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Guerre froide JAY WILLIAMS

Guerre froide JAY WILLIAMS 
 
 
 
Le récent ouvrage de M. Jean Palou : « La Sorcellerie » (collection « Que Sais-je ? », Presses Universitaires de France) Traite le problème de la sorcellerie sur le plan social. Mais il ne pose pas la question de l'existence possible d'une réalité objective des phénomènes de sorcellerie. Theodore Sturgeon, un de nos plus brillants auteurs, a donné de ces phénomènes la définition que voici : « Imaginez un pays où il n'existe que des pistolets chargés à blanc. Les médecins et les neurologues de ce pays feront facilement une théorie du coup de pistolet en montrant que celui-ci n'est redoutable que pour quelqu'un qui a le système nerveux et le cœur suffisamment fragiles pour être tué. Imaginez alors qu'il apparaisse dans ce pays un pistolet chargé qui tue même les gens qui n'y croient pas ! Telle est la situation en matière de sorcellerie, et je crois formellement qu'il y a dans ce domaine des pistolets chargés. » 
 
C'est cette croyance au « pistolet chargé de la sorcellerie » que nous vous demandons d'avoir, le temps de lire cette nouvelle. (Par l'auteur de « La plaie de Mars », dans notre numéro 42.) 
 
 
Quand Guthrie acheta sa vieille maison de campagne, il commença à se considérer comme le squire du pays. Il s'en défendit, bien sûr, auprès de ses amis, mais cette idée lui plaisait. Il se voyait arpentant les prés humides de rosée en costume de velours et bottes, ou hélant les journaliers au moment de la fenaison, ou encore peut-être déambulant avec son fusil sous le bras et son chien sur les talons, une pipe entre les dents, le long du marais à la lisière des bois. Il avait acheté la maison très rapidement sans vérifier les lieux, si bien qu'il découvrit seulement au bout d'un mois que les prairies, le marais et le bois appartenaient tous à sa voisine, Mrs. Jane Elpham. 
 
Guthrie n'avait pas le moindre sens des affaires, et son manque de perspicacité n'avait d'égal que sa parfaite absence de tact. C'était un gros homme jovial et gesticulant, un peu comme une espèce de vent printanier et joueur. À l'instant même où il se rendit compte de sa perte – car il avait eu immédiatement l'impression que ces biens convoités lui avaient été volés – il enfonça son chapeau sur sa tête et s'en fut à travers champs rendre visite à Mrs. Elpham. 
 
Il avait aperçu sa maison quand il avait emménagé, presque cachée par d'énormes chênes qui poussaient à cette époque leurs premières feuilles vertes, blottie dans un creux au pied d'une colline, son toit d'ardoise luisant comme s'il était humide. En approchant maintenant, dans l'écrin abondant des frondaisons de juin, il vit que c'était une ravissante maison ancienne bâtie en pierres tirées des carrières du pays sur laquelle poussaient mousse et lichen, avec des cadres de fenêtres peints en blanc, et sa vieille porte d'entrée massive à panneaux polis par les ans et l'usage. Comme il s'avançait le long du sentier dallé, il y eut un brusque remue-ménage et cinq ou six chats prirent la fuite pour disparaître dans les buissons. 
 
Une grande femme mince aux cheveux noirs répondit à son coup de sonnette. Elle avait des yeux très sombres brillants de malice avec lesquels elle lui adressa un regard vipérin. Par-dessus sa stricte robe noire, il y avait un tablier de coton à fleurs assez inattendu, et elle avait en mains des gants pour jardiner et un déplantoir. 
 
— « J'allais justement sortir. Vous devez être Mr. Guthrie. » 
 
Il resta une seconde stupéfait. 
 
— « Oui, c'est exact, » répondit-il. « Comment le savez-vous ? » 
 
— « Je le sais, » répliqua-t-elle. Sa voix grinçait comme de la toile amidonnée. 
 
— « Oh ! je vois, » reprit Guthrie. « Vous êtes Mrs. Elpham ? » 
 
Elle acquiesça d'un signe de tête. 
 
— « C'est aimable à vous de passer chez moi. Vous avez acheté la maison Wilson, hein ? Voulez-vous venir avec moi au jardin ? » 
 
Elle se mit en marche et il ne put que la suivre. Elle s'agenouilla devant une planche de jeunes pousses et se mit à ameublir la terre autour des pieds. Guthrie se balançait derrière elle d'un jambe sur, l'autre, embarrassé de son personnage, les mains enfoncées dans les poches, se demandant comment elle l'avait reconnu. Elle a dû deviner, conclut-il. 
 
— « Eh bien, Mr. Guthrie, est-ce que vous vous plaisez ici ? » questionna-t-elle de la même voix sèche, sardonique. 
 
— « Beaucoup, » répondit-il. « Oui, beaucoup. Écoutez… heu… Mrs. Elpham. Je veux acheter votre prairie. » 
 
C'était exactement ce qu'il avait eu l'intention de dire, mais il avait projeté un discours d'approche infiniment plus suave et plus diplomatique. Maintenant c'était dit, et il se lança courageusement à l'eau. 
 
— « J'aimerais acheter tout le lot. La prairie qui nous sépare, vous savez. Avec le marais et le bois qui est derrière. Je trouve qu'ils ajouteraient du caractère à ma propriété. » 
 
Elle continuait à piocher. Au bout d'un instant, sans changer de ton, elle déclara : 
 
— « J'ai toujours admiré la maison des Wilson. Bien qu'elle soit humide et froide. L'endroit idéal pour attraper une pneumonie. Elle date de la fin du XVIIIe siècle, vous savez. Elle a quelques caractéristiques splendides. Les cheminées, par exemple. Et vous connaissez la « chambre des accouchées », naturellement ? » 
 
Guthrie se gratta la tête. 
 
— « Écoutez…» dit-il. 
 
Elle piqua son déplantoir dans la terre et se redressa avec raideur. 
 
— « La « chambre des accouchées », c'est cette petite pièce qui donne dans la bibliothèque, où il y a une étagère très profonde au-dessus du foyer. La sage-femme du pays habitait là, et quand les enfants naissaient dans cette pièce, ils étaient langés et placés sur cette étagère pour avoir chaud. » 
 
— « Ah ! c'est très intéressant, » reprit Guthrie avec une irritation grandissante. « Revenons-en à la prairie, maintenant. » 
 
— « Ah ! oui. » Elle se frotta les mains l'une contre l'autre pour les essuyer, avec un petit sourire, « Vous savez, Albert Wilson aurait pu avoir la prairie, le marais et le bois – tout le lot – s'il avait accepté mon prix. J'avais besoin d'argent à cette époque. Il avait envie de ce terrain, lui aussi. Mais il n'a pas voulu payer pour. Et j'ai dit que je ne le vendrais jamais. Et je n'ai pas changé d'avis depuis. » 
 
La respiration de Guthrie se fit plus forte. 
 
— « Je ne suis pas Albert Wilson, » rétorqua-t-il. « Je n'ai jamais vu Albert Wilson. C'est assez stupide, vous ne trouvez pas, de refuser de me vendre à moi parce que vous avez été insultée par lui. Vous voulez combien ? » 
 
— « Je tiens toujours parole, » dit Mrs. Elpham. « Je ne considère pas du tout cela comme stupide. » 
 
Guthrie se maîtrisa et fit un dernier effort pour se montrer homme d'affaires. 
 
— « Écoutez un peu, Mrs. Elpham, « commença-t-il. 
 
Elle se hérissa. 
 
— « Mr. Guthrie, » lança-t-elle d'une voix coupante, « je n'aime pas que l'on me parle sur ce ton. » 
 
— « Oh ! excusez-moi, que diable. Je me suis amouraché de cette prairie et du reste. À quoi peuvent-ils vous servir ? Vous ne fauchez jamais l'herbe de la prairie, n'est-ce pas ? » 
 
— « C'est ce que vous avez l'intention de faire ? » 
 
Guthrie se frotta le menton avec humeur. Il n'en avait pas l'intention, en fait, mais il avait prévu que cette entrevue serait brève et joyeuse, et il était contrecarré dans ses vues, ce qui le rendait toujours têtu. 
 
— « Oui, » dit-il. 
 
— « Alors, je ne vous la vendrai pas. Je ne veux pas voir encombrer mon jardin avec des râteaux et des tracteurs. » 
 
— « Au diable votre sacré jardin ! » hurla Guthrie, fou de rage. « J'irai voir mon avocat. Vous n'avez pas le droit de me refuser une vente en prenant un prétexte aussi futile. Ce terrain n'a aucune valeur ! C'est de l'égoïsme pur, voilà ce que c'est…» 
 
— « Au revoir, Mr. Guthrie, » dit Mrs. Elpham. 
 
— « Vous n'avez pas entendu le dernier mot sur cette affaire, » lança-t-il d'un ton rageur en tournant les talons. 
 
— « J'aime les voisins chauds et amicaux, » dit-elle avec un sourire qui était assez bizarre. « Vous êtes froid. Eh bien, soyez froid. » 
 
Elle lui tourna le dos et s'agenouilla près de la bordure de fleurs. Ainsi congédié, il franchit la grille qu'il claqua et s'arrêta pour lancer une flèche du Parthe : 
 
— « Je vais démolir la cheminée de cette « chambre des accouchées, » cria-t-il rageusement. « S'il vous intéresse de le savoir. » 
 

 
* * 
 
C'est le soir même que le froid se fit sentir. 
 
Guthrie avait invité deux de ses amis à venir le voir – un nommé Simon qui s'occupait de publicité, et qui l'avait incité à s'établir à Cranmer, et un artiste, John Burden, qui alternait les productions surréalistes et commerciales. Ils étaient installés dans la bibliothèque avec ses grandes fenêtres donnant sur la terrasse ouvertes largement, et Guthrie leur parlait de la « chambre des accouchées ». Soudain, il frissonna. 
 
— « Il fait froid ici, » dit-il. Puis avec hésitation, comme les autres secouaient la tête : « Vous ne trouvez pas ? » 
 
— « Non, pas spécialement, » dit Simon. 
 
— « Ce qu'il y avait de glacial chez Mrs. Elpham s'est collé sur toi, mon ami ! » s'exclama Burden en riant. 
 
— « C'est un curieux personnage, » reprit Simon en allumant une cigarette. « Quand nous nous sommes installés dans la région – il y a presque dix ans de ça – nous avions pris pour faire le ménage une femme du pays qui jurait que Mrs. Elpham était un sorcier. » 
 
— « Une sorcière, mon vieux, » coupa Burden. « Ah ! ces publicitaires… ça ne connaît pas la grammaire. » 
 
— « Il fait froid, » dit Guthrie. Il se leva et ferma les fenêtres. 
 
Ses amis le considéraient avec inquiétude. Ses lèvres étaient bleuâtres, son grand corps frissonnait et ses dents claquaient. 
 
— « Un petit refroidissement peut-être, » suggéra Burden. 
 
Simon se pencha : 
 
— « Tu devrais te coucher. Prends un bon grog avec deux cachets d'aspirine. » 
 
— « Il ne fait pas froid au point d'être dans un état pareil, » reprit Burden. « Tu veux que j'appelle un médecin ? » 
 
— « Oh ! non, » dit Guthrie en s'efforçant de rire. « Je dois couver un rhume. Cela passera. Mais je crois que je ferais bien de me fourrer au lit. » 
 
 
 
Mais cela ne passa pas, ni le lendemain ni le jour suivant. Ce n'était pas la sensation de refroidissement qui accompagne une maladie, car elle était constante. On aurait même presque pu parler de température égale. Cela n'avait cependant rien d'externe, car sous sa couverture chauffante et avec un gros chandail par-dessus son pyjama d'hiver, Guthrie continuait à grelotter. Il finit par appeler le docteur, mais il n'avait apparemment rien qui clochait : le thermomètre enregistra 36° 8, son pouls était normal et son appétit était même meilleur que d'habitude. 
 
Il découvrit, après avoir désespérément essayé tout le reste, qu'une station sous sa lampe solaire le soulageait un peu. Il n'osait pas s'exposer pendant une trop longue durée aux ultra-violets, mais au moins pendant une heure par jour avait-il un léger soulagement qui lui permettait d'affronter le reste de la journée. Même ses rêves n'étaient que d'icebergs et d'igloos. 
 
Burden qui travaillait chez lui, dans son propre atelier, passa un après-midi pour voir comment il allait. 
 
— « C'est peut-être quelque obscur fléau oriental, » déclara l'artiste. « Je ne devrais pas venir chez toi. Je risque de l'attraper. » 
 
Guthrie, étendu dans un fauteuil sous la lampe solaire, se força à sourire. 
 
— « Je devrais essayer de me hisser sur ce manteau de cheminée qui est dans la chambre des accouchées, » répliqua-t-il. 
 
— « Tiens, à propos, » reprit Burden en tordant sa moustache entre ses longs doigts nerveux, « j'ai découvert que cette maison avait appartenu à la famille de Mrs. Elpham, il y a quelque cent trente ans. Est-ce que tu le savais ? » 
 
— « Non. » 
 
— « Leur fortune s'est évaporée et c'est l'arrière-grand-père, si je ne me trompe, qui a vendu la maison. Il y a quelques années, Albert Wilson qui en était propriétaire juste avant toi, a voulu acheter la prairie dont tu nous parlais. Mrs. E. lui a offert de la lui vendre s'il acceptait d'échanger cette maison contre le cottage où elle habite actuellement. Il a refusé, naturellement. » 
 
— « J'étais au courant en partie. Mais elle ne m'avait pas tout raconté. Hem… Qu'est-ce … qu'est-ce qu'il est advenu de Wilson, John ? » 
 
— « Il est mort subitement. » L'artiste plissa les yeux. « Je devine ce que tu penses. Mais tout le monde peut mourir subitement. » 
 
— « Oh ! oui, bien sûr. » 
 
— « Néanmoins, » poursuivit Burden en se levant, « si j'étais toi, je courrais m'excuser auprès de Mrs. E. En fait, je sais que si j'étais à ta place, je lui proposerais de changer de maison avec elle. De toute façon, ce cottage m'a toujours tenté, » ajouta-t-il d'un ton rêveur. 
 
— « Mais j'aime cette maison, » protesta Guthrie. « Et c'était une affaire follement avantageuse. » 
 
— « Écoute, je suis l'homme le plus superstitieux qui soit. Je suis moderne et j'aime le monde moderne. Mais je crois dur comme fer à des choses monstrueuses auxquelles personne d'autre ne croit. L'esprit humain est capable de tout. Absolument de tout. Tiens, écoute, par exemple, les gens te raconter leurs rêves. Voilà pourquoi rien ne me surprend. Guthrie… pourquoi ne lui laisses-tu pas avoir cette maison ? Tu peux venir vivre avec moi, si tu veux. » 
 
Guthrie esquissa un ricanement et eut un geste désinvolte de la main : 
 
— « Ne dis pas de bêtises, vieux. Qu'est-ce que tu dirais d'une partie de poker, ce soir ? » 
 
Burden secoua la tête et partit. Guthrie acheva son heure sous la lampe solaire, se leva, enfila son manteau d'hiver avec une écharpe, et, se maudissant à chaque pas, il se rendit à travers champs chez Mrs. Elpham. 
 

 
* * 
 
La porte de Mrs. Elpham était ouverte à la brise et de l'intérieur venait un bruit de chanson : un soprano clair, aigu, accompagné par le fracas de casseroles qu'on remue. Guthrie frappa au chambranle de la porte. Le chant s'arrêta et Mrs. Elpham s'écria : 
 
— « Qui est-ce ? » 
 
Guthrie s'éclaircit la gorge : 
 
— « C'est moi. Mr. Guthrie. Puis-je entrer ? » 
 
— « Oui, oui, venez. » 
 
Il pénétra dans le salon et s'immobilisa un bref instant, cillant pour s'accoutumer à la pénombre. C'était une petite pièce confortable, étincelant de tous ses cuivres, encombrée de vieux meubles de chêne admirablement bien astiqués. Le plafond bas était garni de solives apparentes et il y avait une vaste cheminée. Des gravures encadrées étaient accrochées au mur, et Guthrie s'approcha pour en regarder une de plus près… et eut un mouvement de recul. Ce n'était guère ce qu'il s'attendait à voir, car c'était une reproduction des « Caprices » de Goya regorgeant de folles, de monstres et de Sorcières. 
 
Mrs. Elpham se trouvait dans la cuisine et elle lui adressa un sourire très amical quand il apparut à la porte. 
 
— « Excusez-moi, » dit-elle. « Vous me voyez en train de boulanger. Je préfère cuire moi-même mon pain. » Elle l'examina du haut en bas. « Ne me dites pas qu'il fait froid dehors. Vous avez mis un manteau ! » 
 
— « Oh ! oui. Je veux dire, non, il ne fait pas froid. J'ai comme un… une sorte de fièvre. Quelque chose que j'ai attrapé il y a un jour ou deux. » 
 
— « Mon Dieu, quel dommage. » Elle ôta du feu une casserole de cuivre et versa le lait chaud qu'elle contenait dans un bol. « Comment vous sentez-vous dans la maison Wilson ? C'est froid et humide, je suppose… je veux dire à en juger par votre maladie. » 
 
— « J'aime cette maison, » répliqua-t-il d'un ton de défi. « Je suis venu parce que je… je désirais m'excuser si je vous ai paru désagréable la dernière fois. » 
 
Le dire lui coûta un rude effort. 
 
Elle prit une cuillère de bois et l'en menaça. À part ces yeux brillants et féroces, elle avait l'air d'une respectable maîtresse d'école. 
 
Elle dit : 
 
— « Du tout, Mr. Guthrie. Je me rends très bien compte de ce que vous avez dû ressentir. » 
 
— « Oui. Ah… alors est-ce que vous reviendrez sur votre décision : Pour la prairie, n'est-ce pas. Je viens de la traverser maintenant, elle est ravissante. » 
 
Elle sourit, d'un mince sourire qui disparut vite. 
 
— « Vous êtes obstiné, n'est-ce pas ? » 
 
Elle jeta un coup d'œil du côté de la table comme si elle cherchait quelque chose, et Guthrie se rapprocha légèrement du feu, car ses os étaient gelés jusqu'à la moelle. 
 
— « Flûte ! » s'exclama-t-elle. « Les œufs. » 
 
— « Oui, je suis obstiné, » répondit-il en essayant de rire mais produisant seulement une espèce de râle. « Je… écoutez, Mrs. Elpham, je ne prendrais pas un brin de foin dans ce pré. » 
 
— « Alors, pourquoi le voulez-vous ? » dit-elle sèchement. Elle se dirigea vers le réfrigérateur, l'ouvrit et en sortit deux gros œufs. 
 
— « Eh bien, parce qu'il est si…» commença Guthrie, et les mots moururent sur ses lèvres. Dans l'instant où la porte du réfrigérateur était ouverte, il avait aperçu quelque chose qui lui avait fait rentrer les mots dans la gorge. 
 
— « Si beau, je suppose, » dit Mrs. Elpham d'un ton sarcastique en retournant à sa terrine. « Je suis heureuse que vous trouviez Cranmer si séduisant. » Elle leva les yeux. « Oh ! vous partez ? Si vite ? Voyons, nous avons à peine commencé à bavarder. » 
 
Elle je contemplait, sourcils relevés. Il recula jusqu'à la porte de la cuisine en marmottant des excuses et quitta la maison sans autre parole intelligible. 
 

 
* * 
 
Tout le long du chemin, il pensa à ce qu'il avait vu dans le réfrigérateur. Il avait du mal à se le retracer en esprit tant il se refusait à croire que cela puisse exister. Mais cela se dessina finalement avec une netteté parfaite : une statuette de cire, semblable à une poupée, tout en haut du réfrigérateur, le long de la boîte où se forment les glaçons. 
 
— « Mais c'est stupide, absurde ! » grommelait-il entre ses dents. « Les gens ne font plus des choses pareilles, de nos jours. » 
 
Oh ! vraiment ? rétorquait une autre partie de son cerveau. N'y avait-il pas eu un « meurtre magique, » il n'y avait pas si longtemps que ça ? 
 
Mais ce n'est absolument pas scientifique, bon Dieu ! 
 
Certainement. Mais comment expliquer cette sensation de froid ? Bizarre, dans une agréable période de sécheresse et de temps tiède, d'attraper une sorte de malaria permanente. Exactement la sensation de froid qu'on aurait si on passait vingt-quatre heures assis près du coffre à glace d'un réfrigérateur bien réglé. 
 
— « Mais pourquoi ? Qu'est-ce que je lui ai jamais fait ? gémit-il en serrant frileusement son manteau sur sa large poitrine. 
 
» Je parie qu'elle veut ma maison. Voilà. Elle essaie de m'en chasser. Impossible que ce soit uniquement parce que mon obstination l'agace. » 
 
Ou bien était-ce quand même ça ? 
 
— « Peu importe, » dit-il entre ses dents. « Elle n'aura pas la maison. Elle n'aura rien du tout. » 
 
Quand il arriva chez lui, il se précipita à l'intérieur, se jeta dans son fauteuil, alluma sa lampe solaire et commença à échafauder des plans. 
 
Il ne servirait visiblement de rien de voler l'image de cire… c'est-à-dire en admettant que cet objet soit vraiment pour quelque chose dans ses frissons. Ce qui était ridicule quand on y réfléchissait. Néanmoins, admettons que ce soit le cas pour les besoins de la discussion. Le voler ? Elle en ferait un autre. 
 
Il eut soudain une illumination : ce qu'il fallait faire, c'est mettre le réfrigérateur hors d'usage. Ne pas le démolir, mais le neutraliser avec adresse. Il se leva d'un bond et se mit à arpenter la pièce, claquant les phalanges et riant de bon cœur, pour la première fois, depuis bien des jours. 
 
Il mit son plan à exécution le soir même. Son obstination lui servit de soutien ; somme toute, ce n'était pas une petite affaire que de pénétrer par effraction dans la maison d'un voisin, et d'une sorcière par-dessus le marché. Qui sait si elle n'avait pas quelque horrible gardien… une créature qui ne serait pas de ce monde ? 
 
Mais il n'y avait que des chats. Ils vinrent se frotter contre ses jambes, miaulant pour avoir du lait tandis qu'il s'activait à la lueur d'une petite lampe de poche, sursautant au moindre bruit, imaginant un millier de dialogues – tous plus terribles les uns que les autres – au cas où Mrs. Elpham se réveillerait et le découvrirait là. Comme Guthrie, comme presque tous les campagnards, elle ne verrouillait pas ses fenêtres, et il n'avait eu aucune difficulté à se glisser dans la cuisine. Il était bien plus de minuit, et il n'y avait pas de lune. Quand il avait ouvert la porte du réfrigérateur, une lumière s'était allumée à l'intérieur ; il avait appuyé sur le commutateur commandant l'allumage automatique, et la lampe s'éteignit. Il s'éclaira avec sa lampe électrique qu'il tenait entre ses dents et s'acharna sur le thermostat avec un tournevis. 
 
De temps à autre, il levait le nez. La statuette était là, adossée à une bouteille de lait. Il y avait dessus des gouttelettes de condensation, et la cire semblait dure et cassante. Que se passerait-il si elle tombait et se brisait ? S'effondrerait-il à la même seconde en petits morceaux ? Il soupira, jura, se lamenta sur lui-même, mais il n'osa pas y toucher, pas même pour la remettre dans une position un peu plus stable. 
 
Retirer un écrou pour que le thermostat reste au « dégivrage » était un jeu d'enfant. Il replaça le couvercle, repoussa le bouton de la lampe intérieure qui s'allume automatiquement, et referma très doucement la porte du réfrigérateur. Il sortit comme il était entré, sous le regard inquisiteur et brillant des chats. En retournant chez lui à travers les champs trempés de rosée, il eut l'impression d'avoir déjà un peu plus chaud. 
 
Au matin, l'impression était une certitude. Il se sentait tout à fait dans son état normal. Ce froid atroce avait complètement disparu. Il sauta du lit en riant et se planta devant la fenêtre pour laisser la brise légère jouer sur lui. 
 
— « Un coup pour moi, Mrs. Elpham ! » clama-t-il d'une voix exubérante en frappant du poing sur sa poitrine. 
 
Il ouvrit en grand le robinet d'eau froide et bondit dans la baignoire. 
 
Ce fut une journée merveilleuse. Il se dora au soleil en fumant et fredonnant d'une agréable voix de baryton. Il jardina un peu, jouissant de la sueur qui l'inondait et de la bonne chaleur qui le baignait et du petit vent délicieux qui le séchait quand il s'arrêtait. Il s'en fut se coucher fort content de lui-même et de la vie campagnarde. 
 

 
* * 
 
Mais le lendemain après-midi, il eut deux surprises désagréables. À deux heures, comme il lisait un roman policier, couché dans un hamac, le froid lui retomba soudain dessus, l'enveloppa avec plus de force que jamais, méchamment, rapidement et avec une sorte de rancune, si bien qu'il imagina Mrs. Elpham tournant au maximum le bouton du thermostat. Il se laissa glisser à bas de son hamac avec un gémissement et rentra en trébuchant dans la maison. Il tira la lampe solaire de son placard, pleurant presque, et enfila un chandail avec son manteau par-dessus. Il n'avait pas encore allumé la lampe quand sa gouvernante entra lui annoncer qu'une dame désirait le voir. 
 
— « C'est Mrs. Elpham qui habite de l'autre côté de la route, » dit la gouvernante. « Vous avez de nouveau une attaque de fièvre, Mr. Guthrie ? Voulez-vous que je fasse chauffer de l'eau pour vous faire une bouillotte ? » 
 
— « Oui, et renvoyez-la. Non, après tout. Dites-lui de venir. » 
 
Si elle me voit dans cet état lamentable, pensa-t-il, peut-être s'attendrira-t-elle. 
 
Mais elle s'avança d'une démarche ferme, hautaine, et s'installa sans en demander la permission dans le fauteuil. Elle dévisagea Guthrie de ses yeux brillants comme elle aurait examiné une amibe sous un microscope. Puis elle jeta un coup d'œil circulaire dans la pièce. 
 
— « Peuh ! » s'exclama-t-elle avec mépris. « Des meubles modernes de pacotille. J'aurais dû m'en douter, » 
 
— « Ah ! dites, Mrs. Elpham, écoutez un peu, » commença Guthrie, piqué. 
 
— « Vous, Mr. Guthrie, » coupa-t-elle en reportant son regard étincelant sur lui, « vous vous êtes introduit chez moi avant-hier soir. » 
 
Il se tenait devant elle comme un grand écolier pris sur le fait. Quelqu'un a mouchardé, se dit-il. Ces diables de chats ! 
 
— « J'aimerais que vous vous rappeliez, » poursuivit-elle, « qu'il y a des ouvriers réparateurs attachés aux compagnies de réfrigérateurs. Je désire également vous signaler que je ne tolérerai plus d'intrusion chez moi. Est-ce clair ? » 
 
Il restait toujours muet. 
 
Sa voix baissa de ton pour n'être presque plus qu'un ronronnement. 
 
— « Je ne veux pas vendre ma prairie, comme je vous l'ai expliqué, mais je vous la donnerai en échange de cette maison. Et trois mille livres. Nous appellerons ça le prix de vente de ma maison, pour que vous ayez un endroit où vivre. » 
 
Il était trop déprimé pour faire plus que de la considérer bouche bée. 
 
— « Nous arriverons sûrement à nous entendre. » poursuivit la voix douce. « Je vous laisse un jour ou deux pour réfléchir. Ce sera tout, Mr. Guthrie. Bon après-midi. » 
 
Elle se leva d'un mouvement brusque et se cogna la tête contre le bord de l'abat-jour de la lampe solaire qui pendait au-dessus du fauteuil. 
 
— « Ouille ! » fit-elle. Puis elle se domina. « Du meuble moderne, » dit-elle avec mépris. 
 
Quand elle eut disparu, Guthrie trottina jusqu’au fauteuil. Il tapota gentiment l'abat-jour en murmurant : « Bravo, mon vieux, bien joué. » Puis il alluma la lampe et se blottit dessous en soufflant sur ses doigts gourds. 
 
L'idée de lui donner sa maison lui répugnait au plus haut point. Elle avait choisi un moyen si déloyal, si peu orthodoxe pour l'obtenir qu'il était déterminé à ne jamais la lui abandonner. 
 
— « Je mourrai plutôt, » s'exclama-t-il avec grandeur, d'un ton résolu. « Mais juste ciel, je ne peux pas supporter ce froid plus longtemps, » ajouta-t-il avec un gémissement. 
 
Le téléphone sonna, et il alla répondre. C'était Burden qui voulait savoir comment il se sentait. 
 
— « Très bien. Écoute, John, je suis content que tu aies téléphoné. Je voudrais te parler. Est-ce que tu peux venir ici ? » 
 
Burden répliqua qu'il travaillait. 
 
Et sous l'inspiration du moment, Guthrie eut une idée. 
 
— « John, » dit-il, est-ce que tu connaîtrais des maisons à vendre dans les environs ? » 
 
Burden déclara qu'il avait entendu parler de deux ou trois, très plaisantes, mais pourquoi… ? 
 
— « Ne te creuse pas la cervelle. J'arrive dans un instant chez toi. » 
 
Sa quête dura jusqu'au dîner, et il y avait toujours quelque chose qui clochait dans toutes les maisons qu'il visita. Désappointé, il conduisit sa voiture dans le garage et resta assis derrière le volant pendant un moment, somnolant presque. Et soudain il se rendit compte qu'il n'avait plus froid… qu'il n'avait pas eu froid, en fait, depuis plusieurs minutes. 
 
Il jaillit de la voiture et resta planté avec hésitation, attendant que le froid le reprenne. Il alla du garage à la maison en se dépouillant successivement de son manteau et de son pull-over, les rayons du soleil couchant tout tièdes sur son visage. 
 
« Peut-être que Mrs. Elpham est morte subitement, » songea-t-il, le cœur joyeux. Ou peut-être sa maison a-t-elle brûlé de fond en comble, réfrigérateur compris. » 
 
Mais rien de tout cela ne s'était produit, manifestement, car tandis qu'il gravissait le large perron de pierre de sa maison, elle accourut vers lui à travers la pelouse. Elle était transformée. Plus de chignon lisse, mais des mèches qui pendaient mollement de chaque côté de sa figure. Elle avait une serviette dans une main, et Guthrie fut stupéfait de voir que son visage était rouge brique et que de grosses gouttes de sueur perlaient comme de l'huile sur son front et roulaient lentement le long de ses joues. 
 
— « Mr. Guthrie ! » s'écria-t-elle, et sa voix se brisa. « Mr. Guthrie, attendez-moi ! » 
 
Elle parvint jusqu'à lui, haletante. 
 
— « Mrs. Elpham, que se passe-t-il ? » 
 
Elle s'essuya la figure et le cou avec la serviette, essoufflée. 
 
— « Je me rends, » déclara-t-elle d'une voix sans timbre. 
 
— « Que voulez-vous dire ? » demanda Guthrie. 
 
— « J'abandonne. Je… je ne jeux pas le supporter. » Et maintenant il y avait un accent pitoyable, humble, dans sa voix, et ses yeux noirs étaient pleins de larmes. Guthrie se surprit, avec stupéfaction, à penser qu'elle n'avait rien de si redoutable ; en fait il avait envie de l'entourer de son bras et de la réconforter. 
 
— « Miséricorde ! » s'exclama-t-il dans sa stupeur. 
 
— « C'est seulement parce que j'avais tellement envie de cette maison, » reprit-elle. Elle m'a appartenu, autrefois. J'y ai joué quand j'étais enfant. J'y ai été très heureuse. Il ne me reste plus rien d'autre maintenant. Et vous avez été si…» Elle s'étrangla et poursuivit à voix plus basse : « Si gentil. Même alors que je me montrais si déplaisante. » 
 
Guthrie se frotta le front : 
 
— « Mais je ne comprends pas, » dit-il. 
 
— « Je m'excuse pour les frissons. Je lâche prise. Vous arrêterez, maintenant, n'est-ce pas ? Ne pourrions-nous cesser les hostilités et… devenir amis ? » 
 
— « Amis ? » répéta Guthrie. « Bien entendu. Mais arrêter quoi ? » 
 
Elle éclata en sanglots et enfouit son visage dans la serviette. 
 
— « Oh ! » gémit-elle, « je… je sais que je le mérite, mais vous… vous ne devriez pas être si…» 
 
Elle se détourna brusquement et sans ajouter un mot elle se dirigea vers la barrière au milieu de la haie qui donnait dans la prairie. Guthrie se secoua. Dans son ahurissement, il se surprit luttant contre une étrange envie de la suivre. Au lieu de cela, il rentra dans la maison et jeta dans un coin son manteau, son chandail et son chapeau. 
 
— « Elle essaie une autre tactique, » dit-il. « La séduction. Non pas, » ajouta-t-il pensivement, « que je ne préfère pas cette tactique-là à l'autre. » 
 
Il enfonça ses mains dans ses poches et se rendit au salon. Il s'immobilisa sur place, yeux écarquillés, lèvre inférieure avancée. 
 
Quand Burden l'avait appelé, il était allé au téléphone sans prendre le temps d'éteindre sa lampe solaire. Elle brûlait toujours de tous ses feux. 
 
Il s'en approcha en retirant les mains de ses poches. Du bord de l'abat-jour où Mrs. Elpham s'était heurté le front, pendaient deux longs cheveux noirs brillants, coincés dans le rebord de métal et recroquevillés sous l'effet de la chaleur. 
 
— « Alors, maintenant, me voilà sorcier, » dit Guthrie. Il commença à rire, puis tout à coup il n'eut plus envie de rire du tout. Il libéra les deux cheveux et les enroula machinalement sur son doigt. Il se représentait clairement la réaction dans le cottage de l'autre côté des champs : la cessation immédiate de cette terrible chaleur, la peau desséchée qui se rafraîchit, la délicieuse brise nocturne. 
 
— « Hem, » fit-il. « Peut-être pourrons-nous finalement aboutir à un accord. » 
 
Il récupéra son chapeau et s'en coiffa. Puis il l'ôta et peigna soigneusement ses cheveux qui se clairsemaient, devant la glace de l'entrée. Il s'apprêtait à sortir, se reprit et se dirigea vers son bureau. Il rangea les deux cheveux noirs dans une enveloppe et enferma celle-ci à clef dans un tiroir. Puis remettant son couvre-chef d'un air martial, il s'en fut à travers champs. 
 
— « Après tout, » se dit-il, « on ne sait jamais si l'on n'aura pas besoin de munitions. » 
 
À la même seconde et presque en prononçant les mêmes termes, Mrs. Elpham, qui avait retrouvé une température normale, s'affairait à ranger dans sa réserve l'image de cire. 
 
(Traduit par Ariette Rosenblum.)

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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