Le cimetière de Marlyweck - JEAN RAY
Le cimetière de Marlyweck - JEAN RAY
Dans un récent référendum, à la question portant sur les auteurs publiés trop rarement à leur gré, nos lecteurs ont répondu en classant Jean Ray en tête de liste8 . Nous reprenons donc une nouvelle série d'histoires du grand auteur fantastique belge. Voici la première, extraite du recueil « Les cercles de l'épouvante » (1943), et où l'on retrouvera cette ambiance de cauchemar qui lui est propre9 .
La longue pipe en terre de Gouda, bourrée de bon tabac de Hollande, fait « peuh… peuh…» et, sans se lasser, laisse monter des ronds dans l'air tiède de la chambre.
Dans la pièce, les odeurs sont excellentes et trahissent la présence de muffins beurrés, d'œufs frits, de lard, de thé et de confiture de framboises.
La rue est grise et silencieuse, les rideaux de mousseline passent les formes qui s'y meuvent au tamis fin, mais je ne m'en soucie guère ; je préfère à la rue mon petit jardin qui ferait la joie d'un géomètre, à cause de son quadrilatère parfait, clôturé de murs nets, et de ses sentiers tracés au cordeau.
La fin de l'automne l'a dépouillé de son mystère, mais trois sapins et un mélèze autoritaire y entretiennent une richesse verte, avec ce bel entêtement d'arbres ayant partie liée avec l'hiver.
Mon voisin, le Révérend Higbee, dit que je suis un homme heureux parce que solitaire.
Devant ma table odorante, avec le serviable rougeoiement de la salamandre dans mon dos, plongé dans l'ouate subtile de la fumée de ma pipe, je donne raison à Higbee.
Sur le trottoir d'en face, persiste un peu du verglas de la nuit : Mr. Byslop, le marguillier, passe, glisse et s'étale.
Je ris, je prends une ample gorgée de thé et je me sens tout à fait heureux : je n'aime pas Mr. Byslop.
D'ailleurs je n'aime personne, je suis un bon vieil égoïste et mes aises font loi ; mais si je faisais quelque exception à ma complète indifférence envers le reste du genre humain, ce serait en faveur de Peaffy. Peaffy a six pieds de taille, mais il est maigre comme un fil ; sa tête est toute petite, trouée de petits yeux porcins et d'une bouche ridiculement ronde. Ne parlons pas de son nez, car je ne puis donner ce nom à une minuscule boule de chair rouge, plantée de guingois entre ces yeux et cette bouche.
Peaffy porte une redingote d'une longueur effarante et un gilet invraisemblable dont, un jour de grande attention, j'ai compté les boutons : il y en avait quinze, exactement, des boutons étranges ressemblant à des ventouses de seiche.
Quant il pleut ou qu'il fait froid, il se couvre d'un ulster jaune, qui a tout l'air d'une guérite en toile.
Peaffy a des doigts longs et coniques dont il se sert pour frapper les objets creux et leur arracher de douloureux résonnements ; je suppose que ces objets ainsi traités doivent souffrir, bien que nous leur refusions tout pouvoir sensoriel.
Mon unique ami – oh ! voilà un mot bien osé pourtant – m'emprunte assez souvent de l'argent, pas beaucoup en vérité, et ne me le rend jamais. Je ne lui en garde pas rancune, car je lui suis redevable d'étranges et bien bonnes émotions : Peaffy est un chasseur de mystères et il me laisse jouir de ses extraordinaires découvertes. C'est grâce à lui que je fis la connaissance du Bonhomme Pluie, ou du parapluie errant, un énorme « paraverse » en coton vert, qui se promenait tout seul, sans que personne le tînt, sur les terrains vagues de Putney Commons.
— « Si, par mégarde ou rare audace, on s'y abritait, on disparaîtrait à jamais dans le sol, » affirmait Peaffy.
Un soir que je suivais le parapluie solitaire, une pauvresse me demanda l'aumône.
— « Voici une demi-couronne, » lui dis-je, « mais va voir qui se trouve sous ce parapluie et viens me le dire. »
Elle obéit : je vis un peu d'eau et de sable jaillir du sol et le Bonhomme Pluie continuer son chemin tout seul dans Putney Commons ; j'étais très content, car cela me démontrait que ma confiance en Peaffy n'était pas mal placée.
Une autre fois, il me conduisit vers le grand mur, lisse comme une tôle, qui contourne une partie de Bricklayers Park.
— « Voyez donc, » dit-il, « ce mur n'a ni portes ni fenêtres, pourtant en certains soirs s'y ouvre une fenêtre carrée. »
Un soir, en effet, je la vis briller d'une triste lumière rouge, mais je n'osai m'en approcher pour voir ce qu'il y avait derrière.
— « Vous avez bien fait, » déclara Peaffy, « vous auriez eu la tête coupée. »
Ce matin donc, j'avais le sentiment du parfait bonheur, quand trois coups secs firent vibrer les carreaux et une ombre démesurée tomba sur l'écran de mousseline.
— « Ah ! Peaffy, » dis-je, « voulez-vous boire du thé et grignoter un scone bien beurré ? »
Son doigt dessina des arabesques dans l'air et se braqua dans une direction définie : Peaffy préférait un verre de mon vieux sherry, dont je suis fort avare pourtant.
Mais j'étais réellement de bonne humeur ce jour-là, et je remplis deux grands verres de ce vin généreux.
— « Maintenant, racontez-moi quelque chose, » demandai-je.
Peaffy fit sonner le bois de la table.
— « Je ne raconte jamais, » dit-il, « je fais toucher les choses du doigt. Je vais vous conduire au cimetière de Marlyweck ! »
Mon verre trembla dans ma main.
— « Ah ! Peaffy, » m'écriai-je, « si c'était vrai… mais cela ne peut être. Souvenez-vous de notre promenade à Wormwood Scrubbs… il n'y était pas. »
— « Il n'y était plus, » rectifia Peaffy d'une voix sombre.
— « Soit, je veux bien le croire. Nous avons poussé alors jusqu'au fond de Paddington, par un soir affreux, Peaffy, je me suis très enrhumé, et le cimetière…»
— « Il partit un peu avant notre arrivée, cela j'en suis certain, car j'ai vu l'immense plaine noire et vide. »
— « Dont je n'ai pas voulu m'approcher. Cela m'avait tout l'air d'un gouffre béant, sait-on jamais avec ce coquin de cimetière ? »
— « Sait-on jamais ? » répéta rêveusement Peaffy. « Mais aujourd'hui il ne m'échappera pas si facilement, car je m'y rendrai en plein jour. »
— « Et je le verrai enfin ? » demandai-je.
— « Et vous y entrerez, » déclara solennellement mon ami, « je ne lui donnerai pas l'occasion de se cacher sous la terre comme une taupe ou de filer en l'air comme un oiseau. Non, non, je tiens le cimetière de Marlyweck ! »
La salamandre, dans mon dos, ronronna comme un chat ; il y avait une pile de rôties sur l'assiette chaude et le vin devint une aventurine liquide, piquée de petits soleils ; quant à l'ulster de Peaffy, il luisait comme un ventre de limace.
Ma pipe de Gouda varia son sempiternel : peuh… peuh… pour me souffler parmi ses anneaux de fumée : reste… reste.
— « Venez, » s'impatienta Peaffy, « il y a pas mal de chemin à faire ; heureusement il y a un tram pour nous y conduire aujourd'hui. »
Nous prîmes le tram dans une vilaine rue traversière de Bermondsey que je connaissais quelque peu, mais où jamais je n'avais vu de tramway. C'était une sale petite voiture à traction chevaline, ce qui m'étonna fort, et j'en fis la réflexion à Peaffy.
— « C'est par autorisation spéciale de l'alderman Chippernut, » déclara-t-il. Et il demanda deux billets pour Marlyweck au conducteur.
Celui-ci était bien le plus curieux bonhomme que j'aie jamais vu et cela aussi je ne pus le cacher à mon ami.
Il approuva vivement en branlant du chef.
— « Que pensez-vous d'une licorne ou d'un crabe doré ? » demanda-t-il. « Le mieux pourtant est de faire semblant de ne pas le remarquer ; on ne sait jamais à quoi s'en tenir avec de pareils individus. »
Le conducteur accepta notre argent, cracha dessus et le fourra dans sa bouche, puis, sans se soucier de son cheval, il s'installa sur la rampe de la plate-forme et se mit à tirer son nez, l'allongeant comme une trompe.
Le tram filait bon train, mais je ne pouvais me reconnaître dans son itinéraire.
Il traversa Marylebone dans toute sa longueur et, l'instant d'après, il se lança à toute allure le long de Clapham Road.
Je reconnus Marble Arch, St Paul's et, quelques secondes plus tard, les sales quais de Limehouse ; je crois même avoir entrevu le mail devant la mairie de Kingston au moment où nous entrions dans la cour de Charing Cross, bien que douze milles, sinon plus, les séparent. Peaffy ne semblait guère attacher de l'importance à des choses aussi ahurissantes ; il avait tiré une poignée de gros sous de sa poche et les jetait à travers le guichet de la portière à notre conducteur, qui les attrapait entre ses dents qu'il avait hideusement jaunes.
Tout à coup il cessa ce jeu ridicule en s'écriant :
— « Nous voilà sur le bon chemin ! »
Ce bon chemin était une immense étendue argileuse d'un jaune rance, sur laquelle une lourde pluie oblique tombait avec un bruit mat ; l'horizon était noyé de brumes et de fumées, et nulle part je ne voyais trace d'habitations.
Notre conducteur avait cessé ses incompréhensibles gamineries et s'occupait de son cheval et de ses rênes ; je vis que je m'étais bien trompé en lui prêtant d'étranges apparences, car il m'apparut comme un petit homme maussade et souffreteux.
En effet, il se retourna plusieurs fois pour se plaindre de son estomac et de son foie et nous demander si les pilules Merrybingle possédaient bien la vertu que la réclame des journaux leur prêtait. À ce moment, bien que rien dans le paysage ne m'y autorisât, je crus que nous étions quelque part à Slootershill et je m'en ouvris à Peaffy. Il s'amusait à casser des noisettes qu'il tirait de la poche de son ulster et haussa les épaules avec indifférence.
— « Slootershill ou la terre de Van Diemen, que nous importe. Le principal est que nous tenons le cimetière de Marlyweck ! »
— « Voilà. » cria tout à coup le conducteur. « La voiture ne va pas plus loin. Et soyez à l'heure pour le retour. »
— « Il n'y a donc pas d'autre tram ? » demandai-je.
Il me regarda gravement et se mit à compter sur les doigts.
— « Dans cent deux ans, exactement, et encore faudra-t-il tenir compte de la lune pleine, » dit-il. « Allez, dépêchez-vous, nous parlerons encore un peu des pilules Merrybingle, quand vous serez de retour. »
Déjà Peaffy me précédait sur un sentier rocailleux entre deux ruisseaux remplis d'une eau courante, bruyante et torrentueuse.
— « Aha ! » rugit-il. « Le voilà ! »
Devant nous, un énorme mur d'un gris de fer barrait d'horizon. De formidables conifères et des buis arborescents dépassaient son faîte hérissé de hallebardes. Je vis même des croix géantes se détacher sur la nue.
« Il n'y a qu'une maison dans le voisinage et c'est une taverne ; il est de bon ton de s'y arrêter et d'y prendre une consommation, mais rassurez-vous, la boisson y est bonne et la nourriture copieuse. »
Je vis une haute et étroite maison jouant au cavalier seul sur l'immensité argileuse. Elle semblait avoir été découpée en tranche dans un vaste pâté de bâtiments et laissée là, pour l'appétit d'un mangeur de pierres. Peaffy poussa la porte et nous entrâmes dans une salle claire et haute, chauffée par un excellent feu de bois et de charbon de terre. Les murs étaient recouverts de curieuses mais fort belles fresques en grisaille argentée ; dans l'une d'elle, je crus reconnaître l'île de la Mort de Boecklin et je le dis à mon compagnon.
Il fit la grimace et secoua la tête.
— « Que non, mon ami, c'est le plâtre qui s'écaille et le reste est fait par les limaces, qui doivent être nombreuses en ce lieu, mais je ne refuse pas une âme d'artiste aux limaces, il s'en faut de beaucoup ! »
Mon attention se détourna de ces curieux mirages, pour s'attacher avec admiration au buffet et au comptoir.
Toutes les liqueurs du monde s'y trouvaient à l'appel, bariolant l'espace, dans un insolent triomphe de couleurs.
« Il y a du fromage, du bœuf et du mouton froid, du saumon salé, du jambon fumé et des bananes confites ! » s'écria Peaffy. « Mais je me contenterai d'un grog bien épicé. Hola… quelqu'un ! »
Ce quelqu'un apparut brusquement comme jailli du sol.
C'était un tout petit homme, haut seulement de cinq pieds, tout rond, tout gras, tout luisant. Son gros ventre inspirait la confiance, mais son visage lunaire, où luisaient deux yeux verdâtres, n'avait rien d'attrayant.
— « Ah ! messieurs, » cria-t-il d'une voix de petite fille, « vous êtes les bienvenus, je vous servirai tout ce que vous voudrez ! »
En parlant, il ouvrait une formidable bouche noire aux ternes canines.
Je bus du kummel glacé, du cherry-brandy danois, du genièvre de Hollande additionné de menthe verte.
— « C'est le moment ou jamais d'aller faire un tour au cimetière, » me souffla Peafly. « Allez-y, la grille d'entrée est à vingt pas. »
— « Et vous-même ? »
Il secoua la tête.
— « Impossible, je vais m'en tenir à ce grog au rhum qui est honorable. »
Je me trouvai seul sous la pluie, devant une grille majestueuse, aux insignes funéraires.
Une chaîne de sonnette, agitée d'un lent mouvement de va-et-vient, attira mon attention et je lus un écriteau aux lettres en relief :
Sonnez trois fois pour le gardien.
Je le fis et, au loin, j'entendis un carillon grave s'élever dans le silence du champ des morts.
Une fois, deux fois, trois fois.
Un lapin blanc bondit entre les barreaux de la grille, se mit sur son séant, frotta son museau de ses pattes et me regarda de ses yeux rouges, puis il s'en fut.
Personne d'autre ne vint et, une fois de plus, je tirai la chaîne, une fois, deux fois, trois fois.
La grille grinça et s'ouvrit, comme si le vent l'avait poussée ; un petit coq Bantam, amputé d'une patte, sortit à cloche-pied, lissa ses plumes, me menaça un instant du bec et disparut.
— « Bon, je me passerai de gardien, puisque la porte est ouverte, » dis-je.
Je me trouvai sur une vaste pelouse verte, entouré de pierres tombales et de puissants monuments funéraires.
« Voici un cimetière bien peuplé, » me dis-je, « mais il ne diffère pas beaucoup de ce que j'ai vu dans le genre. Il est vrai que ce lascar de bronze que j'entrevois entre les ifs n'est pas des plus ordinaires. »
Mes regards avaient été attirés par une lourde statue verdâtre, d'une taille double de celle d'un homme ordinaire, qui tenait un sablier monstrueux et s'accoudait à une haute dalle funéraire.
— « Tu n'es pas beau, » dis-je, « mais tu es grand et fort et tu dois avoir du poids. »
Je ne sais quel cataclysme ou quel sournois travail des intempéries avaient mutilé le visage du symbolique gardien du mausolée, mais c'était vraiment du vilain ouvrage, car la face sombre, mangée de vert-de-gris, ricanait hideusement.
Sur la dalle, je lus un nom : Famille Pebblestone.
« Les Pebblestone devaient être des gens à la bourse dorée, pour s'offrir un pareil toutou d'outre-tombe, » me dis-je, et je m'assis sur la dalle pour fumer une pipe, car l'air était particulièrement froid et humide.
Devant moi, barrant la pelouse, se trouvait une véritable haie de stèles et de fûts tronqués ; au delà je voyais une sorte de large névé dans lequel je crus reconnaître un champ de tombes d'enfants.
— « C'est meublé comme pas un ! » répétai-je, et je me mis à fumer avec grand plaisir.
À ce moment, je me sentis frôler le dos.
Je me retournai et constatai avec un peu d'étonnement que la statue de bronze se trouvait plus près de moi que je ne l'avais pensé.
De plus, je vis que l'homme de bronze serrait une formidable faux dans la main, alors que je ne lui avais vu tenir qu'un sablier.
Je me souvins alors que, chez de semblables symboles, la faux accompagne toujours l'horloge à sable et je m'accusai d'être mauvais observateur. Je lui tournai le dos et découvris un nouveau sujet d'étonnement.
La haie de stèles et de fûts tronqués s'était sensiblement déplacée vers ma droite et se dressait entre moi et la grille ; quant au névé des enfants, il semblait ondoyer en une mer lente et livide et gagner, lui aussi, l'issue du cimetière.
Je me levai et constatai avec un peu d'effroi qu'en faisant ce mouvement, j'avais dangereusement frôlé la faux de fer.
« Diable, » me dis-je, en voyant que le tranchant de cet engin était diantrement net, « on ne devrait pas laisser de pareils joujoux aux mains de bonshommes, même s'ils sont en bronze. »
Je me dirigeai vers la sortie, mais à présent je devais me rendre compte que ma vision ne me leurrait en rien : stèles et fûts se dressaient sur mon chemin de retour ; quant au cimetière des enfants, il semblait le plus acharné à me barrer la retraite : il avançait visiblement, dans un mouvement de reptation de plus en plus accéléré.
Je pris le pas de course et j'arrivai à la grille au moment où un bout de colonne de marbre rouge se jetait sur moi comme un gros python acéphale. Je l'évitai d'une largeur de main et gagnai la grille ; elle claqua derrière moi avec un bruit féroce, et, en me retournant, j'eus l'étrange vision, du colosse de bronze, agrippé d'une main aux barreaux et brandissant sa faux avec une rage hideuse à voir.
En quelques bonds, je gagnai le seuil de la taverne.
La porte était fermée et je me mis à frapper avec frénésie sur le carreau en appelant Peaffy.
Derrière la vitre, parut le visage de lune et les yeux verts du tavernier.
— « Il est parti ! » cria-t-il de sa voix de fausset.
— « Je veux entrer ! »
— « Vous n'entrerez pas ! » hurla-t-il. « Allez-vous-en ! »
— « Non, je ne m'en irai pas avant d'avoir dit ce que je pense de votre sale cimetière, » m'écriai-je avec une colère soudaine.
Il ricana et tout à coup me fit un pied de nez.
« Que dirait le monde, » continuai-je, « s'il savait qu'il est gardé par un lapin blanc ? »
— « Un… lapin blanc ? » fit-il avec un vilain hoquet ; et son regard vert chavira.
— « Et un petit coq bantam à une patte, hé, hé… qu'en dirait-on dans le monde ? »
Sa grosse figure était toute blême, tandis qu'elle se collait contre la vitre.
— « Dites…» fit-il avec effort, « si je glissais vingt livres sous la porte, pourrais-je compter…»
— « Sur rien du tout, sale bonhomme ! »
— « Cent livres ! »
— « Non ! »
Son visage s'enfla de fureur et de désespoir.
— « Laissez le cimetière en paix, » rugit-il, « sinon il ne vous laissera pas la paix à vous… m'entendez-vous ! »
Et la vitre n'encadra plus qu'un espace noir, vide de formes.
Au loin, une sirène aiguë beugla ; je vis le petit tram à cent yards de là et son conducteur me faisant des gestes frénétiques.
— « On part ! On part ! »
Je partis, sans Peaffy.
La voiture roulait et tanguait comme un sloop dans la tempête et mon cœur se souleva comme s'il était aux prises avec un atroce mal de mer ; je luttais encore contre cet ignoble malaise, quand je fus jeté sans ménagement sur le pavé, à une toise de la pompe d'Aldgate, contre l'échoppe d'une marchande de marrons qui me traita d'ivrogne, de polisson et de plus vilains noms encore.
*
* *
Je ne revis pas Peaffy et j'en fus fort marri, car il me devait bien des explications au sujet du cimetière de Marlyweck.
L'hiver était venu et je me cloîtrai dans ma bonne maison chaude et agréable ; j'allais y retrouver ma paix ancienne quand le malheur fondit sur moi de la façon la plus formelle.
Je fumais ma pipe, je buvais un bishop fort bien conditionné et je terminais la lecture d'un livre plaisant, quand j'entendis une rumeur inattendue s'élever dans le jardin.
C'étaient des bruits sourds et lents, comme font les paveurs qui travaillent le sol avant d'y poser les cubes de grès des pavés.
Les nuages étaient bas, mais le premier quartier de la lune apparaissait par intervalles, entre deux bancs de nuées.
Je collai mon visage contre un des carreaux et alors, au milieu de la pelouse gazonnée dont je suis si fier, je vis se dresser une stèle rouge. Ah ! je la reconnus… c'était le bout de colonne qui avait failli me briser les jambes au sortir du cimetière de Marlyweck !
Il se dandinait grossièrement, à la manière d'un matelot ivre, mais l'ignoble chose n'était pas seule : autour d'elle se glissaient, comme de singulières méduses, les petites pierres tombales du cimetière des enfants.
Toutefois ce ne fut pas la peur qui domina mes sentiments ce soir-là, mais la colère : j'aimais la bonne ordonnance de mon jardin, et, de le voir en proie à ces monstruosités de marbre et de granit, mon sang ne fit qu'un tour.
Je possède un gros revolver et les balles en sont puissantes. Par six fois il tonna dans la nuit tranquille et la vision s'évanouit. Mais le lendemain, je trouvai ma pelouse défoncée, mon mélèze déraciné, mes sapins en copeaux et de larges éclats de granit rose parsemant le jardin.
En sus de cela, j'eus fort à faire pour obtenir de mon voisin Higbee qu'il ne portât pas plainte contre moi pour tapage nocturne.
*
* *
J'ai revu Peaffy ; il portait un ulster neuf et un chapeau montant qui faisait de lui un géant digne de la foire aux pains d'épice. Je m'élançai vers lui, mais il se glissa dans la foule comme une couleuvre et disparut au moment où je faillis être happé par un cab tournant le coin.
Le démon… ! Je compris sa soudaine richesse : il s'était laissé tenter par les offres du hideux, petit homme au visage de lune, et m'avait laissé en holocauste à la rancune de ce mystérieux coquin, et de ses singuliers complices.
Je délaissai les délices de mon home pour partir à la recherche de mon infidèle ami, et finis par le découvrir une deuxième fois, au moment où il entrait dans une pâtisserie de Battersea Row. Je le saisis par un pan de son nouvel ulster.
Le vêtement se déchira avec un bruit aigre et un large lambeau d'étoffe me resta entre les mains, mais Peaffy s'échappa et je ne le revis plus.
*
* *
Un soir, aux approches de Noël, au moment de baisser les stores, je vis dans la pénombre du crépuscule un objet grêle glisser le long du mur d'enceinte de mon jardin, et je reconnus l'horrible faux. Elle raclait de temps à autre les tuiles vernies du faîte, et soudain elle s'évanouit.
Un instant plus tard, une formidable face d'ombre regarda au-dessus du mur : celle de l'homme de bronze.
Et alors je vis qu'il avait des yeux : deux immenses yeux d'ambre liquide, deux atroces prunelles de nocturne qui fouillaient la nuit.
*
* *
C'est fini.
Il est dans la maison.
La porte a éclaté comme sous l'assaut d'un bélier antique, des briques ont croulé.
Les marches de l'escalier gémissent, se brisent comme des branches sèches. Tout à coup le bruit cesse ; sur la maison descend une paix étrange et terrible.
Qu'est-ce que cela ! Clic… clac… clic… clac… un bruit de pierre qui heurte le fer…
Ah ! il aiguise sa faux…