Et la vie s'arrêta… - THOMAS OWEN
Et la vie s'arrêta… - THOMAS OWEN
Thomas Owen est avec Jean Ray l'un des meilleurs auteurs fantastiques belges. Nous avons publié jadis de lui deux nouvelles à la trame frappante : « Le péril » (n° 12) et « 15-12-38 » (n° 24). Le conte que vous allez lire aujourd'hui est la simple suggestion d'un thème fantastique – suggestion infiniment troublante, et plus inquiétante encore de rester inachevée.
J'ai voulu prendre la défense de la réalité. J'ai voulu combattre le monstre de l'apparence. J'ai voulu confondre l'imposture de ce bas monde.
Ernest Hello.
La lune s'était levée. Une vilaine lune rousse, énorme, béante comme une plaie dans le ciel, comme la gueule maudite d'un enfer glacé, mais rougeoyant. Au-dessous d'elle, les peupliers tout noirs frémissaient à peine agités par la brise.
Le village était silencieux, mortellement calme, ses maisons muettes rangées peureusement le long de la route. Les chariots s'étiraient à la belle étoile, bras levés, en un geste d'inutile supplication. À la façade de la petite église, l'affiche d'une vente publique, décollée, bougeait un peu de temps en temps. Tache claire dans la noirceur des pierres.
Ce n'était pas la paix. Mais plutôt une attente inquiète. Le village ne sommeillait pas tranquillement. Il fermait les yeux, il se bouchait les oreilles. Pas un bruit de chaîne dans les étables, pas un jappement de chien. Rien ne vivait vraiment en cette minute suspendue.
C'est alors que son pas retentit sur la chaussée. Lent, régulier, sonore. Non point le pas furtif d'un ennemi en quête d'une mauvaise action ni celui d'un ami qui s'en revient joyeusement. Non. Le pas d'un maître, satisfait de s'entendre, de peser sur la route de toute sa puissance.
Il avait franchi le pont et, dès lors, on pouvait suivre, enjambée par enjambée, sa marche menaçante. Sa haute silhouette se découpait dans la clarté lunaire et son ombre immense devant lui s'étendait comme un tapis de ténèbres.
Le silence était terrible autour de ce pas implacable. Il marchait sans se presser, sans hésiter, sûr de lui.
La fontaine, inconsciente, continuait à couler en un mince filet. Elle seule, dans la nuit claire, bruissait doucement, confiante, insensible à l'angoisse. L'eau était argentée et blanche. Elle chantait…
Lorsqu'il passa à sa hauteur, elle s'arrêta de couler…
Le village entrait dans le malheur.
*
* *
Swammerdam se retourna sur le côté dans son sommeil, cessa de ronfler, puis s'assit brusquement dans son lit en criant :
— « Qui est là ? »
C'était un petit homme sans âge, au menton fuyant, à la bouche molle, aux joues pendantes. Une figure éteinte, toute en soucis.
Il regardait autour de lui avec anxiété. Ses mains avaient ramené la couverture contre sa poitrine, préparant la plongée de la tête sous les draps.
Swammerdam n'était pas courageux. Il sentit une sueur glacée envahir désagréablement tout son corps malingre. Il tendit l'oreille, réprima avec peine le tremblement de sa lèvre inférieure et s'efforça de répéter sa question. Mais aucun son ne sortit de sa gorge serrée. Cependant, il avait cru entendre un pas…
Swammerdam était horloger. En face de lui, sur une commode, étaient rangées trois pendules anciennes auxquelles il travaillait depuis plusieurs jours. Elles étaient précieuses et, comme il avait le goût du beau, il ne songeait pas à s'en séparer le soir et leur faisait tout naturellement les honneurs de sa chambre.
Les trois pendules, sans s'accorder évidemment sur l'heure exacte, y allaient de leur tic-tac précis. Et, dans son angoisse, Swammerdam trouva un réconfort relatif à les entendre ainsi vivre dans la nuit.
Mais soudain, tandis qu'il était là à reprendre son souffle, à comprimer d'une main les battements de son cœur qui peu à peu régularisait son allure, il eut la sensation d'un courant d'air glacé, venu de Dieu sait où à travers les murs. Il frissonna. C'était plus intolérable qu'une vision effrayante car rien ne permettait de s'y soustraire. Il plongea alors sous ses couvertures à la recherche de la tiédeur du lit. Bien en vain. Il se mit à grelotter lamentablement. Il risqua ensuite, prudemment, un œil…
Le silence était mortel dans la pièce. Sur la commode, les trois pendules s'étaient arrêtées…
*
* *
Le Dr. Bissélius ne dormait plus dans son lit depuis quinze ans. Assis dans une haute bergère, un coussin sous la tête, les pieds dans une chancelière doublée de mouton blanc, des moufles aux mains, une couverture sur les genoux, il avait trouvé une solution aux malaises terribles qu'il éprouvait une fois étendu.
Le Dr. Bissélius était cardiaque. Il n'ignorait rien de la gravité de son état. Il se contentait de durer. Et pour s'aider à cela, il prenait d'infinis ménagements.
Le soir, à portée de sa main, sur un guéridon, il posait un flacon d'éther et une seringue à injections, emplie d'une solution camphrée dont il attendait, en cas d'alerte, le réconfort nécessaire pour franchir le cap d’une crise toujours imprévisible.
Ces temps derniers le Dr. Bissélius se sentait mieux. Avec des précautions sévères, il pourrait prolonger sa vie de quelques années encore.
C'était un bon et vieil homme, veuf depuis toujours, lui semblait-il, et qui trouvait sa joie dans l'étude et la numismatique.
Chercheur avisé, il s'était fait une fort jolie collection de monnaies anciennes et la chose n'était pas rare de voir un spécialiste, venu même de l'étranger, se déplacer jusqu'à sa lointaine province pour lui demander quelque conseil ou lui proposer quelque achat.
Le temps qu'il ne consacrait pas à classer et à étiqueter les pièces rares qu'il manipulait avec des gestes précieux de philatéliste, il le donnait à quelques malades nécessiteux, anciens clients qu'il soignait par charité. Le nouveau médecin suffisait largement aux rares exigences d'une population désespérément bien portante.
Le Dr. Bissélius était long, maigre et voûté. Il marchait très lentement, appuyé sur une canne à bec de corne, à bout caoutchouté. Il avait un visage osseux de moine thibétain, des cheveux très fins et très rares, des yeux très bleus, une bouche mince et édentée. Silhouette familière et sympathique, il était l'objet de la vénération et de l'estime générales.
Cette nuit-là, le Dr. Bissélius cherchait à peine le sommeil. Il était paisible, à demi inconscient, presque bienheureux. Il lui semblait flotter dans quelque chose de nuageux, de nébuleux et de doux qui aurait été l'image même du repos bien gagné. Son esprit était très lucide, dégagé des soucis de son pauvre corps, détaché de toutes les choses terrestres…
Au-dehors, très lointain, un pas dans le silence…
Soudain, alors qu'il songeait à sa vie écoulée, comme à celle d'un autre, alors que son souffle merveilleusement régulier faisait un murmure berceur entre ses lèvres minces, alors que rien ne laissait présager une aggravation subite de son état, il ressentit au côté une brusque douleur, comme un coup perfide et profond.
La crise survenait, brutale, inattendue, le prenant au dépourvu.
« Serait-ce pour maintenant ? » pensa-t-il avec effroi.
Et sa main droite, à tâtons, chercha la seringue toute prête sur le guéridon, comme on cherche une arme pour se défendre.
Mais se défendre contre cette chose ? Dans sa précipitation maladroite, le vieil homme fit tomber le flacon d'éther qui se brisa au sol. Des effluves, aussitôt, en montèrent jusqu'à ses narines, bienfaisants, soutenant fort opportunément ses forces défaillantes.
Les doigts tremblants, le Dr. Bissélius réussit à saisir la seringue et même à se piquer le bras gauche, à travers sa manche… Mais, la force d'injecter la solution camphrée ?… Il étouffait. Son pouce ne suffisait point tout à coup, à vaincre cette force terrible d'inertie. Il se sentait si faible, si paralysé, si désespérément impuissant. Il…
Il ouvrit la bouche toute grande à la recherche d'un peu d'air et râla…
*
* *
La « marquise » s'était levée pour donner à boire à son chat Rhâmi. Elle trottinait, nu-pieds, dans sa longue robe de nuit en pilou, pareille à un spectre maigre et plat, sa tête blanche branlante hérissée de papillotes.
Rhâmi était malade, très malade. Il était le seul ami de la « marquise ». Celle-ci sentait confusément que le jour où Rhâmi rendrait son dernier soupir, elle n'aurait plus guère de motif de tenir à la vie.
Mais la « marquise », malgré son grand âge, sa solitude, sa maigreur, le tremblement perpétuel de sa tête et de ses mains, était solide encore comme ces vieux arbres dégarnis, à demi morts, qui résistent à tous les assauts du vent pendant des années.
Elle n'était pas plus marquise que vous ou moi, mais une sorte de dignité austère et hautaine émanait de sa personne et, dans le village, depuis trente ans, on avait pris l'habitude de lui donner cet aristocratique sobriquet.
C'était une ancienne institutrice, coquette sans doute dans sa jeunesse, qui, bien avant l'âge de la pension, avait trouvé, par l'heureux hasard d'une opportune rente viagère, l'occasion de vivre en une quiète et suffisante aisance.
Les mauvaises langues disaient d'elle qu'un protecteur chenu l'avait couchée sur son testament après l'avoir couchée dans son lit. Mais que ne dit-on pas au village ?
La « marquise » enveloppa Rhâmi dans un fichu de laine, le borda comme un enfant dans son panier et, mains nouées pour en dominer l'éternelle agitation, elle s'apprêta à se recoucher.
La lune suffisait à éclairer sa chambre. À sa lumière blafarde, en passant devant son lavabo, la « marquise » eut pour son visage, dans le miroir, un sourire amusé.
Pauvre vieille figure, si mince, si pâle, si ridicule avec ce nez pointu, cette bouche édentée et cette couronne de papillotes comme les pétales d'une extraordinaire fleur fanée.
Stupide, aussi, ce tremblement continuel, à petits mouvements saccadés, ramenant le menton vers le cou, puis le relevant de côté, pour l'abaisser à nouveau…
Elle étendit les mains devant elle, comme une somnambule ou comme pour une incantation. Et, de les voir crochues au bout de ses maigres poignets, misérablement agitées, échappant au contrôle de sa volonté, elle se sentit envahie d'un insurmontable désespoir.
Elle n'avait jamais songé à sa mort, elle s'était installée dans sa vieillesse et son infirmité, mais à présent que Rhâmi lui semblait perdu, elle mesurait tout à coup sa condition lamentable.
« Que me voilà donc diminuée ! » pensa-t-elle.
Où donc était le temps où, jeune maîtresse d'école, elle parcourait allègrement la campagne ensoleillée avec ses petites élèves ? Quelles jacasseries joyeuses et quels jeux pleins de fraîcheur où elle se montrait plus jeune qu'elles toutes ! Le temps de ses robes de coutil bleu, de ses petits cols blancs, de ses mains potelées pleines de fleurs, de son visage rose et lisse, si tendrement aimé.
Pourquoi vouloir durer encore, alors que la vie ne lui laissait d'elle-même qu'un effrayant fantôme ?
Mais, tandis qu'elle était là, les mains tendues, face à son image dans le miroir, la « marquise » sentit un trouble nouveau, extérieur à elle-même, l'envahir tout à coup. Quelqu'un marchait au-dehors…
Son sang, un moment remué par l'afflux des souvenirs, se faisait plus lent en ses veines durcies. Une sorte de torpeur la gagnait, alourdissait ses tempes. Sa tête, dans le miroir, lui parut s'immobiliser. Elle lui trouvait soudain, sur ses épaules pointues, une dignité inattendue, insolite, une majesté irréelle. Ses mains même, ses pauvres mains diaphanes, éternelles agitées, s'apaisaient comme pour une imposition.
La « marquise » n'était point née de la veille, tant s'en faut. Son esprit, resté très lucide, perçut d'abord confusément, puis avec une netteté accrue, la puissance agissante d'un sortilège. Aussi, instinctivement, se raidit-elle. Elle avait trop, au long de sa vie, érigé la contradiction en principe, pour ne pas se dresser contre cette force obscure qui prétendait avec une froide ténacité lui apporter une paix dont elle ne voulait plus.
Contre l'immobilité qui entrait en elle, sa volonté se banda. Elle ne céderait pas ainsi. Elle se révoltait, s'arc-boutait pour résister au mauvais sort. Elle se déchirait presque de l'intérieur à force d'allonger les bras et les doigts pour les voir bouger, à force de tendre le cou pour libérer son chef, toujours branlant naguère, de cette fixité qu'elle devinait mortelle.
Le moment était exagérément tendu. Il atteignait son point de rupture…
C'est alors que, dans son panier, Rhâmi poussa un faible gémissement, il suffit à déjouer le maléfice.
De colère, la « marquise » trembla… Que son seul ami pût être, lui aussi, victime de cette « présence » dont elle subissait le charme redoutable, la secoua toute d'un frémissement terrible, insurmontable, qui la fit grelotter d'abord, puis trépigner, gesticuler, se démener enfin convulsivement.
Le cri perçant, horrible, qu'elle poussa pour se soulager, la sauva de la crise de nerfs et, avec elle, le village, de la mort.
*
* *
Au-dehors, le pas s'éloignait pesamment. Ou put l'entendre, sonore, franchir le pont, décroître et disparaître bientôt dans la nuit.
La lune se voila, retirant son épingle du jeu…
La « marquise », inondée de sueur, haletante mais apaisée, agenouillée auprès de Rhâmi expirant, se mit à pleurer en dodelinant la tête comme une pauvre vieille qu'elle était…
Swammerdam, l'horloger, le nez au ras des couvertures, respira plus librement, son atroce angoisse dissipée. Sur la commode, l'une après l'autre, les trois pendules, miraculeusement, recommencèrent leur tic-tac…
Le pouce du Dr. Bissélius trouva la force nécessaire à terminer l'injection salvatrice et le bonhomme, échappant à l'étouffement, fit « Ah !… » et se remit à vivre tout surpris…
La fontaine reprit sa chanson et le filet d'eau blanche et argentée coula à nouveau, sans s'être aperçu de rien…
Bientôt, un coq chanta victorieusement. On entendit un bruit de chaîne dans une étable. Un chien, quelque part, fit donner sa bonne grosse voix rassurante.
Le village l'avait échappé belle…