L'état d'urgence - POUL ANDERSON
L'état d'urgence - POUL ANDERSON
Dans le courant d'idées actuel, malheureusement, la science-fiction est « moralement contrainte » de décrire des guerres futures. Cela la fait quelquefois accuser de militarisme, et quelques-uns de nos lecteurs se souviennent probablement d'une discussion virulente que nous avons eue jadis à ce sujet avec une revue d'extrême-gauche. Mais nous ne pensons pas que les pacifistes les plus ardents puissent trouver quelque chose à reprocher à cette nouvelle, amère mais édifiante, de Poul Anderson.
Ils étaient quatre. N'importe lequel d'entre eux eût pu me briser les reins de ses mains nues, mais les S travaillaient habituellement par équipes de quatre, et venaient vers quatre heures du matin. De la sorte, ils étaient moins gênés par les gens. De jour, les gens s'attroupaient pour regarder un S défoncer à coups de pied les côtes de quelqu'un, et risquaient de gêner ; mais durant l'obscurité silencieuse qui précédait l'aube, le bruit des bottes les incitait seulement à remercier Hare de ne pas recevoir de tels invités.
En tant que Professeur à l'Université, j'avais droit à une pièce unique entièrement réservée à ma famille. Après que les garçons eurent grandi et que Sarah fut morte, cela avait signifié pour moi : vivre seul dans une cellule carrée de deux mètres cinquante de côté. J'étais en conséquence impopulaire pour tout le monde dans l'immeuble, je crois ; mais mon métier étant de penser, il me fallait de la solitude.
— « Lewisohn ? » Ce fut un mot éructé, pas réellement une question, en provenance de la pénombre derrière le faisceau lumineux dirigé sur mes yeux.
Je ne pus répondre… ma langue était un bloc de bois entre mes mâchoires crispées.
— « C'est lui, » grogna une autre voix, « Où est ce foutu bouton ? » Il le trouva, et la lumière jaillit du plafond.
Je titubai hors du lit.
— « Remuez-vous un peu, vous autres, » dit le Caporal. Il prit sur l'étagère le buste de Nefertiti, une des trois choses que j'aimais, et le jeta à mes pieds. Un des morceaux m'écorcha.
La deuxième chose que j'aimais, le portrait de Sarah, eut droit à un canon de pistolet qui le défonça. L'un des hommes en vert s'avançait vers la troisième, mon étagère de livres, mais le caporal l'arrêta. « Laisse tomber, Joe, » dit-il. « Tu sais pas que les livres vont à Bloomington ? »
— « Non. Vrai ? »
— « Ouais. Paraît que le C-en-C les collectionne. »
D'étonnement, Joe plissa son front étroit. Dans un coin reculé de mon esprit, je pouvais suivre ses pensées. Les « crânes chauves »5 sont tous suspects ; le C-en-C est insoupçonnable ; donc le C-en-C ne peut être un crâne-chauve. Mais les crânes-chauves lisent des livres…
En fait, Hare était un homme complexe. Je l'avais vaguement connu, de nombreuses années auparavant, alors qu'il n'était qu'un jeune officier ambitieux. Il avait un esprit inquisiteur, ouvert à tout, et c'était un violoncelliste amateur fort doué. Il n'était pas hostile à l'instruction – il avait beaucoup de penseurs dans son propre état-major – mais il n'avait aucune confiance dans l'esprit qui allait trop loin. Sa phrase : « Ce n'est pas le moment de questionner, c'est le moment de construire, » était devenue un slogan national.
— « Mets tes frusques, gars, » me dit le caporal, « Et prends ta brosse à dents – tu seras absent un bout de temps. »
— « Heh, il n'aura pas besoin de brosse à dents, » dit un autre S. « Demain, plus de dents… Pigé ? » Il rit.
— « La ferme. Arnold-Lewisohn, vous êtes soupçonné d'avoir violé le paragraphe 10 de la Loi de Reconstruction d'Urgence. En conséquence nous vous arrêtons. » C'était le paragraphe-piège, celui qui avait rendu caduques la plupart des autres lois.
Au moins ils ne me battront pas ici, pensai-je, en souhaitant que ma pauvre carcasse tremblât un peu moins. Au moins ils attendront qu'on soit au poste. Et ça peut prendre une demi-heure pour y arriver et m'inscrire et commencer à me battre.
Ou peut-être même plus longtemps. D'après les rumeurs, les S interrogeaient le suspect sous narco. S'il ne se mettait pas à table, ils concluaient qu'il devait avoir été conditionné, et le refilaient aux spécialistes du troisième degré. Mais je ne révélerais rien, car je ne savais rien ; donc…
— « Mes fils… ils…» Ma langue s'empêtrait dans ma bouche, « Ils n'ont rien à voir avec… Pourrais-je…»
— « Pas de lettres. Magne-toi ! »
Je me faufilai à l'aveuglette dans mes vêtements. La rue au bas de la fenêtre était très noire et très calme. Un autoplane chuinta sur la chaussée. Je me demandai où il allait et dans quel but.
— « Allons-y. » Le S le plus proche m'aida à avancer avec un coup de pied.
Nous descendîmes l'escalier croulant et arrivâmes sur le trottoir. Une voiture attendait, avec le sigle « Croix-et-Éclair » du corps de Sécurité nationale lumineux sur le flanc noir.
L'autoplane revint à cet instant et s'arrêta rapidement. Avec des yeux hébétés, je vis sur sa paroi l'emblème de la police. Un homme en sortit.
— « Qu'est-ce que vous voulez ? » jappa le caporal.
Alors le gaz nous atteignit.
Je conservai une bribe de conscience. Comme de très loin, je me vis tomber sur la chaussée. Un des S réussit à sortir son revolver et à tirer avant de s'effondrer, mais le coup se perdit.
Un grand type se pencha sur moi. Sous le chapeau à larges bords, son visage était inhumain à cause du masque à gaz. Il me prit par les bras et me traîna jusqu'à l'appareil. Il y avait deux autres hommes avec lui.
Nous nous élançâmes le long de la rue pour décoller, et nous retrouvâmes ronronnant dans le ciel. L'étendue illuminée de la ville de Des Moines disparut derrière nous et nous fûmes seuls sous les étoiles amies.
Il fallut un moment pour me réveiller, et me remettre de la faiblesse post-anesthésique. L'un des hommes me tendit une bouteille. C'était du rhum pur, et cela me fit grand bien.
Le grand type assis à l'avant se retourna.
— « Vous êtes bien le Professeur Lewisohn, n'est-ce pas ? » demanda-t-il d'un air inquiet. « Section de Cybernétique, Université Néo-Américaine ? »
— « Oui, » murmurai-je.
— « Bon. » Il soupira de soulagement. « J'avais peur de sauver un autre type. Vous comprenez, ce n'est pas que nous ne voudrions pas sauver tout le monde, mais c'est de vous seulement que nous avons besoin au Repaire. Notre réseau de renseignements n'est pas parfait… on nous avait dit que vous seriez arrêté cette nuit, mais parfois nos informateurs se trompent. »
Stupidement, je demandai :
— « Pourquoi cette nuit ? Vous avez failli ne pas réussir. Pourquoi pas plus tôt ? »
— « Pensez-vous que vous seriez venu… pensez-vous que vous auriez cru des ennemis publics comme nous, étant donné que vous devez considérer la sécurité de vos trois fils ? » répliqua-t-il d'une voix neutre. « Maintenant vous êtes obligé de vous joindre à nous. Le Comité avertira vos enfants et les aidera à disparaître, mais nous ne pourrons les cacher indéfiniment ; les S les trouveront tôt ou tard. Aussi votre seule chance de les sauver, ainsi que vous-même, est d'aider à organiser une révolution d'ici un mois. »
— « Moi ? » couinai-je.
— « Achtmann veut un cybernéticien. Vous verrez. »
— « Hé, Bill. » Il y avait une pointe d'accent de l'Ouest dans la voix à ma gauche. « Je me demandais… pourquoi t'as utilisé le gaz ? J'aurais pu descendre ces quatre types en quatre secondes. »
Le grand qui était aux commandes gloussa.
— « Dans des cas comme celui-là, je préfère le gaz, » dit-il. « Ces S sont déjà des hommes morts : ils se sont laissé enlever leur prisonnier. Mais ils mettront plus longtemps à mourir. »
*
* *
Le Repaire, c'était… Virginia City, dans le Nevada. Je me souvenais du temps où c'était un florissant piège à touristes, mais à cette nouvelle époque de rareté et de restrictions, où seuls les officiels importants possédaient une auto, c'était une ville fantôme. Quelques « squatters » barbus, à demi fous y étaient restés, ignorés par la police parce qu'inoffensifs.
Seulement… une fois que ces silhouettes confuses entraient dans les salles souterraines et se joignaient aux quelques centaines de personnes qui ne voyaient jamais le soleil, leurs dos se redressaient, leurs voix s'affermissaient, et ils devenaient le Comité pour la Restauration de la Liberté.
Il me fallut quelques jours pour m'adapter aux circonstances. Comme la plupart des gens, j'avais cru que le Comité se composait de quelques fanatiques dispersés, et comme certains, j'avais souvent souhaité qu'il fût plus important. Et il s'avéra être plus important, beaucoup plus.
— « Au début, nous n'étions qu'une poignée, » me dit Achtmann. « Je ne devrais pas dire « nous », car je n'avais que treize ans à l'époque, mais mon père était l'un des fondateurs. Cela s'est étendu depuis lors, croyez-moi, cela s'est étendu. Il y a presque dix millions de gens voués à notre cause, attendant le mot d'ordre. Nous estimons que dix autres millions se joindront au mouvement lorsque nous nous soulèverons, quoique évidemment, sans organisation ni entraînement, ils ne peuvent guère offrir qu'un soutien moral. »
C'était un jeune homme assez petit, mais souple comme un chat. Ses yeux étaient des flammes bleues sous son opulente chevelure blonde. Il n'était jamais en repos, et fumait à la chaîne depuis son lever avant l'aube jusqu'à son coucher parfois après minuit.
Seuls le C-en-C et quelques autres pouvaient avoir autant de cigarettes. Achtmann consumait en un jour la ration d'un mois. Mais le réseau entier se cotisait pour le ravitailler. Je contribuai à mon tour avec joie, après la première entrevue.
Parce qu'Achtmann était le dernier espoir des hommes libres.
— « Dix millions de personnes ? » Cela me parut une multitude impossible à cacher. « Mais Seigneur, comment…»
— « Nos agents sondent divers sujets possibles… oh ! avec précautions, » expliqua-t-il. « Les plus propices subissent finalement une narco, et leur profil pycho est établi. S'ils conviennent, nous les prenons avec nous. S'ils ne conviennent pas…» Il grimaça. « Tant pis pour eux. Mais nous ne pouvons risquer qu'un innocent stupide aille révéler toute l'affaire. »
Cela ne me plut guère. Je me demandai si Kintyre, le grand type qui avait dirigé mon sauvetage et qui adorait les chats et les enfants, si Kintyre avait déjà logé une balle dans le crâne d'un homme bien intentionné mais ne faisant pas l'affaire. Pour n'y plus penser, je poursuivis par des questions d'ordre pratique.
— « Mais le filet des S doit prendre de temps à autre quelques-uns de… de nos gens, » objectai-je. « Ils doivent trouver…»
— « Ils trouvent. Ils ont une très bonne estimation de notre nombre, de notre système général. Et après ? Notre organisation est divisée en cellules ; personne dans nos rangs ne connaît plus de quatre autres membres.
» Il y a des contresignes secrets, changés à de courts intervalles réguliers… nous avons appris, je vous assure. En quinze ans, au prix de nombreuses vies, de nombreux échecs, nous avons appris. »
Alors, tout à coup, le chiffre de dix millions me parut ridiculement petit. En effet, rien que dans les forces armées et les réserves, ils étaient quarante millions, sans compter deux millions de S et… Achtmann sourit lorsque je fis cette objection.
— « Il nous suffit de saisir Bloomington, d'éliminer Hare et suffisamment de S, et on aura gagné. La masse du peuple est passive, elle sera trop effrayée pour agir dans un sens ou dans l'autre. Les forces armées… eh bien, une partie résistera, mais vous seriez surpris d'apprendre combien d'officiers sont membres du Comité. Et dans le corps des S lui-même… Où pensiez-vous que nous trouvions toutes nos informations ? » Son doigt me frappait ; il parlait avec sa hâte fiévreuse habituelle. « Écoutez, cela fait maintenant un bon bout de temps, depuis la Deuxième Guerre Mondiale, que la médiocrité progresse. La Troisième Guerre Mondiale et la dictature Hare ont simplement donné à la médiocrité un fusil et une matraque pour se renforcer.
» Est-ce que cela ne hérisse pas tous les hommes sains d'esprit du monde ? Cela ne vous démangeait pas ? Ainsi les gens intelligents, exigeants, ont tendance à participer à notre cause – nous en réintroduisons certains en douce dans le camp de l'ennemi et, à cause de leurs capacités, ils obtiennent rapidement un grade élevé dans les rangs opposés ! »
Il écrasa sa cigarette et se mit à marcher dans le bureau poussiéreux, parsemé de papiers. « Je l'admets, dix millions d'hommes faiblement organisés, sans la moindre bombe H, ne peuvent détruire un empire vaste comme la planète, dans l'état actuel des choses. Mais voyez-vous, Lewisohn, nous n'allons pas simplement pointer des mitraillettes contre des tanks. Nous allons être équipés d'une arme qui rendra caducs les tanks et les bombes ! Et c'est là que vous intervenez. »
*
* *
Hare n'était pas un suppôt de l'enfer. C'était un homme fort, intelligent, pas désagréable, qui fit énormément de bien. C'est grâce à lui que les côtes Est et Ouest sont à nouveau habitées. Même malgré que la radio-activité ait disparu, les gens avaient peur de revenir. Il les força à revenir, mit des charrues dans leurs mains, des vers dans leur terreau, et récupéra un quart du continent.
Je pense, maintenant, que Hare ou quelqu'un de semblable était inévitable. Après la Troisième Guerre Mondiale, si l'on peut appeler guerre quelques jours de boucherie nucléaire suivis de quelques années de famine et de chaos, cette force mondiale qu'on nomme la sécurité avait attendu qu'une première nation redevînt civilisée. Hare, alors obscur général de brigade, avait utilisé comme point de départ son commandement chancelant. Les gens vinrent à lui parce qu'il offrait le vivre et l'espoir. D'autres seigneurs de la guerre offraient la même chose, mais il les battit à plate couture.
Hare battit aussi la Chine et l'Égypte lorsqu'elles aspirèrent à leur tour à la suprématie, et fit de la terre entière le Protectorat.
Oui, il était dictateur. Mais il n'y avait pas d'autre solution. Moi-même je l'avais admis, j'avais même combattu dans son armée vingt ans auparavant. Il nous fallait un Cincinnatus – à l'époque…
« Pour la durée de l'état d'urgence, » disait l'Acte du Congrès. Il y avait à Bloomington un Congrès soigneusement trié, une petite ombre de Président peureux, et une Cour Suprême à l'emporte-pièce. D'après la loi, Hare n'était que Commandant-en-Chef du corps national de Sécurité, un bras exécutif du Ministère de la Défense et de la Justice. Son supérieur nominal était désigné par le Président et ratifié par le Sénat. Hare s'était retiré de l'Armée pour « soutenir le contrôle civil du gouvernement ».
Cependant, le C-en-C possédait des pouvoirs extraordinaires pour la durée de l'état d'urgence. Et quand nous eûmes beaucoup reconstruit, et que le monde – bien qu'agité et mécontent – fut fermement gardé, on eût pu penser que l'état d'urgence était révolu.
Seulement… il y avait eu la vaste épidémie de typhus mutant, et l'année suivante un soulèvement en Indonésie, et l'année suivante l'Autorité de la vallée du Colorado avait eu besoin de cinq millions de travailleurs, et l'année d'après il y avait eu la grande peur des « subversifs », et cela avait continué de la sorte pendant vingt ans.
Cincinnatus n'était jamais retourné à sa charrue.
Je ne connaissais pas en détail l'organisation du Comité. Je n'y tenais pas, je n'y étais pas autorisé, et je n'en avais guère le temps. Disons simplement que ce fut un des complots les mieux combinés que l'Histoire ait connus.
N'ayant pas encore atteint trente ans, Achtmann était la révolution. Évidemment, il ne s'occupait pas de tous les détails – il avait des états-majors pour les aspects militaire, économique et politique. Mais il gardait la mainmise sur tout, le flux de mémos sur son bureau était incroyable, et c'est à lui que nous nous adressions tous en cas de besoin.
Cela s'était fait tout simplement. Le père d'Achtmann avait été le génie directeur des premiers jours, et le fils avait grandi aux côtés du père. Lorsque, un matin, on trouva le vieil homme mort dans son bureau, ce fut tout naturellement qu'on s'adressa au jeune homme pour les conseils – personne ne connaissait mieux que lui les ramifications – et tout à coup, deux ans plus tard, le Conseil de Direction réalisa qu'il n'avait pas encore élu de nouveau président et nomma à l'unanimité l'enfant prodige.
La création de l'écran de force était due à Achtmann. Son insatiable appétit de lecture lui fit découvrir un article obscur dans une revue de physique, publié avant le début de la guerre ; cet article concernait un effet anormal observé lorsqu'un champ électrique d'un haut voltage déterminé était envoyé par pulsations dans un certain complexe de hautes fréquences. Achtmann convoqua un de ses physiciens, lui demanda quel équipement serait nécessaire, et fit voler cet équipement pièce à pièce pour l'amener en fraude au Repaire. Après deux années de travail, la possibilité d'un écran de force parut évidente. Les cinq années qui suivirent furent consacrées à la mise au point des détails techniques. Un an après, un générateur d'écran fut essayé avec succès. Maintenant, après deux ans, les pièces étaient prêtes à être assemblées.
Nous n'avions pas la possibilité de fabriquer toutes les pièces de façon identique. En conséquence chaque unité devait être réglée séparément ; c'était une opération délicate exigeant le branchement d'un computeur ultra-rapide sur le circuit du générateur. Moi, j'étais là pour m'occuper du computeur.
Pendant les trois semaines suivantes, j'oubliai presque de dormir. Je travaillais pour la liberté, pour mes fils terrés quelque part, et pour honorer la mémoire du vieux Professeur Biancini. Les S avaient trouvé nécessaire d'accrocher Biancini à un réverbère – mais l'avoir arrosé d'essence et enflammé, c'était un geste d'enthousiasme purement inutile…
*
* *
Au-delà de son bureau, Achtmann me regardait. Son large visage carré était très blanc, car il était l'un de ceux qui n'osaient jamais monter à la surface.
— « Café ? » demanda-t-il. « C'est surtout de la chicorée, mais au moins c'est chaud. »
— « Merci, » dis-je.
— « Ainsi vous avez vraiment fini. » Sa main tremblait un peu tandis qu'il versait. « Cela paraît difficile à croire. »
— « La dernière unité a été assemblée et testée il y a une heure, » dis-je. « Les camions sont déjà en route. »
— « Le jour J. » Ses yeux étaient vides, fixés sur la pendule murale. « Alors… dans quarante-huit heures. »
Soudain il mit son visage dans ses mains. « Qu'est-ce que je vais faire ? » murmura-t-il. De surprise, je clignai les yeux.
— « Mais… mener la révolution… non ? » dis-je après un long silence.
— « Oh ! oui. Oui. Mais après ? » Frissonnant, il se pencha vers moi. « Je vous aime bien, Professeur. Vous êtes très semblable à mon père, le saviez-vous ? Seulement… plus aimable. Mon père n'était rien d'autre que la Révolution, la grande cause sainte. Pouvez-vous imaginer ce que c'est que grandir près d'un homme qui n'était pas un homme, mais une volonté immatérielle ? Pouvez-vous imaginer ce que c'est que de ne jamais déposer le fardeau pour boire un pot avec les amis, pour embrasser une fille, aller au concert, gouverner un petit voilier sur l'eau bleue ? J'avais dix-sept ans, lorsqu'un jeune couple en promenade s'aventura dans Virginia City et en vit trop – je les fis exécuter… moi, à l'âge de dix-sept ans. » Son visage retomba dans ses mains. « Un tas de braves gens vont mourir dans la semaine qui va s'écouler… pas seulement de notre côté. Mon Dieu, croyez-vous qu'après avoir ordonné cela, je pourrai me retirer pour… pour… Que suis-je capable de devenir ? »
On n'entendit plus que sa lourde respiration.
« Sortez, » dit-il finalement sans me regarder. « Allez chez le général Thomas, bureau de Logistique. On aura besoin de vous. On aura besoin de nous tous. »
*
* *
En civil – par trains, cars, avions, camions, venue du continent entier, de lieux éparpillés sur toute la planète – notre armée s'avança sur Bloomington. Le déplacement ne fut pas détecté dans l'habituelle analyse du trafic, parce qu'une révolution soigneusement préparée avait éclaté à Mexico. C'était une révolte condamnée au départ, perdue d'avance, une diversion au cours de laquelle les peones en haillons affrontèrent les lance-flammes, mais telles sont les nécessités de la guerre.
En des points variés, bourgades, fermes, champs en friche, nos unités se formèrent et s'avancèrent vers le Capitole.
Je ne suis pas tacticien et, à l'heure où j'écris, je ne connais toujours pas les détails de l'opération. Mon département était seulement les écrans de force. Chaque unité était groupée autour d'un camion lourd porteur d'une micropile actionnant un générateur d'écran. Au-dessus de nous passait notre aviation, ridicules petits réacteurs et appareils boiteux récupérés à la ferraille… mais dans chaque escadrille, un des avions portait un générateur.
L'écran, une fois créé, n'est visible que par la légère lueur de l'ionisation, comme un hémisphère de quatre cents mètres de rayon. Il laisse passer la matière solide sans effet notable. Mais c'est une force du même ordre qui relie les noyaux atomiques. Et elle interdit les vitesses dépassant environ un mètre par seconde. Une particule qui se déplace plus rapidement et rencontre le champ de force est arrêtée net, et son énergie de mouvement est transformée en chaleur.
Aussi les balles, les shrapnells fondent et tombent à terre. La détonation d'une bombe, nucléaire ou chimique, implique des molécules ou électrons à grande vitesse dans le dispositif détonant ; c'est pourquoi une bombe n'explose pas à l'intérieur du champ. La poussière radio-active et les gaz se désintègrent comme à l'habitude, mais les fragments énergétiques, qui normalement tueraient un homme, deviennent des ions inoffensifs. Les toxines chimiques restent agissantes, mais on s'en préserve facilement.
Nous avions des mitrailleuses et de l'artillerie légère, couplées électroniquement avec les générateurs de champ. Au moment de la mise à feu, les écrans disparaissaient pendant les quelques millisecondes nécessaires pour faire passer une giclée destinée à l'ennemi.
Le corps S avait des véhicules blindés. Ils se dandinaient, énormes et menaçants, jusqu'à l'intérieur du champ ; là leurs moteurs s'arrêtaient, leurs armes ne tiraient plus. Nos troupes posaient une mine magnétique sur le tank, et continuaient à avancer. Dès que la progression éloignait l'écran du véhicule bloqué, la mine explosait.
Les écrans étaient soigneusement hétérodynés ; ils n'affectaient nullement les moteurs de notre armée, ni les divers contrôles cybernétiques. Pourtant, nous avions des méthodes de communication plutôt primitives, car les téléphones de campagne et la radio étaient annihilés.
Détruisant sans être détruits, nous frayâmes notre chemin jusqu'à Bloomington. Un millier d'avions fut lancé, et se brisa contre notre petite force aérienne impavide. Nous commandions la terre et le ciel, et ne pouvions être arrêtés.
Mais c'était une lente et brutale manière d'avancer. Les S et quelques éléments de l'armée nous bloquaient par leur simple masse. Nous les bousculions et des hommes avec leurs baïonnettes se relevaient à l'intérieur de nos propres écrans, et nous les écrasions avec nos chars. Une petite bombe atomique explosa à côté de notre écran d'avant-garde. Les gaz et les ions ne le traversèrent pas, mais la lumière éblouissante aveugla quelques hommes, les infrarouges rôtirent quelques autres, la radiation gamma condamna certains à une mort lente.
La bombe supprima aussi quelques quartiers résidentiels, car à ce moment nous avions pénétré dans la ville. Ensuite l'ennemi dut s'occuper de la panique populaire.
Partout ailleurs dans la nation, les stations de TV étaient prises d'assaut et l'enregistrement filmé d'Achtmann était transmis sans arrêt. Il n'était pas bon orateur, mais cela soulignait encore plus la sincérité de ce qu'il disait au monde entier : il était venu délivrer les hommes de l'esclavage.
Je circulais en jeep avec Kintyre – division de l'Entretien – car les chocs et accidents inévitables tendaient à dérégler nos générateurs. Il faisait extrêmement froid à l'intérieur du champ, qui éliminait toutes les molécules d'air chaud. Après quoi on pouvait constater notre passage à l'herbe et aux arbres dépouillés, ceci en plein été. Courant d'unité en unité, parmi les maisons éventrées et les cadavres déchirés, j'allais d'hiver en été et vice versa, et il était curieux que nous, avec notre renouveau d'espoir, dussions apporter cette froidure.
*
* *
Nous nous heurtâmes au Capitole vers le crépuscule. Il brûlait. Une sentinelle nous laissa passer, et nous entrâmes sur les pelouses. Nos pneus mordaient dans l'herbe et les plates-bandes écrasées. Le camion-écran familier était parqué dans l'arrière-cour, silhouette énorme devant le brasier et ses flammes rugissantes.
— « L'écran vient de nous lâcher, » dit l'homme au brassard de colonel sur sa salopette noircie. « Nous voulons éteindre ce sacré feu – c'est que tous les documents sont là, peut-être même Hare en personne. L'écran éteindrait l'incendie, mais nous n'obtenons rien du générateur. »
Je demandai une lanterne et entrai dans le fourgon. Lorsque je branchai mon vérificateur, le problème s'avéra clair, la connexion soudée du tube 36 s'était brisée.
— « Facile à réparer, » grommelai-je dans ma fatigue. « Mais je commence à en avoir assez. Toute la journée ce n'a été que tube 36 par-ci, tube 36 par-là. »
— « C'est un des ennuis auxquels nous pourrons remédier par la suite, » dit Kintyre.
— « Par la suite ? » Je commençai à dévisser la plaque maîtresse. « Faudra-t-il qu'il y ait une suite ? Je pensais…»
— « Des tas de nids de résistance, dans le monde entier, » dit Kintyre. « Vous en savez peut-être plus que moi, Colonel, mais je crois que nous aurons un tas de stupides petites forteresses S à abattre. »
— « Oh ! oui. » L'officier détourna les yeux du brasier. « On vient d'annoncer qu'une division blindée est en route. Elle arrivera avant le lever du soleil, et nous devrons être prêts à la recevoir. »
— « En tout cas, nous paraissons tenir la ville, » grogna Kintyre. « Ce qui en reste. »
— « Oui, je suppose. Sale boulot. Je n'aurais pas pensé que ce serait aussi moche. Mais je ne suis qu'un contrôleur général dans une conserverie. Drôle d'histoire, hein, de prendre un contrôleur de conserverie, de lui enfiler un brassard et de l'appeler Colonel ! »
J'ôtai la plaque, réunis les fils détachés, et demandai mon fer à souder. Un homme me le tendit. Il avait un fusil dans l'autre main, et une souillure sanglante au visage.
— « Je me demande si le père Hare s'est échappé, » dit Kintyre.
— « J'en doute, » fit le colonel. « Ici, aucun de leurs avions n'a pu quitter le sol. Il doit être en train de rôtir ici. Il avait un appartement personnel au Capitole, vous savez. » Il se mit debout et chercha une cigarette. « Bon sang, » dit-il, « nous avons le cuisinier le plus infect de l'Histoire. J'ai commandé du café il y a une demi-heure. »
Je fis démarrer le générateur. La température s'abaissa vers la congélation, et les flammes s'éteignirent comme si un géant les étouffait. Sous le rayon des phares, les hommes s'avancèrent pour fouiller les ruines.
— « Nous devrions repartir, » me dit Kintyre.
— « Attendons un instant, » demandai-je. « J'aimerais savoir ce qu'est devenu Hare. Il a assassiné bon nombre de mes amis. »
Le corps était dans l'appartement de l'aile ouest. Il n'était pas suffisamment brûlé pour être méconnaissable. Il avait abattu sa femme pour lui épargner le feu. Mais lui-même l'avait affronté.
Le colonel détourna la tête, l'air malade.
— « J'aimerais que ce café arrive vite, » dit-il. « Bon ; sergent, prenez un peloton et mettez cette chose devant le portail. »
— « Quoi ? » demandai-je.
— « Ordre d'Achtmann. Il dit qu'il ne veut pas voir se créer une légende selon laquelle Hare ne serait finalement pas mort. »
— « C'est horrible, » dis-je.
— « Oui, » fit le colonel. « Mais c'est un cas d'urgence, vous savez, et nous aurons tous à faire une quantité de choses que nous n'aimerons pas, pendant une certaine période. Sergent… non, il est occupé… vous là, caporal, allez voir ce qu'est devenu ce foutu café. »
*
* *
Je revis mes fils un par un, lorsqu'ils sortirent de leurs caches en réponse aux appels radiodiffusés. J'en aurais embrassé les pieds d'Achtmann.
Puis je retournai à l'Université. Je repris ma vieille chambre, mais tant de logements avaient été détruits par la révolution que je dus la partager avec quelqu'un d'autre.
Le Président avait été tué à Bloomington par une bombe égarée… pauvre petit bonhomme, personne ne le haïssait. Le Vice-Président et les membres du Cabinet avaient été à la solde de Hare. Aussi Achtmann nomma-t-il un nouveau pouvoir exécutif. Quant à lui, il refusa tout poste et passa environ un mois à travers le pays, recevant tous les honneurs possibles ; ensuite il revint à la capitale. Une élection devait avoir lieu l'an suivant lorsque les esprits seraient calmés.
Dans l'intervalle, évidemment, il fut nécessaire d'écraser toutes les bandes de S qui restaient, et la nouvelle police fédérale dut recevoir des pouvoirs spéciaux pour pouvoir dépister tous les Haristes cachés dans le peuple. Quelques éléments de l'Armée tentèrent une contre-révolution et durent être annihilés. Une récolte perdue en Chine exigea la réquisition d'une grosse quantité de riz en Birmanie, ce qui déclencha une petite mais sanglante guerre contre les nationalistes birmans.
Cela me blessait de penser à tout ça. J'avais espéré que nous aurions quitté le triste chemin de l'empire, et rendu sa liberté au reste du monde. Un nouveau parti, le Libertiste, était en formation ; son but principal était l'abolition du Protectorat. Je contribuai à son organisation locale. Nos adversaires étaient les Fédérationnistes, plus conservateurs. Le gouvernement de Bloomington était non-partisan, simple comité directeur pour la durée de l'état d'urgence uniquement ; mais bien sûr, il ne pouvait rester inactif, et devait prendre une action positive dans chaque cas d'urgence. Et nous avions une urgence nouvelle chaque jour, semblait-il.
En décembre, l'A. A. A. S. organisa une réunion à Bloomington et j'y allai, principalement pour ne plus voir le compagnon de chambre qu'on m'avait assigné. Nous ne nous aimions guère mutuellement.
*
* *
Je quittai les casernes et m'aventurai dans la boue des rues enneigées. Quelques décorations de Noël éparses avaient été posées, mais il n'y avait pas de véritable campagne de vente de Noël – à vrai dire il n'y avait pas de marchandises. Cependant, la veille avait eu lieu une brillante parade militaire.
Engoncé dans mon manteau, je marchais sous un lourd ciel plombé. Il y avait peu de passants, et aucun ne paraissait joyeux. Après tout, c'était compréhensible, car la moitié de la ville était encore composée de débris calcinés. Mais je regrettais l'Armée du Salut et ses chants de Noël. Hare les avait supprimés de nombreuses années auparavant, sous prétexte que la charité privée était inefficace, et le nouveau gouvernement n'avait apparemment pas eu le temps d'annuler son édit. Les soldats de l'Armée du Salut jouaient faux et courageusement dans la neige des carrefours lorsque j'étais jeune, et il eût été plaisant de les revoir.
Je passai devant le Capitole. Un nouveau bâtiment commençait à s'élever sur les ruines de l'ancien. On disait que ce serait une structure très belle et très décorée, ce qui paraissait étrange alors que des gens vivaient dans des huttes de papier goudronné, mais il n'y avait encore qu'un froid squelette d'acier se découpant sur le ciel.
Je n'allais vers aucun endroit particulier. Il n'y avait pas de réunion cet après-midi-là qui eût pu m'intéresser. J'avais seulement envie de marcher. Ce fut un choc lorsque deux grands hommes m'agrippèrent par les bras.
— « Où allez-vous ainsi ? »
Je regardai autour de moi. Il y avait à ma gauche un haut mur de pierre entourant une grande maison.
— « Nulle part, » dis-je. « Je me promène, c'est tout. »
— « Ouais ? Carte d'identité. »
Je la leur montrai. Une auto entra par le portail, avec une escorte d'hommes armés en uniformes gris. Peut-être le Nouveau Président vivait-il ici ? Trop occupé je n'avais pas vu un bulletin de nouvelles depuis des semaines.
Des mains me palpèrent, cherchant des armes.
— « Rien à signaler, » dit l'un d'eux.
— « Bon. Filez et ne revenez plus par ici. Interdit. Vous n'avez pas vu les écriteaux ? »
Un homme en livrée sortit en courant du portail.
— « Hé, là ! » cria-t-il. « Arrêtez ! »
Nous nous arrêtâmes. L'homme s'inclina devant moi et demanda :
— « Vous êtes le Professeur Lewisohn, monsieur ? » Je fis oui de la tête, « Alors voulez-vous me suivre, s'il vous plaît. » Je ne pus résister à l'envie de faire un petit sourire aux gars du Service Secret.
Nous suivîmes une grande allée et passâmes une porte. Il y avait des sentinelles au portail, mais, à l'intérieur, ce n'étaient que maîtres d'hôtel et grand luxe. Au bout d'une galerie boisée se trouvait une grande pièce avec une large baie vitrée qui donnait sur une vaste serre de plantes tropicales.
L'homme qui était là se retourna lorsque j'entrai.
— « Prof ! » dit-il avec joie. « Entrez donc ! Prenez un verre. »
C'était Achtmann, en pyjama d'intérieur bigarré, mais toujours le même Achtmann fumant à la chaîne, et fébrile. Il prit mon manteau et le tendit à un serviteur. Un autre serviteur se matérialisa avec du Scotch. Je me retrouvai dans un fauteuil, avec Achtmann qui faisait les cent pas devant moi.
— « Bon sang, » dit-il. « Je n'avais pas idée que vous étiez en ville, vieux frère. Si je ne vous avais pas aperçu de ma voiture… Pourquoi ne m'avez-vous pas prévenu ? Mes secrétaires ont une liste des membres du Comité, et toute lettre de l'un d'eux m'arrive directement. »
— « Je… perdu contact…» Je sirotai lentement, cherchant mon équilibre. « Très occupé et… heu… dans les circonstances présentes…»
— « Quelles circonstances ? » Ses yeux me transperçaient. « Quelque chose qui cloche ? »
— « Oh ! non, non. Logement étroit, horaire étroit, comme d'habitude. »
— « Pas question. Je ne veux pas que ce soit une habitude pour quelqu'un qui a fait ce que vous avez fait. » Achtmann se tourna rapidement vers un dictographe. « Je crois deviner vos ennuis – petite chambre, petite ration, petite paie… hein ? Parfait, on va arranger ça. » Il aboya un ordre dans le tube : à compter de dorénavant, le Professeur Lewisohn devait avoir une maison à sa disposition, des fonds équivalant à… etc., suppression du rationnement, etc., etc. « Pourquoi ne me l'aviez-vous pas fait savoir ? » termina-t-il. « J'ai installé la plupart des autres types de l'équipe du Repaire. »
— « Mais je ne veux pas…» balbutiai-je. « Je ne mérite… N'expulsez pas quelqu'un de sa maison juste pour…»
— « Fermez-la, » dit-il en riant. C'était un rire de garçonnet, mais il y avait, derrière, une note métallique. « Sans tenir compte de la gratitude, de la solidarité et de ces sortes de choses, c'est de bonne politique, et je ne veux pas de refus de votre part. La populace a besoin de la carotte autant que du bâton. Non seulement elle doit réaliser que les déloyaux sont punis, mais aussi que les loyaux sont récompensés. Vu ? »
— « Quel genre de poste occupez-vous donc ? » murmurai-je.
— « Poste ? Position ? Aucune ou aucun. C'est ce qui est magnifique. Je ne suis qu'un conseiller officieux du Président, » Achtmann haussa les épaules, « Primus inter pares ; comprenez-vous, il faut que quelqu'un joue ce rôle, et j'ai une grande suite d'hommes entraînés qui me sont personnellement loyaux, ce qui est une aide précieuse, et ce poste… oh ! appelons-le leadership… eh bien, je n'ai été éduqué que pour ça. Je m'en tire pas mal, ne trouvez-vous pas ? »
— « Oui, » dis-je faiblement.
— « Fichtre ! Croyez-vous que j'aie envie d'avoir cent serviteurs curieux sous mon toit ? Cela fait partie de la façade que je dois étaler. L'erreur de Hare, c'était son apparence sévère et presque monastique. On ne peut diriger le monde entier sans lui donner un Leader en grandes lettres capitales. »
— « Je croyais que c'était ce que vous combattiez, » dis-je doucement.
— « Ce l'était. Ça l'est toujours. Bien sûr ! Seulement il y a tant à faire. On ne peut guère en une semaine rendre les rênes à des gens qui, pendant toute une génération, n'ont pas été autorisés à penser par eux-mêmes. Nous ne pouvons restaurer les mandats de perquisition, et l'habeas corpus, et la procédure normale dans les procès politiques, si plusieurs millions d'hommes complotent pour tenter de rétablir la dictature. Il y a encore beaucoup de Haristes fanatisés, savez-vous, sans mentionner une centaine de petits groupes ridicules ayant leurs propres méthodes exclusives pour le salut de l'humanité. » Achtmann alluma une autre cigarette à son mégot.
Les mots, froids comme la glace, se succédaient rapidement. « Nous ne pouvons dissoudre le Protectorat et lâcher les provinces étrangères avant qu'elles aient été éduquées et civilisées, sinon nous aurions bientôt une nouvelle guerre atomique. Et ici, chez nous, il y a tant de faim et de misère… pensez-vous qu'un homme soit très intéressé par son gouvernement démocratique lorsque ses enfants n'ont pas de pain ? Si nous le permettions, il suivrait le premier agitateur cinglé qui promettrait de les nourrir. Nous devons restaurer l'économie, le…»
Je me surpris moi-même en l'interrompant.
— « Pour votre information, » dis-je, « je suis du Parti Libertiste. »
— « Peu importe, » rétorqua gaiement Achtmann, « ce ne sera pas retenu contre vous. Quand les partis politiques seront dissous, ce ne sera plus qu'une question de…»
— « Dissous ! » m'étranglai-je. « Mais il devait y avoir une élection…»
— « J'ai bien peur qu'elle doive attendre quelques années. Honnêtement, vieux frère, comment pensez-vous que nous puissions organiser une élection dans les conditions actuelles ? Je pensais que nous le pouvions, c'est pourquoi cela avait été annoncé, mais depuis, suffisamment de faits m'ont prouvé que j'avais tort. » Achtmann gloussa. « N'ayez pas cet air horrifié. Je ne suis pas un nouveau Hare. Lui n'admettait jamais qu'il pouvait se tromper. »
— « Vous n'avez pas à le faire, » marmonnai-je. « Vous n'avez aucun titre… le Président et le Congrès sont votre façade, ils supportent les blâmes pour vos erreurs et vos excès, et tout ce qui marche bien vous est attribué. Oh ! oui. »
— « Ridicule ! »
Pendant un moment il fut en colère. Puis il me tourna le dos et regarda par la fenêtre.
Comme mû par un signal secret, le valet de pied entra à pas de loup et me tendit mon manteau. Je me levai, tremblant, et commençai à l'enfiler.
« Ne vous en faites pas, Professeur, » reprit Achtmann d'une voix douce. « Très bien, si vous insistez, c'est une dictature. Mais une dictature bienveillante – voyons, vous me connaissez, vous savez ce que je désire, n'est-ce pas ? Nous sommes peut-être obligés de tuer un peu çà et là, et dans cette ville on commence à m'appeler le C-en-C, mais…» Il ne me regardait toujours pas :
« Ce n'est que pour la durée de l'état d'urgence. »
(Traduit par P. J. Izabelle.)