Le passé merveilleux par OCTAVE BÉLIARD
Le passé merveilleux par OCTAVE BÉLIARD
Voici donc inaugurée la rubrique annoncée par nous ces derniers mois, et dans le cadre de laquelle nous comptons rééditer périodiquement des textes anciens.
Le récit que nous vous offrons pour l’étrenner parut dans le numéro de janvier 1909 de « Lectures pour tous », sous le titre – insolite à l’époque mais banal pour nous – de « Aventures d’un voyageur qui explora le temps ». Il fut plus tard repris, sous une forme remaniée, dans un recueil de nouvelles de l’auteur, en s’intitulant cette fois « Le passé merveilleux ». C’est ce titre que nous avons utilisé, bien qu’il ne soit lui non plus guère frappant.
Octave Béliard, né en 1876 et mort en 1951, était un médecin qui, parallèlement à son métier, eut de nombreuses activités littéraires. Il produisit notamment des ouvrages de vulgarisation, des biographies historiques, des encyclopédies. Mais ce fut aussi un esprit suffisamment éclectique et curieux pour s’intéresser, très tôt pour son époque, au merveilleux scientifique. Son roman « Les petits hommes de la pinède », écrit en 1929, montre une société d’androïdes créée par un savant et échappant à son contrôle. Cet ouvrage est un des titres marquants parmi les précurseurs de la science-fiction.
Le thème de la machine à voyager dans le temps semble avoir été inspiré à Octave Béliard par la lecture de Wells (qu’il cite au cours de son récit). Mais son originalité a été d’envisager, le premier, l’influence du voyage temporel sur le déroulement des faits historiques. À vrai dire, il se montre ici l’inventeur du paradoxe temporel, dont la science-fiction est aujourd’hui si friande. À ce titre, sa nouvelle est une œuvre de référence qui mérite d’intéresser tous les amateurs.
J’ÉTAIS alors à Rome, partageant mes loisirs entre la ville des Papes et et celle des Césars, fouillant la riche poussière de souvenirs qui s’amoncelle en ce coin de terre le plus glorieux du monde. Je vivais dans une perpétuelle exaltation. L’âpre beauté de la Rome républicaine, la splendeur pourprée de la Rome impériale, l’art immense des Michel-Ange et des Raphaël me gardaient pour tous les jours des enthousiasmes nouveaux. J’arrivais à ne plus concevoir qu’on pût vivre ailleurs, dans des régions où le modernisme, ce parvenu sans ancêtres, s’évertue sans succès à faire oublier le passé.
La seule chose qui me rattachât à mon temps, c’était l’envoi mensuel des publications nouvelles que me faisait mon libraire de Paris. Le plus souvent, je choisissais pour le lieu de mes lectures, quelque site précieux, les ombrages du Pincio, le Palatin, surtout, cette Roma quadrata des premiers rois que couronnent encore les ruines des palais impériaux. Là, les retraites ne manquaient pas sous les cyprès noirs illuminés des roses rouges des jardins Farnèse.
Je ne fus pas longtemps à m’apercevoir qu’un autre promeneur était aussi assidu que moi à visiter ces vieilles pierres : c’était un vieillard assez bien mis, à mine de savant, qui, s’appuyant lourdement sur une canne, venait s’asseoir pour des heures sur un fût de colonne écroulée, toujours le même, vestige misérable des anciens Bains de Livie. Tous les jours, je l’y rencontrais. Un temps vint où nous nous accueillîmes par des saluts.
L’air dolent de mon compagnon, le pli fatigué de sa bouche, plus encore la fixité somnambulique de son regard, dénotaient une désespérance profonde. Sans doute n’était-ce pas l’amour du passé qui l’amenait en ces lieux, ni la recherche d’un plaisir d’artiste. Le corps et l’âme étaient également brisés. C’était une ruine que la loi des affinités électives faisait fréquenter les ruines. Il restait le plus souvent là jusqu’au soir, jouant machinalement avec sa canne.
Je m’intéressais à ce bonhomme et je profitai de la première occasion qui se présenta pour lier connaissance avec lui. Je ne dirai pas que nos conversations furent animées : M. Bozzoli était l’homme le plus laconique de la terre ; il ne parlait jamais de lui-même, et mon jeune enthousiasme faisait tous les frais de l’entretien. Pourtant, à certaines remarques judicieuses, à des indices d’une érudition fort avancée, je reconnus en lui un esprit supérieur.
***
Un jour que je venais de serrer la main de M. Bozzoli, j’eus la surprise de le voir m’arracher brusquement le livre que j’apportais et dont le titre avait frappé ses regards.
— « Vous me prêterez ce livre, » dit-il avec émotion.
C’était « La machine à explorer le temps », de Wells.
Je regardai M. Bozzoli, il était sans couleur et ses doigts tremblaient sur les pages.
— « Volontiers, » lui dis-je.
Je m’assis. M. Bozzoli parcourut le volume avec une attention angoissée. Puis il sembla par degrés que sa curiosité diminuait.
— « Oui, » dit-il, d’une voix étrange en me rendant mon livre, « c’est de la fantaisie pure… Pourtant, c’est singulier… »
Et longtemps il médita douloureusement, la tête dans les mains.
Je ne savais que penser. On eût dit que cette lecture avait rouvert une blessure ancienne, attisé de vieux et tristes souvenirs. Je venais moi-même d’achever ce roman utopique à tournure scientifique et n’y avais trouvé aucun prétexte à émotion. J’en vins à douter de la raison de M. Bozzoli.
— « Parbleu, monsieur, » m’écriai-je, « vous me direz ce que vous avez. L’ingénieuse fiction d’un romancier ne peut vous tourmenter à ce point. Qu’un esprit imaginatif suppose que le temps est la quatrième dimension de l’espace et qu’à l’aide d’un dispositif spécial on pourrait s’y promener, assister au baptême de Clovis ou à l’effondrement final de notre planète, c’est amusant, rien de plus… »
Le vieillard hésita un moment, mais le sentiment violent qui l’agitait le poussait aux confidences.
— « À force d’imaginer, on devine parfois, » dit-il. « L’hypothèse de ce Wells est vérifiée. La machine à explorer le temps a été faite. »
— « Bah ! Par qui ? »
— « Par moi. »
— « Vous ? Mais c’est absurde… Pardonnez-moi ! Vous auriez inventé un véhicule se déplaçant, non dans l’espace, mais dans le temps comme sur une grand-route ? »
— « Cela vous paraît absurde, mais c’est vrai… Il y a même quarante ans que c’est vrai. »
J’inspectai mon interlocuteur avec commisération.
— « Non, » dit-il avec force, « je ne suis pas fou, et pourtant on le serait à moins. Mais s’il y a dans ce roman quelque idée raisonnable, pourquoi trouvez-vous étrange que j’aie pu la réaliser ? Et si ce n’est qu’un tissu d’absurdités, pourquoi félicitez-vous l’auteur de son ingéniosité ? »
— « Un romancier est un amuseur qui n’est pas tenu de demeurer dans les bornes du possible. »
— « Et croyez-vous qu’une chose concevable puisse n’être pas possible ? Non, mille fois non ! Concevoir une idée, c’est prouver qu’elle n’est pas absurde et qu’entre elle et sa réalisation il n’y a que des difficultés pratiques. Ces difficultés, je les ai connues, et, quelles qu’elles fussent, j’en vins à bout… pour mon malheur, hélas ! » ajouta-t-il en retombant dans sa mélancolie.
L’affirmation était nette. J’en fus abasourdi. À quel homme avais-je donc affaire ? À quel malheur faisait-il allusion ? Je n’osai le lui demander. Mais lui, sans doute, se sentit lié par ses demi-confidences, car il me pria, comme le soir tombait, de l’accompagner.
Je le suivis dans une maison de peu d’apparence, à quelques pas de ce Forum où des fouilles obstinées mettent à nu des tribunaux, des rostres et des temples. Sur la prière de M. Bozzoli, je pénétrai après lui dans une cave voûtée, de construction très ancienne, dont il avait fait son laboratoire, ainsi qu’en témoignaient les étagères fléchissant sous le poids des livres, les fioles, les fourneaux et les instruments bizarres de mécanique qui y étaient entassés. Des toiles d’araignée épaisses et noires, une odeur fade de moisissure, prouvaient que, depuis nombre d’années, cette pièce était abandonnée et les travaux du savant interrompus.
— « Il me semble que j’entre dans un tombeau. » murmurai-je.
— « C’en est un, » répondit lentement le vieillard : « il y a là deux cadavres. »
J’eus un mouvement de recul instinctif vers la porte. M. Bozzoli me retint.
« Deux cadavres, » répéta-t-il, « mais comme tout ici est extraordinaire, ils sont invisibles. Voilà… » (et il me montrait un large espace vide au centre de la crypte), « voilà le lieu où j’avais placé ma machine. Elle y est encore, selon toute probabilité. Elle est dans cet espace, mais non plus dans notre temps. Et, avec elle, mes deux pauvres petits… »
Le vieux savant s’agenouilla.
« Vous pouvez voir ici, » dit-il, « le plan de cette maudite machine. »
Au bout de son index tendu, un cadre, au mur, enserrait un dessin compliqué qui n’apprit rien à mon ignorance. J’y crus distinguer une voiturette sans roues au milieu de jambages imprécis. M. Bozzoli continuait comme en rêve :
« J’avais deux fils jumeaux d’une douzaine d’années… Leur mère était morte… morte d’ennui, sans doute, car la science est une maîtresse impérieuse et exclusive et je délaissais pour elle les devoirs de la famille. Toujours la machine que j’avais conçue me trottait dans le cerveau. Personne ne s’occupa de l’instruction de mes enfants qui, à douze ans, savaient à peine lire et écrire. Ma pauvre femme mise au cimetière, je vivais seul au fond de cette cave, penché sur ce problème. Un jour vint où il fut résolu. Ces fourneaux, ces outils, ces substances diverses servirent à construire l’instrument de mon deuil, et, quand il fut fini, je fus assez ignorant de la destinée pour me réjouir. Dans mon enthousiasme, je me surpris à courir comme un fou à travers les rues de la ville. J’étais un immense génie, plus grand que César et que Christophe Colomb ! Maître du temps, j’avais inventé l’éternité. Le soir, en rentrant, pour la première fois depuis des mois, il y eut place en mon cœur pour l’amour paternel. Je demandai les enfants. La réponse de la servante me fit frémir : « Ils sont descendus en jouant dans le laboratoire. » Haletant, je courus jusqu’au bas de l’escalier. Dans l’enivrement de mon succès, j’avais laissé entrouverte cette porte toujours close. Et quand j’arrivai, la machine avait disparu… »
— « Et… les enfants ? »
— « Disparus avec elle. Sans doute ils s’étaient assis sur le siège, et, d’un geste imprudent, avaient fait jouer le mécanisme de départ. »
Les lèvres du vieillard blanchirent et je dus l’étayer de mon bras. L’idée de la folie s’imposait. Évidemment, la machine n’avait jamais existé que dans l’imagination du pauvre père dont l’entendement avait été troublé par la perte simultanée de ses deux enfants, survenue dans des circonstances naturelles et imprévues. Le moyen de croire qu’il y eût là, dans cet espace vide, un véhicule mystérieux voyageant dans le temps ?
« Je vois que vous ne me croyez pas, » continua M. Bozzoli. « Mes enfants disparurent, vous dis-je, en même temps que la machine. Cette cave n’a qu’une issue par où ils pénétrèrent et par où ils ne sont pas ressortis. L’histoire de cette disparition fit assez de bruit. Je passais pour un être bizarre, occupé d’expériences inavouables. Comme je fuyais la société, une légende s’était faite autour de mon nom. La rumeur me dénonça comme le meurtrier de mes fils, et je fus arrêté.
» Mon procès fut mystérieux et sensationnel. Je pleurai devant mes juges ; je leur dis la vérité. Ils ne purent y croire, naturellement. Mais, comme on ne découvrit aucune preuve matérielle de mon crime, comme, au surplus, le récit fantastique de mes expériences éclairait singulièrement, aux yeux des profanes, mon état mental, je passai sans transition de la prison à la maison des fous. Là, ma raison subit de rudes assauts, mais mon énergie me sauva. J’avais compris qu’il me restait un seul moyen de rentrer dans ma maison, tombeau de mes chers petits : feindre l’oubli de tout ce qui s’était passé, pour que mes geôliers, me voyant abandonné par mon prétendu délire, me jugeassent guéri. Mon plan réussit enfin. Je fus remis en possession de mon foyer solitaire où, depuis, je vis en paix avec les morts. »
Ce récit ne pouvait, hélas ! me laisser de doute. J’avais devant moi un cas irrémédiable d’aliénation. Lutter contre l’obsession ? À quoi cela eût-il servi ? Je pensai adoucir par un peu de pitié les derniers jours du malheureux.
— « Il faut bien vous croire, » lui dis-je. « Mais, que vos fils soient morts, en avez-vous la preuve ? »
— « La plaisanterie est amère ! Que peuvent être devenus deux enfants, emportés à travers les siècles sur un véhicule dont ils ignoraient tout ? »
— « Raisonnons. Vos enfants avaient douze ans, et ils étaient deux. Lorsqu’ils mirent, sans y penser, la machine en marche, leur étonnement et leur effroi durent être d’abord intraduisibles. Ils voyaient autour d’eux changer l’aspect des choses, les murs s’écrouler, des prairies, je suppose, ou des forêts remplacer le rectangle exigu du laboratoire paternel. Peut-être parcoururent-ils ainsi des siècles, sans penser à rien qu’à crier et à pleurer. Mais, je le répète, ils n’étaient pas des marmots ; ils en vinrent sûrement à chercher un moyen de salut. À force de chercher, de tourmenter les appareils inconnus qui les entouraient, ils ont, n’en doutez pas, trouvé le dispositif d’arrêt et ils vivent encore, dans un temps indéterminé, il est vrai… »
— « Où je puis les rejoindre, n’est-ce pas ? »
— « Précisément. N’avez-vous pas conservé le plan de la machine ? »
— « Puérilité ! Voulez-vous chercher après plus de quarante années deux êtres perdus dans l’espace, pourtant limité, du globe terrestre ? Que dire alors des abîmes insondables du temps qu’il faudrait fouiller, année par année, jour par jour, depuis les époques où la vie est née jusqu’à celle où elle mourra ? Non, en admettant même votre supposition consolatrice, en admettant que les deux petits voyageurs du temps se soient arrêtés heureusement sur la route sans heurter un obstacle mortel, en supposant que, depuis, les maladies, les vicissitudes d’une existence pour laquelle ils n’étaient pas faits, la méchanceté des choses et des gens les aient laissés grandir et devenir des hommes, ils n’en sont pas moins perdus pour moi. »
Les genoux de M. Bozzoli touchèrent à nouveau les dalles. Il y a une chose plus douloureuse que la folie qui délire : c’est la folie qui raisonne.
***
Le savant ne retourna pas les jours suivants aux Bains de Livie. Craignant que le rappel brutal de tant de souvenirs tristes eût causé quelque recrudescence de sa folie, je balançai longtemps, et me décidai à m’informer de lui. Il me reçut dans son laboratoire. Un grand changement s’était fait dans cette pièce délabrée. Les toiles d’araignée avaient été balayées, les livres époussetés. Un peu de vie était entrée dans le caveau où M. Bozzoli, l’œil brillant, les jambes rajeunies, se promenait de long en large, s’interrompant pour écrire quelques chiffres. Il vint à moi, les mains tendues.
— « L’espoir est une plante qui se laisse difficilement déraciner, » dit-il, « et vous allez me juger encore un peu plus insensé. Depuis notre dernière rencontre, vos paroles consolatrices ont opéré en moi un revirement soudain. Pour la première fois, l’idée que mes fils sont vivants m’apparaît quelque peu vraisemblable. »
— « Je comprends, » dis-je en montrant du doigt les papiers couverts de chiffres et de figures géométriques, « Vous étudiez la construction d’un nouvel appareil. »
— « Pour les rejoindre ? Vous n’y pensez pas. Ce serait absurde. Mais, eux, peut-être, reviendront. »
— « Comment cela ? »
— « Supposez qu’ils aient abordé en un temps si différent du nôtre qu’ils n’aient pu s’y acclimater ; ou que le souvenir de la maison paternelle leur inspire quelque regret ; ou enfin qu’un grave danger les oblige à fuir. Quel est leur plus sûr moyen de fuite ? La machine, parbleu ! Si elle est restée en leur possession, elle a dû leur donner à penser. À plusieurs indices, ils ont dû reconnaître qu’elle véhiculait dans le temps, non dans l’espace. Ils ont eu d’abord leurs impressions de route : le voyage s’est fait sur place, l’aspect de l’ambiance a changé, mais comme un décor de théâtre qui s’abîme dans les dessous ou monte vers les frises, non comme un paysage qui fuit en sens inverse de la marche des trains. Sur un cadran, en avant de la machine, une aiguille marquait des années, une autre des siècles. Leur étonnement passé, ils s’en seront rendu compte. Qui les a empêchés ou qui les empêche de revenir ? »
— « Une difficulté entre beaucoup d’autres. Comment savoir qu’on a marché vers le passé ou vers l’avenir ? »
— « S’ils ont été loin, en effet, ce peut être difficile. Mais tous les indices ne manquent pas à la fois. Il y a les monuments, il y a la mémoire des hommes. D’autre part, le chiffre des siècles parcourus, inscrit au cadran, permet d’évaluer l’éloignement. »
— « Et…» dis-je, « si la machine était brisée ? »
— « Vous croyez ? » dit le vieillard dont le front se couvrit d’un nuage. « Oui, vous êtes trop raisonnable. Il y a tant de suppositions plausibles qui interdisent l’espoir ! Moi, je n’en veux envisager aucune. Quelque chose en moi dit qu’ils reviendront, qu’ils voyagent peut-être déjà : qu’insuffisamment renseignés sur leur position, ils errent autour de notre temps comme Ulysse autour d’Ithaque. Dans cette hypothèse, la seule que j’admette, je songe au moyen mécanique d’arrêter leur course au moment précis où nous sommes, où nous serons lorsque le hasard les fera passer. »
Les lèvres de M. Bozzoli eurent presque un sourire. Le travail opérait sur lui sa bénéfique influence. Je le quittai sur ces mots.
***
Sur ces entrefaites, je dus quitter Rome, ma famille me rappelant en France. Mon premier souci, quand je pus rentrer dans la cité où j’avais connu M. Bozzoli, fut de le revoir.
Les années comptent double aux vieillards, et je l’avais quitté si cassé que je craignais d’apprendre sa mort. Il vivait pourtant, mais n’en valait guère mieux. L’hiver précédent, il avait souffert d’une crise congestive dont il était sorti très affaibli. Incapable désormais de se lever, il avait fait transporter un lit de sangle dans son laboratoire voûté qu’il ne quittait plus.
— « Vous comprenez, » me dit-il, lorsqu’il m’eut reconnu, « je ne veux pas mourir sans avoir revu mes fils, et jusqu’à la fin je guetterai leur retour. Ils tardent bien, » soupira-t-il en hochant la tête.
De fait, le pauvre homme était en piteux état, maigre, les orbites excavées, la respiration bruyante et difficile. Son fol espoir soutenait seul ce mourant.
— « Et vos travaux ? »
— « Voyez ! »
Au centre de la crypte s’érigeait maintenant une enclume de métal dur, en fer à cheval, reliée par des fils à tout un système de bobines, d’aimants, d’accumulateurs.
— « Vous êtes sûr d’avoir réussi ? »
— « L’expérience n’est pas là pour vérifier mes calculs, mais ils me semblent très rigoureux. Une machine se mouvant dans le temps à une vitesse modérée doit s’arrêter sur l’obstacle, sans heurt notable, après avoir progressivement ralenti sa marche : car mon appareil n’attire pas, comme vous pourriez le supposer. Il est la source d’une force rétropulsive, moindre d’abord que la force de translation du véhicule, mais combinée pour l’équilibrer graduellement. Comprenez que j’ai voulu faire une sorte de frein et, s’il fonctionne suivant mes prévisions, si la machine, que nous supposons en marche, entre dans la zone de son influence, le ralentissement sera tel qu’on pourra apercevoir les voyageurs quelques instants avant l’arrêt…»
À ces mots, M. Bozzoli se renversa sans respiration sur l’oreiller. La crise dura un long moment ; enfin le souffle lui revint ; une toux pénible s’ensuivit qui le laissa sans force, la voix éteinte.
— « C’est insensé, » m’écriai-je. « Malade comme vous l’êtes, vous ne pouvez demeurer dans cette cave humide et sans air. »
— « Oui, je sens bien que je me tue, » chuchota-t-il. « Mais, n’est-ce pas ? il faut que je sois là… en sentinelle. Là-haut, j’aurais trop d’impatience. Peut-être ne les verrai-je qu’une minute… en mourant. Vous voyez bien qu’il faut que je sois là. »
— « Allons donc ! » répondis-je, « mon séjour à Rome n’est nullement limité et votre bibliothèque est bien garnie. Pourquoi ne veillerais-je pas ici, à votre place ? »
J’avais proposé en un bel élan cette œuvre de miséricorde, et je n’eus pas le temps de m’en repentir. Le vieillard m’avait saisi la main avec gratitude.
— « Vous feriez cela ? »
Je m’inclinai. Après tout, c’était une garde de quelques jours à peine : la mort semblait si proche !
Il fut convenu que M. Bozzoli serait transféré dans une chambre haute et me laisserait la jouissance du laboratoire. Je m’y installai de mon mieux. Comme je l’avais supposé, la bibliothèque était riche en livres précieux, du reste en très mauvais état. Je m’absorbai tellement dans leur lecture que je sursautais avec une terreur véritable lorsque, dix fois par jour, la gouvernante de M. Bozzoli heurtait à la porte pour me demander, sur l’ordre de son maître, si rien n’était arrivé.
***
Non, rien n’était arrivé. Et cependant la solitude, les lectures hallucinantes, le silence de ce caveau et les ombres qu’y projetait ma lampe pendant les nuits de veille m’affolaient au point que je ne savais plus si le rêve obstiné de mon hôte ne cachait pas une réalité. Je regardais l’étrange appareil, et vraiment je m’habituais à l’idée insensée que quelqu’un allait apparaître là, tout à coup.
Un soir – il y avait dix jours que j’étais cloîtré dans cette tombe – j’avais les yeux fixés sur l’inquiétante enclume. Et soudain je vis devant moi – le souvenir de mon effroi me fait encore trembler – comme un pâle reflet humain, diaphane et sans consistance. J’appelai toute ma raison à mon aide contre ce fantôme modelé par la peur. Mais, malgré tous mes efforts, la vision s’épaississait peu à peu, prenait corps ; j’eus à peine le temps de reconnaître un guerrier armé et casqué suivant une mode barbare. Un formidable heurt fit retentir la voûte d’un bruit d’airain, un hurlement y répondit, des éclats volèrent dont l’un me frappa durement à la poitrine tandis qu’un autre brisait et éteignait la lampe. J’étais sur le sol, étourdi, dans une nuit horrible de sépulcre fermé…
Durant quelques minutes, je n’osai bouger. Je pensai que mes cheveux étaient devenus tout blancs. De la tête aux pieds ma peau se glaçait de sueur. J’écoutai. Dans le silence, il y avait deux respirations, la mienne et celle d’un autre, haletantes toutes deux. C’était à en devenir fou.
Pourtant il fallait aviser. L’épaisseur de cette crypte ne laissait transpirer aucun bruit : je ne devais attendre de secours que de moi-même. Après tout, rien ne pouvait être plus terrible que ce silence et que cette nuit. Je rampai lentement vers les allumettes. L’étincelle jaillit.
À terre, parmi les débris, l’homme était là, les yeux fermés, comme à demi mort sous l’effet du choc ; c’était un colosse, à la figure rude, à la barbe épaisse et noire. Évidemment, et pour improbable que cela parût, ce ne pouvait être qu’un des fils de M. Bozzoli, revenu de son voyage à travers le temps. Cette réflexion me rendit le courage. J’en trouvai assez pour allumer une bougie, soulagé par la pensée que c’était un homme comme moi et un homme souffrant. Je lui bassinai les tempes de ma serviette mouillée. Il ouvrit les yeux et tenta de prononcer quelques syllabes dans une langue que je ne compris pas, bien que je lui reconnusse une vague ressemblance avec l’italien.
— « Qui êtes-vous ? » hasardai-je.
Il me regarda, surpris, puis répéta en bégayant ma question, avec un effort visible, un effort, semblait-il, de mémoire.
« Ah ! ah ! » dit-il, tout à coup illuminé, « Rom… Rom…»
Le reste se perdit, indistinct. Était-ce un nom ? Le nom de la ville ou bien le sien ? M. Bozzoli n’avait jamais, à ma souvenance, nommé ses fils devant moi. Je me rappelai avoir vu, sur un rayon de la bibliothèque, de vieux livres d’enfant, une grammaire, une arithmétique. J’en saisis un. Sur la feuille de garde était grossoyé un nom : Romualdo Bozzoli. Je le prononçai tout haut. L’homme sourit et fit oui de la tête, puis referma les yeux.
La cuirasse, faite de lamelles de bronze, qui avait amorti le heurt de l’arrivée, s’était bossuée contre la poitrine du guerrier. Gauchement je la délaçai, je coupai des liens et des bandes de cuir. Romualdo m’aidait instinctivement. Une fois dépouillé de ses vêtement, son corps m’apparut meurtri mais non blessé, un corps d’athlète aux muscles farouches. Moitié portant, moitié traînant, je parvins à le déposer sur mon lit. Fatigué de cet effort, je renonçai à déblayer le terrain tout couvert de métal tordu et de cristal brisé, où gisait éventrée, dissociée, informe, la machine à explorer le temps. Le fait était là, palpable, renversant tous les raisonnement, ouvrant à l’œil éperdu des horizons vertigineux. Un homme avait pu s’arracher à son époque, se transporter soit dans les siècles obscurs de l’avenir, soit dans le passé que l’histoire éclaire d’une douteuse lumière. Il en était revenu, témoin qui parlerait, qui lèverait tous les voiles. D’autres, sans doute, suivraient cet exemple, voyageraient inlassablement. Désormais, il n’y avait plus ni de passé ni de futur.
Mes rêves immenses étouffaient dans l’étroit souterrain. Je fus soulagé de voir blanchir la lucarne, en même temps que la bougie faisait éclater sa bobèche. Il me fallait maintenant avertir le père. Après m’être assuré que Romualdo dormait toujours, je sortis, fermant derrière moi la porte à clef, et je montai jusqu’à la chambre de M. Bozzoli. Dès qu’il m’aperçut, mon hôte se souleva sur ses oreillers, les paupières dilatées.
— « Il y a du nouveau ?… Dites… Ils sont là ? » cria-t-il.
— « Il se passe en effet quelque chose, mais pas ce que vous attendez. »
— « Alors, ils ne sont pas venus ? » Et M. Bozzoli retomba, épuisé.
— « Non, ils ne sont pas venus. Mais pourtant quelqu’un est venu. »
— « Quelqu’un ? Quelqu’un est venu… sur la machine ? »
— « Oui. »
— « Mon Dieu ! Quelqu’un… envoyé par eux ? »
— « Non… Écoutez-moi bien et rassemblez vos forces. Vous attendiez deux fils, n’est-ce pas ? Eh bien, l’un d’eux est là… Romualdo. »
Le vieux savant ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Il était livide. Seuls, ses yeux s’agitaient, tantôt fixés sur moi et tantôt sur la porte de la chambre. Mimique expressive à laquelle je ne pouvais plus tarder d’obéir.
Romualdo était éveillé lorsque je rentrai dans la crypte. Toute trace de fatigue avait disparu. À ma vue, il sauta sur une large et courte épée comme pour se défendre ou attaquer, puis, se souvenant sans doute, il murmura quelques mots dans sa langue incompréhensible.
Je parvins à lui faire entendre qu’il allait revoir son père, et un éclair brilla sous ses sourcils froncés de sauvage.
— « Padre, padre, » répéta-t-il. Et il me suivit docilement, en gardant toutefois, par un reste de défiance, son arme à la main.
Quand il fut en présence de M. Bozzoli, le vieillard lui tendit les bras en sanglotant. Lui, hésitait, farouche, et contemplait tantôt son père, tantôt l’aménagement de la pièce qu’il semblait reconnaître. Enfin ses yeux se mouillèrent. Il courut se jeter au chevet du lit. Une sorte de conversation s’engagea, entrecoupée de mots de tendresse. Le père et le fils se tenaient étroitement embrassés.
Quelque usage revenait à Romualdo de sa langue maternelle. Dans ses phrases incohérentes, des vocables italiens se glissaient, avec des désinences sourdes et de bizarres inflexions de la voix. Le père l’écoutait sans trop l’entendre, rajeuni de dix ans.
Lorsque les premiers épanchements firent trêve :
— « Et ton frère ? » s’écria M. Bozzoli.
Je vis frémir le colosse. Il passa la main sur son front d’un air embarrassé, et son œil se fit dur comme une bille d’agate.
— « Mort, » dit-il simplement.
Cette mort semblait si lointaine qu’un silence fut la seule réponse à cette syllabe lugubre.
***
Rendu à la liberté par l’accomplissement de ma mission, je fus retenu par la curiosité.
Il me tardait que Romualdo pût conter ses aventures. Mais l’attente fut longue. Maintes fois je l’interrogeai ; la réponse était embarrassée, évasive. Il fallait que le voyageur reprit le sens de la vie actuelle, qu’il s’établit dans sa cervelle un équilibre nouveau. Cette langue même, qu’il n’avait pas parlée depuis quarante ans, lui faisait à chaque instant défaut. Il ressemblait à ces malades que l’aphasie poursuit durant une longue convalescence et qui doivent réapprendre ce qu’ils ont su autrefois. Pour qui eût observé Romualdo sans être au courant de ses pérégrinations, il eût offert le tableau très exact de l’imbécillité. Il y avait quelque chose de ridicule dans les façons gauches avec lesquelles il exécutait les gestes les plus usuels, dans son ignorance des choses les plus élémentaires. Je lui proposai un jour une promenade dans Rome. Les passants se retournaient pour regarder ce grand diable portant mal la redingote, les bras ballants, qui les inspectait avec une attention farouche. Silencieux, il courait plutôt qu’il ne marchait, s’arrêtant devant les monuments, s’orientant avec une surprise visible. Il médita longtemps sur le Forum sans me faire part de ses pensées. Mais je lisais clairement dans ses yeux qu’il cherchait à se reconnaître et qu’il avait l’impression d’avoir vu là récemment une cité toute différente de celle qu’il voyait.
« Allons, » se disait-il (c’est du moins ainsi que j’interprétais son étonnement), « je suis dans un pays qui m’est étranger, et pourtant c’est bien ici que j’ai passé ma vie. Ces collines de faible élévation, cette vallée qui se creuse entre elles… Si je descendais par cette rue, il est évident que je trouverais un fleuve…»
Et il m’entraîna vers les quais du Tibre. Ses traits marquèrent une grande satisfaction lorsqu’il en vit les eaux jaunes.
« Oui, » continua sa pensée, « c’est là ma ville natale. Ces monuments, je les ai vus dans mon enfance, puis ils ont disparu, puis les voilà replacés aux mêmes endroits. Un coup de baguette les avait fait évanouir, un coup de baguette les a ressuscités. Je ne devrais pas m’en étonner, puisque je sais avoir voyagé dans le temps. Mais l’impression causée par cette magie est plus forte que la raison…»
À cet instant, une bicyclette le frôla. Mon compagnon poussa un cri d’épouvante et se sauva à toutes jambes. J’eus toutes les peines du monde à le rassurer.
Le soir, au dîner servi dans la chambre du malade, Romualdo fut plus loquace. Cette promenade avait mis de l’ordre dans ses idées. Et c’est alors qu’en des phrases entrecoupées où les fautes de la mémoire verbale faisaient des trous, il nous raconta son extraordinaire histoire, que je rétablis ainsi :
— « Après quarante ans passés, les événements qui m’ont éloigné d’ici sont encore intacts dans mon souvenir, car c’est la page la plus étrange de ma vie pourtant tourmentée. Cela est arrivé un jour que je poursuivais, en jouant, mon frère dans toutes les retraites de la maison. Il était moins vigoureux que moi. Las de fuir, par un instinctif besoin de protection, il se précipita vers le laboratoire où notre père travaillait d’habitude. Je l’y rejoignis… La porte était ouverte, la chambre vide. Nous n’y étions jamais entrés. Le jeu cessa, tant fut grande notre curiosité… Notre attention fut attirée surtout par cette machine, immobile au centre, qui luisait de tout son métal neuf. À quoi cela pouvait-il servir ? Nos gestes, d’abord prudents, s’enhardirent. Cela ressemblait à une voiture. On pouvait s’y asseoir… Une voiture dans une chambre close, cela n’était pas dangereux. Séduits par ce jouet nouveau, nous y prîmes place. Devant nous brillaient des instruments divers ; en particulier de petites manivelles à bouton de cristal qui sollicitaient la main. Je ne pus résister à l’impulsion qui m’en fit tourner une au hasard : un frémissement parcourut aussitôt la machine. Je continuais le jeu ; mon frère riait…
» Tout à coup, il poussa un cri d’angoisse, les mains étendues, et se serra contre moi. Je lâchai la manivelle et levai les yeux, affolé. Nous étions environnés d’un brouillard épais qui ne laissait plus discerner les objets. Où donc étaient les murs du laboratoire, la bibliothèque, la table de travail ? Rien qu’un grand voile gris et la sensation d’un malheur irréparable. Alors je sentis que j’avais fait une faute et le désespoir me prit à l’idée du châtiment qui m’attendait. Nous nous couvrîmes le visage de nos mains en hurlant, en pleurant, en appelant notre père. Nous allions mourir, c’était sûr, mourir d’avoir désobéi en entrant dans le cabinet défendu. N’était-ce pas ainsi que cela se passait dans les contes ? Sous l’influence de la peur, nous dîmes toutes les prières que nous savions…
» Des heures… des minutes peut-être, se passèrent ainsi. Soudain, comme si le ciel nous avait entendus, il se fit une grande lumière, celle du jour ; et brusquement ce fut l’obscurité de la nuit. Puis, avant qu’une exclamation fût sortie de nos bouches, la lumière reparut… et l’obscurité… Les successions de la clarté et des ténèbres étaient incessantes, et nos yeux s’habituaient mal à ces sensations alternées, à ce clignotement continu. Nous remarquâmes que nous n’étions plus dans un espace clos. L’air du dehors emplissait nos poitrines, et ce ne fut pas le moindre sujet de notre étonnement, car nous nous demandions comment, sans bouger de place, nous avions pu sortir de la maison. »
Ici, me souvenant du roman de Wells, j’interrompis le narrateur.
— « Vous avez dû voir dans le ciel de grands demi-cercles lumineux ? »
— « Oui, et la curiosité d’un tel spectacle remplaça bientôt la peur, lorsque nous comprîmes que nous n’allions pas mourir. Mais nous ne savions pas ce que c’était, ni pourquoi, à si peu d’intervalle, l’air était chaud, puis glacé. Pourtant mon frère me dit : « Assez, Romualdo, assez ! arrête. Je veux retourner chez nous ! » Le même désir me prenait. Mais arrêter ? Nous marchions donc ? Nos yeux ne nous transmettaient que des images brouillées, sans repères. Oui nous marchions, ou du moins j’établis une relation de cause à effet entre cette succession de phénomènes et le geste imprudent que j’avais fait en touchant au bouton de cristal. Ceci avait pu causer cela. Je m’avisai donc d’imprimer à la manivelle un nouveau mouvement de rotation. Mais alors l’aspect extérieur changea. Plus d’alternative de lumière et d’ombre : une tonalité grise uniforme où l’on ne distinguait plus rien. L’angoisse me saisit. En face de moi il y avait un cadran avec deux aiguilles, l’une petite, l’autre grande, comme les aiguilles d’une montre. Tout à l’heure, sans y prêter attention, j’avais vu la grande aiguille tourner d’un mouvement lent et continu ; maintenant, elle tournait encore et dans le même sens, mais avec une vitesse extrême, comme folle, et la petite, que j’avais jugée d’abord immobile, se déplaçait sensiblement. Cette constatation m’éclaira, et, à tout hasard, je fis pivoter le bouton de cristal en sens inverse du mouvement que je lui avais fait faire. Un spectacle féerique se déroula dès lors devant nous. Les successions des jours et des nuits se firent plus lentes, très lentes. Mon frère m’indiqua le soleil tournant sur l’horizon pendant les périodes claires, la lune et les étoiles traçant des trajectoires analogues pendant les périodes sombres ; et nous comprimes la signification des arcs lumineux observés quelques instants auparavant : ils étaient produits par les mêmes astres courant beaucoup plus vite dans le ciel.
» Quel sujet de réflexions où nous nous abîmâmes ! Il y avait donc quelque chose de changé de par le monde ! Les jours n’étaient que des fractions de minutes ; tout à l’heure ils n’occupaient qu’une fraction de seconde ! Et cela parce que j’avais fait mouvoir un frêle instrument de verre ! Car il n’y avait pas à douter de l’influence de mon geste : encore un attouchement au bouton, et, tout aussitôt, le temps, mesuré par l’orbe solaire, s’était de nouveau ralenti ! De deux choses l’une, ou je tenais un talisman capable de modifier l’univers, ou, par un prodige inconcevable, la machine sur laquelle nous étions assis allait plus vite que le temps. Problème trop ardu pour nos pauvres petites cervelles de douze ans !
» Autre remarque. Nous étions au centre d’une ville coupée d’espaces plantés d’arbres. Une ville sans habitants (car pouvait-on prendre pour des habitants ces petites ombres grises et transparentes, courant si vite que nous les voyions sous forme de bandes allongées aussitôt disparues ?). Eh bien, des édifices que nous jugions achevés et déjà vieux paraissaient, peu de temps après, en construction. Les arbres surgissaient tout grands et, progressivement, lentement, diminuaient jusqu’à n’être plus que de chétifs arbrisseaux qui rentraient en terre comme dans un fourreau. Une observation de mon frère m’incita à regarder attentivement le soleil. Je l’avais toujours vu jusque-là se lever à ma gauche pour se coucher à ma droite. Maintenant il suivait une trajectoire inverse. »
À ce moment du récit, M. Bozzoli s’agita dans son lit.
— « C’est clair, » dit-il. « Vous marchiez à l’encontre du temps : vous alliez vers le passé. »
— « Oui, mais cette réflexion, je me la suis faite depuis. C’était, pour l’heure, une énigme ajoutée à beaucoup d’autres, et je ne pensais guère qu’à arrêter cette fuite. Avec quelque logique, mon frère supposa qu’en tournant le bouton plus encore, un ralentissement progressif nous mènerait à l’arrêt complet : après quoi, nous aurions tout le loisir de méditer sur l’usage probable des autres rouages de la machine. Je fis suivant son conseil, mais sans succès, car la manivelle se dévissa et me resta dans la main, tandis que nous n’avions rien gagné sur la vitesse, « Il faut pourtant que cela finisse, » gémit mon frère. Oui, mais comment ? D’autres manivelles auxquelles je n’avais pas touché se présentaient bien à ma main ; mais quelles terreurs, quels cataclysmes nous étaient encore réservés, si nous y avions recours ? Mon frère, de désespoir, en saisit une. Nous fermâmes les yeux en nous recommandant au ciel.
» Soudain, un choc nous culbuta l’un contre l’autre. L’aiguille ne tournait plus sur le cadran. Pour la première fois depuis notre départ, nous vîmes par un trou du feuillage la lune immobile dans le ciel. Il faisait nuit. Nous étions arrêtés.
» Vous pouvez vous imaginer la peur qui nous saisit. Égarés dans ces bois inconnus, sous ce ciel nocturne, grelottant de froid, tremblant aux bruits qui nous révélaient la présence de bêtes hostiles, nous restâmes tapis dans les branches. Au jour venant, notre crainte ne se dissipa point : nous pouvions être aperçus par des individus errants. Notre première pensée, celle à laquelle nous obéîmes d’instinct, fut de cacher la machine énigmatique qui nous avait amenés en ces lieux. Nous sentions que d’elle nous viendrait le seul salut possible en cas de danger. Puis, comme nous avions faim, nous dévorâmes les fruits sauvages des buissons.
» La première partie du jour n’apporta pas d’alerte. Nous la passâmes à pleurer sur notre infortune. Vers midi, un bruit de feuilles agitées nous replongea dans nos terreurs. Un troupeau de chèvres passait, broutant les brindilles. Quelque promptitude que nous mîmes à fuir, le berger, un géant barbu, revêtu d’un sayon de poils, nous avait vus et nous considérait d’un air étonné. Nous nous jetâmes à terre en le priant de ne pas nous faire de mal. Ses intentions sans doute étaient pacifiques, car il parut plus étonné encore et, s’approchant de l’une de ses chèvres, il se mit à la traire d’un geste doux dans une tasse de bois qu’il offrit à nos lèvres. Puis il nous prit dans ses bras et nous caressa gentiment en nous interrogeant, autant que nous pûmes le comprendre à l’expression de ses traits ; mais sa langue n’était pas la nôtre. Le soir, il nous fit signe de le suivre dans la hutte qu’il habitait à quelques centaines de pas de là avec sa femme. C’étaient de pauvres gens pour lesquels la façon dont nous étions arrivés était la preuve de notre origine divine. Nous vécûmes plusieurs mois avec eux, apprenant leur langage et les aidant de notre mieux dans le soin des troupeaux. Nous eussions été heureux de cette vie simple et frugale, si le regret de la maison paternelle ne nous eût poursuivis.
» Cependant, mon frère ne pouvait se résigner à son malheur ; il me poussait constamment à sortir de la forêt pour inspecter les environs. La maison natale ne pouvait être loin ; si peu de temps avait duré notre voyage ! J’avais, pour ma part, beaucoup moins d’espoir. Toutes ces aventures extraordinaires me laissaient perplexe. Il me manquait la notion que le raisonnement me révéla plus tard, à savoir que nous avions voyagé dans le temps. Mon idée était que nous vivions en pleine féerie, d’autant que, chose incroyable, nos protecteurs ne savaient pas ce qu’était la Ville elle-même, alors que l’identité du ciel, du climat, faisait supposer qu’elle était proche.
» Un jour que nous menions nos troupeaux boire au fleuve, nous résolûmes de partir pour atteindre la lisière des bois. Nous courûmes tant que la journée dura, laissant nos chèvres brouter à l’abandon. Le soir nous arrivâmes dans un lieu découvert, où deux partis d’hommes armés se disputaient entre eux avec une telle férocité que le sang coulait sous le tranchant des épées. Notre soudaine irruption mit fin au combat. Ces hommes la saluèrent par des cris sauvages de fort mauvais augure pour nous. On nous entoura, on tint des conciliabules, et, sans doute, l’issue de cette aventure eût été funeste à deux êtres sans défense, à l’aspect étranger, tombés au milieu de cette troupe de soldats ivres, si nous n’avions vu accourir, essoufflé, le bon berger qui nous avait recueillis et que l’inquiétude avait fait nous suivre de loin. Il tendit vers les soldats ses mains suppliantes et son affection pour nous lui suggéra un audacieux mensonge.
» — Guerriers magnanimes, » leur dit-il, « gardez-vous de violenter les légitimes successeurs de vos rois. Mars lui-même féconda le sein de cette vierge qu’un oncle jaloux fit mourir en secret dans l’asile sacré des prêtresses ; et ces deux jeunes héros sont nés de la semence du dieu. Moi, Faustulus, je les ai recueillis errants par les bois. »
» À cet instant, de la lisière prochaine, une louve, vieille et édentée, sortit par hasard et s’enfuit aussitôt devant le tumulte. Tous les soldats se turent, dégrisés, et se regardèrent.
» — Quel présage ! » dirent-ils.
» Faustulus profita de cette superstitieuse terreur pour corser encore sa fable ingénieuse.
» — Hommes valeureux ! » s’écria-t-il, « honorez l’animal sacré de Mars. Lorsque ces enfants furent exposés nus dans la forêt, c’est cette louve que vous voyez qui les a nourris de son lait. »
» Alors, tous ceux qui étaient là se prosternèrent devant nous, la face contre terre…»
Romualdo, ayant prononcé ces paroles, fit une pause. En l’écoutant, une vieille légende qui avait bercé mon enfance studieuse se rappelait à mon esprit, si étrangement pareille que je poussai un cri.
Un autre cri douloureux me répondit. M. Bozzoli s’était dressé, livide. Il étendit la main vers son fils :
« — Malheureux ! » s’exclama-t-il, « tu as tué ton frère Remo ! »
***
Il y a quelque mélancolie à se dire que le trépas du plus grand génie de l’humanité fut un événement obscur, comme avait été sa vie. Cette dernière et violente secousse avait achevé de délier son âme. M. Bozzoli mourut le lendemain, sans un reproche pour son fils fratricide. Les sentiments qui durent l’assaillir à sa dernière heure défient toute analyse et je n’essaierai d’en faire aucune, car la situation est nouvelle et unique jusqu’à ce jour. Peut-on sans révolte apprendre le crime d’un fils qui assassina votre autre fils ? Peut-on sans indifférence envisager le meurtre de Rémus par Romulus, commis quelque trois mille ans avant que nous fussions de ce monde ? Je laisse à apprécier la chose : Romualdo, évadé avec son frère du temps actuel, devint le Romulus de l’histoire, et M. Bozzoli, cas effroyable et ridicule à la fois, mourut au vingtième siècle de la douleur et du trouble causés par la mort de Rémus !
Pour moi, je n’éprouvai aucun éloignement pour le voyageur du temps, et cela vient sans doute de ce que je n’ai jamais pu identifier complètement dans mon esprit ses deux personnalités, l’ancienne et la moderne. Ce grand gaillard fruste et timide était si distant du premier roi de Rome, tel que je me l’étais imaginé !
Ma présence lui fut longtemps utile ; sans moi, il ne serait jamais venu à bout des difficultés sans nombre qui l’assaillirent. En échange de ma sollicitude, j’appris de lui la suite de son histoire et je rectifiai par ses dires le récit de Tite-Live. Mais quand je lus à Romualdo la manière dont la tradition explique son départ – Romulus, dit-elle, disparut dans l’éclat de la foudre, enlevé au ciel par les dieux – il ne put contenir son étonnement.
— « La chose est plus simple, » me dit-il, « ou du moins d’un ordre plus naturel. Quelques heures avant mon retour dans cette époque, je présidais un grand rassemblement de soldats sur le Champ de Mars. Depuis longtemps, de sourdes menées agitaient le peuple contre mon gouvernement, jugé trop tyrannique. Ce jour-là, à des signes certains, je connus que ma puissance avait assez duré. La révolte gronda. Or, voici que des éclairs déchirent le ciel et que le vacarme du tonnerre arrête dans leur mouvement les bras tendus pour me frapper. La foule y voit un indice du courroux céleste, et, profitant du répit, je reprends mon assurance. J’ordonne des prières publiques. J’avais laissé la machine à l’endroit même où elle avait abordé, et, lorsque nous avions défriché la forêt pour construire sur ces lieux la Ville, j’avais fait édifier un édicule pour l’y tenir enfermée. Souvent je m’y retirais pour méditer sur mon étrange destin. De prudentes expériences jointes à mes souvenirs me convainquirent de cette chose inouïe : la machine se déplaçait dans le temps ! Les phénomènes qui m’avaient frappé, je les reproduisais, tantôt dans le même ordre, tantôt dans l’ordre inverse, suivant la manette que je mettais en mouvement. J’avais pris soin de noter que la petite aiguille du cadran était demeurée au point où elle s’était fixée lors de l’arrêt : notre voyage lui avait fait parcourir vingt-six divisions. Dès lors, j’avais conclu qu’il était en mon pouvoir de rentrer dans le temps d’où j’étais parti, en faisant faire à cette aiguille le même chemin et quelque peu plus, en sens contraire.
» Ce jour d’orage où je me sentis perdu, tandis que le peuple affolé encombrait le parvis des temples, j’entrai ostensiblement, comme pour y prier moi-même, dans l’édicule dont je m’étais réservé la clé. Je n’eus qu’à escalader le siège de la machine. À cet instant même, un terrible coup de foudre vint pulvériser le toit qui m’abritait. De là, sans doute, naquit la légende. Mais déjà j’avais fait jouer le mécanisme et je fuyais loin des orages, avec une vitesse vertigineuse que je ralentis seulement lorsque la position de l’aiguille m’eut annoncé l’approche du temps où j’étais né. Inutile de vous rappeler le reste et comment je faillis me briser sur un obstacle inattendu…
» Quelle curieuse chose ! Il y a si peu de temps que j’ai vu ces événements se produire ! Il y a si peu de temps que j’étais encore roi de Rome, de cette Ville bâtie par moi, Romulus, car c’est ainsi que mon peuple avait défiguré mon nom ! Et pourtant, des milliers d’années nous séparent de ce temps-là… Ne m’avez-vous pas dit que Numa fut mon successeur ? C’est une chose incroyable ! Je l’ai bien connu, ce petit dévot : une épée pesait lourd à son poignet… »
Et il grommela quelques mots dans cette langue, incompréhensible pour moi, qui était le latin de la première époque.
Ici finit l’histoire miraculeuse de cet homme du XIXe siècle, qui, parti de son temps sur une machine extraordinaire, aborda, sept cents ans ayant notre ère, sur les bords du Tibre, alors ombragés de forêts. Il y accomplit de grandes choses que la tradition a conservées et disparut en un coup de foudre pour rentrer dans la banalité de la vie moderne. Je suis toujours en intimes relations avec Romulus. Ce n’est pas un génie, tel que son père en était un. Il n’a rien qui le distingue par trop des hommes de son entourage. Même, ce guerrier de l’antiquité est un homme doux, un petit bourgeois, incapable de faire du mal à une mouche : on a les mœurs du temps où l’on vit. Si vous le rencontrez à Rome où il continue d’habiter, ne lui parlez pas de ses aventures ! Il ne répondrait pas, ayant compris sagement qu’il valait mieux s’en taire. Son père a tâté jadis de la maison des fous, c’est une raison pour qu’il veuille paraître doublement sage.