Des filles, à pleins tiroirs… - FRITZ LEIBER
Des filles, à pleins tiroirs… - FRITZ LEIBER
Avec le récit que vous allez lire, nous publions pour la première fois ce qu'on peut appeler une œuvre de science-fiction érotique. À vrai dire, il nous est déjà arrivé de présenter des histoires de SF assez « gauloises » : ainsi, « La ceinture du robot », d'Yves Dermèze (« Fiction » n° 21). Mais Fritz Leiber, qui est germano-américain et non français, prend les choses du cœur et de la chair avec la même gravité que le faisait Freud.
À la conférence de parapsychologie de Saint-Paul de Vence, il y a quelques années, des psychiatres sérieux ont suggéré que certains fantômes peuvent être des manifestations extérieures au corps humain, des désirs refoulés. Fritz Leiber, lui, imagine que la concentration du désir masculin sur nos grandes vedettes « sexy » du cinéma peut créer de véritables fantômes, et que de tels fantômes peuvent être capturés par un magicien moderne.
Ce texte plaira ou déplaira violemment. Mais « Fiction » est la revue littéraire de l'étrange, et ces deux qualités nous semblent représentées de façon singulière dans la nouvelle de Leiber. De plus, au moment où le Rayon Fantastique vient de publier un de ses romans, « À l'aube des ténèbres », nous jugeons utile de mettre en vedette cet écrivain de premier plan, dont nos lecteurs n'auront sans doute pas oublié : « Le Jeu du Silence » (dans notre numéro 11). Nous souhaitons de voir un jour traduit en France son étonnant roman « Conjure wife », où il prétend que les femmes sont toutes des sorcières…
Oui, j'ai bien dit des filles-fantômes, et excitantes, avec ça. Personnellement je n'ai jamais vu d'autres fantômes qu'elles, bien que j'en aie vu pas mal de leur genre, mais seulement pendant une soirée et dans le noir, avec l'assistance d'un éminent (et je devrais ajouter trop connu) psychologue. Ce fut une expérience intéressante, pour dire le moins, et cela m'ouvrit un domaine ignoré de la psychophysiologie, mais je ne voudrais recommencer à aucun prix.
Mais en principe, les fantômes devraient être terrifiants ? Eh bien, qui a jamais dit que la sexualité ne le soit pas ? Elle l'est bien pour le néophyte, fille ou garçon, et ne vous en laissez pas compter sur ce point par les mâles ! D'abord, c'est le sexe qui dévoile l'inconscient, lequel n'a rien d'un jardin d'enfants. Le sexe, c'est à la fois une force et un rituel fondamental, suprême ; l'homme des cavernes – et la femme idem – qui existent en chacun de nous sont fichtrement plus puissants que ne le donnent à penser les blagues et les dessins humoristiques auxquels ils donnent naissance. C'était la sexualité que cachait la sorcellerie, et les sabbats n'étaient qu'orgies sexuelles. La sorcière était une créature sexuelle. Et le fantôme l'est aussi.
Après tout, qu'est-ce qu'un fantôme, selon les points de vue accoutumés, sinon la coquille d'un être humain… une peau qui s'anime ? Et la peau, ce n'est que sexualité… c'est le toucher, c'est la frontière, le masque de la chair.
C'est mon éminent psychologue, le Dr. Emyl Slyker, qui m'a communiqué cette idée de la peau, le premier et dernier soir où je l'ai connu, au Club du Contresigne, bien que la conversation n'eût pas encore démarré sur les fantômes. Il avait pas mal bu et dessinait des symboles dans la petite mare de Martini, sur la table.
Il me sourit largement et me dit :
— « Écoutez donc, Machin… ah ! oui, Carr Mackay, monsieur Justine soi-même. Écoutez, Carr, j'ai un plein bureau de filles dans ce bâtiment, et elles ont besoin de soins. Grimpons les voir. »
Immédiatement, mon imagination désespérément naïve m'évoqua une table-bureau dont les tiroirs fourmillaient de filles de dix à douze centimètres de hauteur. Elles n'étaient pas habillées – mon imagination n'habille jamais les femmes, sauf en vue d'effets spéciaux, après mûres réflexions – mais elles ressemblaient aux dessins d'Heinrich Kley ou de Mahlon Blaine. Littéralement des Vénus de poche, impudentes et entreprenantes. Pour le moment, elles tentaient une évasion en masse de leur bureau, en se servant de limes à ongles en guise de scies, et elles avaient déjà découpé des trappes dans les tiroirs pour pouvoir circuler de l'un à l'autre. Un groupe s'était fabriqué un chalumeau avec un vaporisateur empli de carburant à briquets, un autre s'efforçait de faire tourner une clef de l'intérieur, en utilisant une pince à épiler comme clef à molette. Et elles abattaient et détruisaient de petites pancartes – grandes à côté d'elles – qui proclamaient : VOUS APPARTENEZ AU DOCTEUR EMIL SLYKER.
Mon esprit, qui méprise mon imagination et se refuse à s'associer à elle, examinait le Dr. Slyker et s'assurait qu'extérieurement au moins je me comportais bien en admirateur fervent, en pseudo-apprenti-sorcier. Cette attitude, l'alcool aidant, paraissait propice à le mettre dans l'état d'esprit que je désirais : une condescendance vantarde. Slyker est un gros boudin de bonhomme qui se suce les lèvres sans arrêt, il a passé de peu la cinquantaine, il a le teint clair, les cheveux blonds et clairsemés, des rides autour des yeux et au coin des narines. Et il portait cette expression pour photographes qui trahit que son possesseur connaît le Succès. Des yeux faibles, comme le démontraient ses verres foncés, mais sans cesse à la recherche de quelqu'un à plumer ou à intimider. Il n'entendait pas très bien non plus, car il sursauta quand le barman se fut approché et eut tendu sa main, munie d'un torchon, pour essuyer le liquide renversé.
Emil Slyker, « docteur » par la grâce de quelques universités européennes, avec un culot à toute épreuve, chroniqueur, extirpant jusqu'à la dernière goutte de prestige de ce mot de rebut : « psychologue », chercheur psychique à quelques mystérieux pas en avance sur Wilhelm Reich avec son orgone et Rhine avec sa PES, conseiller psychologique de starlets devenant étoiles et d'autres dames bien nanties, et surtout, expert éloquent de ce ragoût de psychanalyse, de mysticisme et de magie qui est le chef-d'œuvre de notre époque. Et, je le présumais, maître chanteur particulièrement prospère. Un salaud à prendre très au sérieux.
Mon objectif réel, en rencontrant Slyker – et j'espérais bien qu'il n'en avait pas encore le moindre soupçon – était de lui offrir suffisamment d'argent pour submerger un petit transatlantique de croisière contre une liasse de documents dont il se servait pour faire chanter Evelyn Cordew, l'actuelle élue universelle entre toutes nos déesses du sexe. Je travaillais pour le compte d'une autre vedette de cinéma, Jeff Crain, l'ex-mari d'Evelyn, mais qui n'avait plus rien « d'ex » quand il s'agissait de la protéger. Jeff prétendait que Slyker ne mordait pas directement à l'hameçon, et qu'il avait des soupçons tellement paranoïdes que c'était de la psychose. Aussi devais-je m'en faire d'abord un ami. Un paranoïaque pour ami !
C'est donc à la recherche de cette distinction dangereuse et équivoque que je devais de me trouver au Club du Contresigne, en hochant respectueusement la tête après la suggestion du Maître. Je lui demandai : « Des filles qui ont besoin de soins ? »
Il me fit son sourire de maquereau et de garde-chiourme :
— « Naturellement, les femmes ont besoin de soins, quelle que soit la forme sous laquelle elles se présentent. Elles sont comme des perles dans un coffre, elles se ternissent et meurent à moins de se trouver en contact régulièrement avec la chaleur de la chair humaine. »
Il avala la moitié de ce qui lui restait de Martini et nous nous en allâmes sans même discuter pour l'addition ; je m'étais attendu à ce qu'il me la laisse régler, mais évidemment, je n'étais pas encore un acolyte assez sérieux pour me voir accorder cet honneur.
C'était tout à fait dans la norme que j'aie trouvé Emil Slyker au Club du Contresigne, qui est aux autres clubs ce que ces derniers sont par rapport à un bar de luxe. Rien que pour les parvenus, pour leur fournir le luxe, l'isolement et la tranquillité. Surtout cette dernière : je m'étais laissé dire que le Contresigne donnait des gardes du corps même à ses membres non buveurs qui rentraient tard, seuls ou avec une compagne de rencontre, mais je ne l'aurais pas cru si un costaud silencieux et sans doute solidement armé ne nous avait accompagnés dans l'ascenseur de l'immeuble, au milieu de la nuit, pour ne nous lâcher qu'à la porte du Dr. Slyker. Naturellement, on ne m'aurait pas laissé entrer au Club tout seul – c'était Jeff qui m'avait fourni le sésame. Une édition illustrée de la Justine du Marquis de Sade, annotée dans les marges par un fameux psychiatre récemment décédé. Je l'avais envoyé à Slyker avec une lettre lui exprimant en style fleuri « mon admiration pour votre œuvre dans le domaine de la psycho-physiologie sexuelle ».
La porte du bureau de Slyker était une vaste surface sombre… du teck ou bois de fer. On y lisait, gravé au burin : EMIL SLYKER, PSYCHOLOGUE-CONSEIL. Pas de serrure Yale, mais une grande entrée de clef avec un abattant étrange, en argent, que la clef poussait de côté. Slyker me montra sa clef avec un sourire modeste ; les créneaux brillants étaient les plus compliqués que j'eusse jamais vus et la tige représentait Pasiphaë et le taureau. Il était vraiment décidé à payer le prix pour se créer une atmosphère.
Il y eut trois bruits : d'abord, le grattement doux de la clef qui tournait, puis le claquement ferme des pênes qui se rentraient, et enfin un faible grincement des gonds.
Ouverte, la porte se révéla avoir dix centimètres d'épaisseur, comme celle d'un coffre-fort ou d'un caveau, avec tout un système de verrous commandé par la clef. Juste avant qu'elle se referme, il se passa quelque chose de très étrange. Une feuille de plastique transparent se déclencha du jambage de la porte et s'adapta si étroitement aux pênes que je soupçonnai l'intervention d'un magnétisme statique. Ce n'est que par endroits qu'elle atténuait un peu l'éclat des ferrures et il fallait y regarder de près pour la distinguer. Cela n'empêchait nullement la porte de se refermer ni les pênes de l'insérer de nouveau dans leurs gaines.
Le docteur dut sentir – ou il l'escomptait – que j'étais intéressé, aussi m'expliqua-t-il par-dessus son épaule, dans le noir : « C'est ma ligne Siegfried. Il y a plus d'un voleur audacieux, plus d'un meurtrier fanatique qui a tenté de franchir cette porte. Hommes ou femmes, ils n'ont pas eu de veine. C'est impossible. En ce moment, il n'y a personne au monde qui pourrait passer cette porte sans se servir d'explosifs – et encore faudrait-il les placer au bon endroit. Pratique ! »
Intérieurement, je n'étais pas d'accord. Sans en faire une histoire, j'aurais néanmoins préféré me sentir un peu plus proche des couloirs silencieux, de l'autre côté du battant, même s'ils ne renfermaient que les fantômes de dactylos malheureuses et de dames névrosées que mon imagination avait évoqués en montant.
— « Cette feuille de plastique fait partie du système d'alarme ? » demandai-je.
Le docteur ne me répondit pas. Il me tournait le dos. Je me rappelai qu'il était un peu dur d'oreille. Mais je n'eus pas le temps de répéter ma question. Une lumière indirecte jaillit, bien que Slyker ne fût pas à proximité d'un interrupteur quelconque. (« C'est notre conversation qui la déclenche, » me dit-il). Et tout mon intérêt se concentra sur le bureau.
Naturellement, ce fut la table-bureau que je regardai d'abord, bien que je me fisse l'effet d'un imbécile. C'était une grande masse, profonde, avec un éclat doux et foncé, qui pouvait trahir aussi bien un bois au grain fin ou du métal. Les tiroirs avaient la dimension de classeurs et non la petite taille que je leur avais donnée en imagination, et il y en avait trois rangées à la droite de l'endroit où s'asseoir… suffisamment de place pour une paire de filles grandeur nature qui auraient pu se plier en deux, selon les formules adoptées pour l'opérateur caché de l'automate joueur d'échecs de Maelzel. Mon imagination, qui n'apprendra jamais à se contenir, tendait l'oreille dans l'espoir de percevoir des piétinements ténus et le cliquetis de petits instruments. Il n'y eut même pas de courses de souris, ce qui aurait fait du bien à mes nerfs, j'en ai la certitude.
Le bureau était en forme d'L, avec la porte au bout du petit jambage. Les murs qui s'offraient à ma vue étaient couverts de livres, bien qu'il y eût en quelques endroits des dessins au trait – mon imagination ne s'était pas trompée pour Heinrich Kley, bien que je ne connusse pas ces originaux, et il y avait aussi des Fuseli qu'on ne verra jamais en reproduction dans les livres de vente courante.
La table-bureau était dans le coin de l'L, avec un système de haute fidélité, contre les rayonnages. Tout ce que je voyais pour le moment de l'autre jambage de l'L, c'était un grand fauteuil surréaliste face au bureau, dont il était cependant séparé par une grande table basse et nue. Ce fauteuil me déplut au premier coup d'œil, bien qu'il parût très confortable. Slyker était près du bureau, à présent, et il y avait la main posée quand il se retourna vers moi. J'eus l'impression que le fauteuil avait changé de forme depuis que j'étais entré… qu'il ressemblait davantage à un divan, au début, alors que maintenant, le dossier était presque droit.
Mais le docteur me le désigna du pouce gauche et je ne voyais pas d'autre siège dans la pièce, en dehors du tabouret rembourré sur lequel il était présentement en train de s'installer : un de ces sièges de sténo, avec un dossier minuscule qui vous prend l'échine comme la main d'un masseur à la coule. Dans l'autre jambage de l'L, outre le fauteuil, il y avait encore des livres, un store à lourdes lattes qui obturait la fenêtre, deux portes étroites qui devaient donner l'une dans un placard et l'autre dans les toilettes, et quelque chose qui ressemblait à une cabine téléphonique en réduction, sans vitres, mais que je finis par deviner être une de ces boîtes à orgone que Reich a inventées pour faire renaître la libido quand le patient est à l'intérieur. Je me posai rapidement sur le fauteuil, pour ne pas montrer ma méfiance. Il était incroyablement confortable, presque comme si ses dimensions se fussent adaptées à ma conformation au dernier moment. Le dossier était étroit à la base, mais allait s'élargissant et se rabattait presque en une sorte de dais au-dessus de ma tête et de mes épaules. Le siège s'élargissait également vers l'avant, et les pieds trapus étaient très écartés. Les bras massifs jaillissaient du dossier et épousaient exactement la forme des miens, bien qu'ils s'incurvassent un peu comme pour une étreinte ébauchée. Le cuir – ou une matière que j'ignorais – était ferme et frais comme une jeune chair et était aussi doux sous mes doigts.
— « Un fauteuil historique, » dit le docteur, « conçu et construit pour moi par von Helmholtz de la Bauhaus. Tous mes meilleurs médiums l'ont occupé pendant ce qu'on appelle leurs transes. C'est dans ce fauteuil que j'ai pu me prouver absolument l'existence réelle de l'ectoplasme – cette élaboration de la membrane muqueuse et parfois de tout l'épiderme qui ressemble de loin à l'enveloppe de la naissance, qui est le fait réel sur lequel on a bâti les légendes d'êtres humains qui perdraient leur peau transparente comme les serpents, et que les charlatans spirites essaient sans cesse de truquer au moyen de mousseline fluorescente et de négatifs truqués. L'orgone, l'énergie sexuelle primordiale ? Reich défend sa cause avec conviction, pourtant… Mais l'ectoplasme ? Ça oui ! Angna est entrée en transe, assise au même endroit que vous en ce moment ; elle avait tout le corps recouvert d'une poudre spéciale, où les traînées et les taches isolées révélèrent par la suite les mouvements et l'origine de l'ectoplasme… surtout dans la région génitale. L'expérience était concluante et a conduit à de nouvelles recherches, très intéressantes et tout à fait révolutionnaires, dont aucune n'a été rendue publique ; mes confrères écument chaque fois que je mêle le psychique à la psychanalyse… Ils semblent oublier que c'est l'hypnotisme qui a permis à Freud de démarrer et que pendant un certain temps, il était très en faveur de la cocaïne. Oui, vraiment, c'est un fauteuil historique. »
Naturellement, je l'examinai, et pendant un instant, je crus que j'avais disparu, car je ne voyais plus mes jambes. Puis je me rendis compte que le rembourrage avait pris un ton gris foncé exactement assorti à mon complet, à l'exception de l'extrémité des bras, qui se fondaient progressivement en une teinte vague où se perdait le contour de mes mains.
— « J'aurais dû vous avertir qu'il est à présent recouvert de plastique-caméléon, » dit Shyler en souriant. « Il change de couleur pour s'assortir à l'occupant. Le tissu m'a été fourni il y a plus d'un an par le chimiste amateur français Henri Artois. Ce fauteuil a donc pris bien des nuances : noir profond quand Mrs. Fairlee – vous vous souvenez de cette affaire ? – est venue me dire qu'elle venait de prendre le deuil et de tuer d'une balle son mari, le chef d'orchestre… un hâle charmant, de Côte d'Azur, au cours de mes dernières expériences avec Angna. Cela aide mes patients à s'oublier eux-mêmes pendant qu'ils font de l'association d'idées spontanée, et cela en amuse certains. »
Je n'étais pas de ceux-là, mais je réussis à esquisser un sourire qui, je l'espérais, n'était pas trop jaune. Je me dis de m'en tenir à mon affaire : le boulot d'Evelyn Cordew et de Jeff Crain. Il fallait que j'oublie ce fauteuil et les autres détails, pour me concentrer sur le Dr. Emil Slyker et sur ce qu'il disait… car je n'ai pas cité toutes ses observations, mais seulement les plus importantes. Il se révélait comme le genre de causeur qui vous parle pendant deux heures d'affilée, puis qui, lorsque vous entamez à peine une réponse, vous coupe d'un air offensé en disant : « Excusez-moi, mais si vous me permettiez de placer un mot…» et qui continue pendant deux heures encore. L'alcool y était peut-être pour une part, mais j'en doute. Quand nous avions quitté le Club du Contresigne, il s'était mis à me raconter les cas de trois de ses clientes – la femme d'un chirurgien, une étoile vieillissante qui avait peur de revenir sur la scène, et une étudiante en mauvaise posture – et la présence du garde du corps ne l'avait pas empêché de me donner tous les détails les plus sanglants.
Maintenant, assis à son bureau, en train de jouer avec la serrure d'un tiroir de classeur, comme s'il se fût demandé s'il allait l'ouvrir, il en était arrivé au moment où la femme du chirurgien était venue de bonne heure un matin pour rendre publiques ses infidélités, où l'étoile avait poignardé son imprésario avec les ciseaux de son habilleuse et où l'étudiante était tombée amoureuse de son avorteur. Comme les bavards incontinents, il avait l'art de suivre une demi-douzaine de récits à la fois, allant de l'un à l'autre sans cesse, sans jamais en achever un.
Et en outre, c'était un allumeur dans son genre. Il ouvrit d'un coup le tiroir où il prit quelques dossiers qu'il pressa contre son ventre tout en m'observant comme pour se demander : « Dois-je ? »
Après une pause prolongée pour me maintenir en haleine, il décida que oui, et voilà comment j'entendis le commencement de l'histoire des filles du Dr. Emil Slyker, pas des trois premières, naturellement – qui en restèrent figées au moment le plus pathétique, en attendant que leurs dossiers viennent au jour – mais des autres.
Je mentirais si j'affirmais que je ne fus pas déçu. Je m'attendais à voir sortir je ne sais quoi de son bureau, et tout ce que j'en récoltais, c'étaient les habituels aperçus dans le jardin enfantin de la fixation paternelle, de la rivalité incestueuse, ainsi que les Sturm und Drang de l'adolescence tardive. Les dossiers ne paraissaient rien renfermer d'autre que les cas classiques de la psychiatrie, ainsi que des mensurations physiques et d'autres détails extérieurs, une étude étonnamment pénétrante des ressources pécuniaires de chaque client, des notes éparses sur les talents psychiques, le cas échéant, et sur les autres possibilités extra-sensorielles, et peut-être quelques instantanés, à en juger par sa façon de s'interrompre parfois pour examiner quelque chose d'un air pensif, puis de me sourire en levant les sourcils.
Pourtant, au bout d'un moment, je me laissai impressionner rien que par leur nombre. Il y avait ce courant, ce torrent, cette inondation de femmes, des jeunes et de pas si jeunes, mais qui toutes se voyaient en jeunes filles et qui portaient le masque de la fille même quand elles n'en avaient plus le visage réel, convergeant toutes sur le bureau du Dr. Slyker avec de l'argent volé à leurs parents, ou arraché à leurs amants mariés, ou barboté à leurs petits copains du syndicat du crime, ou touché lors de la signature du contrat de six ans avec option tous les six mois, ou reçu en une seule fois au lieu de pension alimentaire, ou économisé chaque quinzaine pendant des années de misère sur leur salaire puis retiré d'un geste large, ou jeté à leur visage par leurs maris le matin même comme autant de confetti, ou, c'est encore possible, versé à titre d'avance sur leurs romans à demi rédigés. Oui, il y avait quelque chose de très impressionnant dans ce flot rose de féminité débordant d'argent et de billets verts mené infailliblement, comme si tous les couloirs et toutes les rues eussent été des conduits de ciment, jusque dans le bureau du Dr. Slyker, non pas pour y agir sur des génératrices, sauf d'ordre financier, mais bien pour se faire exploiter par un homme-dynamo qui les renvoyait écumantes et en folie, ou à l'état de loques, ou encore qui les gardait stagnantes mais excités pendant des mois, leurs âmes ressemblant aux eaux noires d'un marécage où passaient de mystérieuses lueurs.
Slyker s'interrompit net avec un rire sec.
— « Il nous faudrait de la musique d'accompagnement, non ? » fit-il. « Je pense que le Casse-Noisette est sur mon appareil. » Il toucha un bouton parmi la rangée qui s'alignait sur son bureau.
Il n'y eut pas le moindre bruit, pas le moindre frottement de disque ou de bande magnétique quand jaillirent les premiers accords évocateurs, riches, sensuels et cependant mystérieux, mais ce n'était pas le début d'un passage quelconque du Casse-Noisette tel que je le connaissais, et pourtant, bon sang ! j'avais l'impression que ç'aurait dû l'être. Puis les notes cessèrent brusquement comme si l'on eût coupé la bande. Je regardai Slyker : il était livide et une de ses mains se retirait de la rangée de boutons pendant que l'autre se crispait sur les dossiers comme s'ils eussent pu lui échapper. Ses deux mains tremblaient et un frisson me parcourut le dos.
— « Excusez-moi, Carr. » dit-il lentement, en respirant avec peine, « mais c'est de la musique à haut voltage, très dangereuse psychiquement, que je n'utilise que pour des buts spéciaux. Au fait, cela fait bien partie du Casse-Noisette… c'est la Pavane des Filles-Fantômes que Tchaïkowski a supprimée entièrement sur l'ordre de Mme Sesostris, la voyante de Saint-Petersbourg. Elle a été enregistrée pour moi par… non, je ne vous connais pas assez pour vous le dire. Néanmoins, nous allons passer de la bande au disque et écouter les parties connues de l'œuvre, jouées par les mêmes artistes. »
Je ne sais si c'était l'enregistrement lui-même ou les circonstances, mais je n'avais jamais éprouvé les mêmes sentiments voluptueux et délicieusement menaçants en écoutant la « Danse arabe » ou la « Valse des fleurs » ou la « Danse des flûtes »… ces morceaux de musique tintinnabulante et superficiellement sucrée au son desquels classe après classe de petites filles aspirantes ballerines ont dansé, titubé, jusqu'à en avoir la nausée, mais derrière lesquels on devine les fantaisies sombres mais tentantes d'un érotomane accompli. Comme Slyker, devinant ma pensée, le dit : « Tchaïkowsky met en lumière chaque instrument… la flûte, les anches plus graves, les carillons d'argent, les bulles d'or de la harpe… comme s'il était en train de parer de belles femmes de joyaux et de plumes et de fourrures uniquement pour éveiller le désir et l'envie chez les autres hommes. »
Parce que, bien entendu, nous n'écoutions la musique que comme toile de fond aux réminiscences érotiques, zigzagantes et écrémées du Dr. Slyker. Le flot de filles défilait en tailleurs élégants, en robes fleuries, en corsages bouffants et culottes de toréador, avec leurs improbables amours, leurs haines insoupçonnées, leurs ambitions incroyables, les hommes qui leur donnaient de l'argent, ceux qui leur donnaient de l'amour, ceux qui leur prenaient l'un et l'autre, les frayeurs banales mais paralysantes que dissimulait leur façade savamment chic ou lamentablement rafraîchie, leurs petites manières ravissantes et enrageantes, leurs appas de l'œil, de la lèvre, des cheveux, du poignet ou du sein qui pour chacune d'elles constituait le point focal de la sexualité.
Car Slyker était capable d'évoquer ses filles de façon très vivante, je dois l'avouer, comme s'il y eût eu autre chose pour déclencher ses souvenirs que des cas cliniques, des photos et des notes, comme s'il eût eu l'essence de chacune d'elles concentrée en un petit flacon, comme un parfum, et qu'il les ouvrît l'un après l'autre pour m'en faire respirer une bouffée. J'acquis progressivement la certitude qu'il y avait plus que des papiers et des photos dans ses dossiers, bien que cette révélation, comme la première quand j'avais vu le bureau, m'eût causé d'abord une déception. Pourquoi me serais-je excité à la pensée que le Dr. Slyker conservait des souvenirs tangibles de ses clientes ?… même s'il s'agissait de gages d'amour : mouchoirs de dentelle et écharpes transparentes, fleurs fanées, rubans, bas très fins, boucles de cheveux, peignes et épingles, bouts de tissu peut-être arrachés à des robes, morceaux de soie délicate comme fantôme de fleur… Qu'est-ce que cela pouvait me faire qu'il conservât jalousement ce fatras ou que cela lui donnât le sentiment de sa puissance ou que cela fît partie de son arsenal de maître chanteur ? Pourtant, cela me faisait quelque chose, car, tout comme la musique, tout comme les petits sursauts apeurés qu'il avait périodiquement depuis l'incident de la « Pavane des Filles-Fantômes », cela contribuait à rendre tout très réel, comme si, en un sens supra-ordinaire, il eût eu effectivement un plein bureau de filles. À présent, quand il ouvrait ou fermait les dossiers, il s'en échappait souvent un petit nuage de poudre, un pâle petit nuage, comme d'un poudrier qu'on heurte, et les morceaux de soie qui en débordaient paraissaient plus grands qu'ils ne pouvaient l'être, comme les mouchoirs de couleur d'un prestidigitateur, sauf que la plupart d'entre eux étaient couleur chair, et je commençais à entrevoir ce qui ressemblait à des radioscopies et à des vues transparentes dites « artistiques », peut-être grandeur nature, mais astucieusement repliées, ainsi que d'autres choses pâles et molles qui m'évoquaient les masques de caoutchouc extra-mince que, dit-on, les actrices vieillissantes portent parfois, et aussi toutes sortes de petites lueurs et d'étincelles.
*
* *
Il avait maintenant ouvert deux tiroirs et je distinguais tout juste le mot gravé sur le devant. Le mot ressemblait bien à PRÉSENT, et deux des tiroirs fermés semblaient marqués PASSÉ et FUTUR. J'ignorais quel galimatias devait bénéficier de ces termes, mais, parallèlement au monologue prolongé de Slyker, ils me donnaient bien l'impression de flotter dans une rivière de filles de tous les temps et de tous les endroits, et mon illusion qu'il y avait effectivement une fille dans chaque dossier devint si puissante que j'avais envie de dire : « Allez, Emil, faites-les sortir, que je les voie. »
Il devait savoir exactement quels sentiments il était en train de faire naître en moi, car il s'interrompit en plein milieu de l'histoire d'une starlette mariée à un joueur noir de base-ball pour me regarder, de ses yeux un peu trop écarquillés :
— « Très bien, Carr, » dit-il, « cessons de faire les idiots. Au Contresigne, je vous ai dit que j'avais un plein bureau de filles, et ce n'était pas de la blague… bien que la vérité à laquelle correspond cette affirmation soit de nature à me faire enfermer par tous les réducteurs de têtes et par les sacs-à-vent de Vienne, sauf qu'ils en feraient dans leur culotte de frousse, d'abord. Je vous ai parlé d'ectoplasme et de la preuve de son existence réelle. Il se dégage des femmes stimulées de façon appropriée, lorsqu'elles sont en transe profonde, mais ce n'est pas seulement une mousse vaguement fluorescente qui flotte dans les chambres noires des spirites. Il affecte la forme d'une enveloppe, d'un ballon mou, fermé vers le haut, mais ouvert dans le bas, il pèse moins qu'un bas de soie, mais il reproduit la personne jusque dans ses traits et ses cheveux, suivant le maître-plan de la surface du corps qui gît dans la matière génétique des cellules. C'est vraiment une peau détachée, mais elle est vaguement vivante, comme un mannequin en toile d'araignée. Un souffle peut la froisser, une brise l'emporter, mais dans certaines circonstances, elle devient étonnamment stable et souple, une véritable apparition. Elle est invisible et presque impalpable le jour, mais la nuit, quand les yeux se sont accoutumés, on peut tout juste arriver à la distinguer. En dépit de sa fragilité elle est pratiquement indestructible, sauf par le feu, et elle est immortelle, virtuellement. Que cette enveloppe soit dégagée dans le sommeil ou sous l'hypnose, en transe spontanée ou causée, elle reste reliée à sa source par un mince fil que j'appelle « umbilicus » et elle y retourne et se retrouve absorbée dans l'individu quand cesse l'état de transe. Mais il arrive qu'elle se détache et alors elle reste aux alentours comme une coquille vide, toujours vaguement vivante, aperçue parfois, ce qui constitue la base réelle des histoires de maisons hantées qui nous viennent de tous les siècles et de toutes les civilisations… en fait, ces enveloppes détachées, je les appelle des « fantômes ». C'est généralement à la suite d'un choc que le fantôme se détache de son propriétaire, mais on peut également le détacher artificiellement. Un fantôme est extrêmement docile pour qui sait le manier et le chérir – par exemple, on peut le plier sous un volume incroyablement réduit et le ranger dans une enveloppe, et cependant, de jour, vous ne verriez rien du tout dans cette enveloppe. « Détaché artificiellement, » ai-je dit. Et c'est bien ce que je fais dans ce bureau, et vous savez avec quoi je procède, Carr ? » Il saisit quelque chose de long, et de brillant, comme une dague et le tint serré dans sa main grasse, pointée vers le plafond. « Des ciseaux d'argent, Carr, de l'argent pour la même raison qu'on se sert d'une balle en argent pour tuer un loup-garou, quoique mes paroles feraient hurler les disciples de Freud. Mais hurleraient-ils parce que leur conscience scientifique serait offensée, Carr, ou par jalousie, ou simplement de peur ? De même qu'on ne peut savoir pourquoi ils hurleraient, tout en étant certain qu'ils hurleraient, si je leur disais que dans un dossier sur cinq dans tous ces classeurs, j'ai une ou plusieurs filles-fantômes. »
Il n'avait pas besoin de parler de peur… j'étais moi-même pas mal effrayé, avec toutes ses histoires de revenants, avec son jargon spiritualiste beaucoup plus précis que celui des spirites habituels, avec son illusion parfaitement entretenue et évidemment rendue rationnelle pour lui, ce parfait symbole d'un désir vraiment insensé de puissance sur les femmes – les classer dans des enveloppes ! – et puis voilà qu'il se mettait à écarquiller les yeux en brandissant des ciseaux acérés longs de trente centimètres… Jeff Crain m'avait prévenu que Slyker était cinglé, « brillant, mais complètement cinglé et sans aucun doute dangereux », et je ne l'avais pas cru, je ne m'étais pas réellement vu immobilisé sur ce trône à médiums, enfermé (« personne qui n'ait pas sa charge d'explosifs ») avec le fou lui-même. Il m'en coûta de gros efforts pour conserver le masque de l'acolyte et murmurer mon adoration au Maître, d'une voix susurrante.
Mon attitude paraissait encore le tromper, bien qu'il m'examinât de façon étrange, car il reprit : « C'est bon, Carr, je vais vous les montrer, les filles, ou au moins une, mais il va falloir que j'éteigne les lumières au bout d'un moment – c'est pour cela que la fenêtre est si hermétiquement fermée – et nous attendrons que nos yeux se soient accoutumés à l'obscurité. Mais laquelle sera-ce ?… nous avons un large choix. Je pense que, comme ce sera votre première et aussi votre dernière, ce devrait être quelqu'un d'extraordinaire, vous ne pensez pas ? Quelqu'un qui soit un peu spécial ? Attendez une seconde… je sais. » Et sa main s'avança sous le bureau où elle dut toucher un bouton caché, car un petit tiroir jaillit d'un endroit où il ne semblait pas y avoir la place d'un tiroir. Il y prit un unique dossier, bien épais, qui y était posé à plat, et le mit sur ses genoux.
Puis il se remit à parler de sa voix de souvenir et je veux bien être pendu si elle n'était pas calme et sagace au point que cela me remit dans l'idée le fleuve de filles et me donna à penser que l'homme n'était pas réellement fou, mais seulement très excentrique, peut-être de l'excentricité du génie ; peut-être qu'il avait vraiment découvert un phénomène inconnu jusqu'alors, reposant sur les propriétés les plus mystérieuses de l'esprit et de la matière, me le décrivant dans un jargon fleuri à fantaisie, peut-être qu'il avait réellement trouvé quelque chose dans un des coins obscurs de la science moderne et de l'image psychologique de l'univers.
— « Les stars, Carr. Les femmes en vedette. Les reines du cinéma. Les princesses royales de la grisaille du fantomatique clair-obscur. Les impératrices des ombres. Elles sont plus réelles que les gens, Carr, plus réelles que les grandes actrices ou les championnes du déshabillage qu'elles ont été d'abord, parce qu'elles sont des symboles, Carr, des symboles de nos aspirations les plus profondes et – oui – de nos peurs les mieux cachées et de nos rêves les plus secrets. Chaque dizaine d'années en a plusieurs qui parviennent à cette existence plus-que-vivante et moins-que-vivante, mais il y en a généralement une qui est le symbole essentiel, le fantôme-chef, le rêve qui entraîne les hommes à l'accomplissement et à la destruction. Pendant les années vingt, c'était Garbo, Garbo l'Âme Libérée – c'est le nom que je donne au symbole qu'elle est devenue ; son masque romantique a annoncé la Grande Dépression. À la fin des années trente et au début des quarante, c'était Bergman, la Courageuse Libérale ; son allure vaporeuse et son sourire « suédois moderne » nous ont aidés à accepter la Seconde Guerre mondiale. Et maintenant, c'est – il toucha le gros dossier qu'il avait sur les genoux – Evelyn Cordew, l'Appât au Bon Cœur, la môme qui accepte sa sexualité encombrante avec un haussement d'épaules résigné et un petit rire idiot ; quant à la catastrophe générale qu'elle annonce, nous l'ignorons encore. Mais elle est ici, et en cinq modèles de fantômes. Vous êtes content, Carr ? »
J'étais tellement surpris que je ne trouvai rien à dire pendant un moment.
— « Ah ! » fit-il, « cela vous en bouche un coin, hein ? Je perçois qu'en dépit de votre flegme modéré, vous êtes un des millions de mâles qui ont songé avec regret à ce que serait la vie sur une île déserte avec la Délectable Evvie. Un phénomène complexe de la civilisation, Eva-Lynn Korduplewski. Fille d'un mineur, seule instruction : les cinémas de quartier – formée par les rêves, comme vous le voyez, pour devenir un maître-rêve, l'image rêvée d'une impératrice. Une hystérique, Carr, en réalité l'exemple le plus classique qu'il m'ait été donné de rencontrer, avec des capacités de médium inégalées et aussi une ambition hypertrophiée et sans la moindre pitié. Ravagée d'hypocondrie, mais avec plus de dynamisme réel qu'un million d'autres écolières avides prises au piège du labyrinthe des ambitions de la pellicule. Aussi bête que possible, pas la moindre raison, mais dix fois l'intuition d'Einstein… suffisamment d'intuition au moins pour comprendre que le symbole que désirait notre civilisation, qui repose sur l'exploitation du sexe, était une fille qui accepterait comme un heureux martyre la sexualité incandescente que lui imposent les hommes et la Nature… et avec assez de patience et de malléabilité pour se laisser transformer en ce symbole par les coups de plume caressants du blanc et noir dans un cinéma de pauvres. Je pense parfois à elle comme à une fille vêtue d'une robe bon marché debout au bord d'une grand-route, les yeux presque aveuglés par les phares d'un autobus qui approche. Le bus s'arrête et elle y monte, traînant une chèvre apprivoisée, et donne en gloussant à perdre haleine des explications au chauffeur. Cet autobus, c'est la Civilisation.
» Tout le monde connaît l'histoire de sa vie, qu'on a pu reconstituer avec une exactitude surprenante, jusqu'à un certain point : ses jours de figuration, les photos assez embarrassantes intitulées « Fille dans le pétrin » pour lesquelles elle a posé, ses petits rôles, le succès étonnamment opportun des films La Blonde à l'Hydrogène et L'Histoire de Jean Arlow, son mariage rompu avec Jeff Crain… qu'y a-t-il, Carr ? Oh, il m'avait semblé que vous vouliez dire quelque chose… et son avidité de la scène, la vraie, et de la distinction intellectuelle et de la puissance. Vous ne pouvez vous imaginer combien cette fille a eu envie d'un cerveau et de la puissance après avoir atteint le sommet.
» J'ai fait partie de l'histoire de cette avidité, Carr, et je me glorifie d'avoir fait davantage pour la satisfaire que tous les spécialistes de la culture qu'elle payait. Evelyn Cordew a appris beaucoup de choses sur elle-même dans ce fauteuil où vous êtes, et elle a réussi à se tirer de deux crises de psychose. L'ennui, c'est que lorsque la troisième s'est annoncée, menaçante, elle n'est pas venue à moi, elle a décidé de mettre sa confiance dans le germe de blé, et dans le yaourt, si bien que maintenant, elle me déteste. Elle a tenté par deux fois de me tuer, Carr, et elle m'a fait suivre par des gangsters… et par d'autres individus. Elle a parlé de moi à Jeff Crain, qu'elle voit encore de temps en temps et à Jerry Smyslowet à Nick DeGrazia, leur racontant que j'ai un dossier de renseignements sur l'époque où elle jouait dans les beuglants, ainsi que sur quelques récentes aventures, et la vérité sur ses déclarations d'impôts, et que je m'en sers pour la faire chanter et la saigner à blanc. Ce qu'elle veut en réalité, ce sont ses cinq fantômes, et je ne peux pas les lui rendre, parce qu'ils pourraient la tuer. Oui, la tuer, Carr. » Il brandit les ciseaux pour donner de la force à son affirmation. « Elle prétend que les fantômes que je lui ai pris lui ont fait perdre du poids en permanence – « j'ai l'air d'un squelette », dit-elle – et lui ont occasionné des crises d'absence mentale, une sorte de fading psychique… alors qu'en réalité les fantômes lui ont extrait un tas de pensées méchantes et d'émotions destructrices, qui pourraient littéralement la tuer (ou quelqu'un d'autre !) si elle les réabsorbait… ils sont imprégnés de souhaits mortels. Néanmoins, je me suis laissé dire qu'elle a l'air un peu hagard, un peu effacé, dans son dernier film, en dépit de toutes les ressources médico-fardeuses d'Hollywood, si bien qu'elle a peut-être une raison de m'accuser. Je n'ai pas vu son film, mais j'imagine que vous y êtes allé. Qu'en pensez-vous, Carr ? »
Je me rendis compte que j'avais exagéré mes hésitations et mes flatteries silencieuses, aussi répondis-je vivement : « À mon avis, c'est de l'anémie. Je pense que l'anémie suffit à expliquer la perte de poids et son air de fatigue. »
— « Ah ! Vous vous êtes trahi, Carr, » rétorqua-t-il, en pointant vers moi ces ciseaux ridicules et horribles. « Son anémie est une des choses qu'on a le plus jalousement gardées secrètes, seuls quelques-uns de ses intimes sont au courant. Même dans ses bulletins de santé semi-comiques c'est une maladie qu'on n'a jamais mentionnée. J'ai soupçonné que vous veniez de sa part en recevant votre mot au Contresigne – l'écriture sentait le déguisement – mais la Justine m'a amusé – c'était assez astucieux – et votre rôle d'apprenti-sorcier m'a aussi amusé, et puis, j'avais envie de bavarder. Mais je n'ai pas cessé de vous étudier, surtout vos réactions à certaines observations-tests que j'ai placées de temps à autre, et maintenant, vous vous êtes réellement trahi. » Il parlait fort et distinctement, mais il tremblait et gloussait en même temps et l'on voyait le blanc de ses yeux autour des prunelles. Il recula un peu les ciseaux, mais crispa davantage les doigts dessus, comme sur une dague, en me disant avec un rire : « Notre chère petite Ewie en a envoyé de toutes les sortes contre moi, pour me marchander ses fantômes, ou pour m'effrayer ou m'assassiner, mais c'est la première fois qu'elle m'adresse un idéaliste imbécile. Carr, pourquoi n'avez-vous pas eu l'intelligence de ne pas vous en mêler ? »
— « Écoutez, Dr. Slyker, » contrai-je avant qu'il ait eu le temps de répondre à ma place, « c'est exact que j'avais un but particulier en venant. Je ne l'ai jamais nié. Mais je ne sais rien de fantômes ni de gangsters. Je suis ici pour une mission simple, envoyé par ce même homme qui m'a prêté la Justine et qui ne poursuit d'autre but que de protéger Evelyn Cordew. Je représente Jeff Crain. »
Cela aurait dû le calmer. Il cessa effectivement de trembler et ses yeux revinrent sur moi, mais seulement pour m'examiner comme deux petits projecteurs. Le rire disparut de sa voix.
— « Jeff Crain ! Ewie ne souhaite que m'assassiner, mais cet Hemingway de cinéma, cet énorme garde, ce Saint-Bernard humain qui lèche les croûtes séchées de leur mariage… il veut mettre à mes trousses les hommes du Trésor, et les uniformes bleus et les hommes en blanc aussi. Les agents d'Evvie, je me contente de plaisanter avec eux, même les gangsters, mais pour les agents de Jeff, je n'ai qu'une réponse. »
Les ciseaux d'argent étaient pointés droit sur ma poitrine et je voyais ses muscles se contracter comme ceux d'un gros tigre. Je me préparai à bondir moi-même au premier mouvement que ferait ce fou dans ma direction.
Mais il recula sa main libre sur le bureau. Je décidai que le moment était bon pour me mettre debout, à tout hasard, mais à l'instant même où mes muscles se préparaient, je me sentis saisi à la taille, empoigné à la gorge et pris par les poignets et les chevilles. Par quelque chose de doux, mais de ferme.
Je baissai les yeux. Des crochets rembourrés en forme de croissant avaient jailli de cachettes ménagées dans l'épaisseur du fauteuil et me maintenaient aussi confortablement mais aussi fermement qu'une équipe d'infirmiers entraînés. Même mes mains étaient tenues par des menottes larges et veloutées qui étaient sorties des bras. Tout était d'un gris terne, mais, sous mon regard, cela changea de couleur pour s'assortir à mon complet et à ma peau, selon les cas.
Je n'avais pas peur. J'étais seulement mortellement effrayé.
— « Surpris, Carr ? Vous ne devriez pas. » Slyker se renversait comme un aimable professeur et agitait doucement les ciseaux, comme une règle. « La discrétion aérodynamique et la télécommande sont l'essence de notre époque, surtout pour le mobilier médical. Les boutons sur mon bureau peuvent faire encore plus. Des seringues peuvent glisser… ce n'est pas hygiénique, mais on craint trop les microbes. Ou des électrodes de choc. Vous voyez, il est nécessaire d'imposer des contraintes dans mon travail. La transe médiumnique profonde peut causer parfois des convulsions aussi violentes que l'électrochoc, surtout quand on coupe un fantôme. Et il m'arrive aussi d'administrer des électrochocs comme tout charlatan du modèle courant. En outre, le fait de se sentir saisi soudain et fermement constitue un stimulant profond pour l'inconscient et permet d'arracher parfois des faits étroitement gardés aux patients récalcitrants. Bref, il m'est nécessaire de disposer d'un moyen de faire tenir mes patients absolument tranquilles… quelque chose de rapide, sûr, de bon goût et de préférence sans avertissement. Vous seriez étonné, Carr, des situations dans lesquelles j'ai dû avoir recours à ces contraintes. Cette fois, je vous ai aiguillonné pour voir à quel point vous êtes dangereux. J'ai été assez surpris de vous trouver prêt à user de la force contre moi. Alors j'ai pressé sur le bouton. Maintenant, nous allons pouvoir tranquillement régler le problème Jeff Crain… et le vôtre. Mais d'abord, je dois tenir ma promesse. Je vous ai dit que je vous montrerais un des fantômes d'Evelyn Cordew. Cela va prendre un peu de temps, et il faudra éteindre ensuite. »
— « Dr. Slyker, » commençai-je, le plus calmement possible, « je…»
— « Silence ! Activer un fantôme pour qu'il devienne visible comporte certains risques. Le silence est essentiel, bien qu'il soit nécessaire d'utiliser – très brièvement – la musique supprimée de Tchaïkowsky que j'ai arrêtée si brusquement tout à l'heure. » Il s'affaira après son appareil sonore pendant quelques instants, « Mais en partie à cause de cela, il sera nécessaire de ranger tous les autres dossiers et les quatre fantômes d'Ewie dont nous n'avons pas besoin, et de fermer les tiroirs. Autrement, il pourrait se produire des complications. »
Je décidai de faire encore une tentative. « Avant d'aller plus loin, Dr. Slyker, je voudrais vraiment vous expliquer…»
Il ne prononça pas un mot de plus, mais tendit de nouveau la main sous son bureau. Mes yeux perçurent quelque chose qui s'abattait sur mon épaule et l'instant d'après, cela se colla sur ma bouche et sur mon nez, sans tout à fait me recouvrir les yeux, mais en bordure… quelque chose de doux et de sec, qui collait un peu et j'en eus le souffle coupé. Je sentis le bâillon qui s'enfonçait dans ma bouche, sans laisser passer d'air. Cela m'effraya encore plus, naturellement, et je me figeai. Puis je tentai prudemment de respirer : un peu d'air passa. Il était étonnamment frais, au contact de mes poumons brûlants, ce peu d'air… j'avais l'impression de n'avoir plus respiré depuis une semaine.
Slyker me contemplait avec un petit sourire. « Je ne répète jamais deux fois « silence », Carr. Ce bâillon en mousse plastique est encore de l'invention d'Henri Artois. Il se compose de millions de petites soupapes. Tant que vous respirez doucement – très très doucement, Carr – elles laissent passer l'air, mais si vous vous étouffez, si vous tentez de crier, elles se ferment étroitement. Un truc calmant merveilleux. Calmez-vous, Carr, votre vie en dépend. »
Je ne me suis jamais senti aussi impuissant. La moindre contraction musculaire, le repli d'un doigt, rendaient ma respiration irrégulière au point que les soupapes commençaient à se fermer et que j'étais au bord de la suffocation. Je voyais et j'entendais ce qu'il se passait, mais je n'osais pas réagir, j'osais à peine penser. Il me fallait faire comme si la plus grande partie de mon corps avait été absente (le plastique-caméléon y aidait !) pour n'être plus qu'une paire de poumons travaillant sans arrêt, mais avec des précautions infinies.
Slyker venait de remettre le dossier Cordew dans son tiroir, sans le refermer, et avait commencé à rassembler les autres dossiers, quand il toucha de nouveau son bureau et que les lumières s'éteignirent. J'ai dit que la pièce était hermétiquement close à toute lumière. L'obscurité était totale.
— « Ne vous agitez pas, Carr, » fit la voix de Slyker, avec un ricanement. « J'ai l'ouïe et la vue faibles, mais mon toucher ne peut pas me tromper, quand je manœuvre un bouton. Je vous le répète, Carr, n'ayez pas peur… surtout des fantômes. »
Je ne l'aurais pas cru, mais malgré la position où je me trouvais, (et qui d'ailleurs paraissait effectivement me calmer déjà), j'eus une petite émotion – très petite – à la pensée que j'allais voir en quelque sorte un aspect secret d'Evelyn Cordew, réel en un sens, ou alors truqué par un maître illusionniste. Pourtant, en même temps, et en dehors de toute crainte pour ma propre personne, j'éprouvais un dégoût pour la façon qu'avait Slyker de ramener toutes les impulsions et tous les désirs des hommes à une avidité de puissance, dont le fauteuil qui me tenait prisonnier, la porte « Ligne Siegfried » et les classeurs de fantômes, réels ou imaginaires, étaient des symboles parfaits.
Parmi mes soucis les plus immédiats, bien que je fisse effort avec un certain succès pour les écarter, celui qui me tourmentait le plus était que Slyker avouait l'insuffisance des deux sens importants de la vue et de l'ouïe. Je ne pense pas qu'il aurait trahi ces faiblesses devant quelqu'un qui eût encore dû vivre longtemps.
Les sombres minutes se traînaient. De temps à autre, j'entendais un froissement de papiers, puis un choc de tiroir qu'on referme, et je savais donc qu'il n'avait pas encore terminé ses rangements.
Je concentrai la partie libre de mon esprit – la minuscule part que j'osais ne pas consacrer à ma respiration – à tendre l'oreille, aux écoutes d'autre chose, mais le bruit même de la ville ne me parvenait pas. Le bureau devait être insonorisé, tout comme il était clos à toute lumière. Cela n'avait d'ailleurs pas d'importance puisque j'étais dans l'incapacité d'envoyer un signal de détresse.
Puis un bruit me parvint quand même… un claquement que je n'avais entendu qu'une fois, mais que je reconnus aussitôt. C'était le bruit des pênes qui se rétractaient dans la porte. Il me fallut un instant pour découvrir ce que ce bruit avait eu d'étrange : il n'y avait pas eu de grattement de clef auparavant.
Je pensai que Slyker s'était glissé sans bruit jusqu'à la porte, puis je me rendis compte que le froissement de papiers au bureau n'avait pas cessé.
Et cela continuait. Je devinai que Slyker n'avait pas entendu la porte. Il n'exagérait nullement sa surdité.
Il y eut un, puis deux grincements légers des gonds – comme si la porte s'ouvrait et se refermait – puis de nouveau le claquement puissant des pênes. Cela m'intrigua car j'aurais dû percevoir la lumière du couloir… à moins qu'on n'eût éteint toutes les lumières.
Après cela, je n'entendis plus que le froissement des dossiers, bien que je tendisse l'oreille de mon mieux, étant donné mes difficultés respiratoires… et, d'une façon étrange, les précautions que je prenais pour respirer m'aidaient à entendre car j'étais obligé de me tenir tranquille sans oser me contracter. Je savais qu'il y avait quelqu'un d'autre dans le bureau et que Slyker l'ignorait. Ces sombres moments me paraissaient une éternité.
Il y eut soudain un sifflement, comme si un drap se fût agité très vite dans l'air, et Slyker poussa un grognement de surprise qui était presque un cri, et qui fut coupé net comme si on l'eût bâillonné comme je l'étais. Puis me parvinrent des bruits de pas, le roulement d'un fauteuil, des bruits de lutte, non pas de deux personnes entre elles, mais d'une seule se débattant contre des liens quelconques, un halètement, des soupirs frénétiques. Je me demandai si le petit fauteuil de Slyker avait fait jaillir aussi des prolongements pour le maintenir, mais ce n'aurait pas été normal.
Et soudain, j'entendis son souffle, comme si on lui avait libéré les narines, mais non la bouche. Il haletait par le nez. Je l'imaginai ficelé dans les ténèbres, les yeux écarquillés dans le noir, tout comme moi.
Finalement une voix monta des ténèbres, une voix que je connaissais bien pour l'avoir souvent entendue au cinéma et sur le magnétophone de Jeff Crain. Il y avait dans la voix la caresse accoutumée et le gloussement bien connu, et l'expérience, la naïveté, la chaleur, le sang-froid, le charme de l'écolière et de la sibylle. C'était bien la voix d'Evelyn Cordew.
— « Oh, bon sang, Emmy, cessez donc de vous agiter. Vous ne réussirez pas à vous débarrasser de ce drap et vous avez l'air si drôle. J'ai bien dit vous « avez l'air », Emmy… vous seriez étonné de savoir combien la la vue s'améliore quand on a perdu cinq fantômes… c'est comme si l'on vous ôtait autant de voiles de devant les yeux.
» Et n'essayez pas de faire appel à ma pitié en faisant semblant de suffoquer. J'ai abaissé le drap sous vos narines, même si je vous ai laissé la bouche couverte. Je ne supporterais pas de vous entendre parler en ce moment. Ce drap, c'est de l'enveloppement plastique… moi aussi, j'ai un ami chimiste, même s'il n'est pas Parisien. L'an prochain, ce sera l'emballage numéro un, d'après ce qu'il dit. Transparent, encore plus que la cellophane, mais très résistant. Un plastique électronique, ni plus ni moins. Un côté positif et l'autre négatif. Appliquez-le simplement à quelque objet et il s'enveloppe tout autour, se rejoint et se scelle hermétiquement. De même que j'ai à peine dû vous en effleurer. Pour s'en débarrasser rapidement, il suffit de le bombarder d'électrons avec un petit accu statique – c'est ce que dit la brochure publicitaire de mon ami, Emmy – et il s'aplatit, pouf ! Si on le bombarde d'électrons en nombre suffisant, il devient plus dur que l'acier.
» Nous en avons utilisé un petit morceau de cette manière, Emmy, pour franchir votre porte. On l'a plaqué à l'extérieur pour qu'il enveloppe les pênes une fois la porte ouverte. Et à l'instant, après avoir éteint dans le couloir, nous l'avons bombardé d'électrons et il s'est aplati, repoussant tous les pênes. Excusez-moi, très cher, mais vous savez comme vous aimez nous instruire de vos plastiques à soupapes et de vos autres instruments de contrainte, et vous ne m'en voudrez pas de vous faire un petit cours sur mon plastique. Et de me vanter aussi de mes amis. J'en ai dont vous n'avez jamais entendu parler, Emmy. Connaissez-vous le nom de Smyslov, ou de l'Arain ? Certains d'entre eux ont isolé des fantômes, eux aussi, et ils ont été mécontents d'apprendre vos activités, surtout sous l'aspect passé-futur. »
Il y eut un petit bruit de roulettes, comme si Slyker se fût efforcé de se déplacer sur son fauteuil.
« Ne partez pas, Emmy, vous savez sûrement pourquoi je suis ici. Oui, très cher, je les reprends tous, dès maintenant. Les cinq. Et peu m'importe leurs désirs de tuer, parce que j'ai mes idées sur ce point. Alors, excusez-moi, Emmy, pendant que je me prépare à rendosser mes fantômes. »
Il n'y eut plus d'autre bruit que la respiration difficile de Slyker, un ou deux froissements de soie, le son d'une fermeture-éclair, et des chutes de molles étoffes.
— « Nous y voilà, Emmy, tout est prêt. Étape suivante, mes cinq sœurs perdues. Tiens, votre petit tiroir secret qui est ouvert… vous ne pensiez pas que j'étais au courant, Emmy très cher ? Voyons… je ne pense pas avoir besoin de musique… elles connaissent mon contact ; cela devrait les faire dresser et luire. »
Elle cessa de parler. Un instant après, je perçus une lueur très pâle près du bureau, comme une étoile à la limite de la visibilité, puis elle prit une forme définie, bien que restant à la limite de visibilité, allant et venant, tandis que je la suivais des yeux, n'ayant pas d'autre point de repère.
C'était un bandeau angulaire marquant faiblement trois côtés d'un rectangle, le bord supérieur plus long que les deux bords verticaux, alors que celui du bas faisait défaut. Sous mes yeux, la forme devint un peu plus distincte et je vis que le bandeau lumineux était plus brillant vers l'intérieur. Puis je perçus que les deux coins étaient arrondis tandis que sur le grand rectangle se dressai un plat petit, comme une étiquette.
L'étiquette me fit comprendre que ce que je voyais était une chemise-dossier silhouettée par quelque chose qui luisait vaguement à l'intérieur.
Puis le bord supérieur s'assombrit en son milieu, comme si une main s'était plongée à l'intérieur, et s'éclaircit de nouveau comme si la main se fût retirée. Alors, hors du dossier, comme guidée par l'invisible main, s'éleva quelque chose qui ne brillait pas plus que les bandeaux lumineux.
C'était une forme féminine, mais constamment mouvante, la tête, les bras et le torse conservant davantage les proportions humaines que le ventre et les jambes, qui ressemblaient à des draperies traînantes, ou à une longue jupe transparente. C'était extrêmement pâle, aussi clignai-je continuellement les yeux.
C'était comme une femme silhouettée en phosphorescence, et sur la tête il y avait même une apparence de cheveux d'argent. Et pourtant, c'était encore davantage. Bien que cela se déplaçât dans l'air avec la grâce d'une lingerie qu'une femme s'apprête à revêtir, cela avait aussi une vie ondulante bien particulière.
Mais en dépit de toutes les déformations, tandis que la chose s'élevait, puis redescendait, elle restait séduisante et belle, et le visage était reconnaissable. C'était celui d'Evelyn Cordew.
La descente cessa, puis l'objet remonta, flottant un instant en l'air, comme une chemise transparente qu'une femme tient au-dessus de sa tête avant de la passer.
Puis cela se mit à descendre vers le plancher et je distinguai vraiment une femme qui se tenait au-dessous et qui le tirait sur sa tête, bien que son corps ne m'apparût que vaguement à la lueur réfléchie du fantôme dont elle se revêtait.
La femme leva les mains, en les passant le long de son corps, et elle se trémoussa vivement, baissa la tête, et la rejeta en arrière, comme elles font quand elles mettent une robe étroite, et la chose luisante perdit ses déformations en s'adaptant autour d'elle.
Pendant un moment, la lueur se fit plus brillante quand la femme et son fantôme se fondirent, et je vis Evelyn Cordew dans l'éclat de sa propre chair… ses chevilles fines, l'évasement de ses hanches, le pincement de sa taille, ses seins insolents aux larges auréoles… un bref instant, et la lueur-fantôme s'éteignit comme autant d'étincelles blanches qui meurent, et les ténèbres absolues régnèrent de nouveau.
Les ténèbres, et une voix qui chantonnait :
— « Oh, c'était comme de la soie, Emmy, du bas de soie fin sur tout le corps. Vous vous rappelez quand vous l'avez isolé, Emmy ? Je venais d'avoir mon premier succès à l'écran et j'avais signé un contrat de sept ans et je savais que le monde était à moi et je me sentais merveilleusement heureuse et soudain, je me suis sentie affreusement étourdie, sans raison, et je suis venue vous voir. Et vous m'avez rétablie pour un temps en m'ôtant par persuasion mon bonheur. Vous m'aviez dit que ce serait un peu comme donner de mon sang, et c'était vrai. C'était mon premier fantôme, Emmy, seulement le premier. »
Mes yeux, réadaptés maintenant que le fantôme était retourné à ses origines, distinguaient de nouveau le dossier aux trois côtés phosphorescents. Et de nouveau, il en sortit une femme phosphorescente qui s'agitait follement, suivie de traînes de gaze. Le visage était toujours celui d'Ewie, mais il se déformait sans cesse, l'œil tantôt aussi gros qu'une orange, tantôt comme un pois, les lèvres se tordant en d'impossibles sourires et grimaces, le front se réduisant et se dilatant tour à tour, comme un visage vu dans une vitre où ruisselle la pluie. Quand ce visage second se superposa à celui d'Evelyn, il y eut un instant pendant lequel ils ne se fondirent pas, comme deux visages jumeaux dans la même vitre mouillée. Puis le visage unique, comme épongé, s'éclaira et, au moment où l'obscurité revenait, elle se caressa les lèvres du bout de la langue.
Et je l'entendais dire : « Celui-ci était comme du velours brûlant, Emmy, lisse, mais ardent. Vous me l'aviez pris deux jours après la présentation en privé de La Blonde à l'Hydrogène, lors de notre petite fête après la réunion officielle ; la miss Amérique du moment étant présente et je lui ai montré ce que c'était qu'un corps qui avait vraiment de la valeur. C'est alors que j'ai compris que j'avais atteint le sommet et que cela ne m'avait changé ni en déesse ni en quoi que ce soit. J'avais toujours les mêmes ignorances, et la même gaucherie devant les cameramen et les monteurs, qu'il me fallait dissimuler… sauf que c'était pire, parce que j'occupais le centre de la galerie… et qu'il me faudrait lutter tout le reste de ma vie pour conserver à mon corps sa forme d'alors, avant de commencer à mourir, ride après ride, à perdre mes sucs, cellule après cellule, comme tout le monde. »
Le troisième fantôme monta vers le plafond et redescendit en vagues de phosphorescence qui scintillaient sans arrêt. Les bras minces ondulaient comme de pâles serpents et les mains, doigts réunis par le bout, semblaient des têtes de serpents curieux… jusqu'au moment où les doigts se disjoignirent pour prendre l'apparence de petites mares d'encre phosphorescente. Puis, à l'intérieur se glissèrent les doigts et les bras réels, comme dans de longs gants de soie ivoirine. Les mains, les premières à se fondre, devinrent brièvement les points les plus lumineux de la silhouette et je les regardai s'entraider à s'ajuster l'une l'autre, puis glisser devant le front et le visage pour les adapter, les annulaires tirant légèrement vers les tempes. Puis ils remontèrent en arrière pour emmêler les deux chevelures. Les cheveux de ces fantômes étaient très foncés et, en se mélangeant, ils atténuèrent la blondeur d'Evelyn.
— « Celui-ci était gluant, Emmy, comme la surface d'un marécage. Rappelez-vous, je venais d'exciter les gars pour qu'ils se battent pour moi, au Troc. Jeff avait fait plus de mal à Lester qu'on n'a voulu le dire, et même le vieux Sammy a eu l'œil au beurre noir. Je venais de découvrir qu'en haut de l'échelle, on a tous les plaisirs ordinaires que les ballots désirent toute leur vie, et que cela ne signifie rien, et qu'il faut travailler et comploter à chaque minute pour se procurer les plaisirs au-delà du plaisir qui vous sont nécessaires pour empêcher votre vie de se dessécher. »
Le quatrième fantôme s'éleva vers le plafond comme un plongeur qui remonte des profondeurs. Puis, comme si toute la pièce avait été emplie de l'eau qui lui convenait, il parut faire surface au plafond, s'y replier, et replonger, pour changer encore de direction et planer un instant au-dessus de la tête de la vraie Evelyn, puis couler doucement autour d'elle comme un nageur qui se noie. Cette fois, j'observai les mains brillantes qui appliquaient les seins du fantôme sur les vrais, comme un soutien-gorge de filet étincelant. Puis la transparence fantômale se contracta sur son buste comme une robe de coton bon marché sous une averse.
Quand les ténèbres revinrent pour la quatrième fois, Evelyn dit doucement :
— « Ah, c'était froid, cette fois, Emmy. J'en frissonne. Je revenais de mon premier film en Europe et j'étais malade d'impatience de revoir Broadway, et, avant de le couper, vous m'avez fait revivre la réunion sur le yacht où j'avais entendu Rico et l'auteur rire de la façon dont j'avais cafouillé à ma première lecture d'une vraie pièce de théâtre, et nous avions nagé au clair de lune et Monica avait failli se noyer. C'est alors que j'ai compris que personne, pas même les derniers ballots de l'assistance, ne vous respectait réellement parce que vous aviez la royauté du sexe. Il respectaient la petite imbécile assise à leurs côtés davantage que vous. Parce que vous n'étiez que quelque chose sur un écran, qu'ils pouvaient manipuler à leur guise en imagination. Et les grands patrons ne vous estiment pas plus. Pour eux, on n'est qu'un défi, un prix, quelque chose à exhiber aux autres pour les rendre furieux, mais jamais quelque chose à aimer. Eh bien, cela fait quatre, Emmy, et quatre plus un, ce sera tout. »
Le dernier fantôme monta en tourbillonnant et en s'enflant comme une robe de soie dans le vent, traînant derrière lui des gazes vaporeuses, tels les fantômes habituellement décrits et dépeints. Je regardai la chose se resserrer quand Evelyn l'attrapa, puis lui enserrer soudain les cuisses. L'éclat final fut un peu plus vif, comme s'il y eût eu plus de vitalité dans la femme lumineuse qu'au début.
— « Ah, c'était comme une caresse d'ailes, Emmy, comme des plumes au vent. Vous l'aviez coupé après la fête dans l'avion de Sammy lorsque nous avions célébré le fait que j'étais la star la plus payée. J'ennuyais le pilote en lui demandant de nous écraser au sol en piqué. Ce fut alors que je compris que je n'étais qu'un bien… quelque chose qui permettait à des hommes de gagner de l'argent (et à moi aussi, évidemment), de la vedette qui m'avait épousée pour augmenter sa propre valeur au propriétaire d'un cinéma de campagne qui espérait que je lui ferais vendre davantage de billets. Je découvris que mon amour le plus profond – qui avait autrefois été pour vous, Emmy – n'était pour un homme qu'un capital. Que tout homme, si gentil ou si fort fût-il, ne pouvait finir qu'en maquereau. Comme vous, Emmy. »
Rien que les ténèbres et le silence pendant un moment, et des friselis soyeux.
Enfin sa voix : « Et maintenant, j'ai récupéré mes images, Emmy. Tous les négatifs originaux, pourrait-on dire, car vous ne pouvez pas en tirer de reproductions, je ne crois pas. Ou bien y a-t-il un moyen, Emmy… peut-on faire un double des femmes ? Pas la peine de vous le demander… vous ne pourriez répondre que oui, pour me faire peur.
» Et que faire de vous, à présent, Emmy ? Je sais ce que vous me feriez si vous le pouviez, car vous l'avez déjà fait. Vous avez gardé des parties de moi-même – non, cinq vraies moi – collées dans des enveloppes pendant longtemps, quelque chose à regarder, ou à rouler entre vos doigts, chaque fois que vous vous ennuyiez l'après-midi ou le soir. Ou peut-être à montrer à des amis spéciaux ou même à faire porter par d'autres filles – vous ne pensiez pas que je connaissais ce tour, hein, Emmy ? – j'espère que je les ai empoisonnées, que je les ai brûlées ! Rappelez-vous, Emmy, je suis remplie de souhaits mortels maintenant, jusqu'à concurrence de cinq fantômes ! Oui, Emmy, que va-t-on faire de vous à présent ? »
Pour la première fois depuis l'apparition des fantômes, j'entendis la respiration nasale du Dr. Slyker, ses grognements étouffés et les craquements quand il se tendait contre le drap qui l'enserrait.
« Cela vous donne à réfléchir, hein, Emmy ? Je regrette de ne pas avoir demandé à mes fantômes que faire de vous quand je le pouvais… si seulement j'avais su comment leur parler ! Ils auraient pris la décision. Maintenant, ils sont trop mêlés à moi.
» Nous allons laisser les autres filles décider… les autres fantômes. Combien de douzaines y en a-t-il, Emmy ? Combien de centaines ? Je me fierai à leur jugement. Est-ce qu'ils vous aiment, vos fantômes, Emmy ? » J'entendis le cliquetis de ses talons, suivi de froissements qui finirent en chocs… c'étaient les tiroirs qu'on ouvrait. Slyker s'agita davantage.
« Vous ne pensez pas qu'ils vous aiment, Emmy ? Ou peut-être que si, mais que leurs démonstrations d'affection ne seront ni très agréables ni très rassurantes pour vous ? Nous allons voir. »
Les talons, de nouveau, en quelques pas.
« Et maintenant, musique. Le quatrième bouton, Emmy ? »
De nouveau me parvinrent ces accords fantomatiques et sensuels qui ouvraient la « Pavane, des Filles-Fantômes » et cette fois, ils conduisirent progressivement à une musique qui semblait tourbillonner, très lentement, avec une grâce paresseuse – la musique de l'espace, la musique de la chute libre. Cela me facilita la lente respiration qui me sauvait la vie.
Je perçus de vagues fontaines. Chaque tiroir de classeur était dessiné par une lueur phosphorescente qui s'en élevait.
Par-dessus le bord d'un tiroir, une main pâle coula. Elle revint en arrière, mais il y en eut une autre, puis une autre encore.
La musique prit de la force, tout en se déroulant encore plus lentement, et des tiroirs aux bords phosphorescents commencèrent à s'écouler des flots de femmes pâles. Des visages sans cesse changeants qui étaient les masques impalpables de la folie, de l'ivrognerie, du désir et de la haine ; des bras comme des nœuds de serpents ; des corps qui se contorsionnaient, se convulsaient sans cesser pour autant de se répandre comme du lait au clair de lune.
Elles tournoyaient en cercle comme des nuages effilés, un cercle qui se pencha sur moi, curieusement, tandis qu'une centaine d'yeux en amande paraissaient me regarder. Les formes tournoyantes devinrent plus brillantes.
À leur lueur, je commençai à voir le Dr. Slyker, le bas du visage serré dans le plastique transparent, ses narines dilatées, ses yeux exorbités qui regardaient en tous sens, ses bras serrés contre ses flancs.
La première spirale du cercle accéléra et commença à s'enrouler autour de sa tête et de son cou. Il se mit à pivoter lentement sur son siège, comme une mouche prise dans une toile d'araignée que cette dernière enroule en cocon. Il avait la figure alternativement éclairée et obscurcie par les formes brillantes et vaporeuses qui passaient devant lui. Il avait l'air de s'étrangler dans la fumée de sa propre cigarette, dans un film qu'on aurait projeté à l'envers.
Son visage s'assombrit quand le cercle luisant se referma sur lui.
Une fois de plus les ténèbres absolues régnèrent.
Puis il y eut un grincement et un déclic et une petite pluie d'étincelles, par trois fois, puis une minuscule flamme bleue. Elle bougea, s'arrêta, se déplaça, laissant derrière elle d'autres petites flammes silencieuses, jaunes, cette fois. Elles grandirent. Evelyn mettait systématiquement le feu aux dossiers.
Je savais que je risquais d'y rester, mais je criai – cela fit une sorte de hoquet – et j'eus le souffle instantanément coupé quand les soupapes de mon bâillon se refermèrent.
Toutefois, Evelyn se retourna. Elle était penchée sur la poitrine d'Emil et la lumière des flammes croissantes éclairait son sourire. À travers le voile rouge qui m'obscurcissait la vue, je me rendis compte que les flammes sautaient d'un tiroir à l'autre. Il y eut soudain un grondement sourd, comme lorsqu'un film ou de l'acétate brûle.
Evelyn tendit soudain le bras sur le bureau et toucha un bouton. Je commençais à perdre connaissance, quand le bâillon tomba et que les liens se relâchèrent.
Je me mis péniblement sur pied, parcouru de douleurs dans tous les membres. La pièce était pleine de scintillements irréguliers sous un nuage sale qui se renflait sous le plafond. Evelyn avait arraché le drap de plastique de Slyker et le froissait. Il tomba en avant, très lentement. Elle me regarda et me dit : « Dites à Jeff qu'il est mort. » Mais avant même que Slyker eût touché le plancher, elle avait passé la porte. Je fis un pas dans la direction de Slyker et sentis la chaleur piquante des flammes. J'avais les jambes tremblantes en allant vers la porte. Appuyé au chambranle, je jetai un dernier coup d'œil en arrière, puis je m'en allai.
Il n'y avait pas de lumière dans le couloir. La lueur des flammes m'aidait un peu.
Le haut de l'ascenseur disparaissait quand je parvins à la cage. Je pris les marches. Ce fut une descente pénible. Alors que je sortais au trot – c'était ma vitesse maximum pour le moment – j'entendais les sirènes qui se rapprochaient. Evelyn avait dû téléphoner… ou un de ses « amis », bien que Jeff Crain lui-même n'eût pu me renseigner sur eux : qui était son chimiste et qui était l'Arain… c'est un mot ancien pour l'araignée, mais cela ne me menait nulle part. Je ne sais même pas comment elle avait appris que je travaillais pour Jeff ; il est plus difficile que jamais de voir Evelyn Cordew et je n'ai jamais essayé. Je ne crois pas que Jeff l'ait revue ; bien que je me sois souvent demandé si je n'avais pas été chargé de tirer les marrons du feu.
Je reste en dehors… tout comme j'ai laissé aux pompiers le soin de découvrir le Dr. Slyker « suffoqué par la fumée » d'un incendie dans son « étrange » bureau privé, incendie qui, disait-on, n'avait guère qu'écorché le mobilier et brûlé le contenu de ses classeurs ainsi que les bandes magnétiques de sa collection.
Je pense qu'il y a eu autre chose de brûlé. En regardant en arrière pour la dernière fois, j'avais vu le docteur étendu dans une camisole de force constituée de flammes pâles. C'étaient peut-être des papiers éparpillés ou le plastique électronique. Mais je crois que c'étaient des filles-fantômes qui flambaient.
Le cinéma à 360°.
Dans notre numéro de novembre 1958, nous avons publié une nouvelle de Charles Beaumont, « Le Quadriopticon », basée sur une expérience de « cinéma total », et nous citions en référence, dans notre introduction à cette nouvelle, le cinéma à 360° qui était en démonstration à l'Exposition de Bruxelles. À cette occasion, un chercheur français, M. Jean-Pierre Desty, nous a signalé que le « cinéma circulaire » avait été conçu en détail par lui en 1953, sous le nom de « phonorama » (la presse française à l'époque : « Science et Vie », « Tout Savoir », etc., avait fait écho à ce projet). Nous avons eu sous les yeux les maquettes et les plans réalisés à ce moment par M. Desty. Hélas ! les Américains, auxquels il avait soumis le principe de son invention, l'avaient assimilée à une utopie !…