Les trois vieilles - ANDRÉ COYPEL
Les trois vieilles - ANDRÉ COYPEL
Un conte narquois sur un sujet en principe horrifique : de ce décalage avoué naît un charme insolite. (Du même auteur dans « Fiction » ; « Le brouillard blanc », n° 44 ; « Les captifs », n° 57.)
Le village de Vieuxlogis est non seulement minuscule, mais encore à peu près inhabité. Il n'y reste plus guère que quelques couples, dont les enfants ont quitté le pays depuis fort longtemps, et, ce qui nous intéresse plus particulièrement, trois vieilles femmes, voûtées, courbées, flétries, ridées à un tel point qu'on les croirait sorties d'un conte fantastique du siècle dernier. Pourtant, elles existent ; tout comme ce village. C'est même l'une de ces trois vieilles femmes qui m'a conté cette véridique histoire.
Il y a quelques mois de cela, un soir de décembre, Hortense et Honorine, pliées par l'âge et appuyant leur fatigue presque centenaire sur un unique bâton (qui n'avait de « canne » que le nom dont elles le baptisaient pompeusement), sortirent de chez elles pour « prendre le frais ». Il avait neigé, et la seule rue de Vieuxlogis était « recouverte, d'un blanc manteau ». (Je m'excuse de ces expressions toutes faites, mais ce sont celles qui ont été utilisées par Honorine, laquelle, je dois le dire, ne me semble pas avoir fait preuve de beaucoup de discernement dans ses lectures.) Les rares habitants du village s'étant tous calfeutrés chez eux, la neige était immaculée. Les deux sœurs (Hortense et Honorine étaient sœurs, comme j'ai peut-être omis de le souligner) parlaient du temps passé, de leur jeunesse, lorsque tout à coup leur conversation fut troublée « par un bruit de pas feutrés ». L'une et l'autre dressèrent un chef tremblant et leurs yeux s'ouvrirent tout grands d'étonnement en voyant une jeune fille remonter la rue. Une jeune fille à Vieuxlogis, cela suffisait à stupéfier ; mais ce qui les ahurit plus encore, ce fut l'accoutrement de la personne, qui portait une simple robe longue et blanche. « Par un froid pareil », pensèrent-elles, « la pauvre enfant va attraper la mort. » La jeune fille passa devant elles « sans les saluer ! » et disparut dans la nuit tombante.
— « Qui est-ce ? » fit Hortense qui, outre qu'elle perdait quelque peu la mémoire, avait la vue basse.
Honorine réfléchit un moment, puis s'exclama :
— « Mais c'est Marie-Caroline ! »
Hortense ne réussit à situer Marie-Caroline dans les annales de Vieuxlogis qu'après que sa sœur lui eut tracé un tableau très complet de sa généalogie.
— « Marie-Caroline ! » fit-elle alors. « Cela fait bien six mois qu'on ne l'avait pas vue. Je croyais qu'elle avait fait comme les autres jeunes, qu'elle avait quitté le pays « pour la ville ».
— « Je suis bien contente qu'elle soit de retour, » dit Honorine. « On ne côtoyait plus que des vieillards, ici. »
Honorine ressentit une telle joie de la réapparition de Marie-Caroline et de ses vingt ans que, puisque Hortense ne semblait pas la partager, traînant derrière elle et son bâton et sa sœur qui s'y accrochait, elle alla frapper aux volets de leur voisine. Celle-ci, aussi âgée et fanée que les deux sœurs, et répondant, on ne savait pourquoi, au nom de Mirabelle, s'empressa d'ouvrir les volets en question, derrière lesquels, d'ailleurs, elle passait le plus clair de son temps à regarder ce qui se déroulait dans la rue (rien depuis cinquante ans, concluait-elle chaque soir).
— « Mirabelle, » cria Honorine, « est-ce que tu as vu ? »
— « Vu quoi ? Je n'épie pas mes voisins, moi ! » répondit Mirabelle d'autant plus outrée qu'elle avait dormi à son poste pendant une bonne heure.
— « Marie-Caroline est revenue ! On vient de la voir remonter la rue. »
Mirabelle eut l'air tellement incrédule qu'Honorine reprit :
— « Je le disais bien que les jeunes ne pourraient oublier Vieuxlogis. »
— « Marie-Caroline ? » dit Mirabelle, « C'est impossible ! »
— « Puisqu'on l'a vue ! a fit Hortense, qui n'aimait pas que l'on mît la parole de sa sœur en doute. « Pourquoi serait-ce impossible ? »
— « Marie-Caroline est morte il y a six mois. »
Les deux sœurs demeurèrent abasourdies. Hortense reprit ses esprits la première, malgré sa mémoire défaillante et sa vue affaiblie :
— « C'est vrai, » dit-elle, « je suis allée à son enterrement. »
Honorine dut avouer s'en souvenir :
— « J'y suis allée, moi aussi. »
Où l'une allait, l'autre la suivait, l'unique bâton dont elles disposaient étant la cause principale de ces déplacements « en famille ».
— « Alors, » conclut-elle avec une logique admirable, « ce n'est pas elle que j'ai vue. »
Trop heureuse de la prendre en défaut, Mirabelle appuya :
— « Il faut croire ! »
— « Et pourtant, » s'exclama Honorine qui ne s'avouait pas vaincue, « je l'ai bien reconnue. Je l'ai vue de mes yeux, comme je te vois, Mirabelle. Elle est passée à deux pas de moi. Même qu'elle ne m'a pas dit bonsoir. »
— « Si c'était elle, bien polie comme elle était, » insinua Mirabelle, « elle te l'aurait dit, » bonsoir ».
— « C'est vrai, » fit Honorine.
Et Hortense, qui avait depuis longtemps renoncé à suivre la discussion, répéta : « C'est vrai, » sans savoir à qui elle donnait ainsi raison.
Mirabelle savoura son triomphe. Cependant, elle savait fort bien s'être endormie. Quelqu'un était donc passé. Qui ? La curiosité fut plus forte que la sensation d'avoir vaincu Honorine. Elle se couvrit d'un châle et rejoignit les deux sœurs dans la rue. En agissant ainsi, elle faisait une concession à ses voisines, semblant donner crédit à leur histoire ; mais, pensa-t-elle aussitôt, ce n'était que pour prouver définitivement leur erreur.
— « Il faut savoir qui est cette personne, » dit-elle.
— « Comment savoir ? » demanda Hortense de plus en plus perdue.
— « Il n'y a qu'à suivre la trace de ses pas dans la neige, » fit Mirabelle qui prit ainsi la tête des opérations.
Les trois vieilles, marchant aussi vite que possible, s'engagèrent à la poursuite de l'inconnue. Au bout de quelques minutes, elles l'aperçurent qui avançait calmement. Elles en coururent de plus belle, la dépassèrent et se retournèrent pour la dévisager tout à leur aise. La jeune fille passa à côté des trois femmes immobiles, sans prononcer un mot.
— « C'est elle ! » cria Honorine.
— « Ce n'est pas elle ! » trancha Mirabelle, définitive. » J'admets qu'il y a une certaine ressemblance. Mais puisque Marie-Caroline est morte ! »
— « Morte ! Qu'est-ce qu'on en sait, après tout ? On nous l'a dit, on nous a montré un cercueil fermé, c'est tout. Elle est vivante ! » dit Honorine qui se raccrochait à son idée comme sa sœur à leur bâton, « Pour des raisons mystérieuses, on nous a fait croire à sa mort. Mais elle vit ! »
— « Sottises ! » coupa Mirabelle. « Pourquoi nous aurait-on fait croire à sa mort ? »
— « Un héritage, peut-être. »
Mirabelle haussa les épaules avec un dédain superbe devant une telle supposition :
— « Ce n'est pas elle ! »
— « C'est elle ! » hurla Honorine ; et sa sœur, par solidarité, répéta :
— « C'est elle ! »
Les trois vieilles, moins pour en avoir le cœur net que pour se procurer la jouissance de pouvoir affirmer : « J'avais raison », suivirent la jeune fille.
— « Où va-t-elle ? »
— « Que va-t-elle faire ? »
— « Comment savoir si c'est elle ? »
Questions informulées qui donnaient des ailes aux trois femmes ; elles se sentaient capables, tout d'un coup, de marcher durant des heures.
— « C'est moi qui ai raison, » pensait Mirabelle.
— « Elle a tort, » disait Honorine à voix basse.
La jeune fille pénétra dans le cimetière, suivie par Mirabelle, Hortense et Honorine. Elle se dirigea vers une tombe, en souleva la pierre, sauta d'un bond à l'intérieur. Traînant sa sœur derrière elle et désignant l'inscription qui ornait le monument, Honorine, sans le moindre étonnement, triompha :
— « Marie-Caroline ! C'est écrit en toutes lettres ! »
Écrasant de son mépris une Mirabelle déconfite, elle conclut :
— « Tu vois bien que c'était elle ! »