D'une route à une autre - ROBERT MARNER
D'une route à une autre - ROBERT MARNER
Nous avons déjà publié des nouvelles basées sur l'idée « Ils sont parmi nous » (« Ils » étant les mutants, les agents galactiques, les étrangers). Ce grand thème n'est certainement pas encore usé, comme le prouve la nouvelle que vous allez lire. Nouvelle déconcertante, où des événements bizarres – dont l'explication reste en coulisse – se déroulent, en apportant à l'habitué de la science-fiction des repères suffisants pour qu'il en devine tout l'arrière-plan.
Quand je fus assez grand, je quittai la maison de mon oncle et partis à Key West, en travaillant sur un bateau de pêche pour payer le passage. Mes parents étaient à New York… Ils devaient envoyer de l'argent à mon oncle pour payer le voyage. Ils l'ont peut-être fait. Je ne l'ai jamais vu. Quoi qu'il en fût, je me promenai à travers les États-Unis pendant quelque temps. Mais c'était généralement à pied, et un jour, je pris un mauvais tournant.
C'était une chaude journée – terriblement chaude ; la poussière qui volait s'agglomérait en cercles de sueur autour de mes yeux – et j'étais étendu sur le gravier au bord de la route, regardant le soleil aveuglant ; j'avais la mâchoire couverte de sang. Le plus grand des trois jeunes paysans se préparait à me lancer un nouveau coup de pied, mais il ne termina pas son geste. Tous les trois – le grand aux dents verdies et les deux à face de rats – s'arrêtèrent et regardèrent au-delà de moi.
Je roulai sur le côté et tournai la tête du mieux que je pouvais. Je ne vis qu'une paire de vieux brodequins poussiéreux et deux chevilles maigres en pantalon kaki, au bord du fossé.
— « Écartez-vous de lui, » dit une voix un peu rouillée, et les trois jeunes gars obéirent avec ensemble, pâles comme des morts ; ils grimpèrent de l'autre côté du fossé, dans le champ de maïs qu'ils traversèrent. Puis ils disparurent et je n'ai plus jamais entendu parler d'eux.
Les jambes maigres s'approchèrent de moi. De la main gauche, l'homme me toucha les côtes.
— « Fais pas ça, » lui dis-je.
— « Essaie de tousser, » fit-il, et je regardai son visage. Il n'avait rien de spécial ; maigre, âgé de quarante ou cinquante ou trente ans peut-être, avec des rides tout autour des yeux. Il portait une vieille chemise de travail bleue qui était presque blanche et douce comme de la mousseline aux endroits non rapiécés, et tenait un imperméable de coton replié sous le bras.
Je toussai et crachai sur l'argile. Il regarda et dit :
— « Qu'est-ce que c'est, ce sang sur ton menton ? »
— « J'avais la bouche ouverte quand ils ont commencé à me cogner. Mes dents m'ont un peu coupé à l'intérieur. »
— « C'était pas malin de ta part. »
— « Je demandais seulement mon chemin. Comment pouvais-je savoir qu'ils me battraient parce que je suis étranger ? »
— « Tu as dû oublier où tu es, fiston. »
— « En effet. » Je me relevai, et me brossai lentement. « T'es du pays ? » Je me demandais si j'allais devoir me battre avec lui aussi.
— « Je le traverse seulement, » dit-il. « Vers le nord, » ajouta-t-il, « pour le moment. » Il s'accroupit sur le gravier et écarta ses cheveux filasses avec les mains. Il avait une entaille profonde dans le crâne – la peau était couverte de sang séché, et s'écartait un peu des bords de la blessure – et je pus voir aussi une surface de métal terne, avec une bosse brillante en creux. « De quoi ça à l'air, fiston ? »
— « Pas fameux, » dis-je. « Mais ça ne saigne pas, et je ne crois pas que la plaque ait été percée. T'as attrapé ça à la guerre ? Et cette fois-ci, qu'est-ce qui t'a frappé ? »
— « Une serpe, je pense, un peu plus, et le type qui m'a fait ça me réglait mon compte. Cela fait maintenant une semaine… je pense que le pire est passé. »
— « On dirait que la peau se cicatrise, » lui accordai-je.
— « Oui. Je l'ai regardé comme je pouvais, dans les tonneaux d'eau de pluie et les mares, et j'ai tâté. On dirait bien que ça va se cicatriser. Mais cette sacrée plaque a été repoussée contre mon cerveau ou quelque chose comme ça… je n'ai pas mal mais je ne me souviens de rien. Je me suis mis à marcher sur une route. Je marche depuis ce moment. J'ai regardé autour de moi, j'ai appris à quoi ressemble le pays, ce que ce sont les gens, mais cela ne fait qu'une semaine. »
— « Bon sang, » dis-je. « Qu'est-ce que tu vas faire ? »
— « Aller dans un hôpital. Mais je n'ai que dix dollars. Faut d'abord que je trouve un boulot pour gagner un peu d'argent. »
— « Eh bien, » dis-je, « tu ne trouveras pas de boulot dans cet État, si t'es pas né et si t'as pas été élevé ici. »
— « Tas vite compris, hein, fiston ? »
— « On a peut-être compris tous les deux. S'il te reste seulement dix dollars, celui qui t'a assommé l'a fait par pure méchanceté et ignorance. »
— « Possible. Cette idée en vaut une autre. En tout cas, je vais vers le Nord. Je verrai si je trouve du travail là-bas. »
— « Je vais dans le même sens. Même motif. J'ai l'intention d'atteindre New York un jour ou l'autre, pour voir mes parents. On devrait peut-être rester ensemble. »
— « Bonne idée. » Il se redressa, et tendit la main. « Je peux pas te dire mon nom. Je l'ignore. Quel est le tien ? »
— « Ernesto Garcia, » lui dis-je, et on se serra la main. Nous sortîmes du fossé et avançâmes sur la route jusqu'au panneau qui annonçait une ville, et un moment après nous fûmes dans la rue principale.
*
* *
Elle n'était pas laide, pour une petite ville qui n'était entourée que de fermes. Il n'y avait pas que des boutiques crasseuses. On était sur le trottoir et je regardai, dans la vitrine d'un disquaire, la jaquette d'un microsillon de la Messe de Requiem de Verdi, quand un flic s'amena et nous dit de circuler. Mon ami et moi on s'est retournés et on l'a regardé.
C'était un flic bigrement costaud. Il commençait à prendre du ventre, et avait des petites poches sous ses yeux fatigués. Mais il était grand, et la ville avait juste assez d'importance – ni plus ni moins – pour posséder des flics vaches. Des durs.
— « On fait rien, » dit mon ami.
— « Non, et vous ne ferez rien, non plus. Quittez la ville. Prenez la grand-route. N'arrêtez pas de marcher. »
— « Il est midi, » dit mon ami. « Nous avons faim. Nous voulons manger quelque part. »
J'écartai un peu les jambes, et détendis mes épaules. Il me semblait que je pourrais cogner le flic à la gorge, assez vite pour l'empêcher de crier ou de siffler, et assez fort pour l'empêcher de tirer son revolver. En le sonnant assez longtemps pour que nous atteignions une ruelle.
Mais le flic fronçait les sourcils et abandonnait un peu de terrain.
— « Y a un quick-lunch au bout de la ville. Mangez là-bas. Et mangez vite. »
— « Écoutez, » dit très, posément mon ami. « J'ai été dans plus de quick-lunches que vous ne connaissez de bistrots. J'ai le sang abîmé par les quick-lunches. On va se trouver un chouette endroit pour manger, on va manger, j'aurai un cigare de dix cents et le fiston prendra ce qu'il veut, et ensuite on circulera. O.K. ? »
Le flic joua avec son oreille, et ses yeux roulèrent.
— « O.K., » marmonna-t-il. Il retourna à son intersection, marmottant et jurant. Mais lorsque je regardai la figure de mon ami, je n'y vis rien qui pût effrayer un homme.
— « Qu'y a-t-il, fiston ? » demanda mon ami.
— « Ce flic m'inquiète. » C'était vrai. Un coup d'œil sur lui, et on savait qu'il émargeait à tous les rackets de la ville. On voyait presque sur ses mains la teinte des billets qu'il avait touchés de toutes sortes de gens, coupables de toutes sortes de choses, et qu'il n'inquiétait jamais parce qu'ils avaient les moyens de le payer. Aussi lorsque arrivaient en ville deux trimardeurs, il fallait qu'il se rattrape sur eux pour équilibrer son dossier, et se faire pardonner à ses propres yeux.
Mon ami regarda le flic, qui détourna brusquement les yeux, et il haussa les épaules.
— « Lui ? Ne t'inquiète pas. Les types de son genre ne comptent pas. »
— « Il compte. Il a une matraque et un revolver sur la hanche. »
Mon ami secoua la tête.
— « Non, » dit-il, « il compte pour rien. »
*
* *
Nous trouvâmes un restaurant et primes deux petits steacks avec des pois frais. Mon ami termina son cigare à dix cents après le déjeuner et l'écrasa. Je posai ma Camel – il m'en avait payé un paquet – et nous nous levâmes. Je suppose que j'aurais dû être faraud parce qu'on n'avait pas été obligés de manger dans un endroit réservé, ou même parce qu'on avait été admis dans la baraque. Mais je n'étais pas habitué à autre chose, aussi n'y pensai-je pas. Maintenant évidemment, quand j'y repense… Mais à l'époque je ne réfléchissais jamais. Et je ne trouvais rien de spécial à mon ami – tout en sachant que d'autres n'avaient pas pensé ainsi.
Nous allâmes à la caisse près de la porte, et mon ami régla l'addition. Il reçut la monnaie d'une fille pâle aux cheveux roux.
— « Vous êtes nouveaux ici, n'est-ce pas ? » dit-elle.
— « En effet, mademoiselle, » dit-il. « Nous ne faisons que passer. »
— « On dirait que vous avez vu des tas d'endroits. »
— « Possible, mademoiselle. M'en souviens pas. »
— « Mince, » fit-elle, « Moi je n'ai jamais été nulle part. »
Il se retourna et regarda à travers la vitrine.
— « Je crois que les choses importantes sont partout les mêmes, où que vous alliez. Toutes les mêmes. » Il rangea la monnaie dans sa poche et hocha la tête. « R'voir, mademoiselle. »
— « R'voir. »
Elle avait fait comme les autres… ils évitent de porter les yeux sur moi.
*
* *
Deux grand-routes se croisaient au cœur de la ville. Nous étions arrivés par celle d'État, mais la Fédérale était meilleure pour le stop. Nous tournâmes au coin du restaurant, et avançâmes dans la rue. Environ quatre portes plus loin, il y avait une petite boutique de prêteur. Pas grand-chose dans la vitrine, à part un pistolet sur un socle de velours.
Le pistolet était d'acier bleu usé, avec un canon cylindrique, une chambre sans extracteur, un guidon encapuchonné, et une crosse d'acajou taillée pour mettre le pouce et les doigts. C'était le plus beau pistolet que j'aie jamais vu. Il n'y avait pas de barillet ou de logement dans la crosse pour un chargeur. À côté, une pancarte :
CECI APPARTIENT À L'HOMME
QUI PEUT S'EN SERVIR.
La crosse était faite pour une main gauche, et mon ami était gaucher. Au bout d'une minute nous nous regardâmes, et entrâmes dans le magasin.
Il contenait un peu plus d'articles que les vitrines : de vieilles guitares délabrées, des costumes, quelques coffres et valises. Je me demandai si l'affaire prospérait.
Personne ne vint par la porte de l'arrière-boutique. Mon ami cogna ses phalanges sur le comptoir de verre.
— « Hep ? » fit-il. Alors un homme survint. Sa tête était couverte de cheveux blancs en broussaille, et son cou faisait des plis.
— « Oui ? » dit-il. « Mon nom est Bayer. »
— « Ce pistolet, » dit mon ami. Je restai dans un coin.
— « Vous voudriez l'acheter, jeune homme ? Il n'est pas à vendre. Je le détiens seulement. »
— « C'est ce que j'ai compris, » dit mon ami. « Je serais curieux de savoir les circonstances…»
L'autre leva un sourcil.
— « Elles ne sont guère importantes. »
— « Écoutez, » dit mon ami. « Je pose une question polie. J'ai droit à une réponse polie. »
— « Peut-être, » réfléchit le vieil homme. « Peut-être y avez-vous droit. Voyons. » Il alla à la vitrine et sortit le pistolet. Il le garda un moment dans sa main droite, puis le passa à mon ami. Le pistolet épousa parfaitement la main de mon ami quand il referma les doigts.
« Oui…» murmura le vieux en hochant la tête, « vous y avez peut-être droit. Visez le sol et pressez la détente. »
Mon ami essaya, et rien ne se produisit. Son doigt relâcha doucement la détente. Il n'y eut pas de déclic, de bruit de gâchette, rien.
« Il est à vous, » lui dit le vieil homme.
— « Il marche pas. »
— « Vous avez pu enfoncer la détente. Donc il est à vous. »
— « Et cet écriteau dans la vitrine ? »
— « Vous êtes l'homme qu'il concerne. »
— « Comme ça. On s'amène par hasard dans cette ville, on passe ici par hasard, je vois le pistolet par hasard, et je suis l'homme en question. »
— « C'est exact. » Le vieux hocha la tête. « Aussi sûr que mon nom est Bayer. »
— « Baratin, mon pote, » dit mon ami. « Je ne me laisse pas avoir comme ça. Vous en vendez combien par semaine ? »
Le vieux dit tranquillement :
— « Écoutez, vous. L'arme est à vous. Je n'en reçois aucun prix parce qu'elle n'est pas à vendre. Maintenant, gardez-la. Quand vous en aurez besoin – et ce moment viendra tôt ou tard, au moins une fois dans votre vie – utilisez-la. Et gardez-la soigneusement. Vous ne devez pas la vendre, non plus.
» Lorsque viendra le moment de vous en servir, vous saurez comment. Souvenez-vous seulement d'une chose. » Il éleva la main gauche. Elle était nouée par l'arthrite. « Quand vous ne pourrez plus tenir l'arme, alors soyez prêt pour l'arrivée de l'homme suivant. » Il avança et déroula un store devant la vitre de la porte. Il éteignit les lumières, et mit la clé dans la serrure. Il nous ouvrit la porte.
« Bonne journée. »
— « Bonne journée, » murmurai-je tandis que nous sortions. Mon ami enfonça le pistolet dans sa ceinture, enfila son imperméable, et ne dit rien.
*
* *
Nous marchions sur la route Fédérale en levant les pouces, quand le coupé Plymouth 1938 s'arrêta près de nous. Le radiateur bouillait, un des phares était brisé et contenait les morceaux d'un ancien nid, et les quatre pneus montraient leur toile blanche. Le générateur et la pompe à eau grinçaient, une soupape claquait, et deux bougies au moins étaient mortes. La peinture était écaillée aux endroits où elle n'était pas rouillée. La rouquine pâle du restaurant était au volant.
— « Hello. » Elle s'était mordillé les lèvres. Elle avait du rouge plein le menton.
— « Salut, mademoiselle, » dit mon ami. « Merci. »
La porte du côté passager avait des gonds tordus, et je dus la soulever pour ouvrir. Il y avait une couverture indienne sur le siège avant. La garniture sentait fortement la vase.
— « Il peut se mettre derrière, » dit la fille à mon ami. Je me faufilai jusqu'au petit siège qui existe sur ces coupés ; mon ami se mit devant à côté de la fille, et claqua la portière.
Elle mit les deux mains sur le levier et passa en première. Le coupé bondit en avant quand elle lâcha le débrayage, et elle saisit rapidement le volant. Elle gardait une main sur le volant, l'autre sur le levier, les deux bras tendus, et la Plymouth acquit de la vitesse. Elle s'aida du genou pour passer la seconde, et entortilla sa cheville autour de la barre pour passer en troisième. Mon ami ouvrit la boîte à gants, trouva un paquet de cigares à six cents, ne parut pas surpris, et en alluma un.
« Je vous ai bien vu sortir de chez Mr. Bayer, n'est-ce pas ? » lui demanda-t-elle. « Le pistolet a disparu de sa vitrine. Je ne pense pas que vous soyez au courant ? »
— « Heu, » dit-il.
— « Tout le monde en ville était intrigué. Passant simplement par ici, comme vous faisiez, je ne pense pas que vous le saviez ? »
— « Non, je ne savais pas, mademoiselle. »
— « À présent il a disparu, et la boutique est fermée. Quand vous y étiez, je ne pense pas que vous ayez vu à qui il l'a donné ? »
— « Hmm. »
— « Ce pistolet avait un drôle d'aspect, » dit-elle, se mordillant la lèvre. « Personne n'a su dire à quoi il pouvait servir. »
— « Pas commode, en effet. Vous utilisez souvent cette auto, mademoiselle ? »
— « Ch… chaque jour. »
— « Pour aller au travail et en revenir ? »
— « Ououi. »
— « Et vous partez toujours de ce restaurant à midi ? »
— « Oui… heu… oui. »
— « Ça devient de plus en plus difficile, hein, mademoiselle ? »
Elle eut un sanglot et éclata :
— « Je… je n'y peux rien. Personne n'aurait pensé que ce serait moi qui devrais vous ramasser… il y a des hommes en ville… m-mais on n'avait pas le temps… oh ! tout marche de travers ! »
— « Allons, allons, » dit-il en lui tapotant l'épaule. « En tout cas, merci pour les cigares. »
Elle frotta ses yeux et tira sur sa jupe.
Mon ami sortit le pistolet de sa ceinture et le tripota comme s'il essayait d'en deviner l'usage. Il s'arrêta quand il vit qu'elle ne pouvait en détacher les yeux. Je soupirai. Elle conduisait déjà suffisamment mal.
— « Vous ne descendez pas ? » dit-elle enfin.
— « Non, » dit-il ; il s'adossa et ferma les yeux. Il plaça son coude sur l'appui et la main derrière son oreille.
Nous roulâmes un bon moment. Elle n'arrêtait pas de le regarder du coin de l'œil, de retenir sa respiration comme pour dire quelque chose, de ralentir, et d'accélérer. Arrivant près d'un chemin de terre, qui menait à une maison de pierre, elle faillit ne pas y entrer. Mais au dernier moment elle cessa d'hésiter, tourna le volant péniblement, et nous fit grimper la côte.
Mon ami restait très calme. J'espérais qu'il en savait plus que moi sur ce qui nous attendait. Je ne savais rien, et j'étais inquiet. Jusqu'à présent il avait été malin, laissant parler les gens, ne leur donnant rien en retour. Mais ce genre d'attitude ne peut vous mener que jusqu'à un certain point… et vous attirer des ennuis cuisants.
Le chemin était long, tortueux, et fortement incliné. La Plymouth haletait, et le débrayage sentait le brûlé. Nous étions très secoués. Le pistolet s'échappa de la ceinture de mon ami. Quand finalement nous stoppâmes devant la maison, il dut soulever le siège et aller le repêcher dans le logement de la batterie. La fille regardait l'arme comme un oiseau regarde le serpent. Mon ami lui fit un clin d'œil, et fit tourner le pistolet par la garde autour de son index, avant de le cacher à nouveau.
La maison était une vieille ruine sans toit. Les épais murs de pierre semblaient éternels, mais il ne restait pas une brindille de bois : pas de cadres de fenêtres, ni de portes, ni d'huisseries. Il y avait un tas de pierres devant l'entrée et, bien que cela semblât un hasard, on y trouvait toujours de quoi poser le pied pour pénétrer dans la maison. La fille entra d'abord, en mordant toujours sa lèvre, et je suivis derrière mon ami. Il se retourna une fois, me gratifia d'un petit haussement d'épaule et d'un sourire, et je me sentis un peu mieux.
Il restait peu de murs debout à l'intérieur. Un vieux téléphone à manivelle pendait à l'un d'eux, et son fil disparaissait dans les gravats qui remplissaient la cave jusqu'au niveau du living-room. Des meubles trempés de pluie, moisis, gisaient sur les décombres ; un fauteuil trop rembourré, un canapé, une commode, et quatre chaises de cuisine. Un fourneau rouillé s'adossait à une paroi.
Un homme parlait au téléphone, et un autre préparait du café sur le fourneau. Il y avait deux autres hommes sur le canapé, et un sur chaque chaise. Et il y avait dans le fauteuil un grand type à la poitrine large, aux sourcils épais et noirs, sans un seul cheveu. Ses yeux s'éclairèrent quand il vit mon ami. Il regarda dans ma direction, et m'oublia aussitôt. C'était mon ami qui l'intéressait.
*
* *
— « Alors tu es tombé dans le panneau, » dit-il à mon ami, ignorant la fille rousse. « Tu t'es laissé ramasser par une caissière de restaurant. Oh ! dites, » mima-t-il en tordant sa bouche pâle, « oh ! ce doit être fascinant de voir tous ces endroits ! Et je connais un endroit très gentil qu'on devrait voir en premier… c'est tout près au bord de la ville et personne n'y va jamais… Ça s'est passé ainsi, pigeon ? »
— « Non, » dit mon ami.
— « Sam… Sam ! » dit nerveusement la rousse.
— « Ton rôle est terminé, Bébé, » fit Sam. « Boucle-la et va aider Jerry pour le café. C'est l'heure de déjeuner. » Il n'éloigna pas ses yeux de mon ami.
— « Sam…»
Il répéta patiemment :
— « Va – aider – Jerry. »
Elle lui lança un regard pâle, terrifié, et alla précautionneusement parmi les éboulis, vers le fourneau.
— « Et l'indigène ? » demanda un des types derrière moi.
Sam me regarda une nouvelle fois.
— « Qu'avons-nous à faire d'un indigène ? »
Aussi me laissèrent-ils tranquille. Mon ami s'assit sur les talons et regarda Sam. Ce dernier lui dit :
— « On t'a attendu très, très longtemps. Tu le sais ? »
— « Pourquoi ? »
Sam grimaça.
— « Pose pas de questions stupides. N'essaie pas de gagner du temps. Si tu avais pu arriver jusqu'au pistolet, tu aurais pu nous tuer tous. Mais tu n'y es pas parvenu… Donc, maintenant la situation est renversée. Fais face comme nous le ferions tous, au lieu de jouer. »
— « Sam ! » s'écria la fille rousse près du poêle.
— « Fais-la taire, Jerry, » dit Sam sans se détourner. J'entendis claquer la main de Jerry. Sam se lécha les lèvres. Il dit à mon ami :
« Tu sais combien de temps on est restés dans cette ville, pigeon, à attendre que tu viennes prendre le pistolet de Bayer ? »
Mon ami l'examina.
— « Vous n'êtes pas d'ici. »
Cela fit sauter comme un fusible chez Sam.
— « Qui dit ça ? » rugit-il. « Les indigènes que nous malmenons, et qui font nos quatre volontés ? Qu'ont-ils à dire ? Soixante-dix ans chacun, et ils sont morts. Ils sont incapables de penser au-delà de leur temps, en chimpanzés qu'ils sont. Ils ne peuvent pas vivre plus que nous, penser mieux que nous, ou nous tuer. Tout ce qu'ils peuvent faire est de se laisser diriger par nous, et ils sont si abrutis qu'ils ne le savent même pas ! Qui, » beugla-t-il, « qui dit que notre place n'est pas ici ? Ce territoire est à nous. Un de ces jours, nous posséderons toute cette planète ; qui pourra nous en empêcher ? »
— « Aussi facilement que ça, hein ? »
— « Espèce de…» (tout son visage se tordit, et il éructa la fin de sa phrase), « flic. »
— « C'est ce que je suis ? »
— « Patrouille Itinérante, » dit Sam. « Justice Galactique. Cela prendrait peut-être cent ans, mais tu viendrais. Nous le savions. Tous le savent. Ça les rend cinglés. » Il sourit à mon ami. « Mais nous avons deviné quelle serait ta ronde. Nous savions que Bayer avait une main abîmée. Nous savions qu'un type viendrait chercher le pistolet. Alors maintenant nous te tenons, sans arme, et quand tu seras éliminé, nous aurons cent ans avant l'arrivée du flic suivant… et nous le prendrons aussi. Tant que nous saurons où se trouve le pistolet. Même désarmé, tu es encore trop rapide contre une poignée d'hommes. Mais lorsque nous tenons l'un de vous comme ça dans un coin… il est mort. Et tu le sais. Transpire, flic… j'aime voir un flic transpirer. »
Mon ami regarda les murs, et les hommes interposés entre nous et les issues possibles.
— « Le pistolet est en ville, hein ? » fit-il. « Pourquoi ne l'avez-vous pas pris ? »
— « Tu as le cerveau un peu brumeux, non ? Si un autre type qu'un flic touche une arme de flic, ça le tue. »
Une autre voiture arriva par le chemin. Je l'entendais, mais je ne voulais pas quitter Sam des yeux.
Sam regarda l'homme qui avait téléphoné :
— « C'était Charlie ? »
— « Ouais. Il a dit qu'il venait tout de suite. »
Sam dit à mon ami :
— « Charlie est en charge de la ville de l'autre côté de la colline. Nous pensons qu'il a le droit de voir mourir un flic. »
J'entendis l'homme grimper le tas de pierres au-dehors, puis il entra. C'était un type noueux, aux cheveux flottants, aux lèvres épaisses, vêtu d'une salopette. Quand il vit mon ami, sa bouche s'arrondit en O, et ses yeux s'écarquillèrent.
— « Ça alors ! » dit-il. « Ce gars-là a travaillé à ma ferme. Du travail ordinaire, tu sais. C'est pour ma façade. Une poutre lui est tombée dessus en construisant une grange, et ça l'a assommé. Je l'ai envoyé à l'hôpital, et il a disparu. Ben ça alors. »
— « Sans blague, » fit Sam, l'air intrigué. « Quel nom t'a-t-il donné ? »
— « Bayer. »
Et en même temps la fille hurla :
— « Sam, il a le pistolet ! »
Et en même temps tous les hommes avaient sorti une serpe ou une hachette et s'avançaient sur mon ami.
*
* *
Cela aurait bien marché, sauf que mon ami s'élança le premier sur les hommes le long des murs. Il était sur pied avant même que Charlie ait commencé à dire « Bayer ». Lorsque Charlie eut dit la deuxième syllabe, mon ami avait empilé les serpes et les hachettes entre Sam et lui. Quand la fille cria au sujet du pistolet, il avait déjà jeté l'arme. Mon ami était un rapide, en vérité. Sam baissa les yeux, et le pistolet reposait sur ses genoux.
Les hommes placés devant les parois regardaient leurs mains ensanglantées. Sam regardait le pistolet. Charlie commença à marmotter des prières. Et la fille avec le gars Jerry, les vêtements trempés de café brûlant, ne bougèrent pas.
— « Tu vois, fiston…» (mon ami se tourna vers moi), « j'étais supposé leur tirer dessus. Et pendant que j'appuyais comme un forcené sur la détente, ils se seraient approchés tous ensemble et auraient tous frappé à la fois. Ils pensaient m'en filer quelques bons coups avant que je ne lâche l'arme, vu que c'est un faux pistolet. »
Il regarda Sam.
« Ça aurait pu réussir. Ils auraient pu m'enlever un bras ou une jambe… me ralentir assez pour pouvoir me couper la tête. » Il hocha la tête : « Ouais. Ça aurait pu marcher. Et tout le reste était aussi bien préparé. Et… la jeune dame est une bonne comédienne. »
— « Elle a gagné le prix des Cinq Soleils il y a deux ans, » dit Sam d'une voix lente. Il jeta le pistolet sur le tas de lames. « Je choisis mes collaborateurs très soigneusement. Tu reconnais que mon plan était bon. »
— « Pas mal conçu, Sam, » fit mon ami. « Mais tu as passé trop de temps à m'expliquer ce que je suis. Tu m'as appris que j'étais un flic ; tu m'as tout dit au sujet du pistolet. Pour quelle raison ? J'étais censé savoir tout ça, non ? »
— « Comment ? Avec ton amnésie…»
— « Ouais, » » dit mon ami, « mais toi, tu étais censé l'ignorer, souviens-toi. » Mon ami soupira. « Tu as dû passer bien du temps à imaginer comment on peut tuer un flic. Comment le ralentir… Comment le faire arrêter pour réfléchir alors qu'il devrait agir – et comment le faire agir dans un mauvais sens quand il se décide. Tu as dû chercher longtemps pour trouver à quoi je réagirais, n'ayant aucun souvenir à mon propre sujet – ne sachant ni d'où je venais ni où j'allais. Mais tu n'as pas passé tout ce temps ici… d'où êtes-vous, tous – de la ville de l'autre côté de la colline ? »
— « On a failli t'avoir, là-bas. »
Mon ami palpa son crâne.
— « Ouais. Vous auriez pu. Mais je suis rapide. »
— « Tu as filé. Mais on a tout de même failli t'avoir. Et… ici aussi. »
— « Failli, » dit calmement mon ami. « Oui. Ce n'était pas mal fait, je le reconnais. C'était bien pensé, Sam – particulièrement l'épisode Bayer. » Il regarda Sam avec une réelle amitié. « Tu y as pensé, » dit-il doucement. « Tu as compris. Tu m'as fait le coup Bayer pour que tout d'un coup je pense que peut-être j'ai un père, et cela devait m'arrêter un instant, mais c'était trop évident. Et parce que tu as fait ça, maintenant je suis sûr de n'en avoir jamais eu. » Pendant un instant, le visage de mon ami eut l'air égaré.
Puis il alla à l'auto de Charlie et ramena Mr. Bayer. La main de Mr. Bayer était en parfaite condition à présent. L'un des gars de Sam avait eu le temps de faire un pas vers les couperets ; il recula.
— « Que vas-tu faire maintenant ? » demanda Sam.
Mon ami les regarda tous, à la ronde.
— « Vous tuer, » dit-il, et je vis l'expression de sa figure. Cela les atteignit tous, et un par un ils s'écroulèrent, les mains sur les yeux.
*
* *
Quand ce fut terminé, Sam et les autres se remirent lentement debout. Ils tremblaient. Sam dit « Merci, » en se frottant et en secouant la tête. « Je ne comprends pas ce qui nous avait pris. »
La fille rousse hocha la tête.
— « Cela – cela semble se faire tout naturellement. On commence par penser que ces gens sont inoffensifs… et qu'il serait facile de… de se lier avec eux. Puis on décide que ça ne fera aucun mal de venir ici en excursion… rien que pour voir. Alors on essaie, une fois – on persuade l'un d'eux de faire quelque chose pour nous… et puis – et puis…» Elle se mit à pleurer. « Mais comment ai-je pu ? »
— « Je n'en sais rien, mademoiselle, » dit mon ami. « Rentrez. Il doit y avoir une famille, quelqu'un, pour s'occuper de vous, à qui vous manquez ? »
— « Il y en a, » dit Mr. Bayer. « Nous rentrons. »
— « As-tu un moyen de retourner à l'endroit d'où nous venons tous ? » demanda mon ami à Sam.
Sam fit oui de la tête. Il regarda mon ami avec curiosité.
— « Tu ne te rappelles toujours pas, hein ? Tu ne connais pas le Voyage Sidéral ou le Conseil Galactique et tout ça…»
Mon ami secoua la tête.
— « Non. Mais cela n'a aucune importance. Regarde ce qui est arrivé ici. De toute façon, je continue à faire mon boulot. Je n'ai pas à savoir pourquoi c'est ainsi. C'est dans mon sang. »
— « Je leur dirai que tu es blessé. »
Mon ami sourit légèrement.
— « Ils se contenteront de le noter. Je suis vivant, donc je leur sers à quelque chose, c'est tout ce qu'ils veulent ». Il marcha vers la porte, « Viens, fiston, » dit-il.
Il s'arrêta et leva la main vers les autres. « Eh bien, adieu – bonne chance. »
— « Merci encore, inspecteur. Adieu. »
*
* *
Nous descendîmes à pied jusqu'à la grand-route.
— « Écoute, » dis-je au bout d'un moment, « je n'en parlerai à personne. Tu le sais. Mais si ça ne te fait rien, je ne te suivrai pas après le prochain carrefour. J'irai simplement dans une autre direction. »
Il hocha la tête, et il était redevenu ce qu'il était auparavant : rien de remarquable… fatigué, tanné, marchant sans trêve.
— « Aucune importance, fiston. Fais ce que tu veux. Dis aux gens tout ce que tu veux. Peu importe ce que font les gens. Certaines choses se font quand même, quoi qu'on fasse pour les éviter ou les empêcher. »
Il posa la main sur mon épaule.
» Ce sera peut-être moi qui bifurquerai à la prochaine ville. Je suivrai mon chemin. Ils sauront à quel nouvel endroit je dois me rendre. Souviens-toi seulement de ceci : où que tu ailles, je suis avec toi – ou quelqu'un comme moi est avec toi. Il y a de la justice en ce monde, et de la justice partout ailleurs. »
Sa voix s'adoucit.
» Seulement… Sam était le seul. Le seul qui ait pensé à ce que devait être ma vie. Même avec ce trou dans mon crâne. J'ai un cerveau. Un bon cerveau. Je réfléchis à ces choses, j'ajoute deux et deux, et je sais ce que je suis. Je sais que mon rôle… c'est d'aller de ville en ville, d'une route à une autre. Ne venant de nulle part et n'allant nulle part. Pas de gens, pas de famille, pas de passé.
» J'aime bien Sam. À part lui peut-être, personne ne réalise. Ni toi, Ni cette fille. Ni même les créatures intelligentes, bonnes, qui te protègent et qui m'ont fabriqué. »
(Traduit par P. J. Izabelle)