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Route déserte RICHARD WILSON

Route déserte RICHARD WILSON 
 
 
 
Richard Wilson démontre ici que l'incertitude, cette forme la plus parfaite de la terreur, peut naître d'éléments aussi banalement quotidiens qu'un restoroute, un passage souterrain, un pont à péage, un escargot et deux aquariums. 
 
 
Le crissement assourdi des pneus sur la route et le ronron du radiateur lui donnaient sommeil. Il s'en aperçut quand le crissement se transforma en gémissement aigu. Il s'était machinalement engagé dans un virage à toute allure. Grand temps de s'arrêter pour une tasse de café, se dit-il. 
 
Il avait conduit une bonne partie de la nuit. Encore douze heures de trajet. Il pourrait y arriver d'une traite, s'il ne s'assoupissait pas au volant pour se retrouver ensuite dans un fossé. Du café toutes les trois heures lui donnerait le coup de fouet nécessaire. 
 
L'enseigne au néon rouge ordonnait MANGEZ ICI et la plus petite, placée en dessous, annonçait CHEZ DAN, Bienvenue aux Routiers. Mais il n'y avait aucun camion arrêté là, et pas la moindre voiture. Peut-être le café de Dan ne valait-il pas grand-chose ? Un risque à courir. Il détendit ses jambes engourdies et aspira le bon air frais, puis il entra et s'assit devant le long comptoir bleu. 
 
Il chercha à qui donner sa commande. 
 
Personne ne vint. Il s'empara de la feuille de carton où était inscrit le menu, bien que sachant parfaitement ce qu'il prendrait. Du café, un hamburger et du gâteau à l'ananas s'il y en avait. Sinon, une pomme. 
 
Toujours personne. Il tapota le comptoir avec le menu. Puis il remarqua qu'il n'y avait pas de feu sous le gril et qu'il n'y avait pas de café chaud prêt à consommer. 
 
Il tourna autour du comptoir pour atteindre une porte entrebâillée. Elle ouvrait sur une petite réserve, vide. Il essaya une autre porte à l'autre bout de la salle. Des toilettes, vides également. Où était Dan ? 
 
Il y avait une fontaine de coca-cola – la caféine, c'est toujours de la caféine – mais il voulait quelque chose de chaud. Il retourna derrière le comptoir, prêt à s'excuser si Dan apparaissait, et descendit de l'étagère une boîte de café. Il mit de l'eau dans une cafetière en verre. 
 
Le café qu'il avait confectionné était plein de marc, mais il l'avala pour faire couler un sandwich qu'il avait préparé avec de la viande et du fromage trouvés dans le réfrigérateur. Il mangea ensuite un morceau de gâteau – aux pommes – et but un verre d'eau. 
 
Il calcula le prix de son repas. Il avait l'intention de laisser la monnaie sur le comptoir, mais il n'avait qu'un gros billet. Avec un sentiment de culpabilité, il alla au tiroir-caisse, tapa sur les touches pour enregistrer 65 cents et prit sa monnaie. 
 
Il avait mangé trop vite et la nourriture lui pesait sur l'estomac. Il aspira plusieurs bouffées d'air froid, monta en voiture et s'éloigna rapidement, trouant l'obscurité de ses phares. 
 

 
* * 
 
Il lui fallait de l'essence. L'aiguille lumineuse se rapprochait dangereusement du zéro. Un autre cadran lui indiquait qu'il était deux heures et quart. Il avait dépassé peu auparavant une station d'essence. Les pompes étaient allumées, mais ce n'était pas la marque qu'il prenait. Maintenant, n'importe quelle marque ferait l'affaire. Il aperçut une station dont les pompes étaient allumées ainsi que le petit bureau. Il corna. 
 
Personne ne vint. 
 
Il ne pouvait pas risquer d'aller jusqu'à la prochaine station-service. Il descendit de voiture avec impatience et entra dans le bureau. Il était vide. 
 
Où étaient donc passés les gens, ce soir ? Maintenant qu'il y réfléchissait, il n'avait croisé aucune voiture depuis un certain temps. Combien exactement, il ne s'en souvenait pas. Depuis la tombée de la nuit ? Idiot. Pourtant il ne se rappelait pas avoir mis ses phares en code pour éviter d'éblouir une auto en sens inverse. 
 
Puis il se remémora la brusque ondée en fin d'après-midi qui avait assombri le ciel et brouillé son pare-brise. D'autres voitures avaient alors allumé leurs phares, il s'en souvenait maintenant, et il en avait fait autant. Mais ses essuie-glace avaient refusé de fonctionner et pendant un moment il avait avancé avec une lenteur d'escargot, peu alléché à l'idée de devoir sortir sous l'averse pour les arranger. Il était arrivé alors à un vaste passage souterrain et s'était arrêté dessous. Abrité de la giboulée par la voûte de ciment, il était descendu de voiture et avait poussé du doigt les essuie-glace. Ils avaient aussitôt recommencé leur clic-clic. Ils s'étaient bloqués, voilà tout. 
 
Il s'étirait depuis un instant pour se dégourdir quand il avait remarqué deux flaques d'eau près d'un baquet. Elles lui avaient rappelé son fils, mort depuis tantôt sept ans. Parmi les dernières choses que lui et Joan lui avaient achetées figuraient deux aquariums dont Bobby avait eu besoin pour une expérience. Il contempla les deux flaques du tunnel en songeant au gamin, et à Joan qui l'attendait chez eux, au bout de la route. Il remonta en voiture. Il ne se souvenait pas d'avoir vu une seule voiture après cela. 
 

 
* * 
 
Maintenant, à la station d'essence, son « Hello » resta sans réponse. Il haussa les épaules et se dirigea vers les pompes. Libre-service, ce soir, songea-t-il. 
 
Il remplit son réservoir et retourna au bureau. Il prit les quatre billets, monnaie de son repas au restoroute et chercha un endroit où les déposer. Il n'y avait pas de tiroir-caisse, ici. Des papiers graisseux, des catalogues et des petits outils encombraient un bureau délabré. Il posa les billets dans un espace libre et mit des tenailles dessus en guise de presse-papier. 
 
Il roulait de nouveau depuis quelques minutes quand il prit pleinement conscience du fait qu'il n'avait pas aperçu la moindre voiture sur son chemin. Il n'était pas sur une route nationale, d'accord, mais sur une grande route départementale d'ordinaire très fréquentée. 
 
Perplexe maintenant et un peu inquiet, il tourna le bouton de la radio pour n'obtenir que le bourdonnement du vide. C'était étrange. D'habitude, même s'il n'avait rien d'autre, il réussissait à entrer en communication avec Wheeling. Cette puissante station émettrice dominait tout le littoral est pendant les heures nocturnes, jouant des disques folkloriques et déclamant sa publicité pour des remèdes et des Bibles illustrées. 
 
Le cadran lumineux indiquait qu'il était trois heures dix. Il éteignit la radio et fredonna à mi-voix, nerveusement. 
 
Il arriva dans les faubourgs d'une ville. Des lampadaires illuminaient la route et il y avait par-ci par-là une lumière dans les maisons. Des voitures étaient garées le long du trottoir. Il commença à se sentir mieux. 
 
Un feu tourna du vert au jaune comme il s'en approchait, puis au rouge. Il s'arrêta. À la rue suivante, il aperçut ce qui semblait être un drugstore ouvert toute la nuit. Le feu redevint vert et il avança lentement puis se rangea. C'était bien un drugstore et il était ouvert. 
 
Il poussa la porte et frappa sur le comptoir. Il achèterait un paquet de cigarettes, bien qu'il en eût suffisamment, et dirait en plaisantant à l'employé qu'il avait commencé à se sentir seul au monde. Il lui parlerait du restouroute vide et de la station d'essence déserte. L'employé lui donnerait peut-être une explication du fait. 
 
Personne ne répondit à son toc-toc. 
 
Le magasin était brillamment éclairé, avec ses revues, ses « fournitures pour écoliers », ses bocaux de bonbons, ses paquets de tabac et de cigarettes, son distributeur de limonade. Il jeta un coup d'œil par-dessus une porte de séparation en verre dépoli vers l'arrière-boutique où se préparaient les ordonnances. Il n'y avait personne dedans.  
 
Il mourait d'envie de voir quelqu'un… n'importe qui. 
 
Il y avait aussi une cabine téléphonique qu'il n'avait pas remarquée jusque-là, et il se dirigea vers elle avec soulagement. Il commençait à se mettre dans tous ses états. La voix de l'opératrice le sortirait de là. Il glissa un jeton dans la fente, obtint la tonalité et forma le numéro de la poste. Il préviendrait la téléphoniste que le drugstore était vide et lui demanderait si elle ne jugeait pas utile qu'il prévienne la police. Il attendrait que la police arrive, lui dirait-il. 
 
Il entendit la sonnerie à l'autre bout du fil. À la dixième, il raccrocha, récupéra son jeton, le replaça dans la fente et refit le même numéro. Après encore dix sonneries, il sentit qu'il commençait à être inondé de sueur. 
 
Il rouvrit la porte de la cabine et forma le numéro des renseignements. Pas de réponse. 
 
Il forma le numéro d'appel pour l'interurbain. Pas de réponse. 
 
Il forma le numéro des Réparations. Pas de réponse. 
 
Il forma sept numéros au hasard. Pas de réponse. 
 
Il abandonna en courant cabine et magasin. Il démarra à toute allure et ne lâcha l'accélérateur que lorsqu'il eut de nouveau regagné la grande route. Être seul sur la route paraissait plus normal. Mais sa main tremblait quand il alluma une cigarette. La pendule du tableau de bord indiquait quatre heures cinquante-cinq. 
 
À l'aube, il éteignit ses phares et frotta ses paupières encroûtées. Son dos et sa nuque étaient endoloris. Il fallait qu'il s'arrête pour dormir. Quand il se réveillerait, peut-être que tout n'aurait été qu'un rêve. 
 
Il arriva près d'un motel organisé en plusieurs pavillons. Il n'y avait personne dans le premier, marqué BUREAU. Il signa le registre, Clarence R. Spruance, et glissa un billet de cinq dollars entre ses pages. Il remarqua qu'il avait laissé sa voiture dans un endroit où elle bloquerait le passage pour d'autres. Afin d'éviter tout ce qui aurait pu compromettre un retour à la normale quand il se réveillerait, il gara soigneusement sa voiture devant le bungalow qu'il avait choisi.  
 
Il entra, referma la porte derrière lui, lava la poussière qui lui ensablait les yeux, ôta veste et pantalon, se mit à genoux pour prier, ce qu'il n'avait plus fait depuis sa tendre enfance, se fourra sous les couvertures et dormit. 
 
Quand il s'éveilla, il faisait de nouveau – ou encore – jour. Il s'étira et frotta son menton râpeux. Il avait besoin de se raser. 
 
Puis tout lui revint en mémoire, avec une exactitude parfaite. Et il comprit qu'il n'avait pas rêvé. 
 
Mais peut-être était-ce changé. Peut-être tout était-il redevenu normal… avec des gens partout, des bruits, de l'agitation et d'autres voitures roulant sur la route. S'il y en avait, il les accepterait sans poser de question, comme par une sorte de marché tacite avec lui-même. Il ferait semblant de croire qu'elles n'avaient jamais cessé d'être là. 
 
Mais quand il regarda dehors, il ne vit rien, n'entendit rien. 
 
Il fut tenté de retourner se coucher, d'essayer de se rendormir, de tenter la chance une seconde fois. Pendant un long moment il resta pieds nus à regarder dehors d'un œil vague. Puis il alla dans la salle de bains se raser. 
 

 
* * 
 
Il roulait lentement, cherchant un endroit où s'arrêter pour prendre son petit déjeuner. Il n'en vit pas tout de suite et accéléra l'allure. Puis avec un petit rire, il vira vers le côté gauche de la route et fit du cent, puis du cent dix. Il se maintint à cent dix, roulant à gauche et riant en fonçant en aveugle dans les virages, se préparant intérieurement à une collision soudaine. Son cœur battait la charge à chaque virage pris à gauche et il devait se forcer à maintenir son pied sur l'accélérateur pour conserver cette allure. 
 
Mais au bout d'un moment, il abordait les tournants sans panique, et il commença à trouver normal de rouler à gauche. Il se sentait de nouveau déprimé, après son exaltation momentanée, et il laissa l'auto ralentir à soixante tout en revenant sur le côté droit de la route. 
 
Il roula jusqu'à la station d'essence suivante, remplit son réservoir, laissa de l'argent dans le bureau et poursuivit son chemin. 
 
Il remarqua qu'il n'avait plus que quelques billets et de la menue monnaie. Il n'y avait aucune raison qu'il paie pour quoi que ce soit, mais il avait la conviction qu'il devait le faire quand même. S'il s'en abstenait, ce serait le témoignage qu'il acceptait la situation… c'est-à-dire qu'il était le seul être restant. Il ne voulait pas accepter le fait et il résolut de payer pour tout ce qu'il consommerait tant qu'il en aurait les moyens. C'était une sorte de garantie que le reste de l'humanité reviendrait un jour de l'endroit où elle était allée. 
 
Aussi s'arrêta-t-il à la première ville devant une banque. Il remplit un chèque au porteur de deux cents dollars, signa Clarence R. Spruance et le glissa sous la grille de la Caisse. Mais il n'y avait pas d'argent à portée de la main. Il fit le tour du comptoir pour gagner la cage de verre du caissier où il avait déposé son chèque et ouvrit le tiroir.  
 
Un signal d'alarme se déclencha et sonna sans interruption. 
 
Il recula d'un pas en sursautant. Apparemment, il y avait un bouton qu'on devait presser en tirant le tiroir pour qu'il s'ouvre silencieusement Cette sonnerie l'énervait. 
 
Il se força à compter deux cents dollars, les recompta pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'erreur et mit le chèque dans une boîte qui en contenait d'autres. Il referma le tiroir, mais la sonnerie brutale continua à retentir. Il se contraignit à marcher, et non à courir, refit le tour du comptoir et gagna la sortie. Un autre signal d'alarme résonnait au-dehors avec une insistance terrifiante. 
 
Ce tintamarre le poursuivit à travers la ville déserte. Il fut content de se retrouver sur la grande route. Il était furieux contre ce signal d'alarme. C'était déloyal de s'être déclenché alors qu'il s'était montré aussi scrupuleusement honnête. 
 
Les pneus ronronnaient sur la route lisse. Le radiateur chauffait sans qu'il y prêtât attention. Il n'en avait plus besoin maintenant que le soleil était levé, mais il avait oublié de l'éteindre. Il se mit à somnoler. Sa cigarette brûla jusqu'au bout et la brûlure sur ses doigts le réveilla. Il jeta le mégot et éteignit le radiateur. Confortable et l'esprit clair maintenant, il roula pendant des heures, conduisant machinalement. 
 
Il ralentit pour déchiffrer une pancarte. Encore soixante-douze kilomètres. Pas plus loin que ça. 
 
Il reconnaissait la route maintenant. Il arriverait bientôt à la rivière et au pont. Le pont à péage. Il se demanda s'il arriverait à déposer la monnaie sur le comptoir de la cabine de péage sans sortir de la voiture. Il continuerait à payer ce qu'il devait sur son passage, qu'il y eût ou non des gens. 
 
Il approchait du pont. On payait à l'autre bout, il s'en souvenait. Il ralentit, prit une pièce dans sa poche, la transféra dans sa main gauche et repartit en direction de la cabine. 
 
Un homme en uniforme gris, avec un insigne, coiffé d'une casquette à visière, jaillit à moitié de la cabine, le bras tendu, l'air morose. 
 
Spruance freina brutalement. La voiture s'immobilisa avec un sursaut. Le moteur cala. Il resta assis crispé au volant, la pièce dans sa paume. 
 
— « Vingt-cinq cents, s'il vous plaît, » dit l'homme en uniforme. 
 
Spruance lui tendit machinalement sa pièce. 
 
— « Vingt-cinq cents. Naturellement. C'est juste, n'est-ce pas ? » Il regardait l'homme, sentit ses doigts ramasser la pièce dans sa main. Il le considéra. 
 
— « Vous voilà de retour, » dit-il. 
 
— « Comment ? » 
 
— « Je veux dire que tout est pareil. Ça n'a pas…» 
 
— « Ving-cinq cents, » répliqua le péager. « Ça a toujours été ce prix-là. Vous ne vous êtes pas trompé. » 
 
— « Oui, n'est-ce pas ? C'est juste, hein ? Tout est de nouveau en ordre. Comme avant. » 
 
— « Écoutez, monsieur, vous avez payé votre péage. Maintenant voulez-vous avancer ? Il y en a d'autres que vous qui veulent utiliser ce pont, vous savez. » 
 
Spruance jeta un coup d'œil dans son rétroviseur. Il y avait une voiture qui attendait derrière lui, et encore une autre derrière celle-là. Il y en avait d'autres aussi qui roulaient sur la nationale au bout du pont. 
 
La voiture derrière lui corna. 
 
Spruance remit le moteur en marche et s'éloigna lentement le premier. Le péager le considéra une seconde puis se détourna pour prendre l'argent du conducteur suivant. Spruance obliqua pour rejoindre la route qui longeait la rivière au sud. La voiture qui se trouvait derrière lui exécuta la même manœuvre, corna encore, puis le dépassa dans un vrombissement de moteur. D'autres voitures les croisaient aussi à toute vitesse. 
 
Une pancarte annonça : ATTENTION, ZONE TRÈS PEUPLÉE. 
 
Puis ce fut une ville. Une ville normale, qui grouillait de gens. 
 
Il trouva une place où se garer près d'un kiosque à journaux. Il acheta un quotidien du soir daté du 19. 
 
— « C'est celui d'aujourd'hui ? » demanda-t-il au marchand. 
 
— « Oui, bien sûr. » 
 
Il parcourut les titres mais ne vit rien d'extraordinaire. Il fourra le journal plié sous son bras et entra dans un café. Tout en avalant café et œufs brouilles, il examina le journal de la première page à la dernière, lisant le premier paragraphe de chaque article. Aucun ne faisait la moindre allusion au fait que les crises mondiales majeures ou mineures avaient été suspendues de façon étrange. 
 
Il fit signe au garçon de lui donner une seconde tasse de café. Comme, cette fois, il y mettait du lait, il remarqua qu'il se mélangeait mal, comme si c'était du lait vieux de deux jours. 
 
— « Ce lait n'est pas frais, » dit-il. 
 
Le serveur prit un air excédé. 
 
— « Je suis employé ici seulement. Si vous voulez vous plaindre, j'irai chercher le patron. » 
 
— « Non, aucune importance, » répliqua Spruance. Il se leva, abandonnant sa seconde tasse sans y toucher. Il laissa quelques pièces de monnaie sur la table et sortit. 
 
Il retourna au kiosque à journaux. 
 
— « Vous n'auriez pas un numéro d'hier, par hasard ? Un numéro daté du 18 ? » 
 
Le marchand marmotta sans le regarder : 
 
— « Non. Désolé. » 
 
— « Ah, bon. Est-ce que cette ville édite un journal quotidien ? » 
 
— « Oui, mais il n'est pas encore sorti. » 
 
— « Je vois. Où est le bureau du journal ? » 
 
— « Tournez à droite à la troisième rue. Mais…» Le marchand le regarda, puis rabaissa vite les yeux. 
 
— « Mais quoi ? » 
 
— « Rien, rien. » 
 
Spruance le remercia et poursuivit son chemin. Les gens qu'il dépassait ou bien évitaient son regard ou bien le considéraient avec… hostilité ? Impossible, voyons. La ville n'était pas si petite qu'un étranger y fût l'objet de curiosité ou de mécontentement. Il s'arrêta devant la vitrine du magasin Prisunic et fit semblant d'inspecter l'étalage. Plusieurs personnes passèrent, quelques-unes par deux. Il remarqua que l'hostilité était générale. Tout un chacun se montrait distant envers les autres. 
 
Au bureau du journal, il dit à la jeune femme de la réception qu'il désirait consulter quelques numéros. 
 
— « De quel jour ? » 
 
— « Hier et avant-hier, si possible. » 
 
Elle parut troublée. 
 
— « Il faut que je demande à la bibliothèque. » 
 
Elle prit le téléphone : 
 
— « Oui, les numéros du 17 et du 18… Oh !… O.K., je lui dirai… Oui. Je sais. » Elle se tourna vers Spruance. « Je suis navrée. Ils n'ont pas encore été enregistrés. » 
 
— « Aucune importance. Je regarderai aussi bien un exemplaire non relié. » 
 
— « Non, monsieur, vous ne pourrez pas. Nous ne… nous ne pouvons pas faire d'exception. » 
 
— « Je vois. » 
 
Elle avait l'air presque terrorisée, aussi il ajouta : 
 
— « Ce n'était de toute façon pas urgent. Merci beaucoup. Au revoir. » 
 
La nuit commençait à tomber. 
 

 
* * 
 
Sa femme ne décrocha le récepteur qu'à la neuvième sonnerie. Pendant que le téléphone résonnait, il avait ressenti de nouveau l'impression d'être seul au monde et il avait dû se pencher hors de la cabine pour s'assurer que les autres gens étaient toujours là. C'est pourquoi il parla presque d'un ton acide à sa femme quand elle vint répondre. 
 
— « Où étais-tu donc ? » demanda-t-il. 
 
— « Au grenier. Comment vas-tu, Clare ? Tu arriveras bientôt ? » 
 
— « Oui, je suis à Hayesville. Je me sens bien, du moins j'en ai l'impression. Et toi, Joan ? » 
 
— « Très bien aussi. Tu es sûr que rien ne cloche ? Comment s'est passé ton voyage ? » 
 
— « Je te raconterai ça. Qu'est-ce que tu fabriquais dans le grenier ? » 
 
— « Je te dirai ça quand tu sera ici. C'est assez curieux. » 
 

 
* * 
 
Joan avait préparé du café et une assiettée de sandwiches. 
 
— « Je me suis dit que nous pourrions prendre juste une collation maintenant et dîner plus tard, » déclara-t-elle. 
 
— « C'est bon, d'être de retour chez soi, » répliqua-t-il. « Et je suis content aussi que tu sois de retour, » ajouta-t-il avec un petit rire. Puis il lui expliqua ce qu'il entendait par là. 
 
Elle l'écouta jusqu'au bout en fronçant les sourcils. 
 
— « Le chèque que tu as laissé à la banque, tu le verras bien apparaître dans le bordereau de ton relevé de compte. » 
 
— « C'est la seule preuve que j'aie. Si toutefois cela peut prouver quelque chose. Et toi ? Est-ce qu'il y a deux jours pour lesquels tu aurais du mal à rétablir ton emploi du temps ? Tous les gens à qui j'ai parlé semblent conscients qu'il s'est passé quelque chose de bizarre mais refusent d'aborder le sujet. Mais toi ? » 
 
— « J'étais dans le grenier quand cela s'est produit, » répliqua-t-elle lentement. « J'étais montée jeter un coup d'œil à l'aquarium de Bobby. » 
 
Bobby, leur fils, était mort à neuf ans. Ils n'avaient pas eu d'autre enfant, mais avaient conservé quand même la grande maison avec son grenier bondé de souvenirs. 
 
— « L'aquarium, » dit-il. « Il y en avait deux, exactement pareils pour l'expérience de Bobby. » 
 
— « Oui, il y en avait deux. Il n'y en a plus qu'un maintenant. » 
 
Elle était montée au grenier en fin d'après-midi. Les jouets de Bobby étaient rangés sous le lambris, mal éclairés par la lumière émanant de l'ampoule électrique nue placée près de l'escalier. Le tricycle qui était devenu trop petit pour lui. La bicyclette sur laquelle il commençait juste à savoir monter quand il était tombé malade. Ses piles de livres. Son gant de joueur de base-ball. Les aquariums. 
 
Bobby s'était montré facile pendant sa maladie. Il s'était pris de passion pour les poissons tropicaux et passait des heures à contempler les ébats des petits animaux aux couleurs vives à travers les plantes d'eau ou sortant et entrant dans le château de céramique posé sur le sable au fond du grand bassin. 
 
Puis un jour, Bobby avait demandé un autre aquarium, exactement semblable au premier, tant pour la moindre plante que pour le château. Ils le lui avaient acheté, naturellement, et l'avaient posé à côté de l'autre, près de son lit. Bobby avait fait des modifications dans la pente du sol sablonneux, l'angle du château et l'espacement des plantes. 
 
Sa mère l'avait questionné au sujet de cet aquarium jumeau, mais il n'avait rien voulu lui dire sinon que c'était une expérience. Plus tard, quand elle eut quitté la pièce, fermant la porte à sa demande, il avait transféré les poissons du vieil aquarium dans le neuf. 
 
Bobby était mort peu après. Puis les poissons étaient morts aussi, et ils avaient vidé les deux aquariums et les avaient rangés au grenier. 
 
— « Cet après-midi, » reprit Joan, « j'ai ramassé un des aquariums et j'étais obligée de le tenir à deux mains. J'avais oublié qu'il était si lourd. 
 
» C'est alors que j'ai eu l'impression d'être déplacée. Pas soulevée ou poussée, mais bien posée d'un endroit dans un autre. La lumière a clignoté pendant un instant, puis cette sensation s'est effacée. Je tenais toujours l'aquarium. Je l'ai posé. Tout paraissait exactement pareil. Mais c'était une impression fausse. Il y avait maintenant trois aquariums. » 
 
— « Trois ? » répéta son mari. 
 
— « Oui. » Elle le regarda comme s'il était très loin. Il attendit sans rien dire qu'elle parle de nouveau, « Et puis, cet après-midi, je me trouvais en train d'essuyer la poussière dans le living-room, avec mes gants de caoutchouc jaune. J'ai eu de nouveau l'impression d'être déplacée. Je suis allée ranger les gants dans le placard… et ils y étaient déjà. » 
 
— « Deux paires de gants ? » 
 
Elle eut un rire nerveux. 
 
— « Oui, deux. Alors après avoir réfléchi un peu, je suis remontée au grenier. Il n'y avait plus qu'un seul aquarium ! » 
 
Spruance se leva et s'approcha de la fenêtre. Les étoiles semblaient très proches dans le pur ciel noir. 
 
— « Toi et tous les autres, vous êtes « partis », puis revenus, » dit-il. « Mais pourquoi pas moi ? » 
 
Joan ne répondit pas. Il se retourna vivement. Elle était toujours là et contemplait les étoiles. 
 
— « À quoi penses-tu ? » 
 
— « Oh… à rien. Ou plutôt… je pensais à l'escargot de l'aquarium. »  
 
— « L'escargot ? » 
 
— « Oui. Rappelle-toi comme Bobby était fier d'avoir transféré tous les poissons dans le récipient neuf. Mais alors je lui ai dit qu'il avait oublié l'escargot. Il était resté dans le vieil aquarium, caché dans le château. » 
 
— « Je me souviens. Bobby était furieux à cause de cet escargot. Mais il a fini par dire : « Ce n'était qu'un essai. » Et au lieu de transférer l'escargot avec les autres poissons dans le nouvel aquarium, il a remis tous les poissons dans le vieux. » 
 
— « Oui, il a déclaré qu'à son avis ils s'y trouvaient mieux. » 
 
Pendant un bref instant, il entrevit un autre monde ailleurs (avec maintenant trois aquariums et pas de gants pour faire le ménage), vide de nouveau, abandonné après cet essai stérile. Il n'osa pas essayer de s'imaginer l'expérimentateur… 
 
— « On est mieux ici, » dit-il en hochant la tête et il posa la main sur la main rassurante de sa femme. 
 
(Traduit par Ariette Rosenblum.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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