L'habitant des étoiles - ALAIN DOREMIEUX
L'habitant des étoiles - ALAIN DOREMIEUX
Un des thèmes d'anticipation les plus intéressants reste celui du premier contact entre un extra-terrestre et un être humain. Alain Dorémieux s'en sert ici comme base d'une peinture psychologique, axée sur la description d'un lien monstrueux. Mais le plus monstrueux des deux protagonistes n'est peut-être pas celui que la science-fiction nous a habitués à considérer comme tel…
À cinq heures du matin, une déflagration sourde réveilla Almine. Elle se dressa dans son lit avec un sursaut, encore engluée de sommeil, et tendit l'oreille. Dehors, l'aube commençait à poindre. Almine se leva et vint se pencher à la fenêtre ouverte. Tout dehors était calme, immobile, elle se demanda si elle n'avait pas rêvé.
Elle sut une heure plus tard qu'elle n'avait pas rêvé. Elle s'était recouchée, sans pouvoir se rendormir. Des bruits de voix attirèrent son attention. Elle alla de nouveau à la fenêtre et vit dans le jardin son père, en pyjama, en compagnie de plusieurs voisins déjà vêtus. Les hommes échangeaient des propos véhéments qu'elle ne comprenait pas. Puis son père disparut pour revenir un instant plus tard. Il avait enfilé une veste et un pantalon, Tous prirent la direction de la pinède, au bas du jardin, et franchirent la barrière. Chacun d'eux, y compris son père, portait un fusil.
Décidément, il se passait quelque chose d'anormal. Almine alla baigner d'eau froide son visage, puis elle mit un short, un chemisier et des sandales, et quitta la pièce. Sa chambre était au premier étage. Elle descendit au rez-de-chaussée, traversa en courant la villa silencieuse et déboucha sur la terrasse. Le ciel était mauve. La rosée mouilla les chevilles d'Almine lorsqu'elle s'engagea sur la pelouse et elle eut un frisson.
À la sortie du jardin, elle chercha à s'orienter. Des rumeurs, des bribes d'appels flottaient dans l'air. Elle suivit la direction des voix. Peu après, elle arriva sur la dune qui longeait la pinède et là, elle les aperçut : une vingtaine d'hommes assemblés en cercle, et parmi eux, son père. Almine ne sut pas tout d'abord ce qu'ils regardaient. Elle s'avança. Son père la vit.
— « Va-t'en, » cria-t-il. « Ne reste pas là. »
Almine approchait toujours. Son père vint à elle et lui saisit le poignet ; son étreinte était si violente qu'il lui faisait mal. Elle fixa de près son visage déformé par une expression inconnue et celui-ci l'effraya. Elle lutta pour se libérer, en disant entre ses dents : « Laisse-moi. Ne me touche pas. » Son père la regarda et ils s'affrontèrent l'espace d'une seconde. Puis, lentement, il desserra l'étau de ses doigts et, preste comme une anguille, Almine fit glisser son poignet pour lui échapper.
Elle courut vers les hommes et se fraya un passage parmi eux. Ils s'écartaient machinalement pour lui faire place, se laissaient bousculer sans réagir, comme des mannequins de chiffon. Almine parvint enfin au premier rang et, alors seulement, elle sut ce qui avait ébranlé l'air une heure auparavant. Il y avait un trou dans la terre noircie. Un cratère fumant aux bords boursouflés, d'un diamètre de cinq à six mètres. Et, enchâssée profondément dans ce cratère, une sphère de métal noire aux reflets rougeâtres, à la surface par endroits corrodée.
Almine demeura muette. Son père, revenu auprès d'elle, lui prit le bras :
— « Retourne à la maison. Ta place n'est pas ici. »
Elle le défia du regard :
— « Tu as peur ? »
— « Tais-toi ! » fit-il avec irritation. « Tu ne peux pas comprendre. Rentre à la maison, je te l'ai dit. »
— « Vous avez tous peur ! » s'exclama-t-elle. « Parce que cette chose vient du ciel… parce qu'elle est tombée des étoiles. »
Plusieurs hommes la dévisagèrent d'un air hostile, mais ne dirent rien.
— « Almine, » reprit son père d'une voix lasse, « tu ne comprends pas. Cette chose est un… navire de l'espace… et il y avait quelqu'un à l'intérieur…»
Il se tut et Almine resta silencieuse, contemplant sans y croire la nef astrale qui n'était pas de ce monde. Elle releva lentement la tête.
— « Explique-moi, » dit-elle. « Qu'est-ce que vous avez vu ? »
Ce fut un des hommes qui répondit :
— « Personne n'a rien vu, sauf Bernier qui habite à côté. Il a vu tomber… ça, et il a vu aussi…»
De sa fenêtre, paralysé par la stupeur, Bernier avait vu une forme sombre sortir de la sphère, dans la lueur de l'aube, et s'éloigner vers la pinède en rampant. C'était lui qui avait donné l'alarme. Et désormais ils étaient tous réunis là sans savoir que faire. Ils étaient venus affronter un ennemi dont ils ignoraient tout, mais dont ils avaient peur. Et ils se pressaient les uns contre les autres, avec des regards inquiets, comme s'ils craignaient d'être épiés par le monstre. Le monstre inconnu qui était peut-être venu apporter la mort sur Terre.
— « Et maintenant, » dit le père d'Almine, « va à la maison et ne sors sous aucun prétexte. Tu comprends ce qui se passe, cette fois ? Les gendarmes vont arriver. On organisera des battues pour le trouver et le détruire… C'est affreux, » ajouta-t-il, « on n'imagine pas qu'une chose pareille puisse se produire…»
Almine regarda encore les visages terreux des hommes, aux traits marqués par la peur. Elle essayait d'entrer dans cette peur, de la concevoir. Pourtant, pensa-t-elle, comment peuvent-ils être sûrs d'avance qu'il est leur ennemi ?…
Les hommes déjà ne s'occupaient plus d'elle. Almine fit volte-face et s'en alla d'un pas rapide. Son père la héla :
— « Attends. Ne pars pas seule. »
Elle poursuivit son chemin sans répondre et s'enfonça dans la pinède, Quelqu'un courut derrière elle. Elle se retourna : c'était Jacques, le fils d'un voisin. Il avait dix-neuf ans ; Almine en avait seize.
— « Laisse-moi, » dit-elle. « Je n'ai pas besoin de toi. »
— « C'est ton père qui m'a dit de t'accompagner. »
— « Je suis assez grande pour me défendre. »
Il la regarda avec incrédulité :
— « Tu n'as donc pas peur ? »
— « Je ne sais pas, » dit-elle, songeuse. « Peut-on avoir peur de ce qu'on ne connaît pas ?…»
— « Tu ne réagis jamais comme les autres. »
Elle le dévisagea, froide et ironique :
— « Tu sais bien que je ne suis pas comme les autres. »
— « Je sais…» répondit Jacques simplement.
Ils étaient arrivés à la barrière du jardin.
— « Maintenant laisse-moi, » dit Almine avec impatience. « Je suis chez moi, je ne risque plus rien, non ? »
Jacques la regarda à contrecœur s'éloigner. Depuis le début de l'été, il désirait Almine – et elle l'intimidait plus qu'une femme. Il n'arrivait pas à la comprendre ; elle fuyait entre ses doigts. Mais il l'admirait telle qu'elle était, rêveuse, perverse, insondable. Une fois il l'avait prise dans ses bras ; elle l'avait laissé faire, avait répondu à ses caresses, puis, quand il avait voulu l'embrasser, elle lui avait mordu la lèvre jusqu'au sang avant de s'arracher à lui. Il s'était essuyé la bouche avec son mouchoir, étonné par la petite flamme qui brillait dans les yeux d'Almine. Elle avait éclaté d'un rire enfantin et cruel, et s'était écriée : « Tu ne me toucheras plus, maintenant ? »
N'importe quelle fille de cet âge, il l'eût méprisée comme une gamine et eût cessé de penser à elle. Mais – elle le disait elle-même – Almine n'était pas comme les autres.
*
* *
Vers le milieu de la matinée, Almine sortit de la villa pour s'installer sur la terrasse. Son père n'avait pas reparu ; il participait aux battues. Depuis plus de deux heures, des groupes d'hommes armés exploraient chaque parcelle de terrain. Mais les recherches jusqu'ici n'avaient pas abouti. Pourtant l'être qu'avait entrevu Bernier devait se terrer dans les parages.
Almine était allongée sur une chaise longue. Autour d'elle, le jardin était comme calciné par le soleil. Le silence était de plomb. De temps à autre, Almine remuait faiblement, avec des gestes engourdis. Elle semblait assoupie. Mais ses paupières fermées laissaient filtrer par instants un regard aux aguets.
Où est-il ?… Ici… là… tout près… ? Les pensées s'entrecroisaient dans le cerveau d'Almine, venaient frapper son esprit au rythme du sang battant à ses tempes. Elle s'étira, la tête bourdonnante. Des taches lumineuses dansaient derrière ses paupières. Où est-il ?… Elle leva les yeux. La masse rassurante de la villa la dominait. Au loin, la pinède étageait ses cimes vers le ciel. Il est quelque part autour de nous, peut-être quelque part autour de moi… Il se cache… Almine observa les alentours. Rien ne bougeait. Rien en apparence… mais peut-être, dans ces fourrés tranquilles, derrière ces buissons, peut-être était-il tapi, attendant la nuit pour sortir. Non, se dit Almine, pas dans le jardin. Il n'y a pas de cachette possible…
Puis elle pensa à la grotte. Elle-même s'y cachait dans son enfance, sans qu'on pût la trouver. La grotte était à cent mètres, derrière l'écran des tamaris. Almine se redressa, regarda dans cette direction. Était-ce une illusion ? Elle avait cru voir bouger des feuilles, là-bas. Il n'y avait pourtant pas un souffle de vent. Almine se força à écarquiller les paupières, malgré la lumière aveuglante du soleil qui faisait larmoyer ses yeux. Mais le paysage était toujours figé, comme une toile peinte. Et le bouquet d'arbres où il lui avait semblé percevoir un mouvement avait la même rigidité.
Almine s'allongea de nouveau. Elle était en sueur. Tout en s'éventant avec un magazine, elle mit des lunettes noires. Puis elle joua à fixer le soleil. Il lui apparaissait comme un globe violet en fusion. On dit que le soleil n'est qu'une étoile parmi tant d'autres, et même moins grosse que beaucoup d'autres… Elle pensa aux soirs où elle restait sur la terrasse pour contempler le ciel constellé. Des myriades d'étoiles… des myriades de mondes… Ce spectacle la captivait et l'apeurait ; elle se sentait parfois prise de vertige, comme si le ciel était un gouffre prêt à l'aspirer, comme si elle était un fétu de paille sur le point d'être happé par ce tourbillon stellaire. Et tandis qu'elle évoquait cette sensation, sa pensée revint, avec la rapidité d'une pierre qui tombe, à l'être inconnu qui venait des étoiles.
Je voudrais le voir, songea-t-elle. Elle ne savait pas pourquoi. Elle avait envie simplement de le voir. Elle se rendait compte que son père et tous les autres auraient trouvé ce désir monstrueux. Eux le cherchaient tout en redoutant de le rencontrer, ils le cherchaient pour le tuer. Mais Almine ressentait autre chose que de la peur : de la curiosité, peut-être. Elle se demanda ce qu'elle éprouverait à se trouver face à face avec l'habitant des étoiles. Il lui semblait qu'elle serait fascinée comme elle l'avait été à la vue de la nef astrale.
Cette nef était belle – oui, belle, en un sens. Almine revit en pensée son éclat froid et les reflets à sa surface. Sa beauté n'avait rien de défini, elle ne correspondait pas à ce qu'on appelait « beau » sur Terre. C'était une beauté à part, soumise à des règles différentes, à un autre ordre des choses. Elle songea que les hommes dans la pinède n'avaient pas su voir cette beauté. Pour eux, la nef n'avait été qu'un objet inconcevable, dont ils eussent voulu réfuter l'existence, sans croire au témoignage de leurs sens. Ils n'avaient pas su admirer ni comprendre l'œuvre de ceux qui avaient été capables de construire cet objet.
Almine aurait eu envie de pénétrer dans la nef. Mais elle savait que c'était impossible. L'engin devait être gardé maintenant. Elle imagina le cordon de gendarmes autour de l'endroit interdit, les hommes mal à l'aise grillant leurs cigarettes en coulant des regards furtifs vers la chose venue des étoiles, les curieux se faufilant dans la pinède pour venir voir.
Si j'y allais, si j'étais seule, pensa Almine, je trouverais peut-être le moyen de m'introduire à l'intérieur. Il devait y avoir une porte, quelque part au flanc de la nef, et ce seuil une fois franchi, on cessait de faire partie de la Terre. On se trouvait dans un autre monde. Elle songea à une cloche à plongeur au fond de la mer ; une bulle d'air isolée au sein d'un univers aquatique. Mais si un animal des fonds sous-marins était transporté à l'intérieur de la cloche, il ne pouvait plus vivre. Moi, pensa Almine, est-ce que je mourrais si j'entrais dans la nef ?
Pourtant, l'être était sorti de son habitacle. Donc il pouvait vivre dans l'air terrestre. Après tout, peut-être ressemblait-il aux humains ? Peut-être y avait-il d'autres races d'hommes à travers l'univers ? Mais dans ce cas, pourquoi se cachait-il au lieu de venir à la rencontre de ses semblables ? Avait-il envie de tuer et de détruire, comme le croyaient les hommes ? Ou bien avait-il peur d'être découvert ?
Almine essaya de se le représenter, essaya de voir sa cachette. Ce fut à ce moment que l'idée lui vint à l'esprit. Sans doute avait-elle cheminé auparavant dans son subconscient, car Almine l'accepta sur-le-champ, sans réticences. Elle médita un instant en se mordillant la lèvre. Puis, d'un bond souple, elle se mit debout. Elle resta immobile une seconde, relevant du dos de la main ses cheveux collés en mèches sur son front. Elle tourna la tête pour examiner le jardin. Celui-ci était toujours vide ; personne ne la surveillait.
Avec un léger sourire, elle descendit dans l'allée qui menait au bouquet de tamaris. Son cœur se mit à battre plus fort, mais la résolution qu'elle venait de prendre ne l'effrayait pas. Elle se sentait au contraire excitée comme à la perspective de goûter un plaisir défendu. Ce qu'elle avait décidé, c'était de chercher elle-même l'habitant des étoiles…
Elle n'allait pas se mêler aux autres. Elle voulait le trouver seule, être la première à le voir. Ce qu'elle ferait ensuite, elle l'ignorait ; elle n'envisageait rien au-delà du but à atteindre, de l'être à découvrir. Peut-être pourrait-il lui parler, peut-être saurait-il la comprendre. Peut-être la féliciterait-on plus tard d'avoir établi ce contact. Peut-être n'avait-on besoin que de cela, d'un premier contact ? Les autres voulaient tuer le visiteur sans même savoir ce qu'il était ni pourquoi il était venu. Ils ne comprennent pas, songea Almine. Elle se sentait différente d'eux. Comme s'ils étaient d'une autre race.
Elle était parvenue au bord des tamaris. À cet endroit, le jardin devenait un fouillis de végétation que ne sillonnait aucune allée. Un crissement de cigale faisait vibrer l'air. Almine dérangea un lézard qui se chauffait sur une pierre plate. Elle le regarda disparaître au milieu des plantes et ce fut alors qu'elle vit l'empreinte. Elle se pencha, frémissante. L'empreinte s'étalait sur un emplacement de terre vierge. Sa dimension était environ celle d'une main humaine. Elle était large, ses contours étaient irréguliers ; elle était composée d'une substance soyeuse et brillante comme la traînée d'un escargot.
Deux pensées traversèrent simultanément le cerveau d'Almine. La première : C'est lui !… La seconde : Comment se fait-il que personne ne l'ait suivi à la trace ? Puis elle comprit, en voyant l'empreinte s'effacer progressivement sous ses yeux et disparaître… Sa substance ne demeurait pas longtemps palpable : elle « fondait ». Mais alors… (Almine sursauta) c'était la preuve que la trace était fraîche, qu'elle avait été faite quelques instants auparavant. L'être était donc à proximité !
Elle dépassa les tamaris et s'approcha de la grotte. Elle avait sans doute deviné juste, tout à l'heure, en pensant que ce pouvait être là sa cachette. C'était le seul refuge durable. Dans un autre endroit, il eût déjà été cerné par ses poursuivants. Almine se dit qu'elle avait dû pressentir la vérité, depuis le début, sans s'en rendre compte.
Elle hésita sur le seuil de la grotte, laissant ses yeux s'habituer à la pénombre. Elle ne distingua rien tout d'abord, puis les parois de la grotte lui apparurent. Elle s'avança lentement, en regardant autour d'elle. La grotte était vide. Mais en se penchant, elle discerna sur le sol d'autres traces, encore récentes. Sans doute l'être était-il parti en la voyant arriver. Il n'avait pas pu s'éloigner beaucoup.
Almine sortit de la grotte et resta indécise. À ce moment, elle perçut un bruissement de feuillage sur sa droite. Elle tourna la tête et recula d'un pas. Devant elle, se tenait l'habitant des étoiles.
*
* *
Le père d'Almine rentra à l'heure du déjeuner. Almine n'était pas au rez-de-chaussée. Son père l'appela sans recevoir de réponse et eut peur qu'elle eût, malgré sa défense, quitté la maison. Il s'enquit d'elle auprès des domestiques, mais on ne l'avait pas vue depuis le milieu de la matinée. Comme son père l'appelait de nouveau, Almine parut dans le salon. Elle était très pâle et tenait ses mains serrées l'une contre l'autre.
— « Où étais-tu ? » dit son père avec sécheresse.
— « Là-haut, dans ma chambre, » répondit Almine.
— « Je suis allé t'appeler sous ta fenêtre, tu n'as pas répondu. »
— « Je m'étais endormie sur mon lit. »
Son père s'approcha d'elle.
— « Qu'est-ce que tu sens ? » dit-il machinalement. « Où es-tu allée te frotter ? » Il enchaîna sans attendre de réponse : « On n'a rien trouvé. Il est toujours en liberté. C'est horrible…»
— « Ah ? » fit Almine.
— « C'est incompréhensible, » continua son père. « On a tout passé au peigne fin à un kilomètre à la ronde. À croire qu'il s'est volatilisé dans l'air. »
— « C'est peut-être Bernier qui a rêvé. »
— « C'est ce qu'on pourrait se dire. Mais l'être a laissé des marques de son passage. »
— « Ah ? » fit encore Almine, d'un ton plus vivace.
— « Oui, des branches brisées, des choses de ce genre, aux alentours de l'endroit où il a atterri. Mais à partir de là, on perd sa trace. »
Almine alla s'asseoir dans un fauteuil, le buste raidi, sans s'appuyer au dossier.
— « Et vous croyez tous qu'il est dangereux ? » demanda-t-elle, d'une voix légèrement altérée.
— « C'est comme un monstre, il faut l'exterminer sans attendre, » s'exclama son père. « On ne peut pas savoir la menace qu'il représente. »
— « L'exterminer…» répéta Almine.
— « Qu'est-ce que tu as à te tenir la main ? » demanda son père subitement. « Tu t'es brûlée ? »
— « Oui, je me suis brûlée, » répondit-elle en continuant de serrer ses mains l'une contre l'autre.
Son père consulta sa montre.
— « Je vais déjeuner d'un sandwich à la cuisine. Nous reprenons les recherches dans un quart d'heure. Mange sans moi et ne m'attends pas avant ce soir. »
— « Bon, » dit Almine.
— « Décidément, tu dégages une drôle d'odeur, » reprit son père. « Où as-tu attrapé ça ? On dirait…»
— « On dirait l'odeur qu'il y avait autour de l'astronef ? » fit-elle en le coupant avec brusquerie. « Bien sûr. C'est une odeur qui est dans l'air… L'odeur d'un autre monde, » ajouta-t-elle comme pour elle-même.
— « Oui, cette charogne empeste même l'air que nous respirons, » dit son père. « Je souhaite que ce soir ce cauchemar soit terminé ! »
— « Dépêche-toi, » dit Almine en se levant de son fauteuil. « Tu vas être en retard. »
Elle regarda son père sortir par la porte donnant sur la terrasse. Quand le bruit de ses pas se fut éloigné, elle traversa le salon et monta jusqu'à sa chambre dont elle ferma la porte à clé. Elle s'approcha alors du lavabo et regarda son visage livide dans la glace, puis la paume de sa main gauche. Celle-ci portait une blessure de forme circulaire, de deux centimètres de diamètre, et dont les bords étaient noircis. Almine la nettoya avec soin et la badigeonna de mercurochrome, puis elle la recouvrit d'un pansement. Ses mains tremblaient légèrement. Elle ôta ensuite tous ses vêtements, se savonna de la tête aux pieds, et se frictionna le corps à l'eau de Cologne. Enfin elle se rhabilla, en changeant de vêtements. Elle mit un collant, un pantalon, un chandail à col montant, et des gants de cuir. Habillée de la sorte, elle n'avait plus à nu que le visage.
Elle sortit de sa chambre et écouta un instant sur le palier. Aucun bruit ne venait du rez-de-chaussée. Almine enfila un couloir aboutissant à un escalier qui menait au grenier. Elle monta sur la pointe des pieds les marches de cet escalier, attentive au moindre craquement. Arrivée devant la porte du grenier, elle tira de sa poche une clé et ouvrit la serrure qui était fermée à double tour. Puis elle poussa la porte et entra, en la refermant derrière elle.
Le grenier était vaste et baignait dans la clarté glauque qui tombait d'une lucarne. Almine contourna des meubles et des malles et s'arrêta. À ses pieds, sur une couverture, une créature de taille moyenne était étendue. Son corps mince et plat était comme entouré d'un cocon soyeux, ses membres étaient terminés par des sortes de serres. La tête, lisse et de forme allongée, était envahie par deux yeux immenses et blanchâtres. L'orifice d'une bouche était situé sous les yeux et cet orifice s'ouvrait et se refermait comme chez un poisson qui étouffe dans l'air. Cela mis à part, rien n'indiquait que la créature fût en vie.
Almine s'agenouilla à quelques mètres d'elle et la regarda. C'était cela, cette pitoyable bête en train de suffoquer, l'habitant des étoiles, le monstre que les hommes cherchaient pour le tuer…
… Quand elle s'était trouvée en face de l'être, à la sortie de la grotte, Almine avait d'abord reculé de saisissement. Puis elle s'était immobilisée en constatant qu'il n'avait pas un mouvement pour la poursuivre. Enhardie, elle s'était approchée, elle avait regardé sans détourner les yeux la créature recroquevillée sur elle-même. Elle avait ressenti un mélange d'attirance et de répulsion. L'être n'était pas monstrueux, son aspect ne terrorisait pas Almine, mais il y avait en lui quelque chose de « contre nature », qui la mettait mal à l'aise. En même temps, elle se sentait inexplicablement subjuguée, comme hypnotisée, en face de lui.
C'était alors que son regard avait rencontré celui de l'être. Et elle avait lu dans ce regard non humain quelque chose qui ressemblait à une expression traquée, implorante. Alors Almine avait compris que l'habitant des étoiles n'était pas venu pour tuer, qu'il n'était venu pour rien. Sans doute était-ce une avarie de sa nef, un accident, qui l'avait forcé à se poser. Elle avait compris qu'il avait plus peur encore que les hommes lancés à sa recherche, qu'il se sentait seul et perdu sur cette planète étrangère. Elle avait ainsi contemplé l'être et l'être l'avait contemplée, muettement, pendant plusieurs minutes. Puis, sans savoir pourquoi elle agissait ainsi, sans même réfléchir, elle l'avait saisi dans ses bras, étonnée de sa légèreté, et elle l'avait emmené à la villa pour le mettre à l'abri dans le grenier.
L'être s'était laissé transporter. Almine était rentrée sans être vue, par la porte de derrière, et elle avait gravi l'escalier jusqu'au grenier. Au moment d'ouvrir la porte, elle avait senti une vive douleur à la paume de la main gauche. La créature venait de la mordre et Almine avait dû lui tirer violemment la tête en arrière pour lui faire lâcher prise. À ce moment, elle avait entendu son père l'appeler au rez-de-chaussée. Elle s'était hâtée de porter l'être jusqu'au fond du grenier. Il dégageait une odeur pénétrante dont elle était maintenant tout entière imprégnée – une odeur pareille à celle du cuivre oxydé.
Elle n'avait eu que le temps de descendre au salon directement, pour éviter que son père ne monte à sa recherche…
… L'être ne bougeait toujours pas. Il y avait seulement cette bouche – obscène – cette bouche sans lèvres, happant le vide. Il étouffe, pensa Almine, il va mourir… Elle avait été effrayée, au moment où il l'avait mordue. Maintenant elle ne le redoutait plus. Il était peut-être dangereux, mais c'était troublant de braver le danger. D'ailleurs elle ce sentait protégée ! comme par une armure, par les vêtements qui recouvraient son corps. Et puis l'être semblait si affaibli. Je me suis trompée, il ne peut pas vivre dans l'air que nous respirons… C'était peut-être la pression terrestre qui était pour lui insurmontable ; peut-être l'oxygène qui agissait lentement sur son organisme comme un poison. Il était d'Ailleurs, il ne pouvait exister dans ce monde.
Mais pourquoi avait-il quitté son astronef ? se demanda Almine. Avait-il eu peur d'être découvert et tué sur place, comme une bête sauvage qu'on enfume dans sa tanière ? Qu'avait-il pensé ? Elle aurait voulu pouvoir communiquer avec lui, savoir ce qu'il éprouvait. Il faudrait que je le soigne, songea-t-elle, je ne veux pas qu'il meure… Elle se leva, fit quelques pas dans le désordre du grenier. Elle se sentait impuissante devant cette agonie dont elle ne comprenait pas les symptômes. Elle sortit, en refermant la porte à clé, et descendit jusqu'à la cuisine. Elle en ramena des fruits, de la salade, de la viande crue, dans un panier. Elle avait craint d'être surprise par les domestiques, mais ceux-ci ne s'étaient pas montrés.
Elle regagna le grenier. Peut-être était-ce la faim simplement qui torturait l'être ? Elle déposa la nourriture auprès de lui, l'approcha de sa bouche. Mais il ne mangea pas ; il ne paraissait même pas remarquer la présence d'Almine. Ses yeux étaient ouverts, mais c'était comme s'ils ne voyaient pas. Almine s'assit dans un coin du grenier, désemparée. Elle avait pitié de l'habitant des étoiles. Elle aurait voulu l'aider – le faire vivre. Et elle n'entrevoyait aucun remède. Il n'y avait pas d'espoir.
*
* *
Son père rentra le soir, harassé. Plusieurs des hommes qui avaient participé aux battues l'accompagnaient. Ils s'installèrent sur la terrasse pour boire. La soirée était douce ; un vent léger agitait les feuilles des arbres. Le soleil déclinant filtrait à travers des bancs de nuages clairsemés ; sa lumière rosée semblait artificielle, comme celle d'un projecteur sur une scène de théâtre. Almine se tenait à l'écart du groupe des hommes. Leurs voix frappaient son oreille comme un murmure brouillé, à la limite de l'audibilité.
Ils ne faisaient pas attention à elle. Tous parlaient du monstre – le monstre invisible dont la menace rôdait. Ils étaient hargneux, lassés, tendus, Leurs conversations s'échangeaient à mi-voix, soulignées par le tintement cristallin des cubes de glace dans leurs verres. Ils étaient immobiles dans leurs fauteuils, avec des gestes de bras qui avaient quelque chose de mécanique. Almine pensa à des automates, jouant maladroitement un rôle.
Le soleil se coucha. Les formes des hommes s'estompaient peu à peu dans la pénombre grandissante. Leurs paroles s'espaçaient, se réduisant à des monosyllabes. Almine ne bougeait pas. Elle était assise sur le sol dallé de la terrasse et sentait sous ses cuisses la pierre encore chaude – de toute la chaleur emmagasinée pendant la journée. Malgré la brise, il lui sembla tout d'un coup qu'elle étouffait. Elle aspira profondément l'air, en rejetant la tête en arrière. La nuit tombait. Les silhouettes des hommes devenaient maintenant indistinctes. Les ronds luisants de leurs cigarettes traçaient parfois des arabesques au bout de leurs doigts, comme des sillages lointains de fusées dans l'espace.
Almine se sentait seule, avec son secret presque trop énorme pour elle, si énorme qu'elle craignait de le laisser éclater. Elle imaginait la stupeur des autres, leur incrédulité, si par hasard elle avait proféré devant eux la vérité. Leur frayeur s'ils avaient su qu'au-dessus d'eux, sous le toit de cette maison… Cela lui parut si drôle qu'elle eut brusquement envie de rire. Elle se mordit les lèvres en retenant un gloussement nerveux. Ils étaient si bêtes, si solennels. Ils se prenaient tellement au sérieux. Elle en eut assez de leurs palabres, de leur conseil de guerre.
Elle se leva et s'esquiva sans bruit vers le jardin en contrebas, en rasant le mur de la villa. Le jardin était rempli d'ombre et de silence. Almine marcha doucement, en écoutant le gravier crisser sous ses pas. Puis elle se mit à courir en direction de la pinède, guidée dans la nuit par le tracé blanchâtre des allées. Elle sortit du jardin et dévala les pentes moussues entre les troncs des pins. Enfin elle se laissa rouler sur le sol, hors d'haleine, et resta allongée sur le dos, en reprenant son souffle. La mousse était fraîche et élastique sous ses reins. Almine s'étira et leva les yeux. Elle aperçut entre les cimes des pins le ciel criblé d'étoiles.
En les contemplant, Almine fut prise de son vertige familier. Ou plutôt elle crut, tout d'abord, que c'était la sensation coutumière. Mais il s'y ajoutait cette fois un élément nouveau, qui avait l'intensité et la netteté d'un rêve éveillé. Almine eut l'impression qu'elle perdait pied pour de bon et basculait dans le ciel. Elle tombait, comme dans les cauchemars où l'on flotte en l'air sans fin, elle tombait et dérivait dans des mers d'espace, dans des océans de vide. Le ciel était un puits où elle s'enfonçait en tournoyant, un trou noir sans fond aux parois constellées. Elle était prisonnière de l'espace, comme un insecte englué dans une toile d'araignée. L'espace avait tissé autour d'elle un réseau de mailles serrées, et elle tentait en vain de trouer ces mailles, d'échapper au vertige de cette chute…
Avec un effort qui lui arracha un gémissement, Almine ferma les yeux. Il lui sembla qu'elle était expulsée de l'espace et réintégrait son corps comme une masse. Le choc lui fut douloureux. Elle demeura plusieurs secondes les paupières closes, éblouie par des milliers de têtes d'épingle scintillantes. Quand elle regarda de nouveau autour d'elle, elle ne vit que les troncs figés des pins. Mais sa vision subsistait à l'arrière-plan, en surimpression sur le paysage nocturne de la pinède. Elle se releva en chancelant et dut s'adosser à un pin. Elle avait le visage en sueur, et fut saisie d'un tremblement qu'elle ne parvenait pas à contrôler.
Qu'est-ce qui m'arrive ? Où suis-je ? pensa-t-elle en crispant la bouche. Il lui semblait qu'elle était écartelée aux dimensions d'un monde impossible à concevoir. Elle se passa la main sur le front et fit quelques pas. La brise la faisait frissonner sous sa mince chemisette. Elle continua de marcher, elle ne savait plus où elle était. D'habitude elle connaissait cette pinède comme sa poche, même la nuit. Elle se rendait compte qu'elle était subitement devenue incapable de s'y orienter, comme si la topographie des lieux avait sournoisement changé, à la suite d'un cataclysme incompréhensible. Elle erra au hasard et quitta enfin le couvert des arbres. Devant elle s'étendait la dune, pareille à une contrée désolée sur une planète désertique. Est-ce que je suis encore sur Terre ? pensa Almine comme en rêve.
Elle longea la pinède, certaine ainsi de retrouver son chemin. Quelques dizaines de mètres plus loin, elle reprit contact avec la réalité : des silhouettes sombres plantées devant elle se détachaient dans la nuit. C'étaient les gendarmes qui montaient la garde devant l'engin venu des étoiles. L'un d'eux braqua sur elle le faisceau d'une lampe-torche. Almine recula en se protégeant les yeux de la main, prise dans les rets de la lumière comme un poisson captif du filet qui le remonte à la surface. Les gendarmes la reconnurent et la saluèrent. Celui qui tenait la lampe ajouta qu'il était imprudent pour elle de se promener à cette heure et dans ces parages. Tous paraissaient sur le qui-vive, comme si le danger les guettait dans les ténèbres. Almine les rassura et dit qu'elle rentrait directement chez elle. En bordure de la zone de lumière projetée par la lampe, elle entrevoyait l'astronef, comme le dos d'une tortue géante bosselant le sol. Il avait l'air inoffensif et mort, comme un rocher qui se fût trouvé là depuis mille ans, poli par les âges.
Almine quitta les gendarmes et reprit son chemin. Peu après, elle rejoignait le sentier qui menait à la villa. Elle l'emprunta en marchant d'un pas rapide. Il lui semblait tout d'un coup qu'il était nécessaire, vital, de regagner la villa. Elle se sentait mal à l'aise. Elle avait envie de s'enfermer dans sa chambre. Elle songea à la présence de l'être dans le grenier, à la faction stupide des gendarmes. Ses pensées défilaient à une cadence accélérée ; son cerveau en était assailli. Elle hâta encore le pas. La villa n'était qu'à deux cents mètres. En atteignant la barrière du jardin, elle faillit se heurter à Jacques qui en débouchait. Elle sentit ses mains se poser sur elle, effleurer son visage.
— « Almine, c'est toi ? » dit-il dans un souffle. « Qu'est-ce que tu fais là ? »
— « Je me promène. Et toi ? »
— « Je viens de chez toi. Ton père m'a dit qu'il ne savait pas où tu étais partie. Tu ne devrais pas sortir comme ça. Tu n'as pas peur ? »
— « Tu m'as déjà demandé ce matin si j'avais peur. Ce soir je te dis non. Tu es content ? Et maintenant file. »
— « Almine, qu'est-ce qui te prend ? Pourquoi me parles-tu comme ça ? »
Il tentait de lui prendre le bras, de l'attirer à lui. Elle se dégagea avec un sursaut.
— « Laisse-moi, » dit-elle avec colère, « Laisse-moi, imbécile, » répéta-t-elle.
Il gronda :
— « Tu es folle…»
— « Je te déteste ! »
— « Tu es folle, » dit-il de nouveau, en détachant ses mots. « Tu n'es pas un être humain. »
— « Je vous déteste. Je déteste les humains. »
S'arrachant à ses mains qui tentaient de la retenir, elle se mit à courir dans le jardin. Elle ne s'arrêta que sur la terrasse, haletante, le cœur secoué de tressauts. La terrasse était vide. Les hommes avaient dû rentrer chez eux, pour parler avec leurs femmes du monstre et le poursuivre dans leurs rêves. Il y avait de la lumière dans la chambre de son père. Il ne s'était pas inquiété de son absence. Il avait dû penser qu'elle était à proximité de la villa, et d'ailleurs elle savait qu'il feignait seulement de se préoccuper d'elle, qu'il s'en moquait, qu'il ne s'en était jamais soucié.
Elle pénétra dans la maison obscure et monta à tâtons jusqu'à sa chambre. Elle ne voulait pas allumer ; elle préférait se mouvoir dans l'obscurité comme dans un élément liquide où l'on nage, en s'y fondant. Elle redoutait d'être transpercée et clouée sur place par l'éclat brutal des lampes. Au sommet des marches, elle s'engagea dans le couloir. Le plancher craqua comme elle passait devant la porte de son père et elle entendit sa voix :
— « C'est toi, Almine ? »
— « C'est moi. Bonsoir, » dit-elle en continuant sa route.
Il ne lui parla plus. Elle pressa le pas jusqu'à sa chambre et, la porte refermée derrière elle, eut l'impression de se trouver en liberté, dans un endroit isolé du reste du monde. La chambre était silencieuse, son odeur était familière, les murs qui l'entouraient étaient des amis. Elle les caressa de la main, reconnaissant au passage les objets qu'elle touchait. Elle longea la muraille jusqu'à son lit et s'y étendit, avec le sentiment brusque de céder à une immense fatigue. Elle aurait voulu monter au grenier, mais elle n'en avait pas la force, et puis elle avait peur que son père l'entende. Elle se déshabilla sans se lever, en faisant glisser ses vêtements et en les jetant au hasard. Une torpeur se répandait en elle. Elle se tourna sur le côté en calant sa tête sur l'oreiller et pensa seulement : Mon Dieu, pourvu qu'il soit encore en vie demain, avant de s'endormir.
*
* *
Il faisait jour quand Almine se réveilla. Elle flotta une seconde à la lisière du sommeil, puis ouvrit les yeux. Elle avait l'impression de sortir d'un rêve confus, ou plutôt d'une série de rêves. Elle s'efforçait d'en recueillir des bribes, mais il ne lui restait qu'une sensation de malaise étrange, qu'elle ne parvenait pas à chasser. Elle laissa errer son regard autour d'elle, vit ses vêtements épars dans la chambre, puis la fenêtre ouverte. Et soudain ce fut comme un déclic en elle : elle se revit, la veille à l'aube, courant vers cette fenêtre pour savoir la cause du bruit qui l'avait tirée du sommeil… À ce moment seulement elle eut un choc au cœur, en pensant à l'être dans le grenier.
Elle se leva, fit quelques pas dans la pièce. Elle se sentait les jambes lourdes, le corps engourdi. Elle s'étira et aperçut alors le pansement sur sa paume. Il était à demi décollé ; elle tira, avec une petite grimace de douleur. La plaie était séchée, couverte d'une croûte brunâtre ; une auréole grisée la cernait. Almine la regarda fixement, avec une sorte d'incrédulité et de fierté. Et si j'allais avoir un cancer ? se dit-elle avec un léger frisson. Ou bien la gangrène ? Elle se demanda quels étaient au juste les symptômes de la gangrène. Il faudrait qu'elle regardât dans un dictionnaire.
Elle appliqua sur sa paume un pansement propre et s'habilla. Puis elle se glissa dans le couloir. Au passage elle écouta à la porte de la chambre de son père. Celui-ci devait être parti. Cherchait-il encore la créature des étoiles ? Almine se faufila jusqu'à l'escalier du grenier. Elle était vêtue comme la veille : les mains protégées, le corps à l'abri. Ses doigts tremblaient tandis qu'elle enfilait la clé dans la serrure. Elle ouvrit la porte et poussa lentement le battant, laissant ses yeux s'accoutumer à la pénombre du grenier. Et soudain, elle eut l'estomac noué à la pensée que l'être devait être mort.
Non, il n'avait pu survivre. C'était impossible. Elle allait trouver sa dépouille, elle l'enterrerait en cachette dans le jardin, là où elle l'avait rencontré, et elle marquerait d'une pierre sa tombe, pour pouvoir la reconnaître. Elle s'avança dans le grenier, tendit l'oreille. Il n'y avait aucun bruit. Elle s'approcha avec précautions de l'endroit où elle l'avait laissé. S'il vit, pensa-t-elle, est-ce qu'il va m'entendre ? Mais non, elle savait bien qu'il ne vivait plus…
Puis elle l'aperçut et s'arrêta, saisie, comme si elle avait gardé l'idée que tout cela devait être un rêve, comme si elle avait cru à l'impossibilité de sa présence matérielle. Mais il était bien là, c'était la réalité. Elle joignit les mains, il était là, dans la même position que la veille, il n'avait pas bougé. Et sa bouche s'ouvrait toujours de cette façon mécanique. Il vivait ! Pour combien de temps encore ?
Almine recula. Que faire ? Que faire pour le sauver ? Elle sortit du grenier, la tête baissée. Si seulement elle avait su quoi lui donner à manger ! Elle se demanda pourquoi elle n'était pas allée près de lui. Elle avait eu envie de le toucher, par curiosité, pour voir s'il réagirait à ce contact, mais elle n'avait pas osé. Elle n'avait su que battre en retraite, comme devant quelque chose de vaguement répugnant. Je suis comme les autres, pensa-t-elle. Elle avait honte.
Elle retourna dans sa chambre, retira ses vêtements protecteurs. À quoi me servent-ils ? J'ai donc peur de lui ? Elle restait rêveuse, se demandant si oui ou non elle avait peur, quand soudain elle entendit des pas dans l'escalier. Elle resta aux aguets, les pas retentirent dans le couloir. C'était son père. Almine ouvrit la porte de sa chambre, en slip et en soutien-gorge.
— « C'est toi ? » déclara distraitement son père. « Habille-toi. Qu'est-ce que tu fais dans cette tenue ? »
Il avait l'air fatigué ; son teint était blafard.
Almine ne répondit pas. Puis elle tressaillit : son père prenait la direction de l'escalier du grenier.
Almine l'écouta monter. Il y avait à côté du grenier plusieurs autres pièces utilisées comme débarras. Il ne peut pas entrer dans le grenier, puisque c'est moi qui ai la clé, se dit Almine. Il devait se rendre dans une des pièces voisines. Mais s'il veut ensuite aller au grenier ? S'il cherche la clé ? Épouvantée, Almine enfila en hâte un peignoir, puis elle s'élança dans le couloir, suivant son père sur la pointe des pieds.
À l'étage au-dessus, elle s'embusqua dans un renfoncement. Elle entendit son père fouiller dans le bric-à-brac d'une pièce à côté. Qu'il s'en aille vite ! songea-t-elle, prête à crier. À ce moment son père sortit de la pièce. Almine se plaqua contre le mur. Son père passa près d'elle sans la remarquer et s'engagea dans l'escalier. Almine relâcha tous ses muscles en poussant un soupir. Puis sa main droite s'ouvrit et son regard tomba sur la clé du grenier qui se trouvait dans sa paume. Elle ne se souvenait pas de l'avoir emportée, elle avait accompli machinalement le geste de la saisir avant de quitter sa chambre. Sans doute pour plus de sûreté, pour éviter que son père eût la moindre chance de la découvrir.
Elle n'entendait plus ses pas ; il avait dû gagner sa propre chambre ou redescendre. Après avoir attendu quelques secondes, Almine se mit en mouvement. En passant devant la porte du grenier, elle eut une hésitation, puis se décida. D'une main ferme, elle engagea la clé, manœuvra la serrure et ouvrit la porte.
Cette fois elle s'agenouilla devant l'être immobile. Elle le contempla longuement. « Pourquoi ne bouges-tu pas ? » dit-elle à haute voix, en le poussant légèrement du bout de son pied nu. Et à ce moment là, pour la première fois depuis leur rencontre dans le jardin, l'être la regarda.
Almine se tenait accroupie à un mètre de lui. Elle plongea son regard dans le sien, sans pouvoir l'en détacher. Cela dura plusieurs secondes, au cours desquelles Almine cessa d'avoir la faculté de réfléchir. Puis soudain, ce fut rapide comme l'éclair. L'être avait projeté vers la gorge d'Almine un de ses membres aux extrémités griffues, et elle s'écroula en avant, cinglée par une douleur violente. Elle sentit la proximité de l'être, son contact moite qui l'enveloppait. Elle le fixa avec des yeux égarés, vit la bouche avide tendue vers sa gorge, venant y adhérer, et elle s'arracha à lui avec un cri.
Debout, chancelante, elle considéra à ses pieds l'être agité de soubresauts. L'échancrure de son peignoir bâillait, elle appuya une main contre sa gorge et la retira poisseuse. Elle baissa les yeux et vit l'extrémité d'une déchirure qui zébrait sa peau.
Almine ne bougea pas. La vue de son sang coulant sur sa poitrine ne lui faisait pas peur, elle le regardait plutôt comme quelque chose d'extérieur à elle, comme s'il eût appartenu à quelqu'un d'autre. En même temps elle s'aperçut que sa douleur s'évanouissait comme sous l'effet d'un anesthésique. Elle eut subitement un haut-le-cœur et crut qu'elle allait vomir, et elle s'adossa à une paroi voisine. Elle était très pâle. Elle continua de regarder l'être, avec une sorte de surprise.
— « Pourquoi as-tu fait ça ? » murmura-t-elle. Puis elle se rappela qu'il avait faim. Il était sur le point de mourir de faim.
Il ne bougeait plus. Il devait être tellement faible. Almine n'avait pas envie de fuir.
Elle s'avança d'un pas mal assuré, comme si elle tâtait le sol du pied. Elle s'arrêta et se pencha sur l'habitant des étoiles. Doucement elle s'allongea à côté de lui. Leurs regards se rencontrèrent ; elle se demanda ce qu'elle lisait dans celui de la créature. Puis elle fixa la bouche béante, mue par sa pulsation organique.
Alors elle se mit sur le côté et amena son cou blessé au niveau de cette bouche.
*
* *
— « Tu as mauvaise mine, » remarqua le père d'Almine quelques jours plus tard, avec un regard distrait à son adresse.
Ils étaient à table. Almine mangeait en silence. Elle portait un corsage au col étroitement fermé.
— « Tu trouves ? » répondit-elle en roulant entre ses doigts une boulette de mie de pain.
Ses yeux se levèrent fugitivement vers son père. Dans son visage amaigri, ils avaient un éclat fiévreux ; la pupille dilatée semblait absorber l'iris.
Mais le père d'Almine pensait déjà à autre chose. Il avait fait cette réflexion en passant. Comme d'habitude, pensa Almine. Il jette un vague coup d'œil sur moi et s'aperçoit que j'existe. Pour lui, je n'ai pas plus de réalité qu'une ombre.
— « Toujours rien ? » demanda-t-elle.
— « Rien. On ne trouvera jamais rien. Il n'y a jamais rien eu…»
Maintenant que la menace d'un danger pressant s'était évanouie, il semblait presque déçu. L'événement extraordinaire retournait au néant. C'était comme une baudruche subitement dégonflée.
— « Hmm-hmm, » dit Almine, la bouche pleine. Elle mangeait avec appétit, mastiquant de façon appliquée. Elle but une gorgée de vin, puis ajouta : « Je t'avais dit le premier jour que c'était Bernier qui avait rêvé. »
— « Il jure que non. »
— « La preuve ! Sa bête des étoiles n'existe pas. »
Le père d'Almine hocha la tête. Oui, tout était rentré dans l'ordre. Les recherches étaient encore officiellement poursuivies, mais personne n'y croyait plus. La banalité quotidienne reprenait le dessus. Il n'y avait plus rien qu'une sphère de métal sur l'origine de laquelle les savants, venus sur place l'étudier, étaient en train de spéculer. Et tout le reste s'était envolé en fumée.
— « Je crois que je vais me remettre au tennis, » dit-il en se levant de table. « Je me rouille. »
Il parlait pour lui-même, ne songeait plus à Almine. Il alluma une cigarette en lui tournant le dos. Almine s'éclipsa et regagna sa chambre. Elle ouvrit un livre mais ne put lire. Les rangées de mots étaient des sables mouvants où aucune aspérité ne retenait son esprit. Au bout de quelques minutes, son regard devint fixe, ses lèvres se serrèrent. Comme instinctivement, sa tête se leva vers le plafond. C'était l'heure, elle le savait. L'heure où il avait faim.
Elle referma le livre d'un geste sec et se mit à marcher de long en large, en proie à une excitation qui semblait la ravager de l'intérieur. Le miroir lui offrait périodiquement son image : les yeux battus, le visage défait. Elle s'arrêta pour dévisager son reflet, avec une expression de défi. « Je n'irai pas, » prononça-t-elle à haute voix, en frappant du poing contre un mur. Elle se laissa tomber sur le lit, s'exerça à dompter sa respiration précipitée. Ses yeux se fermèrent. « Je n'irai pas, » murmura-t-elle encore. « Je n'irai plus. Je ne veux plus. »
Cependant une ankylose gagnait ses membres, se diluant en une sensation de faiblesse qui la laissait pantelante. Des frissons la parcoururent. Elle crispa ses mains étalées à plat sur le lit, pétrissant l'étoffe avec violence, et elle sentait tout son corps se crisper à l'unisson de ses mains, se bander comme un arc. Son corps lui faisait mal. Il lui semblait terriblement lourd. Comme si tout son être était devenu de plomb, comme si ce corps lui-même s'était transformé en une gangue dont elle était prisonnière.
Dehors, elle entendit la voiture de son père sortir du garage et quitter le jardin. Elle savait ce que cela signifiait. Elle était seule, libre d'agir, d'aller où elle le désirait. Mais elle ne désirait pas aller là-haut ! « Non, je ne veux pas, » dit-elle de nouveau de toutes ses forces.
Cependant elle savait déjà, ou plutôt une part d'elle-même, au tréfonds de son esprit, savait qu'elle irait. Une voix le lui disait, qu'elle tentait d'étouffer. Elle se haïssait d'avance pour cette lâcheté, pour cette complaisance, mais elle y consentait. Elle renonça à lutter. C'était doux de s'abandonner, de se laisser couler comme dans une eau. Son corps se détendait. Elle éprouvait un soulagement mêlé d'appréhension, d'attente anxieuse de ce qui allait suivre, mais cette attente elle-même était douce. Elle joua à la faire durer, avec le sentiment délicieux d'être au bord d'un abîme, prête à y tomber, et de redouter et désirer à la fois cette chute.
Alors l'attente cessa d'être passive, elle se chargea d'impatience, la prolonger devenait insupportable. Almine se força quelques secondes encore à ne pas bouger, laissant l'impatience atteindre un degré douloureux, puis, comme si elle brisait net une entrave qui l'eût tenue immobile, elle se leva d'un bond souple et traversa la chambre.
Avec précision et rapidité, elle parcourut le couloir, s'orienta vers l'escalier du grenier. En haut des marches, elle eut l'impression que ses jambes allaient se dérober sous elle et elle dut se retenir à la rampe. Puis elle entra.
L'habitant des étoiles semblait dormir, mais il remua en entendant Almine. Elle resta debout près de lui, et un instant plus tard ses yeux s'ouvrirent et il la vit. Il tenta de se traîner vers elle, maladroitement. Almine le regardait. Un membre se leva vers elle, battant l'air à la hauteur de ses genoux, et retomba dans le vide. L'être se tordait sur le sol comme pour la supplier. Almine recula légèrement. Sans quitter l'être du regard, elle dégrafa son col. Sa gorge était barrée de cicatrices aux bords noirâtres. Elle vint se coucher près de lui et ferma les yeux en sentant la griffe lacérer sa chair. Puis elle fixa la fontaine vermeille de son sang et la bouche qui venait y puiser, avec un bruit de succion. Elle se cabra et se mit à gémir. « Ma bête, bois-moi, ma bête…» murmura-t-elle. Et elle pressait des deux mains contre elle la tête du monstre.
*
* *
Jacques cherchait Almine. Il souffrait et s'en voulait de souffrir. Il la voyait s'écarter de lui et, avec la clairvoyance qüe donne l'amour, il savait qu'elle cachait un secret. Pour lui, la nature de ce secret ne faisait aucun doute. Il soupçonnait Almine d'avoir un amoureux.
Il arriva devant la villa et décida de monter jusqu'à la chambre d'Almine. Peut-être y serait-elle, en train de faire la sieste. Jacques affectionnait ce genre d'occasions. Il n'osait s'avouer qu'il était aussi à l'affût d'un aliment à donner à sa jalousie.
Mais la chambre d'Almine était vide. Jacques hésita un instant sur le seuil, se cherchant une excuse. Je peux l'attendre un moment, admit-il. Il entra et referma la porte. Le lit conservait l'empreinte du corps d'Almine. Jacques s'y allongea, respira son odeur. Il ferma les yeux. Il la haïssait, il eût voulu la tenir contre lui pour lui faire mal et la battre.
Avec un sourire aux lèvres, il imagina Almine à sa merci. Puis sa rêverie s'interrompit : un bruit à l'étage supérieur venait d'attirer son attention, une sorte de frottement raclant par intermittences le plancher. Cela se situait juste au-dessus de la chambre d'Almine. Qu'y avait-il à cet endroit ? Jacques rassembla ses souvenirs. Oui, il se rappelait, c'était le grenier, une pièce où personne ne pénétrait jamais… sauf Almine.
Sauf Almine. Jacques se dressa d'un seul élan. « Ce grenier », avait dit un jour Almine en riant, « ce serait l'endroit idéal pour cacher quelqu'un. » Le sang de Jacques lui monta à la tête ; il se mit sur pieds. Une curiosité morbide l'envahissait. Il passa dans le couloir en silence et monta jusqu'à l'étage au-dessus. Il s'arrêta devant la porte qu'il supposait être celle du grenier, collant son oreille contre le battant. Il perçut des sons étouffés, une longue plainte, puis une voix extatique, qu'il reconnut distinctement pour être celle d'Almine, prononça des mots vagues, qu'il ne comprit pas.
Atterré par la confirmation de ses soupçons, Jacques s'appuya au mur à-côté de la porte. Un instant passa avant qu'il recouvrît son sang-froid. Il résolut de guetter Almine. Il ne prêta plus l'oreille à ce qui se passait dans le grenier ; entendre cela l'écœurait. Des minutes s'écoulèrent. Il ne savait plus depuis combien de temps il attendait, lorsque la porte du grenier s'ouvrit. Jacques s'était caché à l'autre bout du couloir, à l'abri d'une tenture. Il vit sortir Almine, les cheveux en désordre, le visage exsangue. Mais personne ne l'accompagnait. Elle verrouilla la porte derrière elle et s'engagea dans l'escalier.
Quand le bruit de ses pas eut décru, Jacques quitta sa cachette. Il vint considérer avec incrédulité le battant clos. Il était persuadé qu'Almine n'avait pas été seule. À qui eût-elle parlé ? Mais pourquoi avait-elle laissé là son complice en l'enfermant ? Est-ce qu'elle dissimulait en permanence un garçon sous les combles de la villa ? Un peu rocambolesque comme idée.
Perplexe, Jacques descendit à son tour. Il hésita à se mettre à la recherche d'Almine, qui ne devait pas être loin, mais lui parler l'exposerait à devoir expliquer sa présence, et il ne se sentait pas de taille à mentir. Il s'éclipsa. Il traversait la terrasse quand il perçut un bruit de moteur. Peu après, il vit surgir la voiture du père d'Almine, provenant de la route.
L'auto s'arrêta à sa hauteur et le père d'Almine le salua.
— « Qu'y a-t-il ? Vous faites une drôle de tête, » dit-il.
Brusquement, Jacques sut qu'il allait se venger d'Almine. Il sentait la vengeance s'affûter en lui, s'aiguiser comme un couteau à la lame tranchante. Il parla.
— « Là-haut. Dans le grenier, » prononça-t-il. (Sa voix lui semblait irréelle.) « Almine cache quelqu'un. »
L'autre le fixait sans comprendre. Soudain les mots affluèrent à la bouche de Jacques :
« Elle était avec un homme. Je les ai entendus. Il est resté dans le grenier. Elle était avec lui, vous comprenez ? C'est son amant. »
— « Tu es fou ? » s'écria le père d'Almine.
— « Allez voir vous-même. »
Il recula en voyant l'expression qui se peignait sur les traits de l'homme.
— « Si tu as menti…» menaça-t-il en descendant de voiture.
Lourd, il passa près de Jacques, à le toucher, et celui-ci le regarda s'éloigner vers la villa. Resté seul, il s'enfuit en courant. Une joie sauvage éclatait en lui comme une fleur vénéneuse.
*
* *
— « Pour la seconde fois, » dit le père d'Almine, « qu'as-tu fait de la clé du grenier ? »
Almine pâlit, serra les dents et ne répondit pas.
« Tu ne veux pas parler ? » reprit son père. « Je suppose que tu ne me diras pas non plus qui se trouve là-haut ? »
Il vint vers elle et lui tordit le poignet.
« Où est cette clé ? Donne-la-moi. »
Un rictus plissait sa bouche.
« Quand ce petit crétin m'a dit ça, j'ai cru qu'il se foutait de moi, mais c'était vrai ! »
Almine voyait à un mètre d'elle son visage grimaçant. Elle baissa les yeux et se confina dans un mutisme obstiné. Son père la lâcha.
« C'est bon, puisque tu aimes tellement jouer avec les serrures, reste enfermée à clé, toi aussi. »
Il partit et Almine entendit le déclic grinçant du pêne s'engageant dans la gâche. Elle regarda la porte. Son père avait subtilisé la clé de la chambre et l'avait emprisonnée. Elle frappa le plancher du pied avec colère et courut se jeter sur son lit. Allongée à plat-ventre, elle enfouit sa figure dans ses mains. Elle était au-delà des larmes, transportée dans un désert glacé où il n'y avait plus de place pour aucun sentiment.
Quand son père revint, un long moment plus tard, il la trouva debout au centre de la pièce, pétrifiée et comme calcinée par une métamorphose minérale. Il s'approcha d'elle, le visage blême.
— « Tu as fait ça ? » murmura-t-il. « Ce monstre… c'est abominable !…»
Il tenait à la main la barre de fer dont il s'était servi pour enfoncer la porte du grenier. L'extrémité de cette barre était souillée de particules visqueuses, comme si elle avait été trempée dans de la poix.
Alors Almine bougea. Lentement elle recula, les yeux fixés sur la barre de fer poisseuse, puis soudain elle glissa de côté, échappant à son père qui tentait de la retenir, et elle prit la fuite.
Elle courut vers l'escalier du grenier, haletante, et elle entendait comme dans un cauchemar les pas martelés de son père qui la poursuivait. Elle monta les marches quatre à quatre. La porte du grenier béait, la serrure arrachée. Almine entra et, du premier coup d'œil, vit le cadavre de l'habitant des étoiles. Elle alla s'agenouiller devant lui. Il avait eu le crâne défoncé.
Son père la rejoignit et l'entraîna. Il la secouait par le bras en disant : « Pourquoi as-tu fait ça ? Réponds-moi. Pourquoi ? » Et comme Almine se taisait, il l'accula dans un coin du grenier et la gifla. Puis il continua de la frapper, à gestes saccadés, en répétant mécaniquement : « Mais tu es folle… Mais tu es folle…» Almine ne se protégea pas. Au bout d'un instant, elle glissa sur le sol et y demeura étendue. Son père la bouscula du pied dans un dernier sursaut. Almine resta inerte. Il sortit du grenier.
Plus tard, Almine se releva. Elle avait la figure tuméfiée et son corps lui faisait mal. Elle se traîna hors du grenier, en prenant appui au mur. Son père n'était plus dans les parages. Elle descendit jusqu'à la terrasse sans l'avoir vu. Sa démarche s'était affermie. Elle traversa le jardin et, une fois entrée dans la pinède, se mit à courir. Puis elle s'arrêta pour se coucher au pied d'un pin.
Elle ne pensait à rien. Les heures passèrent sans qu'elle en eût conscience. Elle finit par dormir. Quand elle rouvrit les yeux, il faisait nuit et elle voyait les étoiles entre les cimes des pins, comme au soir du premier jour – le jour où elle avait découvert l'être qui maintenant était mort.
Elle regarda ces étoiles, en se demandant quelle portion du ciel renfermait le monde d'où il était venu. Elle se sentait détachée de tout sauf des étoiles. Il lui sembla soudain qu'elles avaient été le but vers lequel elle tendait depuis toujours, et qu'en les contemplant elle se sentait plus proche d'elles que de la terre. Elle souhaita confusément échapper à cette terre, et s'imagina se mouvant librement et triomphalement dans le ciel, au côté de l'habitant des étoiles.
Mais ce contact privilégié mis à sa portée était maintenant brisé. Elle sut que jamais elle n'atteindrait le but.
Alors seulement elle songea à son père. Longtemps elle demeura immobile, les lèvres serrées, un pli barrant son front. Quelque chose de dur se formait en elle, un noyau incandescent qui petit à petit répandait dans ses veines une lave brûlante. Une brusque flambée la dévora et soudain elle se leva. Elle se tint un instant debout, adossée au tronc incurvé d'un pin qui la cambrait en arrière, la tête levée vers les étoiles. Elle scruta une dernière fois les étoiles comme si elle y déchiffrait un message. Puis elle reprit le chemin de la villa.
Au fond du jardin, la masse géométrique de la maison se dressa devant elle, découpée sur le ciel nocturne. Aucune fenêtre n'était éclairée. Son père avait dû se coucher, las de l'attendre. Il l'avait abandonnée à son caprice et à sa folie. Almine, les bras collés au corps, la tête rigide, contempla durant plusieurs minutes la façade obscure. Puis elle se dirigea vers le garage attenant à la villa. Elle savait l'endroit exact où était pendue la clé du garage, derrière le rosier qui poussait à cet endroit contre la muraille. Dans l'obscurité, ses doigts tâtonnèrent, une épine lui érafla le poignet et son sang perla sans qu'elle s'en aperçût, enfin sa main se referma sur la clé. Avec des gestes précis, elle fit jouer la serrure et la lourde porte glissa sur ses gonds. Almine manœuvra le commutateur électrique, la pénombre du garage fit place à une clarté jaunâtre, et elle y pénétra. Dans un coin, étaient entassés plusieurs grands bidons d'essence. Almine s'en approcha, saisit l'un d'eux. Une seconde elle resta sans bouger, tenant le bidon à la main ; rien ne transparaissait sur son visage. Puis elle fit demi-tour et s'en alla, sans prendre la peine d'éteindre ou de fermer le garage.
Elle revint vers la terrasse et entra silencieusement dans la villa, frôlant les meubles avec agilité, se glissant sur les tapis pour étouffer le bruit de ses pas. Elle emprunta l'escalier et, parvenue au premier étage, s'immobilisa, aux aguets. Elle se remit à marcher, avec une extrême lenteur, avançant précautionneusement une jambe après l'autre. Dans les ténèbres elle ne faisait pas plus de bruit qu'un chat. Devant la porte de la chambre de son père, elle fit halte, retenant sa respiration. Elle percevait, feutré par la cloison, un ronflement régulier. Avançant doucement la main, elle tâta la clé qui était engagée dans la serrure, à l'extérieur. Cette clé ne servait jamais. Le coin des lèvres d'Almine se retroussa sur ses canines dans l'obscurité, tandis qu'elle tournait la clé. Le grincement de celle-ci la pétrifia. Mais dans la chambre, le ronflement n'avait pas cessé. Almine acheva de donner un double tour de clé, puis s'éloigna. Elle n'avait pas lâché le bidon d'essence.
La chambre de son père était encadrée par deux pièces : la bibliothèque et le bureau. Almine entra successivement dans chacune d'elles et arrosa le parquet d'essence. Puis elle vida le reste du bidon dans le corridor, devant la chambre de son père. Elle supputa l'épaisseur des murs, de minces cloisons de séparation entre les pièces, réfléchit que si son père tentait de sauter par la fenêtre, il se romprait les os. Elle abandonna par terre le bidon vide et se rendit jusqu'à sa chambre d'où elle ramena une boîte d'allumettes. La brusque flambée de l'essence, quand elle y eut jeté plusieurs allumettes enflammées, éclaira d'une lueur de brasier son visage inexpressif. Elle regarda un moment l'incendie prendre corps, puis retourna au rez-de-chaussée. En traversant la terrasse, elle leva la tête pour surveiller le rougeoiement qui illuminait deux des fenêtres de la maison.
Elle se rendit de nouveau au garage et en ramena deux autres bidons. Elle les répandit dans les différentes pièces du rez-de-chaussée et y mit le feu avec les allumettes dont elle avait conservé la boîte. Quand elle se retrouva dans le jardin et, du milieu de la pelouse, se retourna pour voir, toute la façade de la villa était embrasée. Almine s'en alla dans la direction de la pinède.
Elle ne se retourna qu'une autre fois, à un kilomètre de là, de l'autre côté de la pinède. Le ciel prenait une teinte rougeoyante par-dessus le sommet des pins, comme s'il s'ouvrait à une précoce aurore. Debout, privée de pensée, retranchée du monde, Almine regarda le rouge du ciel, puis elle leva la tête vers le fourmillement froid des étoiles.