Le miroir JEAN-JACQUES OLIVIER
Le miroir JEAN-JACQUES OLIVIER
Jean-Jacques Olivier a débuté dans « Fiction » avec deux récits hors de l'ordinaire : « La nuit de Chance » (n° 36) et « Le voleur de rêves » (n° 39), évocations de mondes magiques et surréels. Le conte qui suit a une autre particularité. L'auteur l'a écrit délibérément dans la ligne de ce cheval de bataille du fantastique qu'est « l'histoire de fantômes anglaise ». Il était même allé, en nous en envoyant le manuscrit, jusqu'à l'affubler d'un faux titre anglais ! (À l'intention des curieux, ce titre était : « The lord in the mirror »).
La grande chambre aux murs de pierre était froide malgré le feu de bois qui crépitait dans l'immense cheminée.
Un lit à baldaquin occupait un angle de la pièce, les quatre colonnes sculptées soutenant un dais de lourd tissu.
Lady Asherby, en robe de soirée, assise devant la coiffeuse, brossait ses cheveux bruns. Le miroir ovale, en face d'elle, lui renvoyait une image délicate, au style de camée.
Derrière elle, par le jeu de glace, elle vit la porte de sa chambre s'ouvrir. Elle n'avait pas remarqué qu'on ait frappé. Elle cessa de se brosser les cheveux, le geste suspendu en l'air, sa main gauche à mi-hauteur, statue d'étonnement.
Une jeune homme en habit de soirée pénétra dans la pièce, fit deux pas, s'inclina derrière elle en souriant au reflet de ses yeux dans le miroir. Déjà il se retournait et quittait la pièce, sans avoir proféré une parole, avant qu'elle ait bougé.
Lady Asherby se leva précipitamment et courut à la porte qu'elle ouvrit d'un geste. Le grand corridor sombre était vide et silencieux. Le jeune homme avait disparu comme par enchantement et comme sa chambre était la seule qui donnât sur le couloir, elle se demanda si elle avait rêvé. Il faisait très froid et l'air glacé qui lui tombait sur les épaules la fit frissonner. Elle regagna sa chambre, songeuse, retrouvant avec délice, sous ses pas, la caresse du grand tapis de fourrure et réalisant brusquement la tiédeur agréable de la pièce.
La jeune femme se rassit, troublée, et continua de se coiffer distraitement, sursautant au moindre craquement de bûche ou au sifflement sinistre du vent dehors, battant les fenêtres.
Elle fut bientôt prête et, jetant une étole de soie sur ses épaules, elle descendit par l'escalier monumental vers la salle à manger du château.
Les invités étaient déjà arrivé et l'hôtesse, Lady Brantley, countess of Wingdale, l'accueillit avec un grand sourire et la présenta à ses hôtes.
Lady Asherby cherchait des yeux le jeune homme qui était venu la voir dans sa chambre. Il n'était pas encore là. La jeune femme interrogea son hôtesse :
— « N'avez-vous pas aussi invité un jeune homme, d'allure sympathique, au visage élégant ? »
Lady Brantley hésita…
— « Non, je ne me souviens pas… Où est-il ? »
— « Il n'est pas là pour l'instant, mais il m'avait semblé l'apercevoir tout à l'heure en descendant. »
Elle se retint de raconter dans quelles conditions s'était effectuée leur rencontre.
L'hôtesse ne semblait pas connaître cet invité. Et de tout le repas, Lady Asherby fut préoccupée, se demandant si elle avait rêvé. Le jeune homme ne vint pas. À la fin du dîner, la comtesse lui dit en souriant :
— « Ma chère, on croirait que vous êtes tombée amoureuse d'un fantôme… Vous avez à peine mangé. »
*
* *
Six mois plus tard, en Écosse, au cours d'une réception donnée par Lord Sterling, Lady Asherby rencontra le jeune homme.
Elle eut un coup au cœur, lorsque l'autre s'inclina devant elle en souriant et la jeune femme se crut transportée par magie dans la grande chambre du château de Wingdale.
— « Je vous présente Lord de La Warre, » dit l'hôte.
Le jeune homme lui baisa la main, et il avait dans les yeux une question, un étonnement inexprimable.
— « Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés quelque part ? » demanda-t-il.
— « Pas que je me souvienne, » sourit Lady Asherby. « À moins que vous ne connaissiez la comtesse de Wingdale ?…»
— « Non, non, je n'ai pas ce plaisir, pourquoi ? »
— « Pour rien… J'ai cru un instant vous avoir rencontré chez elle…»
Ils tombèrent amoureux l'un de l'autre, comme dans les romans de chevalerie où la belle princesse épouse le prince charmant.
*
* *
Quelques mois, après leur mariage, Lord et Lady de La Warre furent invités par la comtesse de Wingdale en son château.
La jeune mariée demanda à occuper la chambre où elle avait rencontré dans le miroir celui qui devait devenir son mari.
Le soir, alors qu'elle se préparait pour le dîner, devant la coiffeuse, la porte s'ouvrit derrière elle et son mari entra, sans avoir frappé. Il s'inclina et lui sourit dans le miroir. Puis il se retourna et sortit en silence.
Depuis ce soir-là, Lady de La Warre pleure devant les miroirs, car son mari a disparu de la surface de la Terre.