extrémités de ses longs doigts blêmes aux ongles soigneusement manucurés, reprit le fil de son discours.
— « Donc, votre identité étant parfaitement établie, et établi le fait que vous êtes les seuls parents actuellement vivants de John H. Watson, docteur en médecine et homme de lettres, il me reste à accomplir la dernière partie des volontés du défunt. »
Plongeant la main dans un tiroir, il en sortit une grande enveloppe jaunâtre à l'aspect vénérable, portant cinq cachets à la cire, et la fit passer de main en main. En ayant repris possession, il s'éclaircit la voix et continua :
« Cette enveloppe scellée a été déposée par le docteur Watson entre les mains de mon père, alors associé principal de cette étude, le 5 septembre 1914 (la date est inscrite sur l'enveloppe), pour n'être ouverte en présence de ses héritiers, le docteur Watson n'ayant pas d'enfants, que quarante ans après sa mort. Ces dispositions étaient rappelées dans son testament, rédigé peu après, mais qui n'indiquait en aucune façon le contenu du présent pli. Ce jour étant le quarantième anniversaire de la mort du docteur Watson, je vais, selon la volonté exprimée par lui, procéder en votre présence à son ouverture. »
Introduisant alors un canif sous le rabat de l'enveloppe, il l'ouvrit soigneusement et en tira quelques feuillets couverts d'une écriture fine et serrée.
•
(À lire en présence de mes héritiers, ou de leurs descendants, quarante ans après mon décès.)
Des nombreuses affaires auxquelles s'est consacré Mr. Sherlock Holmes au cours des années passées, il en est peu en vérité qui se soient déroulées pour ainsi dire au grand jour, en collaboration avec la police qui, d'ailleurs, sitôt les brumes du mystère levées grâce à la compétence supérieure de mon ami et le succès acquis grâce à son étonnante faculté de déduction, ne rougissait pas de s'en attribuer le mérite exclusif ; je dois dire à la décharge des enquêteurs officiels qu'ils étaient encouragés en cela par la modestie que mon ami professait en public et par son réel désintéressement, qui le faisait parfois renoncer à revendiquer la paternité d'un raisonnement subtil ou de la découverte d'un indice en faveur d'un inspecteur chez qui il avait décelé certains mérites et dont il souhaitait favoriser la carrière. La plupart des enquêtes menées par lui le furent pour le compte de particuliers (parfois de personnages haut placés, voire de têtes couronnées) dont le problème était trop exceptionnel ou trop personnel pour qu'ils souhaitassent voir les policiers de Sa Gracieuse Majesté y mettre leur nez. Celles-ci n'auraient donc eu aucun retentissement, et le nom de Sherlock Holmes ne serait pas tant connu des foules, s'il n'avait jugé possible, à ma requête, – de m'autoriser à publier celles autour desquelles un certain bruit pouvait être fait sans qu'un préjudice fût causé aux personnes qui s'y trouvaient mêlées, soit qu'elles fussent décédées, soit pour toute autre raison.
Il est également une catégorie de ses aventures sur laquelle mon ami souhaite que soit maintenu un voile de discrétion : celles de ces enquêtes, plus nombreuses qu'un public prompt à s'enthousiasmer ne l'imagine généralement, qui se sont soldées par un échec. En un sens, cela est regrettable, car le monde se trouve ainsi privé de récits curieux et intéressants, quoique restés sans conclusion, tel que celui concernant Mr. James Phillimore qui, rentrant chez lui pour prendre son parapluie, ne reparut plus jamais. Mais, d'un autre côté, on conçoit aisément qu'un homme d'une si haute réputation répugne à voir celle-ci diminuée s'il est en son pouvoir de l'empêcher.
Il est un de ces récits, pourtant, dont je souhaite qu'il soit un jour livré au public, car, outre son point de départ peu commun, la solution qu'en donna Sherlock Holmes (et qu'il garda secrète, ne la confiant qu'à moi, tant il la jugeait lui-même extraordinaire, incroyable et, surtout, impossible à prouver) me paraît devoir intéresser au premier chef les lecteurs à venir. Je veux parler de ce qui a trait au destin tragique d'Isadora Persano, le journaliste et duelliste argentin bien connu, qui eut à l'époque un fort retentissement et au sujet duquel le nom de Holmes ne fut jamais prononcé quoiqu'il y eût été intimement mêlé.
Aussi, j'ai pris toutes dispositions pour que ces lignes parviennent entre les mains de mes héritiers quarante ans après ma mort. La réputation de Sherlock Holmes sera alors, soit si solidement établie, soit si complètement oubliée, qu'elle n'aura rien à craindre de cette révélation ; d'autre part, lui et moi n'étant plus de ce monde, nous n'aurons pas à redouter les conséquences fâcheuses que pourrait entraîner la connaissance d'un tel secret. Je les prie, dans leur propre intérêt, de donner à ce récit toute la publicité possible, immédiatement après qu'ils en auront pris connaissance : ils comprendront aisément la raison de cela.
*
* *
Nous venions de prendre notre petit déjeuner lorsque Mrs. Hudson, notre logeuse, nous annonça un visiteur pour Holmes, qui demandait à voir mon ami d'extrême urgence. C'était l'hiver, période plus propice aux escroqueries et tromperies diverses longuement mûries qu'aux crimes et aux violences auxquels conviennent mieux les conditions atmosphériques estivales ; Sherlock Holmes avait donc été quelque peu désœuvré, passant de longues heures étendu sur le divan au milieu d'un nuage de fumée, ou bien plongé dans des expériences de chimie particulièrement nauséabondes, alternant avec des récitals de violon endiablés. Aussi est-ce avec un plaisir égal au sien que je le vis bondir sur ses pieds et se préparer à recevoir le visiteur.
Celui-ci pénétra presque en courant dans le salon, et le moins qu'on pût en dire était qu'il paraissait mort de peur. En un anglais correct mais teinté d'un fort accent, il se présenta à nous : Isadora Persano, éditeur du « Diario de Buenos-Aires », s'excusant tout à la fois de ne pas nous avoir fait passer sa carte par Mrs. Hudson, d'être si matinal et de ne pas avoir demandé à Holmes un rendez-vous. Lorsqu'il eut repris haleine et accepté un siège, il posa sur moi un regard inquiet et dit à mon ami que ce qu'il avait à lui confier était très personnel et que…
— « Le docteur Watson, » coupa Holmes avec emphase, « est mon biographe et mon plus précieux collaborateur. Il est la discrétion incarnée et ses avis me sont précieux. Aussi, quelle que soit la gravité des faits que vous désirez me révéler, je désire qu'il assiste à notre entretien. J'imagine d'ailleurs que ces faits doivent être fort sérieux pour vous avoir poussé à traverser l'océan et à venir me consulter le lendemain même de votre arrivée. »
La peur qui, un instant auparavant, déformait les traits de l'Argentin, fit place à une expression de surprise, et il se dressa à demi dans son fauteuil.
— « Mr. Holmes ! Vous m'avez fait suivre ! »
— « Nullement, cher Monsieur, nullement ! Un article publié par vous il y a une quinzaine de jours dans votre journal ayant eu un certain retentissement jusque dans ceux de Londres, j'en déduis que vous étiez à cette époque encore en Argentine. Le journal de ce matin (que vous voyez encore ouvert sur mon bureau) m'ayant appris qu'hier est arrivé à Portsmouth un paquebot venant d'Amérique du Sud, le premier depuis trois semaines, je n'ai pas grand honneur à supposer que vous étiez à son bord… Dois-je penser qu'il existe une relation entre votre article et ce voyage ? »
— « Exactement, Mr. Holmes. Je suis venu…»
— « L'air de totale incompréhension arboré par le docteur Watson me donne à croire que c'est la première fois qu'il entend parler de cet article. Aussi vous demanderai-je de bien vouloir nous exposer votre problème en suivant l'ordre chronologique des faits, sans rien en omettre. Nous aurons de la sorte un tableau complet de l'affaire. »
Il se pencha et poussa sans façon vers notre visiteur le seau à charbon où il garde ses cigares.
« Essayez donc un de ces cigares, cher Monsieur. Ce sont des cigares de Trichinopoly : une récente affaire où leurs cendres jouèrent un certain rôle comme indices m'a donné l'idée d'en tâter, et je ne le regrette pas. Le coupe-cigares qui pend à votre chaîne de montre entre un insigne maçonnique et une pièce chinoise de deux taëls me laisse à penser que vous êtes un connaisseur. »
Lui-même en prit un puis, ayant offert du feu, serra autour de son corps maigre les plis de sa vieille robe de chambre et se laissa aller en arrière dans son fauteuil, prêt enfin à écouter le récit qu'Isadora Persano était impatient de nous faire.
— « Sachez, Messieurs, que le journal que je dirige est l'un des plus importants de notre capitale. Attachant un grand prix à l'exactitude des informations que je publie, je me suis créé de ce fait un certain nombre d'inimitiés solides, en même temps que quelques amitiés reconnaissantes, et j'ai été mêlé à de nombreuses polémiques et à des procès, particulièrement des procès de chantage. Mais on a le sang chaud, chez nous, Messieurs, et la plupart des différends et des querelles se règlent non pas devant un tribunal mais en champ clos, les armes à la main. Aussi n'ai-je pas exercé ma profession pendant vingt ans sans avoir maints duels, et le souci de la vérité m'oblige à vous avouer que je suis aussi bon tireur au pistolet qu'habile aux armes blanches, ce qui me vaut d'être encore en vie. Tout cela ne vise qu'à vous expliquer ma présence au Parc National de Buenos-Aires à quatre heures du matin, il y a deux semaines de cela (n'oubliez pas, Mr. Holmes, que c'est actuellement l'été dans notre hémisphère).
» J'avais été provoqué par le fils d'un négociant en vins de la ville, dont le nom importe peu ici, et qui, mis en cause par moi à propos d'un scandale politique, s'était jugé offensé et avait choisi pour arme l'épée. Je connaissais mon adversaire, pour l'avoir vu à la salle d'armes, et c'était, comparé à moi, un assez piètre escrimeur. Aussi ne m'inquiétais-je pas trop de l'issue de la rencontre, sachant que celle-ci ne risquait guère de tourner à mon désavantage.
» Réveillé tôt, j'arrivai vers quatre heures et demie au Parc, qui est un vaste espace boisé à la limite nord de la ville, parsemé de clairières fort convenables pour ce genre d'exercice. Je n'attendais guère mes témoins et nos adversaires avant cinq heures, aussi attachai-je mon cheval à un tronc d'arbre et me mis-je à faire les cent pas sous les ombrages.
» Soudain, un bruit étrange frappa mes oreilles. Il n'était comparable à aucun autre sinon à celui d'un verre de cristal dont on frotte le bord avec un doigt mouillé, mais amplifié un million de fois. Je levai les yeux au ciel pour en chercher la cause et vis alors descendre dans la clairière un étrange objet en métal de forme circulaire qui vint se poser doucement sur l'herbe.
» Me dissimulant derrière un tronc d'arbre, j'observai : pourvu de hublots sur son pourtour ainsi que sur le dôme qui s'élevait en son centre, son diamètre atteignait près de trente mètres. Quelques minutes s'écoulèrent sans que rien ne bougeât, puis une porte s'ouvrit dans le flanc de l'appareil, un escalier s'abaissa, et trois hommes apparurent ; ils avaient incontestablement l'air d'étrangers, non pas tant à cause de leur costume, qui était celui de quelconques citoyens, mais à cause de leur type physique, plutôt nordique, si vous voyez ce que je veux dire. À peine avaient-ils pris pied dans la clairière qu'apparut à leur suite la plus horrible créature qu'il m'ait jamais été donné d'apercevoir : imaginez un poulpe géant, noir et luisant comme le goudron, qui marcherait dressé sur vingt tentacules, et atteindrait ainsi une hauteur de deux mètres !
» Les trois hommes s'arrêtèrent et semblèrent avoir une conversation animée avec le monstre, qui les avait rejoint et avait passé tendrement un de ses hideux tentacules autour du cou de chacun d'eux. Je me pinçai, fermai les yeux, et les rouvris : ils étaient encore tous les quatre devant moi, et l'idée extravagante me vint alors que ces êtres et leur véhicule ne pouvaient provenir de quelque région de la Terre, mais qu'ils venaient d'ailleurs, d'une autre planète, que sais-je !
» Au bout de quelques instants, le poulpe se sépara des trois autres et rentra dans l'appareil, dont l'escalier se replia derrière lui. La porte se referma, puis la chose se mit à bouger légèrement, le bruit que j'avais entendu reprit d'abord très doux puis de plus en plus fort, et, s'élevant lentement, elle disparut au-dessus des arbres. Les trois hommes (j'hésite à leur donner ce nom !) quittèrent bientôt la clairière à pied, en prenant une direction opposée à celle où je me trouvais.
» Jugez de mon émoi, Mr. Holmes, et vous, docteur Watson ! Moi, un journaliste, être témoin d'un événement pareil et devoir rester là, pour régler une stupide affaire d'honneur, alors que je possédais une information en or, que je pourrais apporter à temps à mon journal pour qu'elle paraisse à la première page de l'édition du matin ! J'avoue que pas un instant la pensée ne me traversa qu'il était peut-être de mon devoir d'avertir les autorités : je crois à présent que cela aurait été préférable, mais j'étais alors obnubilé par l'idée que, peut-être, pendant que je restais là à ne rien faire, quelqu'un d'autre apercevait l'engin mystérieux et, qui sait, son répugnant occupant (ou ses occupants : il m'avait semblé voir s'agiter d'autres silhouettes derrière les fenêtres) et courait faire part de la nouvelle à une feuille concurrente.
» J'envoyai au diable mon adversaire et les témoins qui allaient arriver d'un instant à l'autre, enfourchai mon cheval et me dirigeai au galop vers la ville, faisant toutefois un détour pour éviter de rencontrer les trois individus débarqués de l'appareil.
» La suite, Messieurs, la voici : je consacrai la moitié de la première page de mon journal à raconter ce que j'avais vu, et on ne me crut pas ! Ou, plutôt, on me crut fou ! Mes concurrents me tournèrent en ridicule à propos de mes « visions », et je devins la risée de Buenos-Aires. La police (car la police s'en mêla !) vint enquêter dans la clairière, renifla l'herbe et ne découvrit aucune trace susceptible de confirmer mes dires : s'il y en avait eu, elles avaient été effacées par les curieux qui s'étaient précipités là en foule, croyant y trouver un campement de Martiens ! Mon adversaire, le fils du négociant, m'accusa publiquement de lâcheté, prétendant que mon récit était « une extravagance laborieusement imaginée par un journaliste pour lui permettre de se dérober ». La rencontre fut remise au surlendemain et, cette fois, je le touchai gravement au poumon.
» Mais voici le point précis qui m'amène, Mr. Holmes. Quelqu'un pourtant a pris mes dires au sérieux : les trois hommes que j'avais aperçus, aidés sans doute de leurs complices de cauchemar. Je les ai reconnus, mêlés à la foule, rôdant autour des bureaux du journal, près de mon domicile. Ils me cherchent, ils m'espionnent, car je dois présenter un danger pour eux : songez que je suis le seul homme sur la Terre à les avoir vus, à croire à leur existence, et il se peut que j'arrive à en convaincre d'autres, qui y croient à leur tour et fassent échouer leur plan, quel qu'il soit (car ils doivent comploter quelque chose contre nous, pour se dissimuler ainsi !)
» J'ai pris le premier bateau en partance et suis venu vous trouver, avec l'intention de ne rien vous cacher, Mr. Holmes : si quelqu'un peut me croire, appuyer mes dires de son autorité et assurer ma protection, c'est vous. »
J'avais rarement vu au cours de mon existence homme plus atterré, visage plus décomposé. Il me faisait pitié, maintenant ; mais je ne savais encore si je devais croire à la véracité de son histoire ou à une étrange hallucination.
Sherlock Holmes resta un long moment à fumer en silence. Enfin il se leva, jeta le bout de son cigare dans le foyer, arpenta pendant quelque temps la pièce en tous sens, le menton sur la poitrine et les mains dans les poches, puis revint se planter face à son visiteur.
— « Monsieur, » fit-il, « je dois avouer que votre aventure est une des plus extraordinaires qu'il m'ait été donné d'entendre dans ma carrière : comme je vous l'ai dit quand vous êtes entré, j'en avais déjà eu vent par nos journaux qui y ont fait écho avec, je regrette d'avoir à vous le dire, une certaine ironie, alors que dans six mois ils nous annonceront fort sérieusement une nouvelle apparition du monstre du Loch Ness !… N'était le fait que vous avez entrepris un tel voyage pour m'en faire le récit, je penserais que tous les détails en sont inventés. Cependant, la crainte que vous manifestez est réelle : il est certains symptômes physiques de la peur dont celui qui l'éprouve demeure inconscient et que le meilleur acteur du monde ne saurait feindre. D'où la possibilité, que je n'exclue pas de prime abord, qu'un danger vous menace réellement, mais qu'il n'ait aucun rapport avec votre récit : autrement dit, que quelqu'un vous menace et que, pour bénéficier de mon appui sans me faire le confident de vos affaires privées, vous ayez bâti ce roman. J'incline pourtant à penser que, si cela était le cas, la haute opinion que vous paraissez avoir de moi ne vous aurait pas permis d'espérer sérieusement me voir avaler cette monstrueuse couleuvre. Donc, Monsieur, je vous crois.
» La question qui se pose ensuite à moi est celle-ci : puis-je faire partager cette conviction à d'autres personnes ? Vous me flattez, cher Monsieur, ou vous vous trompez gravement si vous me supposez quelque autorité en ce domaine. Watson vous le confirmera, lui qui, alors qu'il me connaissait à peine et n'avait pas encore suivi une seule de mes enquêtes, me condamnait ainsi dans ses carnets : « Connaissances en astronomie : néant ». J'ignore tout des planètes, sauf de la lune, qui fait hurler les chiens et passe à juste titre pour influer sur le comportement des humains, et serais absolument incapable de vous en nommer une seule autre si vous-même n'aviez incidemment cité Mars dans votre récit. J'ai à cela une bonne raison : nul n'a jamais eu connaissance ici-bas d'un crime qui y eût été commis. Je ne peux donc décider si elles sont habitées et si leurs habitants sont susceptibles de venir nous visiter. Ne comptez même pas obtenir de moi une opinion basée sur un système métaphysique ou sur l'opinion de grands penseurs. Dans son exécution publique et imprimée, Watson ajoutait : « Connaissances en littérature : néant. Connaissances en philosophie : néant. »
— « Holmes ! » protestai-je. « C'est bien la première fois que…»
— « Ne m'en veuillez pas, vieux camarade. Je voulais démontrer à Mr. Persano que je ne possédais aucune des qualifications requises pour amener le monde à croire à son récit. Maintenant que c'est fait et que, j'en suis certain, il en est intimement persuadé, que reste-t-il que nous puissions faire pour lui ? »
Il se tourna vers l'Argentin, tassé dans son fauteuil.
« Sur le bateau, et depuis votre arrivée à Londres, avez-vous eu l'impression que vous étiez l'objet d'une surveillance ? »
— « Non, Mr. Holmes. Du moins, je n'ai rien remarqué. »
— « Bien. Ce qu'il importe, c'est de laisser vos mystérieux personnages vous retrouver, s'ils vous poursuivent. À ce moment, vous me les désignez, je les surveille à mon tour… et nous verrons où cela nous mènera. Je ne pense pas que vous courriez réellement un danger : vous nous avez dit qu'à Buenos-Aires vous aviez constaté que vous étiez suivi. Je suis certain de ne pas me tromper en affirmant que, si leur intention avait été de vous… mettre hors d'état de leur nuire, ces individus qui semblent disposer de puissants moyens seraient déjà parvenus à leurs fins. Je propose que vous rentriez à votre hôtel et que nous nous y retrouvions tout à l'heure pour déjeuner. Peut-être quelque chose de nouveau se produira-t-il d'ici là. »
Notre visiteur nous quitta, l'air un peu rassuré, à ce qu'il me sembla, après avoir remercié Holmes avec effusion et nous avoir nommé son hôtel, qui était le Cosmopolitan.
— « Voilà un homme, » fit mon ami après son départ, « qui est mort de peur. S'il n'a pas eu une hallucination (hypothèse que j'ai volontairement laissée dans l'ombre en sa présence mais que je n'exclus pas encore), son cas est sans précédent et je crains fort, comme je l'ai dit, qu'il ne dépasse ma compétence. »
Puis il enchaîna brusquement sur Mendelssohn et passa le reste de la matinée à discourir à son sujet ; bien que ce fût un de mes compositeurs favoris, je me gardai bien de manifester mon intérêt, humilié que j'étais de l'espèce de camouflet qu'il avait cru bon de m'infliger en présence de l'autre.
Vers midi, alors que nous nous apprêtions à partir, un agent de police se présenta, demandant à parler à Holmes : Mr. Isadora Persano était devenu subitement fou, et on avait dû l'amener dans un hôpital. Je vis passer sur le visage de mon ami un fugitif sourire qui me donna à penser qu'il se félicitait de n'avoir pas souscrit aveuglément au récit du malheureux.
L'inspecteur chargé de l'enquête était au Cosmopolitan et désirait nous voir. Dans le fiacre qui nous emportait, l'agent nous expliqua que, si nous étions mêlés à cette affaire, la raison en était que Mr. Persano avait demandé le matin à l'employé de la réception de l'aider à trouver dans l'annuaire l'adresse de Holmes : on avait donc supposé, à juste raison, qu'il s'était rendu chez nous.
En fait, nous étions les deux dernières personnes à l'avoir vu sain d'esprit, à l'exception d'un cocher de fiacre et du portier de l'hôtel qui, nous dit-il, l'avait trouvé « beaucoup plus calme et détendu qu'à son départ ». Le cocher l'avait chargé devant notre porte et amené directement à l'hôtel, sans aucun arrêt intermédiaire. Une fois arrivé, le journaliste s'était rendu directement à sa chambre.
Une demi-heure environ après qu'il fût rentré, les occupants des chambres voisines furent alertés par des bruits de voix provenant de chez lui et qui crûrent en volume jusqu'à devenir de véritables hurlements. Un attroupement se forma dans le corridor, puis quelqu'un essaya la poignée de la porte qui s'ouvrit, n'étant pas fermée à clé. Le journaliste était assis, seul, devant une table dont il tenait le bord à deux mains, et c'était lui qui poussait ces cris. Il était manifestement fou. Le directeur de l'hôtel avertit la police et une ambulance emmena le pauvre homme. L'enquête en serait peut-être restée là si le nom de Sherlock Holmes n'avait été prononcé.
Sur la table, en face de l'endroit où l'Argentin avait été trouvé assis, reposait une boîte d'allumettes à demi ouverte, qui contenait un ver bizarre, mort. Aucun zoologiste du Royaume-Uni et même d'Europe ne put l'identifier, ni même en déterminer la famille ou le pays d'origine.
*
* *
Holmes resta longtemps silencieux, immobile dans son fauteuil. La nuit était tombée, mais nous avions laissé la pièce dans l'obscurité. Dehors, mille étoiles trouaient le ciel clair. Mon ami se leva et vint appuyer son front à la vitre.
— « Watson, » fit-il au bout d'un moment, « je commence à croire qu'il y a dans l'univers des problèmes qui dépassent les facultés de l'homme à un tel point que leurs données mêmes lui sont incompréhensibles.
» Imaginez que vous ayez à réduire quelqu'un au silence parce qu'il en sait trop sur votre compte et que, pourtant, vous répugniez à un assassinat. Cette personne est un journaliste épris de son métier : vous ne pouvez le corrompre. Il vous est peu commode de l'enlever et de le séquestrer sans attirer l'attention sur vous. Que faire ?
» Providentiellement, ce journaliste a eu un comportement, a écrit des articles qui ont permis à certains de douter de son équilibre mental : quelle aubaine ce serait pour vous s'il devenait réellement fou, complètement fou ! Dans le pays d'où vous venez vit justement un animal qui, de même que certains serpents fascinent leur proie, rend fou ceux qui le regardent sans prendre certaines précautions ; en prévision d'une telle nécessité, vous en avez apporté un ou plusieurs dans vos bagages, car c'est un animal de petite taille.
» Vous en prenez donc un et vous le fourrez dans une boîte anodine que vous allez placer chez votre future victime à un endroit où vous êtes certain qu'elle attirera son regard. Et puis vous partez, et vous êtes insoupçonnable, car l'animal se révélera être d'une espèce totalement inconnue : on ne peut remonter jusqu'à vous.
» L'animal est mort quand on le découvre, me direz-vous. Qui sait ? Peut-être l'air que l'on respire dans ce pays-ci est-il mauvais pour lui, ou sont-ce les rayons du soleil qui y brille ? Peut-être simplement l'oxyde de carbone émanant en quantité infinitésimale de la cheminée est-il absolument néfaste à son délicat appareil respiratoire ? »
Il laissa passer quelques instants, me tournant toujours le dos.
« Parmi la multitude de ces corps célestes qui tournoient, Watson, n'en est-il pas un qui porte le nom de Jupiter, dieu du tonnerre et des éclairs ? Quos vult Jupiter perdere… Quoi que vous puissiez en penser et écrire, il subsiste en moi quelques bribes du savoir que l'on m'a enseigné au collège : « Ceux que Jupiter veut perdre, il commence par leur ôter la raison. »
» C'est égal, Watson, » dit-il en me faisant face brusquement, « j'aimerais mieux que vous gardiez tout cela pour vous. »
J'ai presque tenu parole.