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Le Diadème - H. BEAM PIPER

Le Diadème - H. BEAM PIPER 
  
La Terre, berceau de l'humanité, peut devenir dans l'avenir une province perdue, un trou provincial du grand Empire Galactique. Telle est l'hypothèse émise dans le roman d'Isaac Asimov : « Cailloux dans le ciel » (Gallimard). Telle est également l'idée de l'auteur de cette nouvelle. Mais dans ce trou perdu il reste des trésors et ces trésors ont un gardien…  
    
Il s'arrêta soudain, immobile au milieu de la piste, quand il entendit la galopade des cerfs qui fonçaient à travers les taillis en piétinant les feuilles mortes. Il les vit déboucher de la droite, dévaler la pente, passer devant lui à grands bonds, et il regretta de n'avoir pas emmené son fusil. Puis le silence de la forêt aux teintes d'automne se referma sur la dernière queue blanche, et il planta son piolet dans le sol déjà durci pour remonter à deux mains le poids de son sac. Eût-il eu son arme, il n'aurait guère pu tuer qu'une seule bête, tandis qu'ainsi la harde ignorait toujours la peur de l'homme. Et il savait où la retrouver le lendemain matin. 
Des nuages s'amoncelaient, très bas dans le ciel à l'ouest et au nord, sous lesquels, et par-delà le bleu estompé des forêts lointaines, apparaissait le front livide du Père des Glaces. C'était signe de neige pour la nuit, et de traces magnifiques à relever ensuite, si toutefois la chute cessait à l'aube. Il lui serait en tout cas plus facile, sur la neige, de ramener les carcasses à la cabane. Il arracha son piolet d'une secousse et reprit le sentier qui montait et descendait, serpentant au hasard chaotique des buttes et des ruines. Il fallait encore compter une bonne heure de marche jusqu'à la Maison des Keeper, et la nuit venait très vite. 
Parfois, quand la fatigue et l'heure se faisaient pressantes, il lui arrivait de flâner en cours de route, de rêver aux anciennes cités et à ceux, depuis longtemps disparus, qui les avaient élevées. Il n'y avait pas de forêts, en ces temps lointains : rien que des maisons géantes qui se dressaient comme des montagnes vers le ciel, et la vallée où il projetait d'aller chasser le lendemain formait alors un bras de cette mer dont le rivage se trouvait maintenant à plus de trois journées de marche. Selon certains, villes et habitants avaient été victimes de guerres anciennes. D'effrayantes hécatombes, sans commune mesure avec ces vétilles d'échauffourées entre chasseurs de phoques d'un village à l'autre. Quant à lui, il n'était pas de cet avis : plus vraisemblablement, les hommes d'alors avaient dû abandonner leurs cités géantes et fuir en astronefs à l'époque de la naissance du Père des Glaces et de sa première poussée vers le sud. Il y avait eu des quantités d'astronefs, en ces temps reculés. Tout enfant, il entendait les vieux du village évoquer les Anciens Jours où on les dénombrait par centaines dans le ciel, matin et soir. Mais il y avait longtemps de cela – très longtemps. Il était rare, à présent, de voir apparaître un astronef dans ce même ciel. Ce monde où il vivait était très vieux, abandonné à la misère et à la solitude. Aussi vieux, aussi misérable, aussi solitaire que lui, le Vieux Raud Keeper. 
Une colère le prit d'avoir de telles pensées. Ne t'attendris jamais sur toi-même. Rester fier. Tel avait toujours été le mot d'ordre inculqué par son père. « Sois fier. Tu es le fils de Keeper, et un jour viendra, quand je n'y serai plus, où tu t'appelleras Keeper à ton tour. Mais que cette fierté même te laisse humble, car c'est au Diadème que tu devras ce nom1 . » 
L'image du Diadème, jamais entièrement absente de son esprit, raviva l'anxiété qui y sommeillait peu ou prou. Il s'était absenté toute la journée – et tant de choses avaient pu se produire, à la Maison… La piste lui semblait à présent plus longue. Plus lointains, ses habituels points de repère. Mais enfin il déboucha sur la crête du talus dont la pente abrupte dominait le vallon, et ses yeux plongèrent vers la masse familière des quatre murs trapus, où nulle fenêtre ne s'ouvrait, que surmontait le haut pignon du toit. La Maison des Keeper. Et bientôt il se retrouva devant la porte et, tout en manœuvrant le loquet, entendit les chiens s'agiter à l'intérieur – les aboiements brefs de Brave, auxquels se mêlaient les petits gémissements d'impatience de Hardi. Alors seulement, Raud sut que tout était comme d'habitude. 
Un morceau de lumicon éclairait chichement l'unique pièce de la cabane – un bloc gros comme le poing, suspendu à une poutre au-dessus de la table au moyen de lanières de cuir. Abandonné par quelque riche homme du sud alors qu'il avait perdu le maximum de son pouvoir éclairant, il était déjà très vieux quand Raud l'avait acheté à Yorn Trader, que certains appelaient aussi Nazvik. Il y avait de cela des années, et la lumière qu'il donnait était à présent aussi jaune et parcimonieuse que celle des flammes de l'âtre. Il lui faudrait bientôt le remplacer – mais cette fois-ci, Raud aurait dû songer d'abord à renouveler sa provision de cartouches. Il lui était plus facile de vivre sans lumière que sans munitions. 
Les deux molosses noirs s'étaient dressés sur leur couche, un amas de peaux de cerfs et de rennes qui couvrait entièrement la dalle d'accès à la crypte, tout au fond de la pièce. Mais aucun des deux chiens ne faisait mine de se précipiter au-devant de Raud : ils demeuraient à leur poste, et seuls leurs petits grognements, où frémissait l'impatience, saluèrent l'entrée du vieil homme. 
— « Bons chiens… oui… bons chiens. Tout beau, Brave. Tout beau Hardi. C'est le vieux Keeper qui est de retour. On a faim ? » 
Ils comprirent le mot, qu'ils accueillirent du même gémissement. Raud accrocha son piolet à la patère jouxtant la porte puis, dans un geste : d'ébrouement, dégagea ses bras des bretelles du sac. 
— « Mais oui, mais oui, un instant ! Encore un peu de patience, on va vous quérir quelque chose…» 
Il alla prendre le porte-lumicon et gravit l'échelle qui permettait d'accéder au grenier compris entre les dalles du plafond et l'angle aigu du toit couvert de neige. Là se trouvait la réserve de viande fumée. Raud y tailla deux grosses portions de bœuf sauvage – que ses chiens préféraient de loin au gibier boucané – puis il redescendit dans la salle. 
— « À toi, Hardi ! » cria-t-il en lançant un des morceaux vers le plafond. « Attrape ! » Le molosse ne fit qu'un bond jusqu'à la viande, la happa au vol, à pleins crocs, à pleine gueule. Brave, cependant, restait à sa place sur la dalle de la crypte, tout son corps arc-bouté en un frémissement d'impatience affamée. Mais il ne broncha pas tant que l'autre morceau ne fut pas lancé à son tour – avec la voix qui permettait. Alors il fonça sur la pitance offerte, qu'il attrapa et secoua sauvagement, en un simulacre de carnage. Raud demeura un instant à les contempler, les regardant se repaître – grands chiens noirs enfouissant leurs grondements dans la viande, géants au pelage d'ébène, dont l'encolure arrivait à hauteur de poitrine de l'homme. Tant qu'ils vivraient pour garder la crypte, le Diadème demeurerait en lieu sûr. Il alla ensuite s'agenouiller devant l'âtre, où il gratta les cendres sous lesquelles, depuis le matin, couvaient les braises. Il empila des brindilles sèches, deux ou trois bûches par-dessus et fit repartir le feu en l'éventant. Puis il revint à son sac, qu'il posa sur la table et dont il déboucla la pattelette en peau de daim. 
Des cartouches par boîtes de vingt, longues et épaisses. De la grenaille pour la canardière. Poudre, petit plomb, amorces. Une provision de mèches pour l'allumoir. Du sel. Des aiguilles. Une lime neuve. Et la bourse de cuir qui contenait les jetons d'échange. Il renversa le sachet sur la table, faisant rouler les piécettes qu'il entreprit de compter. Jetons et demi-jetons. Quelques pièces de cinq. Une de dix – une seule. À chaque visite qu'il faisait au village, la bourse de cuir devenait plus légère. D'année en année les riches hommes du Sud payaient toujours moins cher les fourrures et les peaux qu'on leur proposait. En revanche, ils exigeaient chaque fois davantage de jetons en échange de ce qu'ils avaient à vendre. 
Il eut tôt fait de ranger les marchandises qu'il avait rapportées du village. Il se demandait s'il ne ferait pas mieux d'aller tout de suite remettre la bourse en lieu sûr dans la crypte, quand les chiens s'arrêtèrent de déchirer leur viande. Immobiles soudain, museau pointé en direction de l'entrée. Un même mouvement les dressa sur leurs pattes, poil hérissé, lorsqu'on se mit à donner du poing contre la porte. 
Raud lança la bourse sur le manteau de la cheminée et s'approcha de l'huis, suivi des deux chiens qui s'immobilisèrent derechef, l'œil vigilant, pendant qu'il soulevait la clenche. 
Il neigeait. Sauf sous les sapins, la terre n'était déjà plus que blancheur. Raud vit les trois hommes debout devant la porte – et par-dessus leurs épaules, posée sur le terrain découvert qui s'étendait autour de la cabane, il entrevit la silhouette de la chaloupe aérienne. 
— « Honneur à toi, Raud Keeper, » salua l'un des arrivants. « Voici avec moi deux étrangers qui désirent faire ta connaissance et te parler. Deux étrangers venus des Étoiles ! » 
Il reconnut aussitôt l'orateur, et les lourdes bottes en cuir de phoque, et la culotte et l'anorak en peau de renne, identiques à ses propres vêtements. Vahr, fils de Farg. Un né natif du village. Le père était mort. Vahr avait pris pour compagne la fille de Gorth Sledmaker, chez qui il vivait. Un jeune vaurien. Ignare et fainéant. D'aucuns ajoutaient : couard. Mais les hôtes sont les hôtes, même conduits par un Vahr, fils de Farg – et Raud regarda une fois encore la silhouette harmonieuse de la chaloupe aérienne. Il se souvenait maintenant de l'avoir vue, le matin même, amarrée au point supérieur de l'ISSA, le grand astronef de commerce que commandait Yorn Trader. 
— « Entrez, » pria-t-il, « et soyez les bienvenus. Que mon toit soit le vôtre, et tout ce dont j'y puis disposer. » Il se tourna vers ses chiens : « Tout beau, Brave et Hardi. Allez veiller. » 
Obéissants, les deux molosses retournèrent se coucher sur leurs peaux de bêtes. Raud alors s'effaça devant le fils de Farg qui franchit le seuil de la maison, après quoi Vahr s'écarta à son tour, comme s'il eût été le maître des lieux, pour inviter ses compagnons à le suivre. Les étrangers étaient richement vêtus : vestes et culottes en tissu épais, hautes bottes en cuir tanné à grosses semelles rigides – et chacun une large ceinture qu'ils débouclèrent dès la porte franchie, abandonnant du même geste l'étui contenant le pistolet à négatrons. Le plus grand des deux était carré d'épaules et taillé en proportion, et arborait d'éclatants cheveux rouges. Plus mince, plus fluet apparaissait son compagnon dont les traits, éclairés par deux prunelles de velours sombre sous une abondante chevelure noire, avaient une finesse quasi féminine. Au village, les langues allaient bon train sur leur compte. On savait qu'ils n'avaient rien à voir avec l'équipage de Yorn Trader, qu'ils comptaient comme passagers à bord de l'ISSA. Du reste, le fils de Farg se chargeait à présent de renseigner Raud : 
— « Les nobles étrangers sont citoyens de l'Empire, et ils arrivent de Transgalaxie. » Il lui dit leurs noms. Des noms interminables, et qui ne signifiaient rien – en tout cas, pas de ces noms que l'on entendait habituellement donner aux riches hommes des Mers Chaudes. 
« Et ici, » continua Vahr à l'intention des visiteurs. « Vos Seigneuries sont chez Raud Keeper, l'homme auquel elles désiraient parler. » 
— « C'est beaucoup d'honneur pour la Maison des Keeper, » répondit Raud. « Je n'ai rien de prêt que je puisse vous offrir à manger, et vous prie de m'en excuser. S'il vous plaît de patienter, le temps que je prépare quelque… » 
Vahr prit feu et flamme : « Ah çà ; t'imagines-tu par hasard, vieux fou, que ces nobles seigneurs vont accepter de manger ta ratatouille ? Apprends, vieil imbécile, que ce sont…» 
L'étranger à taille fluette pivota légèrement sur un pied, et sa paume ouverte alla cueillir le fils de Farg sous l'oreille, au défaut du maxillaire, l'envoyant s'étaler sur le sol. Ce devait être un coup spécial – mais quoi qu'il en fût le visiteur était beaucoup plus vigoureux qu'on ne l'aurait supposé à son apparence. 
« Tais-toi ! » ordonna-t-il à Vahr qui se relevait en chancelant. « Nous sommes les hôtes de Raud Keeper et ne tolérerons pas de le voir insulté sous son propre toit par un voyou de ton espèce ! » 
— « J'ai honte, » intervint à son tour l'homme aux cheveux rouges. « Nous n'aurions pas dû laisser entrer cette larve chez vous, mais la laisser dehors. » Il s'exprimait en un norlandais très correct. « Ce sera pour nous un honneur de partager votre repas, Raud Keeper. » 
— « Un honneur, » répéta le plus jeune, « et sachez bien que nous ignorions la solitude où vous vivez. Souffrez donc que nous vous aidions. Dranigo que voici est un fin cuisinier. Quant à moi, je ne suis pas trop novice non plus en la matière. » 
Le vieil homme fit mine de protester, mais laissa finalement les étrangers faire à leur guise. Après tout, il était d'usage que les compagnes des visiteurs donnent la main aux préparatifs de la femme de la maison. Raud vivant seul et aucune femme n'accompagnant ses hôtes, il n'était point malséant que ceux-ci aidassent le solitaire. 
— « Ainsi, on appelle votre ami Dranigo ? » demanda-t-il au jeune homme brun. « Je vous demande pardon, mais je n'ai pas très bien compris votre nom. » 
— « Ce qui n'a rien d'étonnant ! Moi-même, à l'entendre écorcher par cet imbécile, ne l'ai pas reconnu. On m'appelle Salvadro. » 
Et tous deux se mirent au travail avec l'hôte. Ils s'affairèrent à disposer couteaux, cuillers, fourchettes, dont il se trouva juste assez pour les quatre hommes, et cherchèrent partout des assiettes – qu'ils ne trouvèrent nulle part. Ce à quoi Salvadro remédia en allant quérir dans la chaloupe les ustensiles qui faisaient défaut. De même il avait dû remarquer que le lumicon constituait avec la cheminée le seul moyen d'éclairage de la maison, car outre les assiettes, il rapportait une grosse boule de matière lumineuse, tout en pestant contre les ténèbres qui empêchaient de voir goutte à l'extérieur. Le lumicon était tout neuf et d'un éclat tel que les yeux de Raud eurent d'abord peine à s'y habituer. 
Un peu plus tard, quand les viandes fumèrent sur la table et que chacun eut commencé à y faire honneur, il demanda à ses hôtes : « Se peut-il vraiment que vous veniez des Étoiles Lointaines ? Ici, nul n'avait encore jamais vu personne de là-haut. Ni moi ni aucun homme du village. » 
— « Oui, » répondit le géant aux cheveux rouges avec un petit hochement de tête, « nous arrivons de Transgalaxie. Nous venons de Dremna. » 
Dremna ! Dremna, Capitale Suprême de l'Empire, centre de l'Univers… Ébloui, Raud évoquait les hommes de Dremna, ces navigateurs de Transgalaxie qui poussaient jusqu'aux grandes cités d'Australande, voire jusqu'à Antark la fabuleuse, de la même façon que les hommes du Sud venaient trafiquer aux villages norlandais de Septentrionie… Dremna ! Raud ne sut que bégayer pour exprimer les sentiments qu'il éprouvait. 
— « Eh oui…» sourit Salvadro. « Voyez-vous, nous… Je ne trouve pas le mot qu'il faudrait pour expliquer cela dans votre langue… enfin nous avons à tâche, Dranigo et moi, d'apprendre les choses. Mais pas ces choses que les autres hommes connaissent déjà ni celles que l'on peut trouver dans les livres : nous nous efforçons de découvrir ce qui reste encore ignoré de tous. Cette fois, nous sommes venus avec l'ISSA dans le dessein d'apprendre tout ce que nous pourrons sur les temps les plus lointains de cette planète où vous vivez – par exemple, sur la grande cité qui s'élevait jadis ici même, et dont il ne reste plus que ruines. Alors nous regagnerons Dremna, et ferons part aux autres hommes de Transgalaxie du fruit de nos recherches. » 
Vahr, fils de Farg, qui avait fini de bâfrer, coulait un regard méprisant vers les étrangers et leur hôte. Perdre ses peines à rechercher ce qu'avaient pu faire des hommes depuis si longtemps disparus ? Billevesées ! Il fallait être fou – aussi fou (ricanait-il en son for intérieur) que ce vieux fou de Keeper, qui veillait comme un avare sur une verroterie sans valeur… 
Raud connut un moment d'hésitation avant de répondre à Salvadro : « Pour ma part, j'ai ici un objet qui est d'une grande ancienneté. Il y a très longtemps de cela, il paraît qu'il fut l'attribut de grands rois. On a perdu jusqu'au souvenir de leurs noms, et du nom du pays sur lequel ils régnaient. Mais lui, le Diadème, a été conservé. Il me fut confié par mon père, que l'on appelait Keeper avant moi, et lui-même le tenait de son père, qui avait également ce nom. Peut-être en avez-vous déjà entendu parler ? » 
— « Oui, » fit Dranigo. « La première fois, c'était avant notre départ de Dremna. L'Empire entretient sur votre planète une Base Spationavale, ainsi que des observatoires et des relais pour les astronefs. De sorte que plusieurs officiers de retour sur Dremna ont fait allusion à ce Diadème. Ils tenaient ces bruits de trafiquants des Mers Chaudes, qui eux-mêmes devaient les tenir d'intermédiaires comme Yorn Nazvik. Consentiriez-vous à nous le laisser voir, Raud Keeper ? C'est dans ce but que nous sommes venus des Étoiles Lointaines. » 
Le vieil homme se leva pour aller décrocher le porte-lumicon, et ce faisant il s'aperçut que ses doigts tremblaient. « Certes, » articula-t-il. « C'est un grand honneur que vous me faites. Il s'agit d'un objet très ancien et très beau, pour sûr, mais je n'aurais jamais cru que les hommes de Dremna connaissaient son existence. » 
Brave et Hardi levèrent la tête en l'entendant s'approcher d'eux. Ils comprirent ce qu'il voulait, mais se trouvaient bien au chaud là où ils étaient. Ils se firent cajoler un brin pour quitter la place et permettre à Raud de repousser les peaux de bêtes, puis de soulever la lourde dalle au prix d'un effort de tous ses muscles. Il descendit alors les quelques marches conduisant à la crypte et, là, ouvrit le vieux coffre de bois d'où il retira la peau d'ours où l'écrin demeurait enveloppé. Dranigo et Salvadro s'activaient à débarrasser la table quand il posa le paquet devant eux. 
— « Le voici, » dit-il en commençant à dénouer les lanières de cuir. « J'ignore à quelle époque il peut remonter, mais il était déjà très vieux lorsque s'est formé le Père des Glaces. » 
C'en était trop pour Vahr, fils de Farg : « Vous voyez bien ! » glapit-il. « Ne vous ai-je pas dit qu'il était fou ? Tout le monde sait que le Père des Glaces a toujours existé ! » Et il ajouta, comme parole d'oracle : « D'abord, c'est ce que m'a toujours dit Gorth Sledmaker ! » 
— « Gorth Sledmaker est un imbécile qui se figure que le monde a commencé à la naissance de son grand-père. » Les lanières défaites, Raud déroulait la peau d'ours. L'écrin apparut, dont le cuir noirci rappelait assez la forme d'un pain de sucre. « À quelle époque pensez-vous que remonte la naissance du Père des Glaces ? » demanda encore le vieil homme aux visiteurs. 
— « À deux millénaires, pas au-delà, » estima Dranigo. « Il n'y avait pas encore trace de glaciation du temps du IIIe Empire. Aucune mention n'a été faite de cette planète à l'époque du IVe, mais dès les débuts du Ve, ce qui remonte à moins de dix siècles de nous, le glacier se trouvait à peu près rendu au stade où il est actuellement. »  
— « D'ailleurs, » précisa Salvadro, « votre planète n'est pas la seule à avoir un Père des Glaces. Toutes celles que l'on connaît ont un de leurs deux pôles qui se présente comme une mer entourée d'îles et de continents. Vient un moment où cet océan se trouve progressivement réchauffé par les courants montés des tropiques : alors la neige se met à tomber sur les terres environnantes. Mais comme il en tombe toujours plus en hiver qu'il n'en peut fondre au cours des étés, cela donne naissance à une calotte glaciaire, à un Père des Glaces. Plus tard encore, et lorsque cette fois la mer polaire se trouve entièrement prise, la neige cesse de tomber. Dès lors le glacier se résorbe plus vite qu'il n'est alimenté, si bien qu'il finit par disparaître. Et ainsi de suite : les eaux plus chaudes des tropiques reviennent réchauffer le bassin polaire, la neige se remet à tomber, etc… On a calculé que sur une planète comme celle-ci il peut s'écouler quinze ou vingt millénaires d'une période glaciaire à l'autre. » 
— « Ma foi, je n'avais jamais entendu dire qu'un Père des Glaces eût déjà existé avant celui-ci. Mais bien sûr, je ne pouvais savoir que ce que je tenais des anciens du village, lorsque j'étais encore enfant. Je suppose que ce que vous me dites doit remonter aux temps d'avant – aux jours où les hommes n'étaient pas encore venus en astronefs jusqu'ici…» 
Il vit le regard éberlué qu'échangeaient les visiteurs, et tout en défaisant les crochets de cuivre qui maintenaient l'écrin fermé, il se demanda s'il ne venait pas de proférer quelque bourde. Puis il fit jouer les charnières du couvercle en forme de dôme, souleva le Diadème de son socle – et quand il l'eut posé doucement sur la noire fourrure d'ours, il fut reconnaissant à Salvadro d'avoir apporté l'autre boule de lumicon. Sans un défaut brillait le métal royal du bandeau et des quatre arches de la coiffe, et la lumière neuve allumait aux gemmes une splendeur multiple. Les visiteurs d'outre-ciel ouvraient à présent des yeux comme en ont les hommes qui marchent en dormant – et Vahr, fils de Farg, demeurait bouche bée. 
— « Ciel immense ! » fit Salvadro d'une voix altérée. « Vois-tu ce diamant, là, au sommet de la coiffe ? » 
— « Un tel art ne correspond à aucune période galactique ! » affirma Dranigo. « Nous sommes bel et bien en présence d'une relique de l'Ère Pré-Interstellaire ! » Tous deux entamèrent alors une discussion animée dans leur propre langue, après quoi Salvadro reprit la parole en norlandais : 
— « Dites-moi, Raud Keeper ? Que savez-vous exactement au sujet de ce diadème ? D'où vient-il ? Comment s'appelait l'artiste qui l'a ciselé ? Savez-vous qui furent vos premiers ancêtres à recevoir ce nom de Keeper ? » 
Le vieil homme secoua la tête : « Mon savoir se borne à ce que m'a autrefois enseigné mon père, lorsque j'étais tout jeune. Maintenant que je suis vieux, il est des choses dont j'ai perdu le souvenir. Mon père était Runch, fils de Raud, lui-même fils de Yorn, qui était le fils de Raud, fils de Runch…» Il remonta encore de six générations, puis sa mémoire lui fit défaut : « Après, pour les autres, on a perdu leurs noms. Mais ce que je sais, c'est que le Diadème a été gardé pendant longtemps dans une cité qui existait jadis, quelque part plus au nord. Il y avait été apporté par des hommes venus de l'autre côté de la mer. Des hommes qui venaient d'un grand pays dont le nom était Brinn. » 
Dranigo fronça les sourcils, comme s'il entendait le mot pour la première fois. 
— « Brinn…» Les yeux de Salvadro s'agrandirent. « Brinn, Dranigo ! Ne crois-tu pas que ce pourrait être Britain2  ? » 
Du coup, son compagnon releva la tête : « Mais si, bien sûr ! Britain ! Un grand pays, jadis… le dernier qui se rallia à la Fédération Terrienne, au IIIe Siècle avant notre ère… Et une monarchie, Salvadro ! Une monarchie dont le roi portait un diadème surmonté d'un diamant…»  
— « L'histoire de ses origines s'est perdue, » continuait cependant Raud en norlandais. « D'après ce que je crois, il a dû être apporté sur cette planète à l'époque où les hommes y arrivèrent la première fois en astronefs. » 
— « Que non pas ! Son histoire est bien plus belle que cela ! Ce diadème n'est pas venu d'un autre monde. Il existait déjà, ici-même, à une époque où aucun astronef n'avait encore traversé l'espace. Nous sommes ici sur Terra, notre Mère-Planète à tous, celle qui fut le berceau de l'humanité ! Ne saviez-vous donc point cela, Keeper ? » 
Non. Jusqu'alors, il n'avait rien su de tout cela. Certes, il pensait bien qu'une telle planète avait dû nécessairement exister, dans les débuts. Mais il se l'était toujours imaginée très grande, énorme, située au centre de l'Univers. Une planète comme Dremna… mais pas cette vieille boule racornie qui se mourait lentement de froid, au bord du Monde… 
— « C'est bien ainsi que tout a commencé, » dit à son tour Dranigo. Il toussa, et sa voix accusa une pointe d'hésitation : « Vous n'êtes plus jeune, Raud Keeper. Un jour viendra où il vous faudra songer à partir, comme partirent votre père, et son père avant lui. Mais ce jour-là, à qui transmettrez-vous la garde du Diadème ? » 
À qui, en effet ? Il y avait longtemps que sa compagne était morte sans lui avoir donné de fils. Leurs filles étaient parties, l'une après l'autre, vivre au foyer de l'homme qu'elles avaient choisi, et Raud ignorait tout de leur sort. Quant à ceux du village… avant même que les cendres de son bûcher ne soient refroidies, ils auraient déjà mis le Diadème en morceaux. L'or, le diamant, les joyaux seraient partagés, vendus, dispersés… 
— « Confiez-le-nous, » proposa Salvadro. « Nous l'emporterons avec nous sur Dremna, où des hommes en armes le garderont nuit et jour. Le Gouvernement de l'Empire le recevra de nos mains comme un dépôt sacré. À jamais. » 
Un haut-le-corps horrifié secoua le vieil homme : « Quoi ? Vous perdez la raison, l'ami ! C'est le Diadème dont vous parlez, et c'est moi qui en ai la garde ! Tant que je suis en vie, il ne saurait être question que je m'en sépare ! » 
— « Mais ensuite ? Faudra-t-il donc qu'il vous suive sur votre bûcher ? Qu'il disparaisse en même temps que vous, à jamais ? » 
— « Croyez-vous donc, » reprit Salvadro d'un ton ardent, « croyez-vous donc que nous songions à nous en débarrasser un beau jour, comme d'une babiole qui cesse de plaire ? Pour vous montrer le prix que nous y attachons, nous… Quel est le cours actuel de mille impériaux d'or, Dranigo ? » 
— « Je pense que cela doit faire dans les vingt mille jetons d'échange, à peu de chose près. » 
— « Nous sommes disposés à vous en offrir vingt mille jetons d'échange. C'est une somme, et qui devrait vous convaincre du soin que nous aurions du Diadème, ne croyez-vous pas ? » 
Raud se leva d'un bloc : « Il faut être un mauvais homme, » gronda-t-il, « pour oser insulter celui qui vous a reçu sous son toit et dont on a partagé le repas. »  
Dranigo et Salvadro s'étaient également levés : « Il n'entrait pas dans nos intentions de vous insulter, Raud Keeper, et moins encore de vous soudoyer pour vous faire manquer à votre foi. Notre offre n'avait d'autre but que de vous aider à sauvegarder le Diadème, à assurer sa protection quand viendront les temps où ni vous ni nous ne serons plus d'aucun monde. Mais soit, n'en parlons plus. Nous repartons demain matin avec Yorn Nazvik qui a certaines affaires à traiter dans l'ouest. Néanmoins, il a prévu de repasser par Long Valley Town avant de regagner les Mers Chaudes, et nous profiterons de cette nouvelle escale pour revenir vous voir. D'ici là, réfléchissez encore à notre proposition. Demandez-vous si dans l'intérêt même du Diadème, vous ne feriez pas mieux de nous le confier ? » 
Avant de prendre congé, ils tinrent à lui laisser leurs assiettes et la boule de lumicon. Raud accepta ces présents, afin surtout de bien montrer qu'il ne conservait aucune rancœur à leur égard. Il se rendait parfaitement compte de l'intérêt qu'offrait pour eux le Diadème, et force lui était de s'avouer qu'ils seraient beaucoup plus aptes que lui à en prendre soin. Du moins, ils ne le tiendraient pas caché continuellement au fond d'un trou, dans une misérable cabane perdue, et sous la seule garde de deux chiens. Mais lui, Raud, avait nom Keeper. Eux pas. Pour eux, le Diadème n'était qu'un objet de valeur parmi beaucoup d'autres, alors qu'il représentait sa seule raison d'être.  
Longtemps encore, engoncé dans son sac de couchage, incapable de trouver le sommeil, ses pensées tournèrent autour du Diadème et des visiteurs venus d'outre-ciel. En désespoir de cause, il se mit à tirer des plans pour sa chasse du lendemain. 
Il partirait dès que la neige aurait cessé de tomber, en coupant à travers les sapins. Il emmènerait Brave avec lui, et Hardi resterait pour garder la crypte. Brave était le plus obéissant des deux, et meilleur chasseur ; Hardi se contentait de bondir sur l'animal tué ou blessé, alors que l'autre cherchait toujours à forcer ou à rabattre le gibier qui fuyait. 
Il avait un besoin urgent de viande fraîche, et de peaux pour remplacer ses vêtements usés. Il songeait au blouson neuf qu'il pourrait se tailler bientôt, quand il finit par s'endormir… 
Le soleil était déjà passé au zénith lorsque l'homme et le chien reprirent le chemin de la cabane. Les cerfs avaient émigré beaucoup plus loin que prévu, mais Raud avait eu le dernier mot : quatre mâles tués, dont les carcasses préalablement écorchées pendaient maintenant à quatre sapins, hors d'atteinte des loups et des renards. Il comptait laisser Brave à la maison et retourner chercher la viande avec Hardi attelé au traîneau. Le cœur en fête à l'idée de la viande saignante, il déboucha sur la piste qui descendait du village, à quinze cents mètres environ de la cabane. Alors il vit les traces dans la neige – et s'arrêta. 
Trois hommes. Non, quatre. Quatre hommes étaient passés là, venant du village. Après que la neige avait cessé de tomber. L'un d'eux portait des bottes en cuir de phoque, comme en avaient tous les Norlandais. Mais les trois autres étaient chaussés à la mode des hommes du Sud : grosses semelles en matière plastique côtelée. Bizarre. Personne, au village, ne possédait ce genre de bottes – et lorsqu'il était parti en chasse, au lever du jour, Raud avait vu l'ISSA, l'astronef de Yorn Trader, décoller et disparaître en direction de l'ouest. Des déserteurs ? Peut-être, mais en tout cas, leurs intentions n'étaient pas pures. Raud défit la gaine de protection de son fusil, se la passa en écharpe autour du cou et arma. Ces pas dans la neige ne lui disaient rien qui vaille. 
Ils lui plurent encore bien moins peu après, en lisant dans la neige que l'homme aux bottes norlandaises s'était arrêté pour examiner ses propres traces et celle de Brave, laissées par eux lors de leur départ. L'inconnu avait ensuite décrit un cercle complet autour de la cabane avant de rejoindre ses compagnons. S'étant alors délesté de leurs sacs, tous quatre avaient atteint le seuil de la maisonnette. Là, nouvel arrêt. Puis ils étaient entrés, ressortis, avaient repris leurs sacs – et les traces repartaient droit dans la direction du nord pour se perdre à flanc de vallée. 
— « Reste ici, Brave. Veille ! » 
Il s'avança seul jusqu'à la cabane, évitant soigneusement d'effacer aucune des traces suspectes, sauf en atteignant le pas de la porte, où il ne put faire autrement. 
— « Hardi… Hardi ! » 
Mais son appel ne trouva que silence. Nul gémissement affectueux. Nul piétinement de pattes impatientes. Il empoigna la clenche et, fusil braqué, ouvrit la porte d'un coup de pied. Précautions inutiles : seule, l'accueillit une affreuse odeur de chair brûlée. 
Le bloc de lumicon offert par Salvadro illuminait l'intérieur de la Maison des Keeper, et un seul regard suffit à Raud. Les peaux de bêtes avaient été déplacées, de même que la dalle. Et à mi-chemin de la porte gisait une masse informe, hideusement noire, dans laquelle une lumière moins vive n'eût jamais permis de reconnaître les restes de Hardi. Et Raud demeurait figé sur le seuil luttant contre l'envie qu'il avait de se précipiter vers le cadavre du grand chien, regardant autour de lui, reconstituant au fur et à mesure tout ce qui s'était passé… 
En entrant, les quatre hommes savaient qu'ils ne trouveraient qu'un seul chien dans la cabane. Le premier braquait un pistolet à négatrons et, à l'instant même où Hardi bondissait, un projectile l'avait foudroyé. De plein fouet. Il n'y avait qu'à voir le poitrail littéralement éclaté, le cou et la tête calcinés, innommables, et ce qui restait des clous de cuivre du collier… 
Toute cette horreur, où aboutissaient les traces laissées par les semelles de plastique, imposait une même conclusion : des hommes du Sud. Tous ceux qui venaient en Norlande, fussent-ils simples novices à bord d'un astronef, étaient munis de ce genre d'armes utilisant l'énergie destructrice. Massacrer. Ils n'étaient bons qu'à cela. Les restes de Hardi suffisaient à montrer le cas qu'ils faisaient de la viande et des peaux. 
Lentement, Raud entra dans la maison des Keeper. Il abandonna son fusil sur la table, prit le lumicon, marcha d'un pas lourd vers la crypte d'où il ne mit guère de temps à ressortir. Il raccrocha la boule lumineuse à la poutre du plafond, puis se laissa tomber sur un escabeau. Il y demeura affalé, le regard figé en direction du lieu profané, cherchant désespérément à mettre ses idées bout à bout. 
Et d'abord, les voleurs avaient su l'endroit exact où trouver le Diadème – et comment il était gardé : sitôt le chien tué ils avaient trouvé la dalle sans tâtonner à droite ou à gauche, avaient pris ce qu'ils cherchaient et avaient disparu. Quatre hommes, dont un chaussé de bottes norlandaises en cuir de phoque, les trois autres ayant des semelles en matière plastique à la mode des hommes du Sud. En outre chacun portait un sac à dos, et deux d'entre eux étaient armés de fusils. 
Trois hommes de Yorn Trader. Des déserteurs. Et guidés par Vahr, fils de Farg. 
Pas Dranigo ni Salvadro. Ils auraient certes pu quitter l'issa à bord de la chaloupe aérienne et revenir jusqu'à la cabane en volant à basse altitude, durant le temps que Raud avait mis à poursuivre les cerfs. Mais dans ce cas ils se seraient posés tout près de la maison, sans avoir à s'encombrer de sacs. Et il n'y aurait eu personne avec eux. 
Raud comprenait ce qui s'était passé. Vahr, fils de Farg, avait vu le Diadème, il avait été témoin de l'offre faite par les visiteurs venus des Etoiles Lointaines. Vingt mille jetons ! Plus que ne valait aucune marchandise à vendre au village. Mais l'homme était couard. Jamais il n'aurait osé affronter seul le fusil d'un Keeper ni les crocs de Brave ou de Hardi. Et comme nul villageois n'aurait consenti à perpétrer un tel crime contre le code moral de Norlande, Vahr s'était abouché avec trois hommes de l'issa pour qu'ils désertent et se joignent à lui. 
En outre, le fils de Farg avait entendu Dranigo dire que Yorn Trader repasserait par Long Valley Town une fois ses affaires terminées dans l'ouest. Long Valley Town, située de l'autre côté du bras que le Père des Glaces poussait dans cette région… Quinze jours de marche si on faisait le tour des moraines ; mais en coupant par le sommet du glacier, les voleurs étaient en mesure d'atteindre Long Valley Town suffisamment à temps pour y retrouver l'issa avec Dranigo et Salvadro. 
Eh bien, soit ! Car là où un Vahr, fils de Farg, pouvait faire passer trois pieds tendres des Mers Chaudes, il passerait à son tour. Lui, Raud Keeper. 

* * 
Les traces montaient à flanc de vallée et toujours vers la gauche, en direction du Père des Glaces. Après une heure de marche, Raud atteignit l'endroit où les quatre hommes s'étaient accordé un moment de pause, le temps de se soulager de leurs sacs en fumant des cigarettes. Il déchiffra tous leurs mouvements dans la neige puis repartit, suivi de Brave qui remorquait le traîneau. Quelques flocons commençaient à voleter. Il allongea le pas. Il connaissait grosso modo la direction prise par le fils de Farg et ses complices, mais préférait profiter de leurs traces tant qu'elles ne seraient pas effacées. Les flocons se firent de plus en plus serrés à mesure que la nuit approchait – et avec elle, la fatigue. Brave, lui-même, en venait parfois à vaciller sur ses pattes. Finalement Raud choisit un creux de terrain pour la halte nocturne, parmi les sapins, où il eût tôt fait d'allumer un petit feu de branchages. L'homme et le chien mangèrent puis s'endormirent ensemble, serrés l'un contre l'autre dans le même sac de couchage. 
Ils s'éveillèrent aux premières lueurs de l'aube, dans un monde où tout n'était encore qu'un jeu immobile et confus d'ombres noires, blanches ou grises. La neige poudrait le sac de couchage et faisait plier les branches au-dessus d'eux. 
Les traces avaient complètement disparu, effacées par les flocons qui tombaient toujours. Dès le matériel rechargé et Brave attelé, Raud reprit sa route, longeant au plus près le flanc du Père des Glaces qui dominait sur la gauche. 
Vers midi la neige s'arrêta et ce fut quelques instants plus tard, très loin devant lui, que Raud entendit la première détonation. Un coup de feu, puis deux autres à très peu d'intervalle, presque simultanées. Le premier coup avait dû être tiré par le fils de Farg lequel, tout comme Raud, ne possédait qu'un fusil à un coup. Mais les autres provenaient d'une carabine légère du modèle en usage chez les hommes du Sud – une arme automatique alimentée avec des chargeurs de douze cartouches. Raud pensa qu'ils avaient dû tuer, ou du moins viser quelque gibier. Un cerf, probablement. Ce qui était sage de leur part, la chair de l'animal représentant pour eux une économie de viande séchée en prévision de la longue traversée du glacier. Et aussi ce qui prouvait qu'ils ne se croyaient toujours pas poursuivis. Trois heures plus tard, il atteignit l'endroit à partir duquel leurs traces redevenaient visibles. 
La nuit était proche lorsqu'il arriva en vue des ruines d'une maison géante. Celle-ci avait mieux résisté à la destruction que la plupart des habitations des hommes des temps anciens. Elle atteignait vingt fois la hauteur d'un homme, et l'une de ses faces demeurait encore presque intacte. Mais l'autre était en grande partie éboulée, et Raud put utiliser cette pente pour se hisser jusqu'au sommet des ruines. Très loin dans le crépuscule, il vit alors poindre et grandir comme une minuscule étincelle. Un feu de camp. À deux heures de marche, pas plus. 
Lui-même ne fit pas de feu ce soir-là. Il se contenta d'une portion de pemmican qu'il partagea avec Brave, après quoi tous deux se pelotonnèrent dans le sac de couchage en peau d'ours. Le chien s'endormit aussitôt, mais Raud demeura encore longtemps éveillé, à réfléchir. Il envisagea d'abord de prendre quelque repos, puis de repartir à marche forcée et d'attaquer les voleurs pendant leur sommeil. Car s'il voulait retrouver le Diadème, Raud devait les tuer tous. Tous les quatre. Cela, il l'avait admis dès le début comme condition inéluctable. Il n'ignorait pas comment les choses se passeraient si les policiers du Gouvernement intervenaient : ils s'en tiendraient à la parole d'un seul homme du Sud contre celle de dix Norlandais. Les voleurs auraient beau jeu d'affirmer que leur Diadème leur appartenait, et ce serait lui qu'on accuserait de tentative de vol. Dranigo ? Salvadro ? Apparemment leur cœur était pur, mais ne verraient-ils pas là l'occasion unique pour eux d'obtenir le Diadème ?… Non : il fallait que ce soit Raud lui-même qui apure ses comptes avec le fils de Farg. Lui seul, et avant que les quatre hommes n'aient eu le temps d'aller jusqu'à Long Valley Town. 
S'il réussissait dès cette nuit, il s'épargnerait, ainsi qu'à Brave, les fatigues et les dangers de l'escalade du Père des Glaces. Mais était-ce possible ? Il avait deux fusils contre lui, dont un automatique et, selon toute vraisemblance, trois pistolets à négatrons. Une fois qu'il aurait fait usage de son fusil, il n'aurait plus pour continuer que son poignard et sa hachette – sans parler du piolet – et le courage de Brave. Il suffisait qu'un seul des quatre complices riposte, et Raud serait tué avant que lui et son chien aient la moindre chance de les dépêcher. Quant au Diadème, c'en serait fait de lui à jamais. Il en était toujours au même point quand le sommeil le prit. 
Au matin, il escalada une nouvelle fois les ruines de la maison géante, d'où il scruta longuement le versant sud du Père des Glaces. Selon toute évidence, les voleurs n'auraient pas trop de la journée entière pour atteindre l'endroit le plus propice à l'escalade : celui où le grand glacier se divisait en deux bras. Or, ils ne tenteraient pas leur ascension le soir même. Le fils de Farg, seul des quatre à bien connaître la difficulté, serait le dernier à accepter un tel risque. Dès lors Raud était sûr, s'il attaquait le versant sud en son point le plus rapproché et en faisant grimper Brave derrière lui, d'atteindre le sommet du Père des Glaces avant la nuit. C'était un effort terrible en perspective – et après lequel il fallait compter presque une autre journée de marche pour rejoindre le débouché de la longue ravine par où allaient passer les voleurs. Mais quand ils y arriveraient à leur tour, Raud serait là à les attendre. Il savait ce qu'il pouvait demander à son vieux fusil, et il ne manquait pas d'endroits, points de passage obligés pour les quatre hommes au cours de leur ascension, où Raud serait hors de portée des négatrons, alors que lui pourrait abattre ses ennemis l'un après l'autre, même en ne disposant que d'un simple fusil à un coup.  
D'ailleurs, il savait à quoi s'en tenir sur les pistolets à négatrons. Leurs petits projectiles d'énergie, dont la vitesse était très grande, gardaient une trajectoire rectiligne, au contraire des véritables balles. Il n'était donc pas besoin de se soucier de la hausse pour ajuster un objectif plus ou moins rapproché. Par contre, leur énergie s'épuisait très vite, de sorte que les négatrons perdaient toute efficacité au-delà de cinq cents pas – alors que lui, Raud Keeper, pouvait facilement abattre son homme à huit cents mètres. Au total, il en arrivait presque à prendre en pitié le fils de Farg et ses complices. 
Dès qu'il fut au pied des moraines, parmi les rocailles que le Père des Glaces avait peu à peu charriées, puis rejetées devant lui, il s'arrêta pour confectionner un paquetage léger réunissant le sac de couchage en peau d'ours, les cartouches, le plus de pemmican possible et la bourse contenant les jetons – estimant que si la poursuite l'entraînait jusqu'à Leng Valley Town, la monnaie d'échange lui serait nécessaire. Puis il se passa autour de la taille un long rouleau de corde d'escalade en cuir brut. Il laissa Brave tout harnaché, se bornant à couper les traits qui l'attelaient au traîneau. 
Au début, tant que la glace demeura en pente douce, l'homme et le chien progressèrent sans peine. Mais bientôt la montée se fit plus rude. Il fallut que Raud attache sa corde aux harnais de Brave, grâce à quoi il put le hisser en avançant de quelques mètres seulement à la fois. Peu après il se vit obligé de bloquer la corde en la fixant au manche du piolet pour se tailler, pas à pas, des degrés à la hache. Vers midi – selon sa propre estime – les flocons se remirent à tomber, et la vallée disparut tout entière dans les tourbillons de neige. 
L'un hissant l'autre, ils atteignirent ainsi une étroite corniche que dominait un mur de glace presque vertical, et où ils purent s'accorder quelque repos. Mais là, Raud comprit qu'il lui faudrait d'abord escalader l'impitoyable paroi, puis tirer le chien à bout de corde. Lentement, péniblement, cramponné d'une main à la base du piolet, et de l'autre se taillant des prises de pieds à la hache, il s'éleva peu à peu le long de la muraille de glace. Le poids du sac et du fusil le tiraient en arrière, faisant de chaque instant une menace de chute verticale dans le vide. Un dernier effort l'amena enfin sur la crête, et son premier soin fut de planter solidement le piolet dans la glace. 
— « À toi, Brave ! » Il donnait en même temps une secousse à la corde. « À toi, mon bon chien, grimpe ! » 
Brave voulut prendre son élan. Sauter. Il glissa, dérapa, recommença – et cette fois, Raud choqua la corde, empêchant son compagnon de retomber. À dix mètres au-dessous de lui le chien peinait, piétinait, dérapait sur place, jusqu'au moment où ses griffes trouvèrent l'appui d'une des prises taillées par l'homme. Raud tira à lui. Choqua de nouveau… 
… Des heures. Cela semble durer une éternité. Les bras se fatiguent, deviennent douloureux. On a perdu toute notion du temps, du froid, du danger qui rôde sur l'étroite corniche. On oublie tout – le Diadème, et ceux qui l'ont volé. On ne sait même plus pourquoi on est là, ni même si on a jamais vécu ailleurs que contre cette paroi de glace… Plus rien ne compte, hormis retrouver à côté de soi un grand chien qu'on appelle Brave… 
Et Brave atteignit enfin la corniche. Deux pattes d'abord, puis les deux autres. Il s'affala près de son maître, haletant et très fier de lui. Raud l'étreignit à pleins bras, ne trouvant de mots que pour lui répéter qu'il était Brave, le bon chien fidèle et courageux. Longtemps ils restèrent ainsi, reprenant lentement leurs forces l'un contre l'autre, et ils partagèrent la même portion de pemmican. 
Ils en étaient encore à mâcher leur viande séchée, quand Raud entendit le bruit pour la première fois. Un détonation lointaine, très assourdie par la distance et la neige. On eût cru un coup de tonnerre, ou le grondement d'un début d'avalanche, et cela lui parut d'autant plus insolite que ce n'était pas la saison. Il prêta l'oreille. Le bruit retentit de nouveau – et cette fois, il comprit. C'était les pistolets à négatrons. 
Sa première idée fut de supposer que les voleurs avaient peut-être maille à partir avec un groupe de chasseurs norlandais, et il eut peur. Mais non, ce n'était pas cela, car dans ce cas il aurait entendu également des détonations d'armes à feu. Mais n'était-ce pas plutôt les loups eux-mêmes qui se mangeaient entre eux ? Il songea aux débris du collier de Hardi, aux clous fondus, informes, et sentit croître son épouvante en imaginant ce à quoi les négatrons pouvaient réduire le Diadème. 
Le grondement lointain cessa, pour reprendre presque aussitôt. Déjà Raud était sur pieds, appelant Brave. La corniche où ils avaient abouti allait en s'élargissant progressivement, amorçant une pente praticable en direction du nord. En la suivant ils se rapprocheraient du sommet du glacier et de l'endroit d'où devaient déboucher le fils de Farg et ses complices. L'un suivant l'autre ils reprirent leur ascension, Raud ouvrant la marche et sondant longuement la neige à chaque pas avec son piolet pour y déceler les crevasses éventuelles. Ils ne tardèrent pas à se retrouver au pied d'une grande faille, une cassure de la glace dont la crête disparaissait dans les tourbillons de neige, et dont la pente s'orientait elle aussi vers le nord ; ils en entreprirent aussitôt l'escalade, et le moment vint où Raud n'entendit plus le tonnerre des négatrons. 
L'obscurité était telle qu'il n'y avait pratiquement plus moyen d'avancer, lorsque Raud se retrouva sans transition en neige profonde, sur une sorte de plateau. Ce fut là qu'il passa le reste de la nuit, après avoir creusé un simple trou au fond duquel il installa le sac de couchage. 
Il s'éveilla sous un ciel redevenu clair, où l'orient allumait une pâle lueur dorée. Un moment il demeura sans bouger au fond du trou, pelotonné contre son chien, les muscles douloureux, l'esprit en désarroi. Puis il s'obligea à se lever. Il fallait manger, et donner à manger à son compagnon. Vérifier le fusil. Refaire le sac. Repartir. 
À présent, il ne doutait plus de la réussite de son plan. Quand Vahr et ses complices parviendraient au sommet du glacier, il aurait lui-même atteint depuis longtemps l'endroit où ils devaient obligatoirement passer. Déjà, il imaginait la suite : les quatre hommes débouchant de la ravine, un à un, Vahr ouvrant la marche… et lui, Raud Keeper, aux aguets derrière un monticule de neige… le piolet fiché verticalement, servant d'appui au bras gauche. Le fût de l'arme reposant sur son pouce tendu. La crosse calée dans le creux de l'épaule. La première balle pour Vahr, fils de Farg. Il les abattrait tous. Tous les quatre. L'un après… 
Il s'arrêta, partagé entre l'incrédulité, la stupeur, le dépit, devant les traces de pas qu'il apercevait soudain dans la neige. Des traces qu'il ne connaissait que trop bien, désormais : celles de l'homme aux bottes, en cuir de phoque, et les autres, laissées par les semelles en matière plastique. Mais allons donc ! Ce n'était pas possible ! Ils auraient dû se trouver encore engagés dans la ravine, à mi-chemin seulement du sommet, entre les deux bras du glacier… à plus de quinze kilomètres de Raud ! Pourtant la vérité s'imposait : c'étaient bien leurs traces, là devant lui, coupant la direction qu'il suivait et continuant vers l'ouest… Il fallait donc qu'ils aient eux-mêmes affronté la muraille de glace – et cela en un point très proche de celui où Raud et Brave avaient effectué leur ascension… Et soudain, il comprit. Il se rappela les détonations qu'il avait entendues la veille. Pendant que lui, Raud Keeper, attaquait le Père des Glaces à la hache, les hommes du Sud avaient forcé le passage en volatilisant des tonnes de glace à coups de négatrons. 
— « Allons, Brave…» murmura-t-il, « le vieux Keeper n'a pas été tellement malin, tu ne crois pas ? En route. » 
Vahr et ses complices marchaient à bonne allure, leurs traces en faisaient foi. Elles filaient droit, régulièrement espacées, sans qu'une seule empreinte de talon décelât un pas plus traînant que les autres. Une ou deux fois, Raud repéra l'endroit où ils s'étaient arrêtés pour souffler, et il espérait bien être en vue de leur bivouac dans la soirée. 
Espoir qui fut déçu. Les quatre hommes ne devaient pas avoir suffisamment de combustible pour allumer un grand feu, encore moins l'entretenir longtemps. Mais le lendemain matin, au moment de se remettre en marche, Raud vit une fumée noire s'élever au loin. 
Il avait eu déjà quelquefois l'occasion de survoler le Père des Glaces en chaloupe aérienne. Vu d'en haut, il lui était alors apparu comme une surface uniformément plate. Mais la réalité avait un tout autre aspect. Tantôt, parois vertigineuses succédant à des pentes douces, surgissaient de longues crêtes formées jadis par les glaces quand elles avaient recouvert collines et petites montagnes, ou provoquées par des cassures dans la masse même du glacier, une lèvre de la faille ainsi produite se soulevant au-dessus de l'autre. Tantôt c'étaient les vents dominants qui des siècles durant avaient creusé la neige fraîche en ravines profondes, ou qui au contraire l'avaient balayée, puis entassée sur des hauteurs dépassant souvent celles qu'atteignaient jadis les maisons géantes. Mais vu du ciel ou de très loin, tout ce chaos formidable se fondait dans la blancheur immense d'une haute plaine monotone. 
Enfin, au sortir d'un dédale de falaises et de ravines, alors que son regard plongeait soudain au-delà d'une terrasse à peu près horizontale, pour la première fois il les vit. Quatre points minuscules échelonnés en file indienne – et si éloignés encore, qu'on les eût dits immobiles. Aussitôt Raud s'accroupit derrière une petite bosse, obligeant Brave à se coucher près de lui. Un seul des voleurs tournait la tête, et l'homme pouvait les repérer avec autant de facilité qu'il en avait lui-même. Il repartit dès qu'ils eurent disparu au hasard d'un autre monticule de neige. Pressa l'allure. S'embusqua de nouveau. Repartit encore. Toute la journée il s'en tint à cette tactique, courant et guettant tour à tour, et constatant qu'il gagnait progressivement sur eux. Le soir venu, il se trouvait à portée de fusil des quatre hommes. C'était bien Vahr qui marchait en tête. Même à cette distance, il l'identifiait facilement. De même pour les trois autres. Des hommes du Sud, évidemment. Anoraks et cagoules ouatées. Celui qui marchait tout de suite derrière Vahr avait des vêtements bleus et, tout comme le Norlandais, un fusil. Le deuxième, en jaune, ne possédait apparemment qu'un piolet. Le dernier, enfin. Anorak vert. C'était lui qui portait le Diadème, attaché sur son sac, et toujours enveloppé dans sa peau d'ours. 
Il attendit jusqu'à la tombée de la nuit, guettant le moment où il verrait poindre la lueur du feu. Lui et Brave décrivirent alors un large cercle pour contourner leur camp. Ils ne s'arrêtèrent qu'une fois parvenus derrière une crête de neige située de l'autre côté d'une sorte de glacis, à plus de quinze cents mètres des quatre hommes. Ce fut sur cette crête que Raud creusa son trou. Mais il le fit plus spacieux que d'habitude, et le suréleva d'une murette dans laquelle il perça un créneau lui permettant de guetter ou de tirer sans être vu. 
Il fut debout avant l'aube, le sac prêt, et à plat ventre derrière la murette de neige dès qu'il vit monter vers le ciel le filet de fumée noire. Le vieux fusil prenait appui sur sa housse pliée, le guidon pointé dans la bonne direction. Il attendit encore longtemps avant de les voir apparaître. Quatre points minuscules… échelonnés en file indienne… débouchant l'un après l'autre en plein glacis… 
Ils avançaient à bonne allure, dans le même ordre que la veille. Vahr, fils de Farg, en tête. L'homme qui portait le Diadème fermant la marche. Ils ne se méfiaient de rien. Leurs silhouettes devenaient de plus en plus grandes, de plus en plus précises, et le moment vint où elles furent à la distance sur laquelle Raud avait réglé la lunette de son arme. Il raffermit la crosse au creux de son épaule, bois contre joue, et lorsque la silhouette de celui qui portait le Diadème fut dans le champ du viseur, il pressa la détente. 
Le fusil tonna, cracha une courte flamme rose, meurtrit le défaut de l'épaule. Son canon se relevait encore sous l'effet de la secousse, que déjà Raud ouvrait la culasse, éjectait la douille vide, introduisait une autre cartouche… 
Ils n'étaient plus que trois, maintenant. Le porteur du Diadème gisait dans la neige. Immobile. Vahr avait empoigné son fusil et sorti l'arme de sa housse. Moins rapide, l'homme à la carabine en était toujours à dégager son arme lorsque le Norlandais, qui avait dû repérer la flamme produite par le coup de feu, tira à son tour. Mais trop vite, car sa balle érafla la neige, et plusieurs mètres trop à gauche. Le troisième homme, lui, avait dégainé son pistolet : les négatrons semblaient jaillir de son poing fermé – longs éclairs étincelants qui, tous, venaient mourir très en deçà de l'objectif visé. 
Raud ajusta sa lunette sur l'homme à la carabine, pendant que l'autre déserteur, comprenant enfin la puissance limitée des négatrons, entreprenait un ratissage systématique du glacis en faisant alterner coups longs et coups courts à une cinquantaine de pas devant lui. Raud ne put vérifier si sa deuxième balle avait porté, car entre le vieil homme et la cible visée étincelait soudain un lumière aveuglante, d'un bleu électrique, et un énorme nuage de vapeur jaillissait en sifflant vers le ciel. Il eut néanmoins la certitude d'avoir manqué son but. Il rechargea et guetta le premier mouvement qui se manifesterait à la limite du nuage opaque. 
La vapeur de neige volatilisée se dissipait peu à peu. Mais quand elle eut complètement disparu, Raud ne vit plus rien. Le cadavre lui-même n'était plus là. Il cligna des yeux, sidéré. Il avait pourtant bien choisi son endroit, soigneusement repéré le glacis. Pas une faille à perte de vue. Pas une… Il grommela entre ses dents. Il ne s'était pas trompé, mais là où n'existait pas le moindre défilement, les hommes du Sud avaient pulvérisé la glace pour se retrancher dans le trou ainsi creusé, en emportant avec eux le corps de leur complice. 
Il rampa jusqu'à l'endroit où il avait laissé Brave à garder son paquetage, calma le grand chien et alla dissimuler le sac un peu plus en contrebas de la crête, après quoi il regagna son poste d'observation. Un long moment s'écoula sans que rien ne se produise – et soudain, l'espace d'une ou deux secondes à peine, une tête apparut au bord du trou. Une cagoule verte. Raud étouffa un petit ricanement dans sa barbe, car c'était bien ce qu'il aurait fait en pareil cas : échanger sa cagoule contre celle du mort, et laisser dépasser la tête du cadavre pour amener l'homme d'en face à tirer. La même manœuvre se répéta plusieurs fois au cours de l'heure qui suivit. 
Il en était à se demander s'ils n'allaient pas rester sur cette position jusqu'à la nuit, quand tout à coup il vit le fils de Farg qui bondissait hors du trou. Sac et fusil en mains, il se mit à courir par brusques zigzags en gardant toutefois une direction qui était à peu près celle de Raud. Cette fois, le vieil homme trouva fort à rire : les hommes du Sud avaient tout bonnement chassé le Norlandais devant eux, le talonnant exactement comme le daim talonne ses femelles lorsqu'il flaire un danger quelconque ! S'ils n'entendaient aucun coup de feu, ils sauraient qu'ils pouvaient sortir sans crainte. Si au contraire Vahr était abattu, la perte ne serait pas grande, et la rançon du Diadème n'aurait plus qu'à être partagée en deux. Toujours courant, Vahr parvint à moins de deux cents mètres du créneau invisible, lâcha son sac et plongea derrière lui, le fusil immédiatement braqué en direction de la crête. 
Deux, trois minutes s'écoulèrent, puis l'homme en cagoule jaune sortit à son tour, le Diadème attaché sur son sac. Il couvrit d'un bond la distance qui le séparait de Vahr, jeta son sac contre l'autre et plongea à côté du fils de Farg. Raud se mordit les lèvres. Ce n'était pas là ce qu'il avait escompté. L'homme du Sud disposait d'un pistolet, et il se trouvait désormais à bonne portée pour user efficacement des négatrons. En outre, il s'abritait derrière son sac. Derrière le Diadème. Et Raud, à présent, avait peur de tirer. Ce n'était pas souvent qu'il lui arrivait de manquer une cible, mais pas un homme au monde ne saurait prétendre à l'infaillibilité. 
Le dernier à sortir du trou fut l'autre déserteur, celui qui avait la carabine automatique. Il s'engagea d'un pas circonspect sur le glacis, l'arme prête. Raud se raidit, tous muscles tendus pour bondir en arrière. Il visa longuement. Posément. Laissa l'homme parcourir une centaine de mètres hors du trou et l'abattit. À la même seconde il était sur pieds puis, faisant volte-face, dévala la crête à toutes jambes. 
Six mètres, sept – et soudain, le retranchement que Raud venait d'abandonner n'exista plus. Il faillit culbuter sous le souffle de l'extermination, cependant que la glace volatilisée fusait jusqu'à lui et l'enveloppait d'un nuage de vapeur brûlante. Il continua de courir, abandonnant sac et piolet, suivi de Brave qui bondit immédiatement à son appel. Derrière eux, tout le long de la crête, d'autres négatrons tonnaient dans un jaillissement de lumière aveuglante et de vapeur. Raud fit un brusque crochet vers la gauche en direction d'une pente qu'il escalada puis, dévalant le versant opposé, se retrouva au fond de la ravine qui s'ouvrait de l'autre côté. 
Là il s'arrêta pour éjecter la douille vide, s'assurer qu'il n'y avait pas de neige dans le canon, et recharger le fusil. Entre-temps les explosions avaient cessé, et quelques minutes plus tard, il entendit la voix de Vahr. Il en déduisit que le fils de Farg et son acolyte encore vivant avaient atteint la crête foudroyée. Ils n'allaient pas manquer d'y trouver son sac, ni d'y relever ses traces et celles de Brave. Il se demanda si les deux hommes se lanceraient à sa poursuite, ou s'ils feraient un détour pour prendre un autre itinéraire. En de telles circonstances, le choix de Raud aurait été vite fait, mais il doutait que Vahr fût capable du même raisonnement que lui. L'homme du Sud, oui : il ne tenait sûrement pas à risquer de se retrouver pris au piège – trop loin pour pouvoir utiliser efficacement les négatrons, mais à bonne portée du fusil de Raud Keeper. 
— « Viens, Brave…» Il jeta un rapide coup d'œil à la ronde, et reprit sa course. 
À toi, Raud Keeper. Descends cette ravine. Traces-y une piste, qu'ils la suivent. Grimpe ensuite jusqu'en haut de cette autre crête qui la borde. Puis, reviens sur tes pas, attends-les, laisse-les passer. Et tire ! L'homme de l'issa. Lui d'abord. Le fils de Farg doit avoir lui aussi un pistolet, maintenant, mais il n'a pas l'habitude de ce genre d'arme, il doit en avoir passablement peur… 
La ravine s'arrêtait brusquement. Un verrou de glace l'obstruait, faisant un angle droit avec la crête par où Raud était arrivé. Mais entre les deux, montait un étroit couloir en V. Il s'y engagea. Un bon endroit pour commencer F… 
Ils étaient devant lui. À cinq pas. Vahr, fils de Farg et l'homme en cagoule jaune, débouchant de l'autre face du verrou. Ils avaient leurs sacs – la peau d'ours attachée sur celui du déserteur – et chacun un pistolet à la main. 
La balle frappa l'homme du Sud en pleine poitrine, mais Raud avait eu soin de viser assez bas pour ne pas atteindre le Diadème. Et au même instant… 
… « À toi, Brave ! »  
Le grand chien bondit. Jamais sur le renne, jamais sur le bœuf sauvage déjà abattus. Toujours droit à la gorge de la bête encore debout. Droit à la gorge de Vahr, fils de Farg. Droit à la gueule qui crache l'extermination. Et ce fut dans un éclair de lumière bleue que Brave mourut… 
… Cependant que Raud retournait son fusil, crosse en avant, le lançait tel un harpon à la tête de Vahr – et à peine l'arme lâchée, couteau dégainé, se ruait à son tour. Son autre main trouva le poignet droit du fils de Farg, et il sut que la lame s'enfonçait dans la chair de l'homme, qu'il la retirait, frappait de nouveau, la retirait encore, frappait encore, et encore… tout en s'efforçant de détourner de lui le canon du pistolet… de lui et du cadavre en cagoule jaune… jusqu'au moment où les doigts s'ouvrirent sur la crosse de l'arme, où le bras qui cherchait à parer ses coups s'abandonna, devint flasque… 
… Il était agenouillé sur le cadavre de Vahr, fils de Farg. Il se redressa, voulut se relever, mais un vertige le fit vaciller. Il parvint enfin à se mettre debout et se dirigea en titubant vers le corps de l'homme du Sud. Il fut longtemps avant de pouvoir détacher le paquet enveloppé dans la peau d'ours. Il ouvrit ensuite le sac du mort, y trouva un quartier de viande séchée, commença à le partager en deux – et comprit soudain qu'il n'y avait plus de grand chien pour recevoir sa part de venaison. Brave n'était plus là. Il l'avait envoyé à la mort. 
Oui. Et après ? Brave avait été le chien d'un Keeper. Il était mort pour le Diadème, et tel était son devoir. Eût-il pu sauver la relique à ce prix, Raud aurait aussi bien donné sa propre vie. Mais ce n'était pas possible – car lui mort, c'en serait fait du Diadème. 
Le ciel s'assombrissait rapidement et la neige blanchissait déjà le cadavre en cagoule verte lorsque le vieil homme, avec des gestes très lents, se mit en devoir d'établir son camp pour la nuit. 
Quand il se réveilla, il neigeait toujours. Il se dressa sur son séant, s'étonnant d'abord de ne pas sentir Brave serré contre lui. Puis il se renfonça sous les sacs de couchage – ceux des morts étaient entassés par-dessus le sien – et chercha vainement à se rendormir. Il finit par se lever, mangea une portion de pemmican et rassembla ses affaires en vue du départ. Un instant, il demeura immobile, tourné vers l'est – d'où il était venu. Un instant, pas plus. Après quoi il prit la direction du couchant, vers le sommet du Père des Glaces. 

* * 
La neige ne tombait plus lorsqu'il parvint en haut du glacier, et le soleil brillait quand il trouva un cheminement qui descendait en pente raide dans la vallée. Il allait s'y engager, lorsqu'un minuscule point noir apparut dans le ciel, en direction du nord. Il se rapprocha, devint de plus en plus gros, de plus en plus net, jusqu'au moment où Raud reconnut une chaloupe aérienne du Gouvernement, une de celles qu'utilisaient les hommes chargés d'observer et de mesurer la progression du glacier. Elle vira au-dessus de Raud, descendit en louvoyant et se posa à quelques mètres de lui. Un hublot s'ouvrit, par où une tête se pencha au-dehors. 
— « Voulez-vous une place ? » offrit l'homme. « Nous nous rendons à Long Valley Town, et nous pouvons vous emmener jusque-là si c'est votre chemin. » 
— « Oui. C'est bien là que je vais. » Raud parlait d'une voix lente, comme s'il venait de prendre conscience à l'instant seulement du but de son voyage. « Je vous remercie de votre obligeance. » 
Il monta dans la chaloupe, et en moins de temps qu'il n'en fallait pour parcourir trois kilomètres le sac aux épaules, l'appareil se posait devant la Maison du Gouvernement à Long Valley Town. 
Raud y pénétrait pour la première fois de sa vie. Murs et cloisons y étaient en verre entièrement transparent, et le sol en matière plastique d'une blancheur immaculée. Dans chacune des vastes salles, à hauteur de plafond, des rampes de lumicon couraient le long des murs en répandant une vive lumière. Quant aux cheminées, Raud n'en voyait nulle part, et pourtant il régnait partout une chaleur de bel après-midi d'été. 
Traînant toujours avec lui son sac et son fusil, il s'approcha d'un bureau derrière lequel était assis un homme du Sud en chemise blanche : 
— « Y a-t-il longtemps que l'issa, que commande Yorn Trader, a fait escale à Long Valley Town ? » 
— « Cinq ou six jours, » répondit l'autre, sans même daigner regarder le visiteur. « l'issa effectue en ce moment une croisière commerciale dans l'ouest, mais Yorn Nazvik relâchera à Long Valley Town avant de remettre cap au Sud. Repassez dans une dizaine de jours. » Et, levant soudain les yeux : « Vous avez à traiter avec Nazvik ? » 
Raud secoua la tête : « Pas avec Yorn Trader, non. C'est avec Dranigo et Salyadro que j'ai affaire – ses deux passagers qui viennent de Transgalaxie. » 
L'homme du Sud prit une mine offusquée : « Ah ça ! Pour qui vous prenez-vous, le vieux ? Vous avez une de ces façons d'appeler le Prince Salsavadran et Lord Dranigrastan par leurs diminutifs !…» 
— « Je ne vois pas ce que vous voulez dire. Ce sont les noms qu'ils m'ont donnés, et j'ignorais qu'ils en avaient d'autres. » 
L'homme du Sud partit à rire, puis il s'arrêta. 
— « Et puis-je me permettre de vous demander votre nom, ainsi que le genre d'affaire que vous souhaitez traiter avec eux ? » 
— « J'ai quelque chose à leur remettre, » expliqua Raud après s'être nommé. Un objet qu'ils désirent à tout prix. Si je peux trouver à me loger en ville, j'attendrai leur…» 
L'homme se leva : « Attendez ici un instant, » dit-il. « Je n'en aurai pas pour longtemps. » 
Abandonnant ses papiers, il passa dans une autre pièce d'où il revint un moment plus tard comme il l'avait promis, mais cette fois, son attitude était pleine de courtoisie : 
— « Je me suis entretenu par radio avec Lord Dranigrastan… enfin, avec celui que vous connaissez sous le nom de Dranigo. Lui et le Prince Salsavadran se préparent dès maintenant à quitter l'issa à bord de leur chaloupe personnelle pour venir vous voir ici même. Ils devraient être à Long Valley Town dans trois heures environ. Si entre-temps vous souhaitez prendre un bain et vous reposer, je puis vous procurer une chambre. De même, je suppose que vous désirez vous restaurer…» 

* * 
Il attendait dans le bureau, regardant à travers le mur transparent, quand la chaloupe aérienne se posa devant la Maison du Gouvernement. Il vit Dranigo et Salvadro sauter immédiatement à terre, gravir en courant la rampe d'accès à la porte… 
— « Ainsi vous voilà, Raud Keeper ! » Dranigo étreignait ses deux mains dans les siennes et, tout de suite, aperçut le paquet enveloppé de peau d'ours qu'il avait sous son bras. « Vous l'avez apporté ? Mais ne saviez-vous pas que nous devions repasser par Long Valley Town dans quelques jours ? » 
— « Êtes-vous décidé à nous le céder ? » demanda à son tour Salvadro. 
— « Oui. Je vous le vends pour le prix que vous m'en aviez offert. Je ne suis plus digne d'être un Keeper, car je l'avais perdu. On me l'avait volé, le lendemain de votre visite, et ce n'est qu'hier seulement que je l'ai repris. Mes deux chiens ont été tués. Désormais, il ne peut plus être en lieu sûr sous le toit des Keeper. Alors, mieux vaut que vous l'emportiez sur Dremna, loin de ce monde où il fut fabriqué jadis. Il m'est déjà souvent arrivé de penser que ce monde et moi étions bien trop vieux pour être encore bons à quelque chose…» 
Dranigo répondit : « Ce monde a beau être très vieux, Raud Keeper, il n'en reste pas moins la Mère-Planète, celle qui a envoyé l'homme à la conquête des Étoiles – la Terre. Quant à vous… en admettant même que vous aviez perdu le Diadème, vous l'avez cependant récupéré. » 
— « Mais la prochaine fois, je n'en serai plus capable. Trop d'hommes sauront désormais qu'il est bon à voler. Et cette fois, ils commenceront par me tuer. »  
— « Soit, » articula Salvadro. « Nous avions parlé de vingt mille jetons. Ils seront à votre disposition ici même, dès que nous les aurons retirés de la Banque du Gouvernement. À moins que nous vous remettions un chèque qui vous permettra de retirer l'argent à votre convenance. » Raud ne comprenait rien à ces paroles, et Salvadro ne chercha pas à se montrer plus clair, « Ensuite, nous vous reconduirons chez vous en chaloupe. » 
Il secoua la tête : « Je n'ai pas de maison. Celle où vous m'avez vu la première fois est la Maison des Keeper, et je ne suis plus un Keeper. Je vais rester à Long Valley Town, y trouver un logement, prendre quelqu'un qui s'occupera de mes affaires…»  
Avec vingt mille jetons, il lui était possible d'obtenir tout cela. Il achèterait une maison où il finirait ses jours, trouverait une femme ayant perdu son compagnon, qui se chargeait de son entretien et de sa nourriture. Mais lui, Raud, devrait faire attention à son argent – creuser une crypte dans un coin… Et il se demanda s'il arriverait à se procurer un couple de chiens. Deux chiens fidèles qu'il dresserait, et qui lui garderaient son trésor… 
(Traduit par René Lathiere.)

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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