Désertion ROBERT COHEN
Désertion ROBERT COHEN
Nos auteurs se donnent le mot ! Une nouvelle fois, nous sommes en mesure de publier deux histoires, sinon similaires, du moins dotées d'une parenté de sujet qui vaut de les coupler, comme nous en avons déjà eu l'occasion antérieurement. Le mois dernier, c'était deux auteurs français qui s'affrontaient sur le thème du « brouillard mortel » ; André Coypel et Julia Verlanger. Par contre, c'est à un récit américain que nous avions dans nos dossiers que nous a fait penser la présente nouvelle française, lorsque nous en avons lu le manuscrit (le cas est donc le même que pour le couplage Philippe Curval – Idris Seabright, dans notre numéro 25).
Robert Cohen est un nouveau jeune auteur débutant, puisqu'il est né à Marseille en 1936. Il déclare :
« Mon premier essai en science-fiction date de 1948, alors que j'avais 12 ans. J'avais écrit une archi-classique histoire de « guerre des mondes » avec combats de fusées et martiens à grosse tête. Un invraisemblable mélange de H. G. Wells et de « Guy l'Éclair ». Comme j'avais le tort de travailler à cette histoire pendant les heures d'études, au lycée, le manuscrit finit par échouer entre les mains de mon professeur de français qui ne trouva rien de mieux que de le lire à haute voix à toute la classe, livrant sans pitié mes invraisemblances et mes contradictions à l'hilarité de mes camarades. Assez déçu de ne pas être un enfant prodige, je cessai toute activité dans ce domaine.
» D'ailleurs, à cette époque-là, aucune revue de science-fiction n'existait en France, et je n'avais que les grands classiques du genre à me mettre sous la dent.
» C'est pendant mon service militaire dans la Marine, en 1956, pour distraire l'ennui des heures de service, que je recommençai à écrire des nouvelles, presque par hasard. Ainsi naquit « Désertion », dont le héros est précisément un jeune matelot. »
Dans le lointain, un clairon sonna le réveil, et Albert se décida à quitter la tiédeur de son lit. Son regard erra dans la petite chambre, s'accrochant au passage à son bonnet à pompon rouge accroché à un clou ; en grognant, il repoussa ses couvertures.
Depuis une semaine la tenue blanche était obligatoire et Albert, bien qu'appréciant son élégance, regrettait de donner tant de mal à sa fiancée pour les lessives.
« Décidément, je salis trop vite mes pantalons blancs ; Monique a trop de travail à cause de moi ! Enfin, vivement la quille, que je laisse tout ça. »
Il fit glisser la vareuse blanche sur ses épaules, ajusta son bonnet sur son front. Il sourit à son image dans la glace, bomba le torse avec satisfaction, puis sortit.
« Hé ! Il fait encore frais, le matin ; tiens, on dirait qu'il y a du brouillard. »
Il ne prêta pas grande attention au va-et-vient de la rue, de la foule des marins et des employés civils qui s'engouffraient sous la porte de l'Arsenal. Le ciel parut très gris à Albert, d'une couleur anormale, et il s'aperçut avec malaise que les murs, les pavés, les gens qui l'entouraient, avaient la même couleur blême de gravure ancienne.
« Je suis mal réveillé, ce matin ! Tiens, je vais prendre un journal, pour voir où en est cette affaire du Maroc, et si je ne risque pas de faire du rabiot de service ! »
Il se dirigea vers le kiosque, qui lui parut étrangement désuet et sale. Une vieille dame qu'il ne connaissait pas le regarda avec curiosité.
— « Donnez-moi République, s'il vous plaît ? »
— « République ? Je n'ai pas ça, » répondit-elle à l'ahurissement d'Albert, « mais si vous voulez le Petit Provençal ? » reprit-elle en bonne commerçante.
— « Tiens ! Il reparaît, celui-là ? »
— « Comme tous les jours, pardi ; c'est un franc cinquante. »
— « Et pas cher, avec ça ! »
Il lui tendit la pièce blanche, mais la petite vieille le regarda sans la prendre.
— « C'est une blague, que tu veux me faire, petit voyou ? Tu trouves que je suis trop riche pour me refiler des pièces de la Sainte-Farce ? C'est pas de la monnaie, ça ! Fiche-moi le camp, avant que j'appelle un gendarme maritime ! »
— « Mais… elle est bonne, cette pièce, » dit Albert, choqué par le tutoiement, et vibrant d'indignation.
— « Fiche-moi la paix ! Si tu veux un journal, va l'acheter ailleurs, je ne sers pas les voleurs ! »
Complètement déconcerté, Albert s'éloigna en maugréant.
— « Vieille folle ! Elle ne reconnaît même pas la monnaie ! »
À la porte de l'Arsenal, les deux agents de Gendarmerie Maritime habituels surveillaient les entrées et sorties.
« Tiens, ils portent un képi, maintenant, » constata Albert.
Il s'engagea sous la grande porte, quand l'un d'eux l'interpella :
— « Hé ! matelot, par ici ! »
— « Flûte ! Qu'est-ce que j'ai encore fait ? »
Il aimait bien porter des tenues de fantaisie, mais ce jour-là, il était en tenue réglementaire, du moins autant qu'il s'en souvienne. Il approcha donc des agents avec une conscience parfaite de son innocence.
— « Alors, qu'est-ce que c'est que cette façon de porter le galon ? »
Albert lorgna vers sa manche gauche.
— « Mais je le porte en V renversé, comme le dit le règlement. »
— « Vous foutez de moi ? Les galons se portent en laine rouge et sur le bas de chaque manche, comme sur les tenues d'hiver ! »
— « Mais… les galons ne se portent plus comme ça depuis la guerre ! » (Il a un coup dans le nez, ce crétin-là !)
— « La guerre ? Quelle guerre ? »
— « Non, mais vous plaisantez, sergent, celle de 39-45,.¿pardi ! »
— « Ah ! Oui ! 39-45 ! Ça va, j'ai compris, vous vous f… de moi, mais je vais vous apprendre ! Votre nom et votre matricule ! »
— « Matelot Albert Mazoyer, Matricule 5462.T.54, » annonça Albert, résigné.
L'autre écarquilla les yeux avec ahurissement.
— « T. 54 ? »
— « Ben oui, puisque je suis entré dans la marine en 1954 ! »
— « Ah ! Vous l'aurez voulu ! Suivez-moi, » dit-il en agrippant Albert par le bras sans douceur.
*
* *
L'Officier de Gendarmerie leva la tête vers Albert, qui salua, et cligna des yeux, embarrassé, se sentant vaguement coupable.
— « Vous prétendez être entré dans la Marine en 1954 ! Vous savez en quelle année nous sommes ? »
Albert eut un rire nerveux.
— « En 1955, bien sûr, du moins, c'était ça hier. Je ne suis pas fou. non ? »
— « Vous devez l'être un peu, parce que nous sommes en 1939. » dit l'officier avec le même ton placide que s'il avait parlé à un gosse.
— « En… 1939 ? »
— « Oui, en Juin. »
L'Officier se tourna vers l'agent qui avait arrêté Albert.
— « Allez appeler le Médecin de la Direction du Port. »
— « Vous… vous êtes armé, Commandant ? »
— « Inutile, je ne le crois pas dangereux. »
Albert ne réagit même pas, écrasé de stupeur. Que lui arrivait-il ? Il était fou ou il rêvait, pour sûr ! Il se souvint d'avoir lu, une fois, l'histoire de ces deux institutrices anglaises en visite au château de Versailles, en 1900, qui avaient vécu quelques minutes au siècle de Marie-Antoinette, et avaient aperçu des personnages de cette époque, leur avaient parlé, même. Est-ce qu'il lui arrivait la même chose, à lui ?
Un homme en blouse blanche entra, l'air affairé, et s'entretint à voix basse avec l'officier.
— « Alors, vous êtes entré au service en 1954, quelle est votre unité, et qui vous commande ? »
Albert dit le nom de son porte-avions, et celui de l'officier qui le commandait. L'officier sourit.
— « Ce porte-avions n'existe pas, ni dans notre flotte, ni ailleurs. Quant au commandant…
Il feuilleta un annuaire.
— « Pas de Capitaine de Vaisseau de ce nom dans la Marine. »
— « Pourtant, je vous assure que j'appartiens à cette unité ! »
— « Écoutez, mon garçon, votre tenue est fantaisiste, et votre matricule l'est encore plus. Avouez que vous n'êtes pas un marin, et estimez-vous heureux que je ne vous fasse pas coffrer pour port illégal d'uniforme ! »
— « On lui laisse son uniforme, Commandant ? »
— « Non, confisquez-le lui, qu'il ne retourne pas faire le zèbre à une autre porte de l'Arsenal. Donnez-lui un bleu de travail, à la place ! »
Comme dans un rêve, Albert suivit le policier dans une petite pièce où il dut enlever son bel uniforme neuf, et enfiler d'informes tenues de travail en toile, qu'un chiffonnier n'aurait pas voulu.
Il se demanda un moment s'il allait donner aussi sa plaque d'identité gravée et sa carte, mais il y renonça, sachant d'avance qu'elles seraient considérées comme des faux.
— « Voilà, tu peux partir ! Le Commandant a été brave, va ! Moi, je t'aurais fait arrêter, c'est pas clair, tout ça ! Tu es peut-être un espion fachiste ! »
Albert haussa les épaules, et se dirigea vers la porte.
« En somme, se dit-il en déambulant dans la rue, je suis renvoyé de la Marine, parce que je n'y suis pas encore ! C'est à devenir cinglé, mais j'ai eu la « quille » en avance ! »
Où aller ? Il marcha jusqu'au port, où les immeubles neufs qu'il connaissait étaient remplacés par les vieilles maisons qui devaient être détruites par les bombardements « dans cinq ans ».
Dans le port, c'était un fourmillement de canots à moteur et d'embarcations de toutes sortes qui sillonnaient l'eau entre d'énormes bâtiments de guerre, qu'Albert n'avait jamais vus, et dont les mâts et les superstructures formaient un amoncellement inextricable.
« Bon sang ! Il y a au moins deux ou trois cents rafiots de guerre, là ! »
Une flotte formidable, qui serait presque totalement détruite, par la guerre monstrueuse, si proche, maintenant…
Un grand croiseur passa devant lui, lentement semblait-il, flanqué de ses remorqueurs.
— « Tiens, la « Galissonnière » sort, » dit un pêcheur à côté de lui.
Bien sûr, Albert le reconnaissait, maintenant ; il en avait vu une photo en 1955, de même qu'il avait vu la triste épave noircie et rongée de rouille, qui était tout ce qui resterait du navire après le sabordage.
Là-bas, c'était le « Strasbourg », avec ses tourelles massives, et plus loin, on distinguait une quantité de bâtiments plus petits alignés côte à côte et l'étrave vers le milieu de la rade, prêts à bondir vers la haute mer, semblables à de magnifiques jouets, avec leur camouflage gris, bleu et noir, et leurs petits canons courts aux gueules menaçantes.
« Nous avions une belle marine, quand même, pensa Albert. Mais ce n'est pas ça qui me dira où je vais passer la nuit ! »
Et la réalité lui apparut dans son horreur. ¡Sans métier, sans argent, dans une époque qui n'était pas la sienne, dans une ville où il ne connaissait personne, du moins en 1939. Personne ?…
— « Une idée ! Je vais aller chez Monique ! Qui sait si en revoyant un décor connu, ma fiancée, un choc ne se produira pas ?
Le fantastique de la situation ne lui apparaissait pas très clairement, et il lui semblait vivre un rêve étrange, qui devrait bien finir, tôt ou tard. Il se hâtait d'en approcher le dénouement.
Les gens, voyant ses vêtements élimés et son regard traqué, s'écartaient précipitamment de lui quand ils le croisaient.
Il mit deux heures pour arriver à la villa de banlieue où demeurait Monique depuis sa naissance.
La maison n'avait pas changé ; seul, le crépissage paraissait plus récent.
Dans le jardin, une petite fille aux cheveux coiffés en tresses, sautait à la corde. Le cœur battant, Albert s'approcha de la grille. Il se souvint que Monique lui avait dit qu'elle portait les tresses quand elle était petite. C'était donc elle, sa petite fiancée ?
Elle le vit et s'approcha de lui, en ouvrant de grands yeux étonnés. Elle allait le connaître… dans quinze ans, et l'aimer, mais pour l'instant, ce n'était qu'une petite fille qui se demandait ce que voulait ce monsieur.
Albert reconnut ses yeux, ses traits encore enfantins ; il était si désemparé, si fatigué, que ce fut plus fort que lui, il perdit la tête. Il sentit ses lèvres trembler, et, doucement, il murmura : « Ma chérie. »
La petite recula brusquement, une lueur de frayeur dans les yeux, et se mit à courir vers la maison en appelant, affolée et sanglotante :
— « Maman ! Maman ! »
Sa mère sortit. Albert ne la reconnut que trop bien ; il connaissait son caractère, et comme il savait d'avance qu'elle ne le reconnaîtrait pas, il préféra ne pas risquer de la rencontrer. En voyant la tournure que prenaient les événements, il prit le parti de s'enfuir, tandis qu'une voix rageuse le poursuivait :
— « Voyou ! Sadique ! Une petite de trois ans ! »
Il s'arrêta, hors d'haleine, cinq cents mètres plus loin, appuyé à un mur. Que faire ? Aucun choc ne s'était produit, et il était toujours en 1939. Tout semblait s'acharner contre lui. « Comment retourner en 1955, et faire cesser ce cauchemar ? »
Il retourna, tête basse, vers la ville. En marchant, il eut une inspiration :
« Mes parents ! Il faut que je rejoigne ma famille ! J'étais déjà sur terre, en 1939, ce qui fait que je dois exister en deux exemplaires : le gosse que j'étais, et moi, maintenant ! C'est en me voyant moi-même que se produira le choc !
» Voyons, où habitaient mes parents, en 1939 ? Ah ! oui, à Marseille, 3, avenue du Vieux Port. Hum ! Plutôt embêtant pour y aller ! Pas un sou pour le train ! »
Il était midi. Les gens étaient tous à table, et les rues étaient désertes. Albert se souvint qu'il n'avait pas mangé depuis la veille.
« Pas d'importance ! Ce qu'il faut, c'est arriver à Marseille. Peut-être l'auto-stop !…»
À cette heure là, les autos étaient rares, et de plus, aucune de celles qui passaient ne consentit à prendre à son bord un homme vêtu de façon plus que misérable.
Enfin, un énorme camion apparut au tournant de la route. Albert fît un signe une fois de plus, un peu découragé, et à sa grande satisfaction, le mastodonte stoppa dans un gémissement de freins mal graissés.
— « Vous allez à Marseille ? »
— « Voueï, mon gars, » répondit l'autre avec un accent qui ne laissait aucun doute sur sa ville de destination, dont il devait être aussi originaire.
Malgré les efforts de son compagnon de route pour engager la conversation, Albert ne desserra pas les dents de tout le trajet.
Son regard allait d'un coin du paysage à l'autre, avec avidité, s'étonnant de la trouver si différente…
Après deux heures de route, le camion s'arrêta dans un faubourg de Marseille.
— « Voilà fiston, tu y es, à Marseille ! Moi, je m'arrête ici ! »
— « Merci, Monsieur, vous m'avez rendu un grand service 1 »
— « Allez, à la prochaine, va ! »
Albert s'éloigna après un dernier signe de main.
Il regarda autour de lui, angoissé, étouffé par cette peur irraisonnée qu'il ressentait depuis le matin.
Des tramways brinquebalaient péniblement dans tous les sens. D'attendrissantes voitures aux silhouettes cubiques défilaient devant lui. mais elles avaient l'aspect du neuf, et non pas ces mines avachies qu'Albert leur voyait d'habitude.
Il se mit à marcher, très vite, vers l'avenue du Vieux Port.
La rue de son enfance était bien telle qu'il la voyait dans ses souvenirs. Un peu plus étroite qu'il ne l'avait vue avec ses yeux d'enfant, mais il reconnaissait les devantures.
Son cœur battit plus fort ; il était devant le numéro 3, et reconnaissait le seuil, dont la pierre était arrondie par l'usure.
Dans le corridor, une douzaine de boîtes à lettres, dont l'une portait le nom de ses parents.
Ses hésitations cédèrent. Après tout, il y avait ses parents, là-haut, un refuge sûr, un endroit où se reposer.
Un homme entra dans le couloir, le regarda avec suspicion et monta lentement les escaliers en le regardant à la dérobée.
« Je dois avoir une sale tête, surtout avec ces vieilles frusques. »
Il s'engagea à son tour dans les escaliers.
« Mes parents habitent au premier. Ah ! voilà I »
Il sonna d'un geste décidé. Le reconnaîtraient-ils ? Son cœur battait si fort qu'il en avait mal.
Une galopade retentit derrière la porte, la poignée tourna, et un petit garçon apparut.
— « Vous êtes le plombier ? Entrez ! Maman, voilà le plombier ! » Il fit un pas dans l'appartement, puis se retourna, les yeux exorbités.
Les murs vacillèrent. Ce petit garçon, mais…
— « Aaaah ! »
…………………………………….
— « Alors, inspecteur ? »
— « Aucun doute, la photo correspond, et il avait sur lui sa plaque d'identité et sa carte. C'est bien le déserteur qui n'avait pas rallié hier matin le porte-avions Rochambeau. »
— « Mais pourquoi est-il venu ici, où il ne connaissait personne ? »
— « Faire un mauvais coup ! Où se cacher. Qui habite cet appartement ? »
— « Une petite vieille, institutrice en retraite. Elle préparait son repas quand elle a entendu un cri « qui lui a glacé les sangs », comme elle a dit, et elle a vu ce garçon allongé contre sa porte, et bel et bien mort. À ce sujet, elle se demande comment il a pu pénétrer dans l'appartement, car elle avait fermé sa porte à clé. »
— « Ma foi…»
Songeurs, les deux hommes en gabardine descendirent lentement les escaliers. La traction avant noire attendait au bord du trottoir.
— « En tout cas, on peut arrêter les recherches, et classer son dossier. »
— « Ça oui ; dans l'état où il est, il ne nous appartient plus ! »