Les prisonniers RENÉ LATHIÈRE
Les prisonniers RENÉ LATHIÈRE
René Lathière, dont « Mystère-Magazine » publia naguère plusieurs histoires criminelles1 , fait ici ses débuts dans la science-fiction avec un conte au sujet duquel une seule remarque s'impose : est-ce vraiment encore de l'anticipation ? Nous vous laissons juges…
Assez ! Ralph hurla.
Les rats. Ils recommençaient.
Ralph tenta de se dresser, tout son corps tendu. Mais il retomba presque aussitôt, prostré à plat ventre par la peur qui revenait. Il n'avait même pas besoin de voir Jerry et Mike, aux aguets de chaque côté de la porte fermée : les deux frères criaient leur colère, en sentant une fois de plus l'agitation des autres – leur frénésie derrière la cloison.
Ralph savait qu'il en était toujours ainsi, avec les rats. Aucun lieu ne leur était inaccessible. On les retrouvait partout, tôt ou tard… jusque dans cette prison où Tom les avait enfermés tous quatre, Jerry, Mike, Diana et lui, sans autre réconfort que celui des boules brillantes attachées au-dessus d'eux. Ces boules chassaient la terreur des ténèbres.
Fanfarons et hargneux comme ils l'étaient, Jerry et Mike avaient futilement tenté au début de forcer le passage de la porte. Mais Ralph lui-même, et Diana, y avaient vite renoncé. Mieux valait attendre Tom. Telle devait être sa volonté. À un certain moment, d'ailleurs – peu après qu'on les eût enfermés – ils avaient entendu la voix. Pas tout à fait la même qu'avant. Ralph avait sursauté. C'était la voix de Tom.
Où était-il ? La voix sortait de l'entonnoir attaché au-dessus de l'autre porte, hors d'atteinte. Où ?
— « Eh bien, Ralph ? On ne veut pas se tenir tranquille ? »
La voix de Tom. Elle les avait calmés pour un temps.
Mais ensuite étaient venues la colère, la peur et la souffrance.
D'abord, les rats.
Jerry et Mike furent les premiers à découvrir, à sentir leur existence. Leur présence toute proche. Or la porte ne s'ouvrait pas. Ils attendirent, frémissants.
Mais rien.
Pourquoi ? Pourquoi Tom n'ouvrait-il pas la porte ? Qu'attendait-il ? Pourquoi n'avait-il pas laissé cette porte ouverte ? Quel jeu méchant voulait-il jouer ?
Pourquoi les avait-il emprisonnés ?
Une prison restreinte, aux portes closes. Pas de fenêtres. Un sol froid. Dur. Increusable. Une prison inquiétante, malgré les boules brillantes, malgré les couches moelleuses étendues sur le sol, dans les coins.
Et il y avait les rats. Invisibles.
Colère.
Et, soudain, la peur.
Invisible elle aussi, elle avait courbé Ralph sous sa loi terrible – comme lorsqu'il était tout jeune, quand un orage nocturne l'épouvantait. La peur surgissait, rampait, attaquait à quatre pattes, allait chercher Diana qui s'était réfugiée sur une des couches. Ensuite, alors qu'il était déjà incapable de remuer, Ralph avait senti Diana se serrer contre lui, frissonnante – cependant que Jerry et Mike, affolés, trouvaient encore la force de se cogner partout autour d'eux.
La prison bougeait.
Tom ? Où était Tom ? Que faisait-il ? Où se cachait-il ?
Il fallait supplier Tom. Se rouler à ses pieds au besoin. Promettre de lui obéir. De toujours lui obéir.
Tom ? Mais pourquoi, lui, Ralph, avait-il été enfermé ? Qu'avait-il… ?
Et la peur devenait souffrance.
Brusquement, Ralph n'entendait plus rien. Ni Jerry ni Mike. Ni Diana. Il avait très mal. La prison pesait sur son dos.
Elle l'écrasait… le broyait…
Longtemps – très longtemps après, il ne savait pas – il avait de nouveau senti Diana à côté de lui, entendu Jerry et Mike qui gémissaient.
Et les rats. Derrière la porte.
*
* *
— « Tout de même... »
Gras-Double (personne ne l'appelait jamais de son vrai nom, un nom imprononçable), Gras-Double se dandinait gauchement, derrière le siège de Borowski. Il n'était pas tellement sûr de lui. Il n'aurait pas dû se trouver là. C'était interdit. À force de laborieuse imagination il avait raconté une énorme histoire de « message urgent » aux deux malabars de l'antichambre – mais il se demandait jusqu'à quel point ils avaient été dupes. Quant à Borowski, seul maître de l'endroit devant ses cadrans et boutons, il ne daignait même pas s'apercevoir de la présence de Gras-Double.
— « Tout de même, c'est bougrement salaud de la part du Grand Patron... et je vais pas mâcher mes... »
Quelque chose, dans le panneau vitré fixé au-dessus des appareils, le fit se retourner – pour se trouver nez à nez avec Tom Clayborne. Imperturbable, paupières mi-closes, lèvres minces. Alors, d'un coup, Gras-Double vida son trop-plein :
— « Eh bien oui, Patron ! J'ai pas peur de vous le dire, à la fin. Pour Ralph et la Diana, d'accord, c'est vos oignons ! Mais pourquoi avez-vous mis Jerry et Mike dans le coup ? Mes deux copains ? Et puis même… pourquoi eux quatre ? Vous ne risquiez rien, vu que Lester et Al marchaient dans…»
— « Et moi, je ne pouvais courir le moindre risque. Cela suffit, Gras-Double. »
C'est à peine si les lèvres de Clayborne remuaient. Gras-Double pâlit, perdit de la hauteur, s'effaça…
— « Où en sommes-nous, Bor ? »
Alors seulement Borowski releva la tête et ôta ses écouteurs. Il tendit le casque à Tom :
— « O. K. pour le truc automatique. Ils se mettent à table. »
— « Ouf…» soupira simplement Clayborne.
Jerry et Mike gémissaient.
Mais ce n'était plus seulement à cause des rats. Diana aussi gémissait, effondrée sur la couche, et Ralph savait pourquoi : maintenant que la peur avait disparu, maintenant que la prison ne les écrasait plus, un autre tourment tordait Ralph et ses compagnons.
La faim.
Jerry n'avait même plus la force de se dresser le long de la cloison aveugle, et Mike attachait sur son frère un regard terne.
La faim. Manger.
Et la porte ne s'ouvrait toujours pas.
Manger. Boire.
Manger.
Tom… Par pitié, Tom ! Délivre-nous, Tom… ouvre-nous cette porte…
Ralph gémit, se traîna péniblement jusque vers Diana. Diana haletait.
Et soudain…
Déclic.
La porte ?
Jerry. Mike. Attention !
Un espoir ultime souleva Ralph, corps bandé, tête levée.
Ce n'était pas la porte. Mais à côté d'elle, dans la cloison, un trou brillant était brusquement apparu, un peu en dessous de l'entonnoir.
Jerry se précipita, mais déjà Ralph, plus prompt, s'était élancé vers ce qui venait de tomber sur le sol.
Des biscuits !
Il ne fit qu'une bouchée du premier qu'il put attraper, après avoir bousculé Mike au passage. Un biscuit. Manger.
— « Alors, Ralph ? »
La voix. La voix de Tom. Bien sûr ! Tom était derrière la porte. Avec les rats.
Merci. Merci, Tom !
— « Ça peut aller, Ralph ? Et Diana… toujours gentille ? »
Tom… Par pitié, Tom, encore… Encore à manger…
— « Mais oui, Ralph, tout de suite. Pour toi, Diana, Jerry et Mike. Tout de suite. »
La voix de Tom. Toujours aussi douce.
Ouvre-nous la porte, Tom ?
Ralph avait toujours connu la même voix à Tom – que ce fût pour féliciter, ordonner… ou punir. Punir ?
Pardon, Tom !
Mais Tom ne parlait plus.
Derrière Ralph, par contre, Diana, Jerry et Mike se partageaient les biscuits qui tombaient régulièrement, un à un, du trou brillant.
— « L'eau ? » insista Clayborne.
— « Comme prévu. » Borowski se permit un petit sourire. « N'ayez pas peur, patron : ils ne se noieront pas. »
*
* *
— « Oui…» bougonna Lester Harkway.
— « Oui…» murmura Al Carvajo. « Tout de même, j'aurais aimé…»
— « N'y pense plus. Ça sera bientôt à nous. »
Ils se tenaient un peu à l'écart des autres – eux deux, les vétérans, les vieux de la vieille, les « Vieilles Tiges » de l'Acrosphère. Les autres – techniciens, électrochimistes, spécialistes, zoologues, manœuvres – tous fraternellement mélangés, se pressaient sur l'immense terrain dénudé d'Alice Springs, entourant à bonne distance le « TL-I ». Et tous, à présent que le grand stratonef était de retour au cœur de l'Australie – tous attendaient de voir réapparaître Tom Clayborne et Gras-Double. Un quart d'heure plus tôt, à peine le sas inférieur ouvert, le Grand Patron avait pénétré le premier dans l'engin. Mais, outrepassant ses propres consignes, il n'avait pas eu le cœur d'empêcher Gras-Double de le suivre. Harkway lui-même, le vétéran de l'Altitude 50.000, comprenait Clayborne.
— « Regarde ! » fit Carvajo.
C'était le vieux Grandval, chef du Laboratoire des Bioréactions. Il réapparaissait le premier, brandissant avec un enthousiasme de jeune homme la grande cage où il venait de récupérer, tous vivants, les rats blancs du Compartiment A, celui qui avait été prévu pour les tests spatio-respiratoires.
Une ou deux minutes s'écoulèrent, puis un « hourrah » tonnant noya la phrase que commençait Carvajo.
C'était maintenant le tour des passagers du Compartiment B.
En tête descendait Gras-Double, nursant à pleine poitrine Jerry et Mike dont, pour bien dire, la truculence irlandaise n'avait pas encore repris ses pleins droits.
Derrière eux clopinait Diana.
Enfin venait le Grand Patron, Tom-le-Taciturne, Clayborne-le-Dur. Il sortait le dernier, conférant à Ralph la plus noble prérogative des maîtres de bord.
Tom !
Enfin Tom était là ! Enfin la porte était ouverte ! Et Tom lui parlait. Tom, son odeur, ses mains…
— « Ralph… mon vieux copain… tu as cru que je te laissais tomber, hein ? Allons… c'est fini, maintenant… Ralph.., »
Alors Ralph (par Rallye et Rana, disait son pedigree), Ralph le grand chien-loup, virtuel capitaine des animaux-cobayes du premier stratonef expérimental télécommandé Terre-Lune, détournant un instant son museau du visage humide de Tom, lança vers le ciel un aboiement triomphal.