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L'habitant des é
D'une route à un
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Invasion
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Le miroir humain - DANIEL KEYES

Le miroir humain - DANIEL KEYES 
  
Nos lecteurs n'ont certainement pas oublié le beau récit « Des fleurs pour Algernon ». paru dans notre numéro 69 et qui leur révéla le nom de Daniel Keyes. Celui-ci, comme beaucoup d'écrivains de science-fiction américains, est un ancien rédacteur en chef de magazine passé dans le clan des auteurs. Après avoir lu cette seconde histoire de lui, nous souhaitons qu'il se consacre de façon suivie à cette activité. Un des grands thèmes de la SF est la possibilité pour l'homme de dépasser ses limitations, grâce à l'appoint de nouvelles facultés. Daniel Keyes le traite de façon frappante dans « Le miroir humain ». 
    
De même que certains font la chasse aux antiquités ou aux vieux bouquins, explorant les magasins d'occasions, fouillant chez les brocanteurs ou hantant les salles de ventes poussiéreuses dans l'espoir d'y dénicher l'objet rare dédaigné par ignorance, moi je cherche des enfants qui ne sont pas comme les autres. En ma qualité d'avocat, j'ai accès aux bons terrains de chasse : l'Assistance Publique, Warwick, l'institution Paige pour les adolescents soutirant de troubles émotionnels, et – naturellement – le Tribunal pour Enfants.  
J'ai fait quelques découvertes, et plusieurs spécimens rares m'ont rapporté de coquettes sommes. Cinquante mille dollars pour une délinquante blonde de quinze ans qui avait passé six mois dans une maison de redressement de Géorgie, sans compter que j'aurais pu en obtenir le double si j'avais voulu leur tenir la dragée haute. C'était le premier véritable sujet télépathe qu'ils eussent jamais trouvé. 
Il y eut aussi le cas du petit mongolien de quatre mois à la mâchoire et au nez aplatis. J'ai mis à temps la main sur la fille-mère pour l'empêcher de l'étouffer. Les tests auxquels mes clients firent procéder apportèrent la preuve irréfutable que l'enfant était en réalité un quasi-génie – le genre de sujet qui les intéressait vraiment. J'ai empoché vingt mille dollars après en avoir versé cinq mille à la mère pour obtenir sa signature sur les papiers d'adoption. 
Mais le plus étrange que j'aie jamais chassé, un grand garçon noir de dix-huit ans, dont les yeux roulaient des regards farouches, a bouleversé ma vie. On l'appelait Maro le Cinglé et mes clients m'avaient offert un demi-million de dollars net si je pouvais parvenir à lui faire signer un acte de renonciation à ses droits et à lui faire accepter d'être transporté dans l'avenir. 
La première fois que je vis Maro, trois garçons le poursuivaient. Il était trop leste pour eux et, alors que l'un d'eux croyait le tenir, il pivota sur les talons et se mit hors d'atteinte avec une grâce d'antilope. 
— « Maro le Cinglé ! » cria l'un des garçons d'un ton méprisant. 
— « Ma-ro-le-Cin-glé ! Ma-ro-le-Cin-glé !…» se mirent à scander les autres en chœur. 
Il s'immobilisa au coin de la rue, à cinquante mètres d'eux, à peine, les mains sur les hanches, baigné de sueur et haletant. Il les défiait de l'attraper, mais ils avaient abandonné la poursuite. 
Il vit que je l'observais, ou – ainsi que j'en avais été informé – il me flaira, ou m'entendit, ou me perçut par le toucher, ou tout cela à la fois. Tous ses sens l'avertissaient de ma présence. On m'avait dit qu'il pouvait sentir les couleurs au-delà du spectre visible aussi facilement qu'il pouvait sentir celles de la robe d'été rose et bleue d'une jeune fille ; qu'il pouvait voir le son des ondes ultra-courtes aussi clairement qu'il voyait l'aboiement d'un chien ; qu'il pouvait entendre l'odeur du carbone radioactif avec autant de netteté qu'il entendait le whisky dans l'haleine d'un pochard.  
Les archives du Tribunal pour Enfants indiquaient qu'il avait comparu trois fois depuis l'âge de neuf ans pour petits vols et voies de fait, mais on n'en avait pas moins besoin de lui en l'an 2752 pour un emploi qu'aucun être humain né avant ou depuis n'était capable d'occuper. Telle était la raison pour laquelle ils m'avaient chargé de m'assurer de lui. Depuis plus d'un mois, j'errais dans le quartier situé entre l'avenue Saint-Nicolas et la Huitième Avenue, couramment surnommé « l'Enfer » par ses habitants, avec bien peu d'indications pour mener ma tâche à bien, mais maintenant j'étais sûr d'être tombé sur le garçon qu'ils désiraient.  
Libéré de ceux qui le tourmentaient, il traversa la rue sans se presser en venant à ma rencontre, les mains profondément enfoncées dans les poches de son pantalon de coutil rapiécé et délavé. Il me toisa de haut en bas et pencha la tête sur le côté comme un oiseau ou comme un chien qui entend des vibrations aiguës.  
— « F'oid, missié ? » 
— « Non, » dis-je. « Je me sens parfaitement bien. » 
Il fit claquer ses doigts. 
— « Vous foutez pas de moi, missié. Vous 'épondez à côté. Vous m'avez bien comp'is. Vous êtes f'oid et malin et méchant. Du' et lisse comme du papier de verre usé. » Il ferma un œil pour m'examiner attentivement de l'autre comme à travers une loupe de bijoutier. « Donnez-moi un dolla'. »  
— « Pourquoi ? » 
— « Pa' ce que je suis mauvais. Vous vous en ti'e'ez entier si vous casquez. Sans ça…» Il haussa les épaules pour indiquer combien mon cas était désespéré si je ne m'exécutais pas.  
— « Pourquoi t'appelle-t-on le Cinglé ? » 
Il regarda fixement le trottoir et cligna des paupières. 
— « Pa'ce que c'est v'ai. Pou'quoi aut'ement ? Dites, vous sentez le vert et le papier… comme des billets de banque. Maintenant ça va vous coûter deux dolla'. » 
— « Pourquoi veux-tu que je te donne de l'argent que tu n'as pas gagné ? » 
Il releva la tête et je ne vis dans son visage que le blanc de ses yeux entre ses paupières sombres. Il se mit à se balancer d'avant en arrière tout en claquant des doigts et en frappant dans ses mains sur un rythme qu'il semblait entendre battre en lui. Il cessa enfin et fronça les sourcils. 
— « Vous êtes flic ? » 
— « Non, » dis-je. « Je suis un homme de loi. » Je tirai une carte de la poche de mon gilet et la lui tendis. « Comme tu le vois, il y est indiqué qu'Eugène…» 
— « Je sais lire, » coupa-t-il. Il étudia la carte et la lut lentement. « Eugène H. Dennis… avocat… » Il me dévisagea et mit la carte dans sa poche. « Elle dit que vous êtes un homme de loi. Alo' que me voulez-vous ? »  
— « Eh bien, euh… si tu veux bien venir jusqu'à mon bureau, nous pourrions parler tranquillement. » 
— « On peut pa'ler ici. » 
Il était susceptible et je devais agir avec prudence. 
— « Après tout, si tu préfères. Mes clients ont entendu parler de toi. Ils sont informés de tes… euh… talents spéciaux et ils m'ont autorisé à te consulter au sujet d'une situation importante. La seule particularité de ma mission est que je n'ai le droit d'en divulguer – j'entends de t'en dire – les détails que si tu acceptes de partir. Tu quitterais pour toujours ce quartier et…» 
Il m'observait avec curiosité et, sans que j'aie eu le temps de faire un mouvement, il m'empoigna le bras. Je tentai de me dégager. 
— « Que fais-tu ? Qu'est-ce qui te prend ? » 
Il éclata de rire et, du plat de sa main, se donna une grande claque sur la cuisse. 
— « Je vous fiche une peu' de tous les diables. Vous avez peu' que je vous fasse mal. » Une lueur mauvaise s'était soudain allumée dans ses prunelles. « Eh bien vous avez 'aison. Je vais vous casser la gueule. » 
J'eus l'impression qu'il allait mettre sa menace à exécution. 
— « Pourquoi ? » fis-je en essayant de nouveau d'échapper à son étreinte. « Je ne cherche pas à te tromper. C'est ta grande chance. Tu peux me faire confiance…» 
Son long bras gauche se détendit avant que j'aie pu esquiver et son poing m'atteignit à la bouche. Un genou se leva et me frappa au bas ventre. Je m'affaissai en avant et roulai sur le trottoir. 
« Qu'est-ce qui te prend ? » dis-je en cherchant à retrouver mon souffle. « Tu es fou ? Je suis venu pour t'aider. » 
Il se tenait au-dessus de moi et m'observait. Soudain, il fit une grimace comme s'il avait à la bouche le goût du sang qui me coulait du coin des lèvres. 
— « Salé ! Pouah ! » fit-il en crachotant. « Cessez de me scier les dents ! » 
— « Ne me frappe pas, » implorai-je. « Je suis ton ami. » J'avais peur de la fureur qui étincelait dans ses yeux et cependant je craignais de le perdre. 
— « Mon ami ! Allez vous fai' fout' ! » Il me donna un coup de pied dans les côtes. « Je sens la peu' que vous avez de moi. Vous avez pas confiance en moi et vous m'aimez pas et ça pue comme une lime passée su' mes dents. » 
— « Je n'ai pas peur de toi, Maro. » J'essayai de maîtriser mon angoisse. « Tu m'es sympathique. Je suis venu ici pour te chercher. Mes clients ont besoin de toi et tu as besoin d'eux. » 
Un autre coup de pied. 
— « Pas de mensonges. Vous avez peu' de moi. Attendez que je vous…» 
Du coin de l'œil, il avait dû apercevoir l'uniforme bleu-marine, à moins qu'il ne l'eût flairé, ou entendu, ou senti du bout de ses doigts effilés. 
— « Oh ! Me'de…» fit-il dans un souffle. « Enco' les flics ! » 
Il se cabra comme un daim effrayé pris dans la lumière vive des phares d'une voiture. 
— « Attends, Maro ! » lui criai-je. « Ne pars pas. Je ne porterai pas plainte. » 
Il prit ses jambes à son cou. 
— « L'adresse sur la carte ! » lançai-je. « Passe me voir ! C'est important pour toi ! » 
Il regarda derrière lui un instant avant de s'élancer pour traverser la rue. Un large sourire moqueur découvrit ses dents dont le blanc éclatant contrastait avec sa peau sombre. Ma seule crainte maintenant était qu'il ne voulût pas me rendre visite. Il pouvait penser que je lui tendais un piège. Il m'avait fallu près de deux mois pour le trouver et en moins d'une demi-heure ma maladresse l'avait fait fuir. J'avais commis la faute d'avoir peur de lui. 

* * 
Pendant trois jours, je restai à proximité de mon appartement de Park Avenue. Je ne pouvais m'empêcher de penser à son visage sombre et luisant, à ses dents blanches et à son sourire moqueur. Viendrait-il ? Et s'il venait, accepterait-il d'être transporté dans l'avenir ? 
Jusqu'ici, ceux que j'y avais envoyés ne m'avaient pas causé de difficultés. Ils n'avaient pas posé de questions embarrassantes et je n'avais pas eu à leur expliquer que je ne pouvais leur indiquer l'époque et le lieu où ils iraient, ni l'emploi qui les attendait. Mais, pour sauvage qu'il fût, Maro était un adolescent intelligent. Accepterait-il de troquer une société où il vivait en indésirable et ne se ferait jamais une place pour une autre qui lui conviendrait et qui avait terriblement besoin de lui ? Comment diable allais-je m'y prendre pour l'amener à me confier sa vie ? 
La troisième nuit, je fus réveillé par des coups frappés au carreau. Ma radio-pendulette indiquait quatre heures moins le quart. Je me disposais à prendre mon pistolet automatique dans le tiroir de la table de chevet, mais je me retins. Maro percevrait le danger à l'odeur comme il avait perçu ma peur et il deviendrait violent. Je ne pouvais espérer feindre avec lui. Je devais lui montrer que j'avais confiance en lui, sinon il s'estimerait offensé. Je sortis du lit et ouvris la fenêtre avant d'allumer il eut un mouvement de recul et sa silhouette se fondit un moment dans la nuit. Je l'entendis flairer comme un chien. 
— « Entre, Maro. Je suis seul ici. Je t'attendais. » 
Il s'approcha de la fenêtre avec circonspection, prêt a parer à toute surprise venant de la chambre derrière moi. Je m'éloignai de la fenêtre à reculons. Il franchit le rebord d'un bond et retomba sans bruit sur le parquet. 
Pour la première fois, je pouvais l'observer de près et posément. Il était grand et musclé, avec des cheveux coupés ras. Ses ongles étaient rongés jusqu'au sang et ses bras portaient de longues cicatrices brûlantes. Il attendait avec un tremblement d'impatience ce que j'allais lui dire. Je commençai avec détermination : 
— « Je te comprends maintenant, Maro. Ou du moins je te connais et je t'accepte pour ce que tu es. Pour beaucoup de gens qui n'apprécient pas tes dons spéciaux, tu es un objet de frayeur. Les gens détestent ce qu'ils ne comprennent pas et c'est pourquoi tu dois te cacher et feindre…» 
Il se mit à rire et se laissa tomber dans mon fauteuil. 
« Est-ce que je me trompe ? » demandai-je. 
— « Vous vous trompez tellement que ça en pue. Peut-être que si vous étiez à ma place vous vous cacheriez. Je le sens en vous. Vous avez une sainte frousse de votre ombre même. En ce moment, vous cherchez les mots qui conviennent comme un homme qui chercherait à remonter d'un bol glissant. Bon sang ! vous ne comprenez donc pas que je peux le sentir du bout des doigts ? Vous me regardez, Mr. Denis, mais vous ne me voyez pas. Vous jouez la comédie. Et s'il y a une chose qui me rend malade et qui me met dans une fureur meurtrière, c'est quand les gens n'ont pas confiance en moi. » 
Sa voix, intense et gonflée de colère, avait fait sur moi une telle impression que c'est seulement lorsqu'il s'arrêta pour me regarder avec des yeux fulgurants que je m'aperçus du changement complet intervenu dans son attitude et sa façon de s'exprimer. Il n'y avait plus trace du dialecte traînant et coulé, plus trace de la violence de langage qu'il avait montrée lors de notre première rencontre Ses yeux recommençaient à rouler dans leurs orbites et je le vis serrer les poings. Je pensai à mon revolver dans le tiroir. Il frissonna et se pencha en avant, raidissant le corps sous l'effet du danger ambiant. À cet instant, je compris que je faisais fausse route. Je décidai de tenter ma dernière chance : lui dire la vérité.  
— « Attends, » dis-je vivement. « C'est d'accord. Tu as raison. J'ai peur de toi et tu le sais. Inutile que je cherche à t'induire en erreur. Il y a un revolver dans ce tiroir et, l'espace d'une seconde, j'ai pensé que j'en avais besoin pour me protéger. »  
À ces mots, il se décontracta, il renversa la tête en arrière et la fit fouler sur le dossier du fauteuil pour masser les muscles de sa nuque. 
— « Merci, » dit-il avec un soupir. « Je ne savais pas ce que c'était, ni où c'était, mais je savais qu'il y avait quelque chose. Quand quelqu'un me ment ou veut m'esbroufer, ça me tortille Là à l'intérieur. C'est une des choses que le Dr. Landmeer croit pouvoir guérir. Il dit qu'il faut que je me fasse à l'idée que les gens mentent et feignent continuellement et que lorsque j'aurai, appris à vivre sans que cela me révolte, je serai normal. »  
Les archives du tribunal mentionnaient que Maro devait être soumis à un examen psychiatrique, mais je ne l'imaginais pas se soumettant à un traitement.  
— « Ce Dr. Landmeer… y a-t-il longtemps que tu le vois ? » 
— « Huit mois. Le juge m'a envoyé à la clinique psychiatrique et de là on m'a dirigé sur le Dr. Landmeer. C'est un charlatan comme tous les autres. J'ai beau savoir qu'il croit que son traitement me fait du bien, il y a des moments où je voudrais l'empoigner à la gorge pour le faire taire. Il ment et fait semblant d'avoir confiance en moi et il croit que je ne vois pas en lui. La visite me coûte un demi-dollar. Dites donc, savez-vous que certains le payent jusqu'à quinze et vingt dollars l'heure ? » 
— « Certains de ses confrères sont encore plus chers, dis-je, songeur. « Cinquante ou soixante dollars l'heure. » 
Il me lança un regard de biais. 
— « Vous vous êtes déjà fait psychanalyser ? » 
— « Non. Quant j'étais gosse, mon père m'a emmené à cinq psychanalystes différents. Il a fini par y renoncer. » 
Il s'esclaffa et me donna une tape dans le dos comme s'il trouvait l'idée extrêmement plaisante. 
— « Mon père, c'est tout le contraire. Il est pasteur et il pense que le salut de mon âme est plus important. Quoi qu'il en soit, j'en ai assez du traitement du Dr. Landmeer Son divan garde la puanteur des propos de tant de clients. À son contact, je perçoit un martèlement vert qui fait que je m'entends à peine penser. Mais lui n'entend rien du tout, alors comment peut-il me rendre normal ? Vous croyez que je suis maboul, Mr. Denis ? » 
— « Pas du tout. » 
Il ricana. 
— « Si. Vous le croyez. Vous me mentez. » 
— « Écoute, » dis-je, sans faire aucun effort pour dissimuler ma gêne. « On a besoin de toi dans l'avenir comme tu es. Si ce docteur te change, tu ne seras d'aucune utilité. » 
— « Dans l'avenir ? » fit-il en ouvrant de grands yeux. 
— « C'est le marché à conclure. Je ne peux pas te dire grand-chose, sinon qu'une organisation fonctionnant dans l'avenir choisit des enfants exceptionnels nés à une époque où leurs talents sont méconnus. Des enfants comme toi sont isolés, ou méprisés, ou même mentalement annihilés à leur propre époque. De cette façon, l'occasion leur est donnée de mener une vie heureuse dans une époque qui a besoin d'eux. » 
Il émit un long sifflement et se laissa retomber en arrière dans son fauteuil. 
— « Fichtre ! » fit-il. « Le Dr. Landmeer veut me rendre normal. Mon père veut le salut de mon âme. Délia veut faire de moi un type viril. Et maintenant vous venez me dire que je suis parfait comme ça, mais que je ne vis pas à la bonne époque. »  
— « C'est à peu près cela, » dis-je en approuvant de la tête. 
Il se leva et se mit à arpenter la pièce en reniflant l'air et en le palpant entre ses doigts. 
— « Et vous ? » demanda-t-il. « Je n'arrive pas à percer vos intentions. »  
J'hésitai un instant, puis décidai de continuer à dire la vérité. 
— « Si je parviens à te faire accepter de partir et signer un papier comme quoi tu renonces à rentrer, je gagne un demi-million de dollars. » 
Il renifla derechef et secoua la tête. 
— « Vous recherchez autre chose. Ce n'est pas seulement l'argent. Vous voulez que ça rapporte autre chose que de l'argent. » 
— « Je ne recherche rien d'autre, » dis-je avec force. Ses narines frémirent de colère et tous ses muscles se raidirent. « Rien d'autre que je sache, Maro. Je jure que s'il y a autre chose, j'ignore ce que c'est. » 
Il se détendit et sourit en m'étudiant à travers ses paupières battantes. 
— « Comment vous êtes-vous laissé embarquer dans cette combine, Mr. Denis ? Je croyais que vous étiez avocat. » 
Mon désir d'obtenir ses bonnes grâces et sa confiance était tel que je me mis à parler en toute franchise. Je lui dis comment, à ma sortie de la Faculté de Droit de Harvard, j'avais choisi de plaider devant les tribunaux criminels plutôt que de m'associer à mon père et à mon frère aîné sous la raison sociale de Denis & Denis, avocats-conseils. Je lui expliquai comment, aux yeux de l'élite des gens de robe, cette décision avait fait de moi un proscrit ; comment, pour ce motif, mon père m'avait déshérité, et comment je m'étais senti libre pour la première fois de ma vie, n'ayant plus à dépendre de lui pour quoi que ce fût. 
— « On rencontre toutes sortes de gens quand on fréquente les tribunaux, » dis-je. « Tu es probablement trop jeune pour te rappeler une affaire qui défraya la chronique il y a environ six ans… Il s'agissait de cet enfant paralysé des pieds jusqu'au cou et qui ne pouvait quitter son fauteuil roulant. Il était accusé d'une douzaine de vols dans des bijouteries. » 
— « Quoi ? C'est complètement idiot, » fit Maro en se penchant en avant. 
— « On n'a jamais trouvé comment ces vols s'opéraient, mais il avait été sur les lieux chaque fois et la police découvrit dans sa chambre les bijoux manquants. J'ai assumé sa défense et j'ai obtenu son acquittement, j'ignorais alors qu'il était réellement coupable. »  
— « Mais comment…» 
— « C'est ce que personne d'autre n'a pu expliquer non plus. Mais l'affaire a occupé la première page des journaux pendant une semaine. Quelques mois plus tard, quand on eut commencé à l'oublier, ils sont entrés en rapport avec moi depuis l'avenir. Ils avaient découvert comment il procédait et ils avaient grand besoin de lui. Quand je mis l'enfant en face des faits, il avoua tout. Effectivement, il était paralysé de naissance, des pieds jusqu'au cou. Effectivement, ses muscles étaient atrophiés. Mais il avait une consolation. Il possédait des pouvoirs télécinétiques. Je fus stupéfait de voir comment ce gosse pouvait déplacer et « manipuler » des objets en se servant uniquement de son esprit. » 
— « Est-ce qu'il a accepté de partir ? » 
— « Eh bien, pour commencer, il a eu peur. Je ne l'en blâmais pas. J'avais mes soupçons moi aussi. Je craignais qu'il ne s'agisse de mabouls ou de criminels voulant lui nuire. Mais ils me dépêchèrent un émissaire. C'était un homme de loi comme moi et il me prouva péremptoirement que l'affaire était honnête. Quand l'enfant comprit qu'il pouvait être vraiment utile pour le monde, il brûla du désir de partir. J'eus peine à modérer son zèle. 
» Depuis ce premier contact, mes clients se remettent en rapport avec moi à intervalles irréguliers, quand leurs chercheurs trouvent des indices concernant quelqu'un d'exceptionnel dont ils désirent le transfert. Je leur trouve ce qu'ils demandent, j'obtiens l'accord de la personne à transporter, et ils se chargent du reste. L'argent est régulièrement versé à mon compte. J'ai fait neuf fois affaire avec eux au cours des cinq dernières années. Voilà, je ne pourrais guère t'en dire plus parce que c'est tout ce que je sais. » 
Maro était resté le buste penché en avant et n'avait pas détaché ses yeux de mon visage. 
— « Et est-ce que tous les autres sont partis sans savoir où on les envoyait ni à quoi on les emploierait ? » 
— « Oui, » fis-je avec un signe de tête. « Cela fait partie du marché. C'est la seule chose sur laquelle mes clients insistent. Sinon cela ne peut se faire légalement. Il faut s'en remettre entièrement à eux. » 
— « Et vous… Il faut que je m'en remette entièrement à vous. Je ne sais d'eux que ce que vous m'en avez dit. Je dois donc placer ma vie entre vos mains. » Il regarda le tapis et traça des raies dans le poil avec le côté de sa semelle. « Dites-moi, Mr. Denis, me feriez-vous confiance à ce point ? Placeriez-vous votre vie entre mes mains ? »  
La question me surprit. Ma première réaction fut de le rassurer, mais je me dis qu'il s'apercevrait que je mentais. 
— « Non, » dis-je. « Il est inutile que je mente. Tu me fais l'effet d'un animal sauvage. Comment pourrais-je avoir confiance en toi dans ces conditions ? » 
— « Alors pourquoi faites-vous tout cela, Mr. Denis ? » 
— « Je te l'ai dit, pour l'argent. » 
— « Bobard. » 
— « Vraiment ? » m'écriai-je. « Eh bien, crois-le ou non, je m'en moque éperdument. » J'étais en colère et puisqu'il était inutile de chercher à le dissimuler, je me laissai aller. « Tu peux ficher le camp d'ici tout de suite si tu veux et nous ne parlerons plus de toute cette affaire. » 
— « Que cherchez-vous, Mr. Denis ? » 
— « L'argent, Maro ! L'argent ! L'argent ! » lui hurlai-je sous le nez. J'étais monté contre lui parce qu'il me faisait perdre mon sang-froid. Il restait là à frissonner et trembler tandis que je prenais un ton de plus en plus menaçant sous l'empire d'une colère qui me nouait l'estomac. La paume de mes mains et mes aisselles étaient poisseuses de sueur. 
J'éprouvais un bouillonnement intérieur comme je n'en avais jamais connu ; la colère et le ressentiment s'enflaient en moi et je voulais le traiter de tous les noms. Je voulais le frapper, l'écharper. Il claquait des dents et leva des mains tremblantes dans un geste de protection. Je le haïssais. Je souffrais de contenir depuis trop longtemps l'envie de lui écraser la figure de toute ma force déchaînée.  
Et soudain je le frappai. 
Il ne fit aucun effort pour se défendre. Je le frappai au visage à coups redoublés et il encaissa avec le sourire. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, montrant deux globes blancs contrastant avec sa peau sombre. Je le pris à la gorge et lui criai : « Regarde-moi ! Regarde-moi quand je te frappe, espèce de saligaud ! » 
Et alors, aussi brusquement qu'elle était venue, la vague de colère me quitta. Je me sentais lourd, flasque et moite, et je me laissai retomber dans le fauteuil. Mes bras et mes jambes étaient trempés de sueur et je tremblais. Nous restâmes assis sans rien dire pendant un moment. Puis, d'une voix douce, comme pour ne pas troubler le silence, il dit : 
— « Je pourrais avoir un peu confiance en vous maintenant, Mr. Denis. » 
— « Pourquoi ? Je n'ai pas changé. » 
— « Si. Un peu. Assez pour me permettre de me fier à vous dans une certaine mesure. » 
— « Cela ne sert à rien, » dis-je. « Il faut te livrer à moi sans réserve. » 
Il secoua la tête. 
— « Je vous fais confiance dans la mesure où vous avez changé. Pas encore complètement. Mais une fois que vous mettez le courant, vous êtes parti. Avez-vous déjà vu un homme accroché à un fil électrique en charge ? Il ne peut pas le lâcher. C'est ce qui vient de vous arriver pendant quelques minutes. Peut-être avez-vous mis le courant simplement pour m'intimider, mais une fois qu'il y est, tout marche. J'en sais quelque chose, croyez-moi. Je vis constamment sous tension. » 
— « Ça me paraît plutôt infernal. » 
— « Infernal et merveilleux à la fois. C'est un court-circuit pour moi parce que je suis entre deux fils. Mais pour ce qui est de me remettre entre vos mains et de signer ces papiers, ça demandera du temps. » 
— « Combien de temps ? » 
— « Vous ne comprenez pas, Mr. Denis. Cela dépend de vous. Quand vous serez prêt à me faire confiance. » 
Je réfléchis longuement à ces paroles. Il avait raison. C'était aussi simple, aussi logique, aussi terrible que cela. Il était prêt maintenant. C'était à moi de changer. Il me ferait confiance quand je serais capable de lui faire confiance. De son point de vue, ce n'était que justice. 
— « Je ne sais pas si je puis faire ce que tu demandes, Maro. Je le voudrais bien, mais je ne crois pas le pouvoir. Je n'ai jamais été homme à avoir confiance en mes semblables. Sais-tu pourquoi j'ai cessé de me confesser quand j'ai atteint l'âge de treize ans ? Les gens essayaient de me convaincre que les prêtres ne révélaient jamais ce qui leur était confié. Mais mon père avait coutume de faire des dons généreux à la paroisse et, crois-moi, je suis encore persuadé aujourd'hui qu'il s'entretenait toutes les semaines avec l'abbé Moran des péchés dont je me confessais. J'ai beau me dire qu'il avait pu trouver mon journal intime sous mon matelas et n'avoir pas eu besoin de l'abbé Moran, je n'arrive pas à me convaincre que ma confiance en ce prêtre aurait pu être justifiée. 
» Je ne peux pas me délivrer de ma méfiance, Maro. Ce n'est pas seulement avec toi, mais avec tout le monde. Je suis le type qui s'assure que son portefeuille est toujours là, quelle que soit la personne qui vient de se heurter à lui. La semaine dernière, je parlais avec un juge que je connais. Il m'a frôlé comme nous passions la porte de front et, avant d'avoir pu m'en rendre compte, j'avais porté ma main à ma poche. Il ne le remarqua pas, mais je me sentis néanmoins gêné. Alors comment peux-tu me demander de te faire entière confiance ? » 
Il sourit et haussa les épaules. 
— « L'un de nous deux devra céder le premier, et vous êtes celui qui tenez à conclure le marché. Vous avez besoin de moi plus que moi de vous – et je suis sûr que ce n'est pas seulement pour l'argent – alors il faudra que vous fassiez d'abord vos preuves à mon égard. Je ne vois pas d'autre solution. » 
Je restai assis immobile à le regarder tandis qu'il examinait mon appartement. 
« C'est bougrement chic chez vous. Il y en a pour une fortune. » 
Il huma l'air et inclina la tête pour écouter. « Pas de femmes ici, hein ? Vous n'êtes pas marié non plus. » 
Je soupirai. 
— « J'ai failli l'être – il y a environ vingt ans – j'en avais vingt-trois. Nous avons rompu une semaine avant la cérémonie. » 
— « Vous pensiez qu'elle avait des vues sur les biens de votre famille ? » 
— « Non. Elle avait une fortune personnelle ; elle appartenait à une riche et vieille famille du Connecticut. Mais je ne croyais pas qu'elle m'aimait vraiment. Je ne pouvais me défaire de l'idée qu'elle voyait d'autres hommes. Elle a rompu quand elle a découvert que je l'espionnais. C'est aussi bien ainsi, parce que ça n'aurait jamais marché. J'imagine que j'étais fait pour rester célibataire. » 
Il se plaça devant moi et m'étudia longuement. 
— « Ma foi, Mr. Denis, je suis navré de tout cela. Mais en ce qui me concerne, ce que j'ai dit tient toujours. Je pense qu'il est temps que, dans votre vie, vous ayez réellement confiance en quelqu'un. Et ce quelqu'un peut aussi bien être moi. » 
Quand il partit, le jour se levait et je restai longtemps assis à contempler les murs. Plus je réfléchissais, plus je me reprochais ma stupidité. Comment admettre l'idée de me fier à un tel garçon… moi ? C'était si ridicule que je dus me verser trois rasades de bourbon avant de pouvoir me dire devant la glace : 
— « Il faut lui montrer que tu as confiance en lui. Le seul moyen : est de mettre ta vie entre ses mains. » 
Je dus boire encore une fois, deux fois, et le miroir commença à me répondre… 

* * 
Les rêves que je fis furent stupides, naturellement. Ils revenaient à peu près tous à mettre ma vie entre les mains de Maro et à me dérober avant que l'épreuve véritable commence. Finalement, quand ils décidèrent de mettre le feu au demi-million de dollars, je trouvai le courage nécessaire. Je lui tendis un coutelas et posai ma tête sur le billot. Et ce monstre-là me trancha le cou. Seul le visage changea à la fin de mon rêve. Ce n'était pas Maro, c'était mon père. 
Je continuai à m'agiter dans mon sommeil et me réveillai à midi. J'avais mal aux cheveux, la tête me tournait, et je restai longtemps assis sur le bord de mon lit, à m'apitoyer sur moi-même et à maudire mon incapacité d'avoir confiance dans les gens. Mais cela ne me menait à rien. Je devais faire confiance à Maro et si je voulais être encore assez jeune pour pouvoir profiter de l'argent, je n'avais pas une minute à perdre. 
La condition préalable, pour parvenir à lui faire confiance, me dis-je, était de le connaître le mieux possible. Les noms des trois personnes qui le connaissaient le mieux me revinrent clairement à l'esprit : le Dr. Landmeer, le révérend Tyler et une fille prénommée Délia.  
Par une de mes relations à la Clinique Municipale d'Hygiène Mentale, j'appris que le Dr. Landmeer se réservait six heures par semaine sur le temps consacré à sa clientèle particulière pour traiter trois cas recommandés à lui par la clinique. J'appris aussi qu'il s'intéressait spécialement aux recherches sur la psychothérapie des adolescents. 
Afin de l'amener à me parler librement, je demandai à mon ami de la clinique de m'introduire d'abord auprès des directeurs comme le conseiller juridique d'une des grandes fondations philanthropiques cliente de Denis & Denis, avocats-conseils. Cette institution, insinuai-je, envisageait de faire don de sommes importantes pour des recherches destinées à soulager la misère humaine.  
Un rendez-vous avec le Dr. Landmeer me fut fixé pour le lendemain. 
Le Dr. Landmeer me rappela beaucoup un des psychanalystes que mon père m'avait envoyé consulter dans ma jeunesse. Il était court sur jambes et portait des verres épais à travers lesquels ses yeux bruns prenaient l'aspect de tortillons comme des nœuds dans une planche de sapin. Il me fit entrer dans son cabinet de consultation avec un visible enthousiasme. 
— « Mr. Williams, notre directeur, me dit que vous vous intéressez à la psychothérapie des adolescents, Mr. Denis. » 
— « J'ai entendu dire, » répondis-je, « que c'est là un champ important pour la recherche psychiatrique. Je voudrais avoir un aperçu des travaux auxquels s'adonnent des hommes tels que vous. » 
— « J'ai toujours eu le sentiment, » dit-il en s'enfonçant dans son fauteuil de cuir et en allumant son énorme pipe en écume de mer, « que les techniques de travail sur les adolescents ont été trop négligées. C'est dans cette période entre l'enfance et l'âge adulte qu'une étude est nécessaire. Je sais combien cela est important parce que j'ai souffert de bien des troubles dont ces jeunes souffrent aujourd'hui et que, sans l'aide d'un homme qui me prit en affection, je… Mais inutile de vous raconter ma vie. Tout ce que je puis dire, c'est que je me sens vraiment proche de ces enfants qui ont peur et qui se rendent compte qu'ils sont indésirables. Rien ne justifie le nombre incroyable de jeunes mentalement estropies ou détruits chaque année. C'est un crime. » 
— « C'est précisément pourquoi je suis ici, » dis-je. « Maintenant, si vous vouliez bien me dire quelque chose sur les cas qui vous ont été confiés par la clinique. Sans mentionner aucun nom, bien entendu. Simplement ce qu'ils présentent d'anormal et comment ils réagissent au traitement. »  
Il me décrivit ses trois cas en détail. Je feignis de m'intéresser au jeune violoniste qui était devenu paralysé des deux mains peu après que son père eut quitté sa mère, et je posai des questions pressantes sur la brillante jeune fille qui, à l'âge de seize ans, avait éprouvé soudain un besoin irrésistible de se dévêtir en public. Enfin, il me parla du jeune nègre qui se croyait persécuté. 
— « Un garçon très intelligent, » dit-il. « mais inquiet. Il a l'impression que les gens lui mentent toujours. Quand il est venu me consulter pour la première fois, il a feint toutes les façons de parler et de se conduire que les blancs aux idées préconçues attribuent aux noirs : la voix profonde et l'accent traînant, la démarche indolente, l'air hébété…» 
Je fis oui de la tête au souvenir de ma première rencontre avec Maro. 
« Maintenant, bien entendu, » poursuivit le Dr. Landmeer, « il ne se donne plus cette peine quand il est avec moi. Se composer l'attitude stéréotypée de l'homme de race noire est sa manière de se protéger dans ses rapports avec des non-noirs. Comme vous le voyez, il est assez intelligent et sensible pour savoir que, la majorité des gens s'attendant à ce qu'il se comporte ainsi, il a toutes chances de les duper facilement. » 
Tandis que Landmeer continuait de me le décrire, je compris que, depuis près de huit mois qu'il venait ici, Maro n'avait jamais révélé son don de perception multi-sensorielle. Je savais que, dans son désir de m'étonner avec l'importance de ses travaux, Landmeer n'aurait pas manqué de mentionner cette étrange faculté s'il l'avait connue. Il était clair que, bien que Maro eût suffisamment confiance dans le médecin pour s'abstenir d'affecter certains traits présumés à sa race, il se défiait encore trop de lui pour se montrer tel qu'il était. 
Cela devait me servir d'avertissement. Maintenant, une course était en quelque sorte engagée entre le docteur et moi-même. Si jamais Maro s'en remettait entièrement à Landmeer, il était perdu pour moi et pour l'avenir qui avait besoin de lui. 
— « Dites-moi, Dr. Landmeer, est-il vrai, comme je l'ai entendu dire, que dans de tels cas, le sujet qui croit qu'on lui veut du mal est capable de violence ? » 
Landmeer tira sur sa pipe. 
— « Vous devez comprendre que mon malade est émotionnellement instable. Il nourrit des hostilités profondément ancrées en lui. À l'âge de neuf ans, son père adoptif, un pasteur, lui révéla qu'il avait été abandonné par ses parents alors qu'il venait de naître. Le pasteur avait entendu un bébé pleurer et l'avait trouvé dans une boîte en carton posée sur un tas de détritus. En ouvrant la boîte, il avait découvert que celle-ci renfermait aussi un rat. Une transfusion sanguine opérée d'urgence avait sauvé le bébé, mais des cicatrices lui restent encore à ce jour sur les bras et le corps. » 
— « Mon Dieu ! Pourquoi le lui a-t-on dit ? Pourquoi révéler un tel secret à un enfant de neuf ans ? » 
— « Selon l'enfant, son père adoptif le lui aurait dit dans un moment de colère. Il voulait lui prouver que la Providence l'avait guidé vers l'endroit où se trouvait la boîte. Je crois que nous pouvons comprendre certaines des raisons de l'amertume du malade envers le monde. » 
— « Qui ne serait amer en apprenant une chose pareille ? » 
— « Oui, qui ne le serait ? Avec une peur et une hostilité si profondément enracinées, un malade comme lui n'aurait sans doute pas de scrupules à commettre des actes de violence. Cependant, permettez-moi de vous faire remarquer que, dans ce cas, je suis très optimiste. Le garçon s'améliore. Je suis sûr qu'il finira par s'adapter à la société. » 
— « Je vois que vos travaux sur les jeunes sont extrêmement importants, » dis-je. « Ils ne doivent pas se ralentir pour des questions d'argent. » 
Son visage exprima une gratitude si chaleureuse que je décidai sur-le-champ, si mon projet avec Maro devait réussir, de faire don d'une part de mes honoraires pour les recherches du Dr. Landmeer. 
Néanmoins, je quittai le cabinet du Dr. Landmeer plus perplexe et troublé que lorsque j'y étais entré. Pendant toute la conversation, j'avais eu l'impression qu'il manquait quelque chose. Le portrait qu'il m'avait fait de Maro ne cadrait pas avec les éléments de la personnalité du garçon que j'avais déjà assemblés. Quelque chose n'allait pas… 

* * 
Chez le révérend Tyler, je devais découvrir une autre face du caractère de Maro. Mr. Tyler se montra tout disposé à me prêter son concours quand je lui eus appris que je faisais, pour le Service d'Assistance à l'Enfance, une enquête sur les enfants adoptés qui sombraient dans la délinquance. 
— « J'ai eu du mal avec ce garçon, monsieur, » me dit le révérend en soulignant les mots du poing frappé sur la table. « J'ai dû lutter pour le remettre dans le droit chemin. Il était perdu, mais avec l'aide du Seigneur, je l'ai arraché aux griffes du Malin. Il porte la marque de Caïn, certainement. Mais nous sauverons son âme. » 
— « Ce qui nous intéresse, au Service d'Assistance, c'est de savoir comment il est exactement, mon révérend. Il peut y avoir un indice qui nous sera utile pour les autres enfants dont nous avons à nous occuper. » 
Il secoua la tête. 
— « Il a toujours été très susceptible. Quoi que vous désiriez obtenir de lui, il faisait exactement le contraire. Je suis d'une nature calme, Mr. Denis, mais il y a eu des moments… Alors qu'il n'avait que neuf ans, il s'est querellé avec un camarade. Il avait saisi ce garçon à la gorge et brandissait un couteau de l'autre main. Je les ai surpris à l'improviste. Si le Tout-Puissant ne m'avait envoyé pour intervenir, il aurait tué cet enfant. » 
— « Comment savez-vous qu'il l'aurait tué ? Peut-être voulait-il simplement l'effrayer. Peut-être savait-il que vous n'étiez pas loin et que vous l'en empêcheriez. » 
— « Vous croyez cela ! » s'exclama le pasteur avec des yeux farouches. « Vous ne connaissez pas Maro. Il a toujours été violent. Il y a encore quelques années, malgré tous mes efforts, il m'était impossible de lui inculquer la crainte du Tout-Puissant. Entre ce couteau et le cœur de l'autre garçon, il n'y a eu pour empêcher cet acte que ma main dirigée par la Providence. Après tout, Mr. Denis, qu'est-ce qui empêche les hommes de se détruire mutuellement sinon la crainte de la Colère Divine ? » 
— « La foi dans l'humanité…» murmurai-je d'un air absent, en pensant à ce que Maro eût dit en entendant cela. 
— « Vous dites ? » 
— « Rien, » fis-je. « Je pensais tout haut, c'est tout. » 
— « En tout cas, je puis vous dire qu'il m'a fallu personnellement beaucoup d'efforts et l'appui du Très-Haut pour faire entrer dans l'esprit de ce garçon la peur de l'Enfer. Mais grâce au Ciel, j'y parviens. Maro a montré ces temps-ci un penchant pour la religion qui me donne de grands espoirs. Ne serait-ce pas merveilleux s'il était appelé à devenir un ministre de Dieu ? » 
Je convins que ce serait merveilleux et pris congé du révérend Tyler. La vocation religieuse ne cadrait pas avec ce que je savais du caractère de Maro. Pas plus que l'incident du couteau. Si Maro avait eu vraiment l'intention de poignarder son camarade, il était certainement trop prompt et trop habile pour que le révérend eût été capable de l'en empêcher. Il l'aurait vu, ou entendu, ou senti venir. La question était en fait : pourquoi n'a-t-il pas tué l'enfant ? Je n'avais pas encore la réponse. Au lieu de comprendre Maro, je découvrais une nature plus complexe et plus changeante qu'aucune que j'eusse jamais connue. 

* * 
Il ne me restait plus qu'une personne à voir : celle qui, probablement, le connaissait plus intimement que toute autre. Pourrait-elle me fournir la clé de la nature de Maro ? 
Délia Brown habitait un appartement au coin de la 127e Rue et de Lenox Avenue. Elle ne voulut pas me laisser entrer pour commencer.  
— « Je ne suis pas de la police, Délia, » lui dis-je. « Je ne vous demande pas de me dire où se trouve Maro. Je l'ai déjà vu et j'ai parlé au Dr. Landmeer et au révérend Tyler. C'est avec vous que je veux m'entretenir maintenant…» 
Elle entrebâilla la porte un peu plus, mais j'aperçus dans sa main un pic à glace. 
— « À quel sujet ? » 
Je décidai de me risquer à dire la vérité. 
— « Sur la façon de faire confiance à Maro, il veut que j'aie confiance en lui et je dois d'abord le connaître. Je me plais à croire, Délia, que si vous êtes vraiment une fille dans son genre, vous n'avez pas besoin de cet instrument. »  
Ces paroles la vexèrent. Elle me lança un regard pénétrant, puis baissa les yeux sur son pic à glace. Elle posa celui-ci sur la table et s'éloigna de la porte. Comme je poussais le battant pour entrer, elle se laissa tomber dans un fauteuil. 
— « Alors vous le connaissez, » dit-elle. « Je ne peux pas lui ressembler. C'est un naïf. Vous pouvez le lui dire si vous voulez. » 
— « Ainsi Maro fait confiance aux gens. Il n'a pas peur d'eux. » 
Elle haussa les épaules. 
— « Il n'a peur de rien ni de personne. Il est trop simple et confiant pour craindre quelqu'un. Il est tellement enfant. » 
— « Alors pourquoi fait-il celui qui a peur ? Pourquoi est-il si sauvage et si violent ? » 
— « Sauvage et violent ? Maro ? » Elle ouvrit de grands yeux et se mit à rire. « Oh ! Est-ce possible ? Je croyais à vous entendre que vous saviez vraiment comment il était. Mais c'est l'être le plus paisible, le plus doux qui soit au monde. Il ne ferait pas de mal à une mouche. » 
Cette description ne se rapprochait pas davantage du Maro que je connaissais. Elle ne concordait pas avec le portrait du garçon qui m'avait planté son poing dans la figure et m'avait bourré les côtes à coups de pied la première fois que nous nous étions rencontrés. Je commençais à me sentir de plus en plus stupide. Chaque fois que je tendais la main pour saisir son image, elle me glissait entre les doigts comme une savonnette mouillée. Cette fille ne le connaissait pas non plus. 
En fait, aucun de ceux qui le touchaient ne le connaissait vraiment. Il n'avait fait part à personne de son don de perception multi-sensorielle et je commençais à soupçonner qu'il avait soigneusement dissimulé les traits de son caractère qui ne concordaient pas avec les différentes idées qu'ils se faisaient de lui. 
— «…C'est un enfant faible, » disait-elle. « Il faut que je le protège contre lui-même. Si je ne le reprenais pas tout le temps, il laisserait les gens lui marcher sur les pieds et abuser de son bon cœur. La semaine dernière, il a donné à un étranger le dernier dollar qu'il possédait. Vous imaginez-vous cela ? À un parfait étranger. Maro a besoin que je prenne soin de lui et que je veille sur lui. Mais il va mieux. Je l'ai convaincu de se tenir à l'écart des mauvaises fréquentations. D'autres garçons le poussent à faire des choses répréhensibles. Il est si sottement confiant. » 
Elle me prit par la manche. 
« Non pas que cela m'importe vraiment. Avec la femme qui convient, capable de lui donner l'amour qu'il lui faut, il pourrait devenir quelqu'un d'exceptionnel. Et il est en train de changer. Il acquiert du bon sens. Et s'il est une chose qui fait défaut à l'homme en ce monde, c'est le bon sens. J'ignore quelle sorte de travail vous avez pour lui, mais vous pouvez lui confier ce que vous voudrez. » Elle eut un rire las. « Mr. Denis, ce garçon ne connaît pas assez la vie pour être malhonnête. Personne ne lui a jamais dit la vérité sur le Père Noël. » 
J'écoutais parler Délia et, en regardant notre image dans la glace trouble de sa table de toilette, je compris soudain le secret de Maro. Chaque détail se mettait en place. Avec son don exceptionnel de perception, Maro était capable de déceler les sentiments d'une personne et de savoir instantanément ce qu'elle pensait de lui. Et il reflétait simplement le caractère que cette personne lui attribuait, se protégeant à la manière d'un caméléon. 
Maro se comportait comme un miroir. 
Pour le Dr. Landmeer, c'était un névropathe, à qui l'on ne pouvait se fier. Et il était cela parce que le docteur ne le croyait pas digne de confiance. D'autre part, comme le docteur croyait le guérir, Maro allait mieux. Pour le révérend Tyler, Maro avait été une âme perdue ; et comme le révérend croyait être en train de le sauver, Maro devenait dévot. Pour Délia, qui voyait en Maro un jeune garçon faible d'esprit ayant besoin de ses soins et de sa protection, Maro était enfantin ; et comme elle se voyait elle-même lui donnant la force de se protéger du monde, Maro devenait adulte. 
Maro était toutes ces choses, et aucune d'elles. Il offrait à chaque personne la part de lui-même dont elle avait besoin. Pour moi qui avais vu en lui une créature sauvage, étrange et violente, il s'était montré sauvage, étrange et violent. Je n'avais pas eu confiance en lui et il avait reflété ce manque de confiance. Et maintenant je craignais qu'il ne fût capable de me tuer. Alors… 

* * 
En rentrant chez moi, je songeai tout le long du chemin à ce que j'avais appris. Que les étranges talents de Maro eussent été créés ou non dans le bouleversement d'une mutation génétique, il ne faisait guère de doute pour moi que les événements inhabituels de son enfance avaient contribué au développement de ses métamorphoses. C'était précisément pour cela qu'ils tenaient à lui : il était un accident d'hérédité à l'effet multiplié par un environnement hostile exceptionnel, une combinaison qui pouvait ne jamais plus se reproduire. Ils avaient besoin de lui et c'est pourquoi il devait partir. À moi de faire le nécessaire pour ce départ. 
Je me trouvais aux prises avec un étrange cycle. Maro était digne de confiance… Je pouvais me reposer entièrement sur lui… à condition de croire honnêtement pouvoir le faire. Et je ne pouvais pas feindre de croire. Il s'en apercevrait et ce serait fatal. Je devais mettre ma vie dans ses mains… ou sinon renoncer à tout. 
Maro était le miroir. C'était à moi de changer. 
Il m'attendait dans mon appartement comme je m'en étais douté. Il fumait mes cigarettes et buvait mon whisky, les pieds sur la table à thé, image parfaite du jeune voyou que j'avais vu en lui. 
Je restai là, à le regarder tranquillement, sans penser à rien, détendu et en état de réceptivité. Sachant ce qu'il était réellement, je n'avais plus peur de lui et il le sentait intuitivement. 
Il se mit à rire. Puis, remarquant l'expression de mon visage, il posa sa cigarette et se leva, les sourcils froncés. 
— « Eh ! » fit-il. « Qu'est-ce qui se passe ? » Il huma l'air et le frotta entre ses doigts. Il roula les yeux, les ferma et se balança d'avant en arrière comme il avait fait la première fois que je l'avais vu. 
— « Vous avez changé, » murmura-t-il. Il y avait de la crainte dans sa voix. « Votre souffle… il est comme l'eau froide d'un ruisseau dont on voit le fond, et vous sentez lisse et clair comme du cristal. » Il était décontenancé. « Je n'ai jamais vu quelqu'un changer comme cela. » Son expression passa successivement de l'amertume au dédain, à la peur, à la colère, à l'amusement, à la supplication, à une simplicité puérile, pour finir par ne plus refléter aucun sentiment. On eût dit qu'il essayait tous les masques de son répertoire, tâtonnant pour trouver ce que j'attendais de lui, ce que je croyais qu'il était ; lequel, parmi les divers Maro, je voulais qu'il fût. Mais comme il l'avait dit, j'étais devenu lisse, comme de l'eau froide ou du cristal limpide. 
Il se remit dans son fauteuil et attendit. Il sentait que je le connaissais et il attendait de voir ce que j'allais faire. L'eau froide, le cristal limpide qu'il voyait en moi devaient devenir un miroir. Pour la première fois de sa vie, quelqu'un allait être ce que voulait Maro. Quelqu'un allait refléter ce dont il avait besoin, lui, Maro. Et ce dont il avait besoin plus que toute autre chose en ces années d'adolescence était qu'on eût confiance en lui. 
Je surpris son regard qui se portait sur le tiroir de la table de chevet. Il savait que j'y avais mon revolver. On eût dit qu'il sentait que j'étais disposé à lui faire confiance et qu'il me montrait comment le prouver. Ce que j'avais à faire était clair. Je devais essayer de me tuer, avec la certitude qu'il interviendrait pour m'en empêcher. 
Tout mon être se rebellait. Si je me trompais ? Si Maro n'était nullement ce que je croyais ? S'il n'arrêtait pas mon geste ? C'était stupide, complètement ridicule de se fier à quelqu'un de la sorte. Aucun homme ne placerait une telle confiance même en son propre… 
Une image jaillit dans mon esprit, un souvenir de mon enfance. Mon père debout au pied de l'escalier. Moi-même cinq ou six marches plus haut. Il tend les bras et me crie de sauter. Il m'attrapera. J'ai peur. Il me flatte… Il m'assure que papa ne me laissera pas tomber. Je saute. Il se recule et je pousse un hurlement en m'abattant sur le sol. J'ai mal et je suis en colère. Pourquoi m'as-tu menti ? Pourquoi ?… Et l'éclat de rire et les paroles et la voix de mon père, que je n'oublierai jamais :  
« C'est pour t'apprendre à ne te fier à personne… pas même à ton père. »  
Était-ce pour cela que je ne m'étais jamais marié, que je n'avais jamais aimé, ni cru en personne ? Était-ce la peur qui m'avait emprisonné toutes ces années derrière l'épaisse et sûre carapace de la suspicion ? Je compris clairement à ce moment que ma décision était aussi importante pour moi que pour Maro. Si je reculais maintenant, jamais plus, de ma vie, je ne pourrais avoir confiance en personne. 
Il m'observait. Il voulait que j'aie foi en lui.  
Sans un mot, j'allai au tiroir, je l'ouvris et y pris mon revolver. Je m'assurai qu'il était chargé, puis je vins me placer face à Maro. Il ne montra aucune émotion, ne fit pas un geste. 
— « J'ai confiance en toi, Maro, » dis-je. « Tu as besoin d'une preuve de ma foi en toi. Eh bien, moi aussi. Voyons si je suis capable de te la donner… si je puis presser cette détente…» 
Je portai le canon du revolver à ma tempe droite. 
« Je vais compter jusqu'à trois. Je veux croire que tu m'arrêteras avant que je me tue. » 
Il sourit. 
— « Le ferez-vous vraiment ? Peut-être que je ne vous arrêterai pas. Peut-être que je serai trop lent. Peut-être…» 
— « Une. » 
— « Vous êtes stupide, Mr. Denis. Un demi-million de dollars ne vaut pas de courir un risque pareil. Ou ne serait-ce pas l'argent, tout compte fait ? Qu'espérez-vous prouver ? » 
— « Deux. » Mon doigt réagirait-il au commandement ? Étais-je capable de le faire ? Alors, comme si nos esprits étaient pour ainsi dire venus en contact un instant, j'eus conscience que je le ferais… aussi clairement que j'eus conscience qu'il me sauverait. Rien d'autre ne valait la peine d'être compris. Cela me semblait bon. 
Le sourire s'effaça de ses lèvres. Il respira profondément et serra les poings. Ses yeux étaient dilatés. 
— « Trois. » 
Je pressai la détente sans fermer les yeux. 
En cet instant entre moi et l'éternité, Maro bondit. Sa main jaillit et écarta le revolver. La balle m'effleura le front et s'écrasa dans le mur près de nous. La flamme blanche de l'explosion me brûla le visage et je m'évanouis. 
Quand je revins à moi, je le sentis au-dessus de moi. Il m'avait mis une serviette humide sur le visage. 
— « Ce ne sera rien, » dit-il. « Des brûlures de poudre. J'ai appelé un médecin. » 
— « Il s'en est fallu de peu, » dis-je. 
— « Vous êtes fou ! » Il se mit à arpenter nerveusement la pièce en se cognant les poings l'un contre l'autre. « Un bougre de fou. Vous n'auriez pas dû faire ça. » 
— « Tu as voulu que je le fasse. Je suis heureux de l'avoir fait. C'était autant pour moi que pour toi. » 
Il était surexcité maintenant. Je l'entendais aller et venir. Il repoussa d'un coup de pied une moquette qui se trouvait sur son chemin. 
— « Je n'aurais pas dû attendre si longtemps. Je ne pensais pas que vous alliez vraiment le faire. Je ne savais pas. Personne n'a jamais cru en moi de cette façon. Je crois que, toute ma vie, j'ai attendu quelqu'un qui aurait réellement confiance en moi. Je ne pensais pas que ce serait vous. » 
J'acquiesçai de la tête. 
— « Je ne le pensais pas non plus. Je n'ai jamais eu confiance en personne comme cela depuis que j'étais un tout jeune enfant. J'ai trouvé en moi quelque chose de profondément enfoui et que je croyais détruit. L'expérience en valait la peine. » 
— « Mr. Denis…» Il se recula et huma l'air. 
— « Qu'y a-t-il ? » 
— « Il y a quelque chose là. Loin d'ici et cependant proche. De la musique, mais non pas de la vraie musique. Des rubans de sons violet pâle et ambrés qui s'enroulent autour de moi et se dissolvent. C'est ici, maintenant, et pourtant c'est loin, dans l'avenir. » 
— « C'est le lieu et le moment pour toi, Maro. Ils ont besoin de toi là-bas, pour ce que tu es, comme tu es. Et tu as besoin d'eux. Tu dois leur faire confiance. » 
— « Je me fie à vous, Mr. Denis. Si vous dites que c'est honnête, j'irai. » 
— « C'est honnête. Je ne dis pas cela pour de l'argent, tu le sais. Je fais don de mes honoraires à la clinique. J'ai plus d'argent qu'il ne m'en faut. Je prends ma retraite. Ce sera le dernier travail que j'aurai fait pour eux. » 
— « Vous imaginerez quelque chose à dire au Dr. Landmeer, à mon père et à Délia pour moi. » 
— « Oui. » 
Je lui dis comment appeler le service des messages téléphonés pour leur faire savoir qu'il était prêt à partir. Ils lui diraient où attendre et enverraient quelqu'un le chercher. Il me prit la main et l'étreignit longuement. 
— « Mr. Denis, je pense que vous aimeriez savoir. Cette musique que je voyais et ressentais… vous aviez raison. Elle venait d'eux. Elle me suggérait la raison pour laquelle ils ont besoin de moi. » 
— « Peux-tu me l'expliquer ? » 
— « Ce n'est pas net, Mr. Denis. Mais j'ai vu une image d'une grande réunion de personnes. Elles ne peuvent pas se comprendre entre elles et aucune ne sait ce que veulent les autres. Les mots semblent avoir perdu tout sens. Comme… comme ce qui s'est produit dans l'Ancien Testament quand a été construite la Tour de Babel. Il y a une confusion terrible. Je crois qu'ils ont besoin de moi pour les aider à se parler les uns aux autres et avoir confiance les uns dans les autres… et vivre en paix. » 
— « Je suis heureux de savoir cela, Maro. Je me sens mieux. » 
— « Adieu, Mr. Denis. » 
— « Adieu. » 
J'attendis d'avoir entendu claquer la porte et alors j'enlevai la serviette de sur mon visage et me tournai pour m'asseoir sur le bord du lit. Je fouillai dans mes poches pour y chercher mon briquet. Je l'allumai et le tins devant mon visage. Une sensation de chaleur intense, un grésillement et une âcre odeur de poils roussis à l'instant où la flamme lécha mes sourcils… mais pas de lumière. 
Alors je compris ce que c'était que d'être totalement aveugle. 
Je me recouchai et, de quelque part, entrèrent par ma fenêtre des flots de musique. L'espace d'un instant, je crus entendre cette musique comme Maro l'avait entendue : comme des rubans sonores violet pâle et ambrés s'enroulant autour de moi et se dissolvant. Mais bientôt l'image multiple avait disparu, et j'entendis les accents étouffés de la mélodie comme j'ai entendu tous les sons et la musique depuis lors. 
Dans la nuit… 
(Traduit par Roger Durand.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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