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Livre 1
Livre 2
CITOYEN DE SECO
LES HOMMES DANS
La sève de l'arb
Les enfers sont
Jusqu'à la quatr
La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
Le péché origine
Assirata ou Le m
L’Exécuteur - RO
Celui que Jupite
L'Enchaîné - ZEN
Le cimetière de
Les souvenirs de
Échec aux Mongol
Olivia par HENRI
Clorinde par AND
Les prisonniers 
L’étranger par W
Du fond des ténè
Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
Le second lot -
Le saule - JANE
Rencontre - GÉRA
Il était arrivé
Un autre monde -
La filleule du d
Le passé merveil
Les ogres par RO
Le pion escamoté
Virginie (Virgin
Et le temps ne s
Suite au prochai
La venue du héro
Une brise de sep
Et s’il n’en res
Vers un autre pa
Le singe vert -
Le Yoreille - PI
Témoignage perdu
Retour aux caver
Les premiers jou
Le diable par la
La seconde chanc
L'état d'urgence
Le masque - JACQ
Sans issue - JAN
Fugue
Une créature
La ville entrevu
Dieu n'a pas de
Les ongles
Sous le vieux Po
Douce-Agile
Le Diadème
Le manteau bleu
Les frontières
Les marchands
Le jardin du dia
Retour aux origi
Les communicateu
Le cri
Le rêve
Le cavalier
Un homme d’expéd
La proie
Les idées danger
Le temple
La nuit du Vert-
La choucroute
Les derniers jou
Partir, c'est mo
La route
La machine
Les prisonniers
Guerre froide
Gangsters légaux
La Valse
Invasion
Loup y es-tu ?
Maison à vendre
Le miroir
Ma pomme
Route déserte
Le test
L'homme qui écou
Ce que femme veu
Cache-cache
Le voyage
Désertion
Opération Opéra
Invasion
Le cœur d’une vi
Les immigrants
Le Train pour l'
La petite sorciè
Culbute
Et la vie s'arrê
La Salamandre
Des filles
Contes d'ailleur
L’homme
Les fauteurs
Les trois vieill
Incurables sauva
Djebels en feu
COMMANDERIE
Les-sentiers
Kalachnikov
La Nuit de tous
ventres d'acier
Les Bellanger
Les saboteurs
Sigmaringen
trahison
La rebouteuse
L'europe en enfe
Non identifiés
La Chute de l'or
Année des dupes
Amères récoltes
Le Batard
Femmes cruelles
L'Armée des pauv
Afrika korps
LaCabaneduberger
La Louve de Corn
Frédégonde Reine
Au coeur des ext
L'île du dernier
Le secret de la
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Les Enfants des
Le sacrifice des
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ILS SURVIVENT
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Cache-cache ALBERT BILDER

Cache-cache ALBERT BILDER 
 
 
 
En présentant dans notre numéro 35 la première nouvelle d'Albert Bilder, nous disions qu'il y avait en lui « mieux que des promesses : la marque d'une imagination qui est celle d'un véritable auteur de SF ». Vous en trouverez une confirmation dans ce nouveau conte. C'est peut-être par une certaine « flemme » intellectuelle, ou par manque de temps, qu'Albert Bilder se contente d'exposer une idée d'histoire en quelques pages. Mais cela après tout, ne fait que rendre cette idée plus frappante. Il y a tellement d'auteurs qui tirent à la ligne !…  
 
 
Jaillissant des brumes de la nuit, l'astronef étincela un instant, silhouette brillante dans l'ombre ouatée. Accueilli par une étendue noirâtre et dénudée, il se posa sans heurts. 
 
Xtla en descendit, dépliant ses jambes engourdies par un voyage exténuant de plusieurs milliers de trôoms à travers les espaces sidéraux, suivi de près par Pomta, son épouse fidèle. 
 
Ils contemplèrent pendant quelques instants le paysage sans vie. Aussi loin que portait la vue, d'immenses pierres dressées pointaient vers le ciel noir, offrandes inertes aux dieux de l'espace. 
 
Xtla sortit son zoom de la soute de l'astronef, vérifia les commandes puis grimpa dessus, suivi de son épouse. Le zoom démarra plein sud. 
 
La plaine succédait à la plaine. Morne, noire, rase, avec de temps à autre un monolithe d'ébène pointé vers le ciel. D'étranges rayons blanchâtres semblaient jaillir des nues, irradiant ces surface irréelles. 
 
La nuit s'atténua un peu, sans disparaître. 
 
— « Étrange planète… la nuit perpétuelle ! » 
 
— « Oui, un peu triste, » surenchérit Pomta, qui, sentant venir la faim, grignotait déjà l'oreille postérieure de son mari. 
 
Xtla arrêta le zoom à l'ombre d'une pierre levée, sortit son tranchoir et sectionna un de ses bras antérieurs qu'il jeta en pâture à son épouse. 
 
« Si elle n'a faim que ce soir, le bras aura repoussé, » se dit-il et, l'âme tranquille, conscient d'avoir accompli son devoir de parfait époux, il remonta sur le zoom. 
 
Les rayons blanchâtres s'étaient maintenant totalement dissous, Xtla regagnait son appareil sans avoir rien trouvé. Pas d'habitants, pas d'animaux, pas de plantes, rien. Et pourtant, à un moment, il avait crû entrevoir une ombre flottant dans l'air à quelques mètres de ses yeux – mais, dès son approche, l'ombre s'était évanouie. 
 
Non, décidément rien sur cette planète ne justifiait un séjour plus prolongé, strictement rien… 
 
Et soudain le zoom stoppa net. L'accélérateur au ras du plancher, la supervitesse, rien n'y fit, il refusa de bouger. 
 
Xtla descendit. Mais son épouse, réveillée par le choc et croyant à un nouvel « arrêt-buffet », attaquait l'oreille antérieure d'une dent vorace. Il la lui abandonna pour avoir la paix. 
 
Un obstacle invisible se dressait devant eux. D'une main, il tâtonna devant lui et leva machinalement les yeux. Là-haut, tout là-haut, à cent trems, on distinguait comme un angle, brillant dans le vide. 
 
Intrigué, il sauta sur son véhicule et le manœuvra pour suivre l'obstacle vers le haut. Mais arrivé à l'angle brillant, rien ne vint le renseigner, sinon la vue d'autres angles à distance, plus ou moins espacés les uns des autres. 
 
— « C'est un monde des plus bizarres. » 
 
— « Oui, » répondit Pomta, la bouche à moitié pleine. 
 
Xtla se dirigea vers le nord et de nouveau un obstacle invisible surgit. Le zoom culbuta et tomba en chute libre. Pomta, effrayée, glapit de fureur, noyant son époux sous un flot de reproches. Mais comme tombait le zoom toujours, elle battit des ailes et retint son mari par une jambe. La nourriture d'abord, les moyens de transport ensuite ! Pour elle qui ne songeait qu'à manger et à féconder, l'existence du besoin de découvrir, de la curiosité scientifique, semblait absurde. 
 
En bas, le véhicule s'écrasa dans un bruit de ferraille. En quelques secondes, Xtla fut près de lui et, pour la récompenser, donna un bras à son épouse. 
 
Les réparations durèrent plusieurs heures. Et de nouveau ils repartirent. Mais, chose étrange, ils n'avaient pas encore fait cent trems qu'un choc brutal les arrêtait d'un bloc. 
 
Énervé, Xtla sauta d'un bond sur le sol. Il n'y avait aucune raison qu'en rase campagne, avec le désert immense dans toutes les directions, un obstacle se trouvât encore devant lui ! 
 
Mais à peine sorti de son engin, il se sentit bousculé de tous côtés. Quelques instants plus tard, une chose invisible le toucha. Puis de nombreuses vibrations fusèrent autour de lui et, brutalement attrapé par la tête, il s'écroula par terre… 
 
Pomta, restée dans le zoom, vit son mari agiter les bras, secouer la tête comme en proie à un délire intense. L'appareil vibra. Affolée, elle saisit un paxzoutt et le pointa au-dessus de Xtla, pressa le déclencheur. Une gigantesque lueur violette se répandit autour de son mari, tandis que le calme et le silence retombaient sur eux. 
 
Xtla se redressa, courut vers elle, trébucha sur un ou deux obstacles invisibles, reprit difficilement son équilibre. Essoufflé, il s'agrippa au zoom et, bientôt, d'un doigt encore tremblant, enfonça le bouton d'ascension. L'appareil frémit et, lentement, comme à regret, monta dans les cieux obscurs. 
 
Ce n'est qu'à près de quatre mille trems que Xtla lâcha le bouton et reprit l'horizontale, droit vers son astronef. 
 
Sans regrets, il quitta cette planète hostile. 
 
— « Des hommes invisibles, quelle horreur…» Car il avait finalement compris qu'il y avait des habitants. Il avait senti leur contact sur lui, perçu les déplacements d'air de leurs présences. 
 
En quelques instants, l'astronef ne fut plus qu'un point dans les profondeurs de l'espace. 
 
 
 
L'INVASION DES HOMMES INVISIBLES : 
 
100 MORTS, 150 BLESSÉS !  
 
 
 
« Paris, le 16 août 196… 
 
» Hier, à 4 heures de l'après-midi, place de la Concorde, une série d'accidents se sont produits, dont la cause reste encore inexplicable. Quatre personnes, qui regardaient construire les nouveaux bâtiments de l'Ambassade Américaine du haut de leur fenêtre du gratte-ciel VII, ont été décapitées par une force inconnue. On n'a pas retrouvé leurs têtes. 
 
» Quelques minutes plus tard, une automobile à turbine a littéralement été coupée en deux sans cause apparente. Tous les passagers ont été tués. Plusieurs automobiles voisines ont été accidentées et leurs passagers blessés. 
 
» La foule, s'étant amassée, s'est heurtée à une masse invisible tout d'abord inerte, puis qui soudain s'est mise en mouvement. Quelques personnes ont réussi à saisir cette masse qui cherchait à s'enfuir, l'ont projetée au sol. À cet instant précis, une lueur verte éclatante est apparue on ne sait d'où et a pulvérisé ces malheureux. Rien n'a pu être retrouvé.  
 
» La police appelée d'urgence n'a pu encore déceler la cause de cette hécatombe. On se perd en conjectures dans les milieux les plus informés. D'après une déclaration du Pr. Delatre, chef des Recherches Scientifiques du Territoire, il apparaît dès maintenant que l'on peut se trouver en présence d'un phénomène extra-terrestre, mais que jusqu'à nouvel ordre rien n'est encore venu confirmer cette hypothèse. « Il se pourrait », a-t-il ajouté, « qu'il s'agisse d'êtres d'un autre monde venus nous rendre visite. Comme rien ne prouve qu'ils nous ressemblent, ils ne sont pas censés posséder les mêmes sens que nous. Par conséquent ils peuvent nous paraître invisibles et insonores, de même que nous, à leurs yeux, s'ils en possèdent. Ce qui expliquerait cette hécatombe humaine sans cause apparente. Si mon hypothèse se révèle juste, nous devrons retrouver, dans un proche avenir, quelque chose que nos appareils décèleront soit par les infrarouges, soit par les ultraviolets ». 
 
 
 
 
La boîte à voir tout 
(Anything box) 
 
ZENNA HENDERSON 
 
 
 
Zenna Henderson, dont nos lecteurs connaissent bien la remarquable série d'histoires sur « le Peuple »1 , est institutrice de son métier. Il doit lui arriver de découvrir périodiquement des enfants étranges. Ce qui ne veut évidemment pas dire que la nouvelle fantastique qui suit soit basée sur un incident réel. Elle n'en symbolise pas moins fort bien tout ce que l'enfance a de singulier et parfois de totalement inexplicable. On y retrouve cette sensibilité et cette émotion qui sont la marque de l'auteur et dont vous pourrez de nouveau juger dans l'avenir, à l'occasion d'un quatrième récit consacré au « Peuple ». 
 
 
Je crois bien que c'est au cours de la deuxième semaine d'école que Sue-Lynn attira plus spécialement mon attention. Naturellement, je connaissais déjà son nom et je m'étais formé une première opinion sur son développement intellectuel, ses capacités et la qualité probable de son travail ainsi que le font automatiquement la plupart de mes collègues avec leurs élèves au cours des premières semaines de classe. Elle m'avait paru douée d'un esprit réfléchi et capable et – négligeant pour le moment la petite voix intérieure qui me disait : « trop calme » – je l'avais rangée mentalement parmi les enfants qui ne semblaient pas devoir me causer de soucis du point de vue de l'application au travail, sous réserve de réviser mon jugement une fois passée l'agitation des premiers jours. 
 
Je me rappelle le jour où je la remarquai. Je m'étais laissée tomber dans mon fauteuil pour me reposer un instant après avoir guidé de petites mains moites trop malhabiles pour maintenir un pastel dans les limites d'un dessin à colorier et la classe était pleine du murmure gai et insouciant de mes enfants qui continuaient de frotter avec entrain du rose sur leur papier sans se douter qu'ils imprégnaient en même temps mes pensées de la même couleur. Je me demandais comment allait commencer à se dégager chaque personnalité parmi ces quelque trente-cinq élèves de la classe enfantine si hétérogène qui m'était confiée et c'est alors que je remarquai Sue-Lynn – que je la remarquai vraiment – pour la première fois. 
 
Elle avait fini son devoir – longtemps avant tous les autres comme d'habitude – et restait sagement assise à sa table en face de moi. Ses mains étaient posées devant elle, ses pouces joints et ses doigts s'incurvant comme s'ils enserraient quelque chose, un objet assez volumineux pour empêcher leurs extrémités de se toucher et assez anguleux pour qu'ils en dessinent la forme carrée. C'était une chose agréable qu'elle tenait, agréable et précieuse. On pouvait le voir à la douceur avec laquelle elle semblait la protéger. Elle était légèrement penchée en avant, la poitrine pressée contre la table, et. elle regardait entre ses mains, profondément absorbée. Son visage était détendu et heureux. Sa bouche dessinait un petit sourire très doux et, tandis que je l'observais, ses cils se levèrent et elle me jeta un regard chaleureux comme pour m'inviter à partager son plaisir. Puis elle cligna des paupières et un voile descendit sur ses yeux. Elle introduisit sa main dans sa case et l'en ressortit aussitôt, puis pressa ses pouces sur ses index et les frotta lentement. Enfin, elle posa ses mains l'une sur l'autre devant elle et les regarda avec l'air de parfaite innocence que les enfants savent prendre avec tant d'efficacité. 
 
L'incident avait frappé mon imagination et je commençai à m'intéresser à Sue-Lynn. M'appliquant à l'observer, je remarquai que lorsqu'elle était inoccupée, elle passait la majeure partie de son temps à regarder la table entre ses mains, bien trop furtivement pour que mon attention occupée ailleurs, se portât sur elle. Elle se hâtait d'achever même les plus amusants des devoirs, puis se perdait dans la contemplation de ses mains. Quand Davie la fit tomber d'une poussée à la récréation et que du sang lui coula le long de la jambe, elle revint avec ses pansements et son visage maculé de larmes goûter le réconfort qu'elle avait – c'est le cas de le dire – à portée de la main, et quelques minutes plus tard elle avait une expression sereine et les yeux secs. Je crois que Davie l'avait poussée justement parce qu'elle « regardait ». C'est la veille en effet qu'il était venu à moi agité et les joues enflammées. 
 
— « Madame, » dit-il. « Elle regarde ! » 
 
— « Qui regarde ? » demandai-je d'un ton distrait tout en pointant une liste de mots d'usage courant que les enfants n'allaient pourtant pas manquer de trouver rébarbatifs. 
 
— « Sue-Lynn. Elle n'arrête pas de regarder ! » 
 
— « Est-ce toi qu'elle regarde ? » demandai-je. 
 
— « Euh…» Il se passa l'index sous le nez laissant une marque sale sur sa lèvre supérieure, accepta le morceau de papier de soie que je lui tendais pour s'essuyer et le mit dans sa poche. « Elle regarde sa table et elle dit des mensonges. Elle dit qu'elle peut voir…» 
 
— « Qu'elle peut voir quoi ? » Ma curiosité était piquée au vif. 
 
— « Tout, » dit Davie. « C'est sa Boîte à voir Tout. Elle peut voir ce qu'elle veut, n'importe quoi. » 
 
— « Est-ce que cela te gêne qu'elle regarde dans cette boîte ? » 
 
— « Euh…» fit-il en se tortillant. Puis il éclata : « Elle dit qu'elle m'a vu en train d'être mordu par un chien parce que j'ai pris son crayon… qu'elle dit. » Il amorça une retraite verbale en désordre. « Elle croit que je lui ai pris son crayon. Je l'ai seulement trouvé…» Il baissa les yeux. « Je le rendrai. » 
 
— « Je l'espère bien, » dis-je en souriant. « Si tu ne veux pas qu'elle te regarde, ne fais pas de choses comme ça. » 
 
— « Sales filles, » murmura-t-il, et il regagna son banc en faisant du bruit avec ses pieds. 
 
Je crois donc qu'il la fit tomber le lendemain pour se venger de cette histoire de morsure par un chien. 
 
Plusieurs fois après cela, j'allai au fond de la classe, m'approchant de Sue-Lynn négligemment, mais toujours elle me voyait ou me sentait venir et d'un brusque mouvement de sa main se débarrassait de ce qui m'intriguait. Une fois seulement, je crus entrevoir un reflet de quelque chose, mais son pouce et son index avaient traversé un rayon de soleil et ce n'était peut-être que cela. 
 

 
* * 
 
Les enfants ne s'isolent pas sans raison et, bien que Sue-Lynn n'eût pas coutume de s'isoler ostensiblement, je commençai à m'interroger sur son cas. Je l'observai dans la cour de récréation pour voir comment elle se comportait et je n'en fus que plus perplexe. 
 
Elle opérait toujours de la même façon. Quand les enfants sortaient en récréation avec l'impétuosité d'une avalanche, elle se laissait emporter avec eux et rien de ce qui pouvait lui arriver au sein de cette masse déchaînée, bruyante et intrépide ne l'incitait à aller se mettre à l'écart. Mais au bout d'une dizaine de minutes, elle émergeait de la mêlée les cheveux en broussaille, les joues rouges, barbouillée de poussière, un lacet défait et, par quelque pouvoir magique que j'eusse souhaité posséder, elle apparaissait soudain peignée, propre et nette. Et je la voyais là, calme et souriante, assise sur l'étroit rebord à côté des quelques marches partant de la base de la colonne pseudo-corinthienne dont notre porte est ornée, et ses mains incurvées recevaient cette chose indéterminée et elle s'absorbait si profondément dans ce qu'elle voyait que la cloche la faisait sursauter chaque fois. 
 
Et chaque fois, avant de se joindre aux autres dans leur élan vers la porte, elle portait la main à sa poche si elle en avait une, ou bien elle étendait le bras jusqu'à la partie saillante du mur entre la haie et le bâtiment. Apparemment, elle était toujours obligée de se séparer de sa Boîte à voir Tout, mais elle n'avait jamais besoin de retourner la chercher. 
 
J'étais si intriguée de la voir déposer là cette chose quelle qu'elle fût que j'allai voir de près et passai la main sur la pierre en saillie toute sale. L'air confus, essuyant mes doigts pleins de poussière je pénétrai dans la salle à la suite de mes enfants et Sue-Lynn me regarda avec des yeux pleins de gaieté sans que sa bouche esquissât le moindre sourire. Ses mains formèrent malicieusement le carré devant elle et ses pouces caressèrent quelque chose de consistant tandis que les enfants gagnaient leurs places. 
 
Je souris aussi de la voir si heureuse de m'avoir joué un tour. Cela me semblait une façon si gaie de se replier sur soi-même que j'en pris mon parti. Mieux valait cette petite humiliation que bien d'autres déconvenues. 
 
Un jour, peut-être, j'apprendrai à tenir ma langue. J'aurais souhaité m'être tue avant ce long après-midi où nous nous réunîmes entre institutrices des classes élémentaires pour travailler dans la fumée des cigarettes et l'odeur âcre de l'encre de Chine et où je laissai Alpha m'entreprendre sur le problème de la discipline. Elle était exaspérée de la conduite bruyante et batailleuse habituelle de ses garçons et du caquetage incessant de ses filles, et (que ma stupidité me soit pardonnée !) je lui citai Sue-Lynn comme exemple de sujet d'inquiétude autrement plus grave que les explosions de vitalité de nos autres élèves. 
 
— « Vous dites qu'elle reste assise ainsi à regarder quelque chose d'inexistant ? » Alpha avait pris sa voix grinçante pour poser la question. 
 
— « Ma foi, je ne vois rien, moi, » avouai-je. « Mais elle, apparemment, si. » 
 
— « Mais ce sont tout bonnement des hallucinations ! » Sa voix se haussa d'un ton. « J'ai lu un livre…» 
 
— « Oui. ». Marlene se pencha par-dessus le bureau pour secouer la cendre de sa cigarette dans le cendrier. « Nous savons, nous savons, nous en avons les oreilles rebattues. » 
 
— « Eh bien ! » fit Alpha avec dédain. « Cela vaut mieux que de ne jamais lire de livres. » 
 
— « Nous attendons le jour où vous en aurez lu un second, » riposta Marlene en exhalant un filet de fumée par le nez. « Celui-là a dû être d'une longueur inaccoutumée. » 
 
— « Oh ! que sais-je ? » Alpha fronça le front, ce qui était signe chez elle d'une grande concentration. « Il parlait seulement de…» Elle rougit et, l'air furieux, cessa de regarder Marlene pour nous faire face. 
 
— « À propos de notre discussion…» dit-elle d'un ton pointu. « Pour moi cette petite souffre d'un trouble profond de la personnalité. Peut-être même d'une psycho…» Une faible lueur passa dans ses yeux comme elle retournait la pensée dans son esprit. 
 
— « Oh ! que sais-je ? » fis-je, surprise de faire écho à son exclamation dans mon soudain besoin de prendre la défense de Sue-Lynn. « Elle a quelque chose de curieux. Elle n'a pas cet air craintif, ces épaules affaissées, cette expression de chien battu, communs à tant d'enfants renfermés. » Et je pensais avec amertume à l'un de mes garçons de l'année précédente qu'Alpha avait maintenant dans sa classe et après qui elle criait tant que le pauvre enfant était retombé dans un mutisme obstiné, si bien que tous mes efforts avaient été dépensés en pure perte. « Elle semble avoir un caractère heureux et souple, avec seulement cette petite… particularité. » 
 
— « Eh bien, je me tracasserais si elle était chez moi, » dit Alpha. « Je suis heureuse d'avoir des enfants si normaux. » Elle poussa un petit soupir satisfait. « Je crois que je n'ai pas à me plaindre tout compte fait. Je n'ai pas d'enfants qui me posent de problèmes particuliers, sauf quelques-uns qui ne tiennent pas en place ou qui dissipent les autres, et qu'une bonne réprimande et une taloche suffisent à faire filer droit. » 
 
Marlene me glissa un coup d'œil moqueur, englobant la classe d'Alpha et la mienne dans un même dédain, et je me détournai avec un soupir. Pour être si heureuse, je suppose que l'ignorance est un gros atout. 
 
— « Vous feriez bien de faire quelque chose pour cette fille, » dit Alpha de sa voix criarde en quittant la pièce. « Elle deviendra probablement pire avec le temps. Cela dégénérera, dit le livre, si je me souviens bien. » 
 
Je connaissais Alpha depuis longtemps et je croyais savoir ce qu'il était bon de laisser de côté dans ses paroles, mais je commençais à m'inquiéter au sujet de Sue-Lynn. Peut-être était-ce cette fois un trouble plus fondamental que les petites anomalies courantes que j'avais rencontrées jusqu'alors. Peut-être une fillette pouvait-elle avoir un petit sourire doux et satisfait et être néanmoins la proie d'un commencement de folie attaquant son cerveau comme un ver destructeur. 
 
À moins que, sapristi ! me dis-je avec brusquerie, elle possède réellement une Boîte à voir Tout. Peut-être regarde-t-elle réellement quelque chose de précieux. De quel droit nierais-je qu'il puisse exister quelque chose de la sorte ? 
 
Une Boîte à voir Tout ! Que peut-on contempler dans une Boîte à voir Tout ? Les désirs enfouis au plus profond de l'âme ? Je ressentis un petit choc lorsque les mains de Sue-Lynn s'incurvèrent de nouveau. Je pris une profonde inspiration et étreignis les bras de mon fauteuil. Si la Boîte à voir Tout était son bien personnel, je ne pourrais pas y voir mes propres désirs. Ou le pourrais-je malgré tout ? J'appuyai ma joue dans ma main et me mis à crayonner machinalement sur ma feuille d'emploi du temps. Comment diable fais-je, me demandai-je, non pour la première fois, pour laisser mes pensées vagabonder ainsi ? 
 
À ce moment, je sentis une présence toute proche et tournai la tête pour rencontrer les yeux grands ouverts de Sue-Lynn. 
 
— « Madame ? » Le mot avait été prononcé dans un souffle. 
 
— « Oui ? » Je sentais que, pour une raison ou une autre, Sue-Lynn m'aimait tendrement à ce moment. Peut-être était-ce parce que son groupe avait commencé à travailler avec de nouveaux livres ce matin. Ou peut-être parce que j'avais remarqué sa nouvelle robe, dont les dentelles et les fronces lui donnaient l'impression d'être un petit bout de femme adorable, ou peut-être simplement parce que le soleil de cette fin d'automne dorait sa table de ses doux rayons. Quoi qu'il en soit, elle débordait de tendresse à mon égard, et puisque, contrairement à la plupart des enfants, elle ne venait pas me passer les bras autour du cou ou m'humecter la joue de ses baisers pour un oui, pour un non, elle m'apportait enserré dans ses mains le témoignage de son amour. 
 
— « Vous voulez voir ma boîte, madame ? C'est ma Boîte à voir Tout. » 
 
— « Oh ! est-ce possible ? » dis-je. « Veux-tu me la donner à tenir ? » 
 
Après tout, j'ai tenu dans mes mains – avec tendresse, crainte ou témérité – des moustaches de tigre magiques, des serpents à sonnettes vivants, des dents de dragons, de pauvres petits papillons morts et deux oreilles et un nez que Sojie avait perdus par une froide matinée, sans pouvoir les distinguer plus que je ne distinguais la Boîte à voir Tout. Mais je pris délicatement l'invisible cube qu'elle m'offrait avec une tendre gratitude qui s'exprimait dans mes doigts comme dans mon visage. 
 
Et je reçus à la fois substance, poids et réalité ! 
 
De surprise, je faillis la laisser échapper, mais le cri d'appréhension prêt à jaillir des lèvres de Sue-Lynn m'aida à la retenir et j'entourai de mes doigts la précieuse chaleur et abaissai mon regard, de plus en plus bas, par-delà une vague lueur, jusqu'au fond de la Boîte à voir Tout. 
 
Je courais pieds nus dans l'herbe bruissante. Le remous de ma jupe fit se courber les pâquerettes quand je tournai autour du pommier noueux au coin du verger. Le vent tiède me caressait les joues et riait à mes oreilles. Distançant mes jambes agiles, mon cœur se gonfla dans une bouffée de délicieuse chaleur lorsqu'il ouvrit les bras… 
 
Je fermai les paupières et avalai ma salive avec difficulté, mes paumes serrées contre la Boîte à voir Tout. 
 
— « Comme c'est beau ! » murmurai-je. « C'est magnifique, Sue-Lynn. Où l'as-tu eue ? » 
 
Ses mains me la reprirent précipitamment. 
 
— « Elle est à moi, » dit-elle d'un ton de défi. « Elle est à moi. » 
 
— « Bien sûr, » dis-je. « Prends-en bien soin. Ne la laisse pas tomber. » 
 
Elle esquissa un faible sourire en portant sa main à sa poche. 
 
— « Non. » Elle tapota sa poche en retournant s'asseoir et sa poche était plate. 
 
Le lendemain elle n'osa pas me regarder tout d'abord, de crainte que je ne dise quelque chose ou prenne un air qui lui rappelle d'une manière quelconque ce qui devait lui sembler maintenant comme une trahison, mais quand je me fus contentée de sourire comme à mon habitude, sans laisser voir que je connaissais son secret, elle reprit confiance. 
 
Un ou deux soirs plus tard, alors que je me penchais à ma fenêtre au clair de lune, laissant mes cheveux tomber comme un écran entre mon visage et cette effervescente splendeur, je me mis à songer à la Boîte à voir Tout. Pourrais-je en faire une moi-même ? Pourrais-je modeler cette attente douloureuse, cet élan de mon cœur, ce cri silencieux en moi, pour en faire une Boîte à voir Tout ? Je réunis mes mains, pouce contre pouce, et formai avec mes autres doigts tendus un cadre où j'emprisonnai une partie de l'horizon obscur. Je regardai dans le carré vide jusqu'à ce que des larmes me piquent les yeux. Je soupirai, laissai fuser un léger rire et posai mon visage dans mes mains en me penchant dans la nuit. Avoir à ma portée un pouvoir enchanté, le sentir me brûler presque le bout des doigts et être cependant si liée au sol que je ne pouvais pas le recevoir ! Je me retournai vers la pénombre de ma chambre, le dos à la magnificence du clair de lune. 
 
Ce fut peu de temps après cela qu'Apha réussit à réintroduire dans les pensées que je nourrissais à l'endroit de Sue-Lynn une inquiétude harcelante comme des piqûres d'aiguille. Nos classes avaient éducation physique ensemble et un matin, alors que nous frissonnions dans l'air frais en surveillant les enfants qui couraient jusqu'à en avoir les joues rouges, elle me susurra à l'oreille : 
 
— « Laquelle est-ce ? Celle qui est anormale. » 
 
— « Je n'ai pas d'enfants anormaux, » dis-je, haussant la voix avant la fin de la phrase, car j'avais compris soudain à qui elle faisait allusion. 
 
— « Moi, je prétends qu'il est anormal de regarder ce qui n'existe pas. » Son ton était corrosif. « Qui est-ce ? » 
 
— « Sue-Lynn, » dis-je à regret. « Elle est aux barres parallèles en ce moment. » 
 
Alpha jeta un coup d'œil à Sue-Lynn qui se tenait renversée la tête en bas à l'une des barres, sa courte jupe découvrant ses jambes roses et lui retombant, bouffante comme une cloche, jusque sur les yeux. Alpha joignit ses mains ridées bleuies par le froid et souffla dessus. 
 
— « Elle a l'air assez normale, » dit-elle. 
 
— « Mais elle est normale ! » répliquai-je d'un ton cassant. 
 
— « Ça que le diable m'emporte ! » s'écria Alpha. « C'est vous qui avez dit qu'elle ne l'était pas, pas moi. » 
 
La cloche épargna à Alpha une défaite peu glorieuse. Je n'ai jamais connu personne d'aussi calmement imperméable aux choses essentielles et aussi sensible aux futilités. 
 
Mais elle avait réussi à raviver mon inquiétude au sujet de Sue-Lynn et cette inquiétude se mua en détresse quelques jours plus tard. 
 
Sue-Lynn arriva à l'école l'air abattu et les yeux encore pleins de sommeil. Elle ne finit aucun de ses devoirs et s'endormit pendant la pause. Je maudis la télévision et les cinémas en plein air tout en espérant qu'une nuit de sommeil la remettrait d'aplomb. Mais le lendemain Sue-Lynn fondit en larmes et donna à Davie une claque qui le fit tomber de sa chaise. 
 
— « Eh bien, Sue-Lynn ! » Je relevai Davie qui n'en était pas encore revenu et pris la main de Sue-Lynn. Elle se dégagea d'une secousse et se jeta de nouveau sur Davie. Elle lui prit les cheveux à poignée et me l'arracha des bras avant que j'aie pu réagir. Elle projeta ses mains en avant et le poussa brutalement contre le mur, puis elle ferma les doigts et porta ses poings à ses yeux ruisselants de larmes. Enfin, dans le silence de la classe stupéfaite, elle alla toute seule se mettre au piquet et, s'asseyant sur la petite chaise, le dos tourné vers les autres, elle appuya sa tête dans l'encoignure et se mit à pleurer à gros sanglots. 
 
— « Qu'est-ce qui se passe ? » demandai-je à Davie qui s'était laissé tomber à terre et tournait dans ses doigts, l'air abasourdi, une touffe de ses cheveux arrachée. « Que lui as-tu fait ? » 
 
— « J'ai simplement dit « fille de voleur », dit Davie. « C'était dans le journal. Maman m'a dit que son père était un voleur. On l'a mis en prison parce qu'il avait volé de l'argent dans un poste d'essence. » À son visage ahuri, on pouvait se demander s'il allait se décider ou non à fondre en larmes. Tout s'était déroulé si vite qu'il ne savait pas encore si elle lui avait fait mal. 
 
— « Ce n'est pas gentil d'insulter ses camarades, dis-je doucement. « Rassieds-toi. Je m'occuperai de Sue-Lynn plus tard. » 
 
Il se releva et reprit timidement place sur sa chaise, frottant ses cheveux ébouriffés et se demandant comment il pourrait bien faire pour exploiter davantage la situation. Il se contorsionna les traits pour voir s'il ne pourrait pas se tirer quelques larmes, mais il n'en avait pas. 
 
— « Sales filles, » marmonna-t-il en essayant de dégager ses doigts d'une masse de cheveux emmêlés. 
 
Pendant la demi-heure suivante, je ne quittai pas Sue-Lynn des yeux tout en faisant ma classe. Ses sanglots cessèrent bientôt et elle se tint avec moins de raideur. Elle avait mis ses mains sur ses genoux et je savais qu'elle trouvait un réconfort dans la contemplation de sa Boîte à voir Tout. Je la pris à part plus tard pour lui faire des recommandations, mais elle s'était si bien retranchée derrière sa détresse qu'il ne s'établit pas de communication entre nous. Elle restait assise et me regardait tandis que je parlais, ses mains tremblant sur ses genoux. Cela vous serre le cœur de voir les mains d'une fillette trembler à ce point. 
 
Ce même après-midi, alors que je faisais lire quelques élèves, je levai brusquement la tête, surprise comme si j'avais entendu un cri, et rencontrai les yeux apeurés de Sue-Lynn. Elle regarda autour d'elle avec ahurissement, puis baissa de nouveau les yeux sur ses mains – sur ses mains qui étaient vides. Puis elle courut à la chaise du piquet, se baissa et étendit le bras en-dessous. Elle regagna alors sa place lentement, ses mains tenant un objet carré et pesant, mais invisible. Pour la première fois, de toute évidence, il lui avait fallu chercher sa Boîte à voir Tout. J'en éprouvai un vague sentiment de malaise pendant tout le reste de l'après-midi. 
 

 
* * 
 
Pendant les jours qui suivirent, alors que se déroulait le procès je m'aperçus que Sue-Lynn était présente physiquement mais non autrement. Elle s'absorbait à tout moment dans sa Boîte à voir Tout. Et toujours, si elle l'avait mise quelque part, elle était obligée de retourner la chercher. Elle sortait de plus en plus à regret de ces rêveries et le jour vint finalement où je dus la secouer pour la réveiller. 
 
J'allai trouver sa mère, mais celle-ci ne put ou ne voulut me comprendre et elle me fit éprouver la sensation d'être une commère écervelée l'empêchant de fixer ses pensés sur son mari, bien que je n'aie même pas fait mention de celui-ci, ou peut-être justement à cause de cela. 
 
— « Si elle est méchante, vous n'avez qu'à la fesser, » dit-elle enfin, faisant passer d'un air las le poids d'un bébé pleurnicheur d'une hanche sur l'autre en repoussant d'un revers de main une mèche de cheveux qui lui tombait sur le front. « Vous pouvez faire ce que vous voulez, ce n'est pas moi qui vous trouverai à redire. Je me suis fait trop de bile, il ne m'en reste plus pour les gosses maintenant. » 
 
Quoi qu'il en soit, le père de Sue-Lynn fut reconnu coupable et incarcéré au pénitencier de l'État, et le lendemain, moins d'une heure après le début de la classe, Davie vint à moi marchant gauchement sur la pointe des pieds, bravant la colère que je manifestais quand on interrompait un groupe en train de lire, et me murmura d'une voix enrouée : 
 
— « Sue-Lynn dort encore les yeux ouverts, madame. » 
 
Nous allâmes à sa table et Davie se glissa sur sa chaise à côté d'une Sue-Lynn parfaitement inconsciente. Il lui pressa les côtes de son index tendu. « Je t'avais prévenue que je le dirais à la maîtresse. » 
 
Et devant nos yeux horrifiés, elle dégringola de sa chaise, de biais, aussi rigide qu'une poupée. Le coup sourd de sa chute la fit se détendre et elle resta mollement allongée sur les carreaux verts, petite poupée de papier toute fluette dont la main étreignait encore quelque chose. Je lui fis ouvrir les doigts de force, et faillis pleurer en sentant l'enchantement se dissoudre au contact brutal de ma main. Je la portai à l'infirmerie et nous lui appliquâmes des coups de serviette humide en faisant des vœux pour la voir revenir à elle et finalement elle ouvrit les yeux. 
 
— « Madame, » murmura-t-elle faiblement. 
 
— « Oui, Sue-Lynn ». Je pris ses petites mains froides dans les miennes. 
 
— « Madame, j'étais presque entrée dans ma Boîte à voir Tout. » 
 
— « Non, » répondis-je. « Ça ne se peut pas. Tu es trop grosse. » 
 
— « Papa y est, » dit-elle. « Et la maison où nous habitions avant. » 
 
Je regardai un long moment sa figure pâlotte. J'espère que c'est une sollicitude authentique qui me dicta les paroles que je prononçai alors. J'espère que ce ne fut pas la jalousie ni le souvenir de la voix acide d'Alpha qui me fit lui dire d'un ton ferme : « C'est un jouet. C'est pour rire, tout simplement. » 
 
Ses mains se crispèrent dans les miennes en signe de protestation. 
 
— « Ta Boîte à voir Tout est un jouet, pas autre chose. C'est comme le poney de Davie qu'il garde dans sa case, ou comme l'avion à réaction de Sojie, ou comme quand le gros ours vous court après à la récréation. C'est bon pour s'amuser, mais ce n'est pas réel. Il ne faut pas y penser comme à quelque chose qui existe réellement. C'est de la fantaisie. » 
 
— « Non ! Non ! » s'écria-t-elle tout agitée et, se soulevant sur un coude dans le lit, les yeux gonflés par les larmes, elle fourragea sous l'oreiller et sous la couverture grossière. 
 
— « Où est-elle ? » cria-t-elle. « Où est-elle ? Madame, redonnez-la moi ! » 
 
Elle se jeta contre moi et ouvrit de force les doigts serrés de mes deux mains. 
 
— « Où l'avez-vous mise ? Dites-moi où ! » 
 
— « Il n'y a pas de Boîte à voir Tout, » dis-je tout net, essayant de la tenir contre moi et sentant mon cœur se briser avec le sien. 
 
— « Vous l'avez prise ! » fit-elle en sanglotant. « Vous me l'avez volée ! » Et elle s'arracha à mes bras. 
 
— « Est-ce que vous ne pourriez pas la lui rendre ? » murmura l'infirmière. « Si ça lui fait tant de peine ? Quoi que ce soit…» 
 
— « Ce n'est que de l'imagination, « dis-je, d'un ton presque bourru. « Je ne peux pas lui rendre quelque chose qui n'existe pas. » 
 
Trop jeune ! pensai-je amèrement. Trop jeune pour savoir que les désirs enfouis au fond du cœur ont la fragilité des jeux. 
 

 
* * 
 
Bien entendu, le médecin ne trouva rien. Sa mère ne se tourmenta pas pour si peu et parla d'étourdissement et Sue-Lynn reprit la classe le lendemain, pâle et distraite, regardant par la fenêtre d'un œil vide, ses mains posées à plat sur la table. En voyant la pâleur de ses joues creusées, je jurai de ne jamais, jamais plus enlever les illusions d'un enfant sans les remplacer par quelque chose de meilleur. Qu'avais-je donné à Sue-Lynn ? Que possédait-elle de meilleur que ce que je lui avais pris ? Que savais-je de sa Boîte à voir Tout, sinon que celle-ci se trouvait là, sous sa main, à point nommé pour lui permettre de supporter les ennuis de la vie ? Et que faire maintenant, maintenant que je la lui avais enlevée ? 
 
Enfin, après un certain temps, elle se remit à travailler et, plus tard, à jouer. Le sourire revint sur ses lèvres, mais sans plus jamais se transformer en rire. Elle suivait tranquillement son petit bonhomme de chemin, donnant satisfaction dans son travail, mais elle n'était plus qu'une chandelle soufflée. La flamme était partie où s'en va se perdre la splendeur des illusions. Et elle n'avait plus de sourires à me faire partager, plus de tendresse débordante à me communiquer., Et d'un petit mouvement de l'épaule elle se dégageait doucement lorsque je la touchais. 
 
Un jour, pourtant, je m'aperçus que Sue-Lynn fouillait notre salle de classe. Furtivement, tranquillement, elle fouillait jour après jour, passant au crible chaque centimètre de la pièce. Elle examinait chaque boîte à puzzles, chaque morceau d'argile, chaque étagère et chaque armoire, chaque sac d'écolier. Elle regardait avec méthode derrière toutes les rangées de livres et dans les cases de ses camarades, jusqu'à ce que, finalement, au bout d'une semaine environ, elle eût fait l'inventaire de tout sauf de mon bureau. Alors elle commença à se trouver soudain à côté de moi chaque fois que j'ouvrais un tiroir. Et son regard plongeait dedans avec rapidité et efficacité avant que je l'aie refermé. Mais si j'essayais de l'intercepter, ses yeux se dérobaient et, comme par hasard, elle avait quelque prétexte légitime pour être venue près de mon bureau. 
 
Elle y croit encore, pensai-je avec espoir. Elle ne veut pas accepter le fait que sa Boîte à voir Tout est partie. Elle veut la retrouver. 
 
Mais elle est partie, pensai-je avec tristesse. Elle est partie pour de bon. 
 
Ma tête était lourde de manque de sommeil et le chagrin versait du plomb dans mes membres. L'attente est parfois un fardeau trop pesant à supporter. Je regardais pensivement par la fenêtre tandis que mes enfants chantonnaient joyeusement en déchiffrant leurs lectures amusantes et soudain je me mis à rire de moi-même. C'était un rire mal assuré qui menaçait de se transformer en autre chose, aussi retournai-je en hâte à mon bureau. 
 
Le moment en vaut un autre pour faire du rangement, pensai-je, et pour voir si je peux retrouver ces craies de couleur que j'ai mises de côté si soigneusement. Je plongeai la main dans le fouillis du tiroir inférieur de droite de mon bureau. Il était bourré d'une accumulation de tout ce qu'il était bon de cacher temporairement. Je m'agenouillai pour en tirer une série de photos de paysages d'hiver, une sarbacane cassée, un ruban rouge mâchonné, un rouleau de pistolet à amorces, une chaussette à rayures, six journaux illustrés, un poignard en caoutchouc, un exemplaire de l'Évangile selon Saint-Luc, une pelle à charbon miniature, des guirlandes multicolores et un pélican rose en matière plastique. Je retrouvai mon mouchoir en fil que je croyais perdu définitivement et le carnet de notes de Sojie qui, m'avait-il affirmé solennellement, s'était échappé de sa main pour se poser sur un avion à réaction et avait passé le mur du son avec un bang si fort qu'il s'était volatilisé. Sous cette accumulation d'objets hétéroclites, je sentis quelque chose de carré. « Oh ! chance, » pensais-je, « c'est là que j'avais mis la craie de couleur. » Je sortis mes mains du tiroir en provoquant une cascade de papiers des deux côtés et secouai la boîte. 
 
Nous étions de nouveau réunis, lui et moi. Au dehors, le monde était une merveilleuse solitude blanche ; le vent gémissait doucement par les fenêtres, cognant des doigts blancs et humides contre la chaude clarté de la chambre. À l'intérieur, le souci et l'attente, l'éloignement et la solitude étaient oubliés, leur empreinte effacée par le réconfort d'une épaule et la chaleur de mains enlacées… et nulle part, nulle part n'existait plus la peur de la séparation, nulle part la nécessité de vivre seule. C'était l'heureux épilogue. C'était…  
 
C'était la Boîte à voir Tout de Sue-Lynn ! 
 
Mon cœur reprit son rythme normal tandis que le rêve s'estompait, mais il se remit à battre follement lorsque j'eus compris. Je l'avais là ! Dans mon tiroir à rebuts ! Elle n'était pas sortie de là ! 
 
Je me levai, les jambes flageolantes, dissimulant l'invisible boîte dans les plis de mon ample jupe. Je m'assis et posai la boîte avec soin au milieu de mon bureau, en la recouvrant de mes paumes, de peur de tomber de nouveau en extase. Je regardai Sue-Lynn. Elle finissait son dessin amusant avec application mais sans joie. Maintenant elle allait rester patiemment assise, les mains immobiles, à attendre que je lui dise de faire autre chose. 
 
Alpha approuverait. Et il se pourrait fort bien, pensai-je, que pour une fois dans sa vie sans expérience Alpha ait raison. Nous avons peut-être besoin d'« hallucinations » pour nous soutenir – nous tous sauf les Alpha – mais quand nous allons jusqu'à essayer de nous introduire matériellement de force dans le Pays inaccessible des désirs les plus secrets… 
 
Je revis le corps mince et rigide de Sue-Lynn tombant de sa chaise comme une poupée. Un profond besoin lui avait fait trouver (ou créer ? Qui pourrait le dire ?) quelque chose de trop dangereux pour un enfant. Il m'était si facile de faire renaître dans ses yeux ce bonheur débordant, mais à quel prix ! 
 
Non, j'avais le devoir de protéger Sue-Lynn. Seul un esprit mûr – un esprit façonné par le chagrin et la solitude que Sue-Lynn ne faisait que commencer à connaître – pouvait être admis à détenir une Boîte à voir Tout dont il saurait user avec prudence et sagesse. 
 
Mon cœur se mit à battre plus fort comme je déplaçai mes mains, laissant glisser mes paumes pour former les côtés de la…  
 
Je les avais replacées sur le dessus avant d'avoir vu vraiment, et j'ai presque appris à oublier maintenant cette vision de ce qu'est le désir caché au fond du cœur quand il est obtenu au prix du cœur de quelqu'un d'autre. 
 
Je restai assise à mon bureau, tremblante et haletante, mes paumes humides, avec l'impression d'avoir fait un voyage qui m'eût emmenée loin de ma petite école. Peut-être en avais-je fait un. Peut-être avais-je eu une vision de tous les royaumes du monde en un instant. 
 
— « Sue-Lynn, » appelai-je. « Veux-tu venir ici quand tu auras fini ? » 
 
Elle fit oui de la tête sans sourire et donna un dernier coup de ciseaux à la bordure de la robe en papier de Mrs Mary. Sans attarder son regard plus longtemps sur son travail, elle alla remettre les ciseaux dans la boîte, chiffonna les chutes de papier dans sa main et vint les porter dans la corbeille près de mon bureau. 
 
— « J'ai quelque chose pour toi, Sue-Lynn, » dis-je, découvrant la boîte. 
 
Ses yeux s'abaissèrent sur le dessus du bureau. Elle me regarda avec indifférence. « J'ai déjà fini mon dessin. » 
 
— « Est-ce que cela t'a amusée ? » 
 
— « Oui. » C'était un mensonge évident. 
 
— « C'est bon, » mentis-je à mon tour. « Mais regarde ici. » J'entourai des mes mains la Boîte à voir Tout. 
 
Elle respira profondément et tout son petit corps se raidit. 
 
— « Je l'ai trouvée, » dis-je rapidement, craignant sa colère, « dans le tiroir du bas. » 
 
Elle mit ses mains contre mon bureau et y appuya fermement sa poitrine, ses yeux ne quittant pas la boîte, son visage pâle reflétant le désir douloureux qu'on voit aux enfants pauvres pressant le leur contre les vitrines de Noël. 
 
— « Puis-je l'avoir ? » murmura-t-elle. 
 
— « Elle t'appartient, » dis-je, la lui tendant. 
 
Elle restait appuyée sur ses mains, ses yeux scrutant mon visage. 
 
— « Puis-je l'avoir ? » demanda-t-elle de nouveau. 
 
— « Oui ! » Une telle passivité me décevait. « Mais…» 
 
Elle cligna des yeux. Elle avait pressenti ma réserve avant moi. « Mais il ne faut plus jamais essayer d'y entrer. » 
 
— « Oui, » dit-elle, le mot venant à la suite d'un long soupir. « Oui, madame. » 
 
Elle prit la boîte et l'enfouit avec amour dans sa petite poche. Puis elle fit demi-tour et repartit vers sa table. Mes lèvres s'étirèrent en un léger sourire. Il me semblait que, en elle, tout, jusqu'à l'extrémité de ses cheveux raides châtain clair, venait de se tourner vers la lumière. La flamme subtile qui faisait qu'elle était Sue-Lynn rayonnait de nouveau. C'était à peine si elle touchait le sol en marchant. 
 
Je poussai un profond soupir et, du bout de mon doigt, je traçai sur le dessus de mon bureau un carré de dimensions à peu près égales à la Boîte à voir Tout. Qu'est-ce que Sue-Lynn choisirait de voir en premier ? Pour elle ce serait comme un verre d'eau après un long voyage dans le désert. 
 
Je sursautai quand un petit corps se matérialisa à mes côtés. C'était Sue-Lynn, ses doigts formant soigneusement un carré devant elle. 
 
— « Madame, » dit-elle doucement, d'une voix qui avait perdu sa monotonie et sa tristesse. « Quand vous voudrez ma Boîte à voir Tout, vous n'aurez qu'à me le dire. » 
 
Je cherchai mes mots à travers mon étonnement et mon incrédulité. Il n'était pas possible qu'elle ait eu le temps de regarder déjà dans la Boîte. 
 
— « Je te remercie, Sue-Lynn, » parvins-je à dire. « Merci beaucoup. Je serai certainement heureuse de te l'emprunter un de ces jours. » 
 
— « La voudriez-vous maintenant ? » me demanda-t-elle, me la tendant. 
 
— « Non, merci, » dis-je, ravalant la boule qui m'obstruait la gorge. « J'ai déjà eu mon tour. À toi maintenant. » 
 
— « Bien, » murmura-t-elle. Puis : « Madame ? » 
 
— « Oui ? » 
 
Timidement, elle se pencha contre moi, sa joue sur mon épaule. Elle leva sur moi ses yeux flamboyants, et soudain ses deux bras m'entourèrent le cou et me serrèrent dans une brève et maladroite étreinte. 
 
— « Attention ! » murmurai-je, cachant mon rire dans le col de sa robe bleue. « Tu vas la perdre de nouveau ! » 
 
— « Non, » répondit-elle en riant aussi et en tapotant la poche plate de sa robe. « Jamais, jamais plus ! » 
 
(Traduit par Roger Durand.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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