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La sève de l'arb
Les enfers sont
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La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
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Assirata ou Le m
L’Exécuteur - RO
Celui que Jupite
L'Enchaîné - ZEN
Le cimetière de
Les souvenirs de
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Clorinde par AND
Les prisonniers 
L’étranger par W
Du fond des ténè
Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
Le second lot -
Le saule - JANE
Rencontre - GÉRA
Il était arrivé
Un autre monde -
La filleule du d
Le passé merveil
Les ogres par RO
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Et le temps ne s
Suite au prochai
La venue du héro
Une brise de sep
Et s’il n’en res
Vers un autre pa
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Vers un autre pays sans nom - MONIQUE DORIAN

Vers un autre pays sans nom - MONIQUE DORIAN 
  
Une nouvelle débutante française dans « Fiction ». Cette jeune femme de vingt-cinq ans mérite l'attention, même si sa première histoire publiée n'échappe pas, dans son thème, à certains effets abusifs. Il nous semble en effet qu'elle a su créer un climat, ce qui est essentiel dans le domaine du fantastique, et le rendre à la longue fascinant. Son récit, qui raconte le glissement d'un être humain vers un monde intercalaire, évoque dans ses péripéties la logique trouble d'un cauchemar.  
    
Ce matin-là, Sylvia s'éveilla avec un sentiment de malaise qu'elle ne pouvait définir. Une impression comme elle n'en avait jamais ressentie. Elle s'étira dans son lit, ouvrit les yeux. C'était cependant un matin comme les autres. Autour d'elle, la chambre aux volets clos baignait dans la pénombre ; des bruits assourdis montaient de la rue. Mais Sylvia n'écoutait pas ces bruits. 
Elle avait l'illusion qu'une musique confuse s'évanouissait en même temps que les dernières bribes de son sommeil – des échos lointains de cymbales et de cloches, qui prolongeaient jusqu'à elle un fil sonore impalpable. Elle bougea, sentant son malaise s'accentuer. Il lui semblait que quelque chose était dans l'air, elle ne savait quoi, un peu comme une menace en suspension. 
Quand elle se leva, elle crut étouffer : un poids comprimait sa poitrine ; debout au bord de son lit, elle eut un étourdissement et crut qu'elle allait tomber. « C'est ridicule, » pensa-t-elle, « je ne suis pas malade. » Elle fit l'effort de marcher, étonnée de la faiblesse de ses membres. 
Elle passa sans la regarder devant la glace qui faisait face à la fenêtre. C'était un miroir vénitien du XVIIIe siècle, qu'elle avait trouvé chez un antiquaire. Elle aimait son cadre vieil or, aux volutes fantasques, et son tain légèrement altéré qui plongeait le reflet des choses dans une clarté sous-marine. Quand elle s'y contemplait, son visage à contre-jour lui apparaissait comme une ancienne estampe, avec les cheveux nimbés de lumière. Et cette image d'elle lui plaisait. 
Elle entra dans la kitchenette ; elle n'avait pas faim mais elle prépara du café, et après en avoir bu deux tasses, elle se sentit mieux. Revenue dans la chambre, elle alluma une cigarette, en dégusta voluptueusement quelques bouffées, puis alla ouvrir les volets. L'air était frais, le vent transportait les effluves salins venus du port. Sylvia observa un instant la perspective de la place des Remparts, dont l'atmosphère était pleine de quiétude à cette heure matinale. Puis elle se détourna et se mit à flâner au hasard dans la chambre, heureuse de mouvoir son corps, d'enfoncer ses pieds dans l'épaisseur laineuse de la moquette. 
Son malaise se dissipait, il n'en subsistait plus qu'une vague impression de gêne, à peine perceptible. Peut-être avait-elle fait un cauchemar, dont le souvenir maintenant se diluait. Elle écrasa dans un cendrier sa cigarette, puis demeura une seconde immobile, se demandant à quoi se consacrer. Elle était à cet instant debout au centre de la pièce, et la glace vénitienne se trouvait à trois mètres derrière elle. Machinalement elle se retourna, et pour la première fois depuis qu'elle s'était levée, son regard rencontra la surface polie du miroir, pareille à celle d'une eau morte. 
Elle eut un cri de terreur et se recula. 
Lentement, ses paupières se fermèrent puis se rouvrirent. « Non, je deviens folle, » murmura-t-elle. Le ton lucide de sa voix démentait le sens de ses paroles et elle y puisa une notion de réconfort. Elle s'approcha de la glace, appliqua ses paumes contre ses tempes, écarquilla les yeux en s'examinant. Son visage était blême et ses trait tirés. « Je suis à faire peur, » dit-elle à haute voix. 
À faire peur… Elle fut secouée d'un frisson, en évoquant ce dont elle venait d'être témoin. 
Cela avait duré le temps d'un éclair. Elle venait en se retournant d'apercevoir son reflet – et soudain celui-ci avait disparu. À sa place, une sorte de gigantesque main jaillie du miroir bondissait à sa rencontre. 
Elle avait été aveuglée comme par l'illumination d'un flash, avait eu l'impression de recevoir un coup entre les deux yeux. C'est alors qu'elle avait crié et bondi en arrière, épouvantée. 
Et maintenant elle pouvait croire qu'elle avait rêvé. Tout était redevenu normal. Comme si rien ne s'était produit. 
Elle s'écarta de la glace et, avec nervosité, alluma une nouvelle cigarette. « Des hallucinations, ma petite. Tu as vraiment besoin de te reposer l'esprit. » Sa main tremblait en reposant le briquet, elle la crispa et ses ongles griffèrent sa paume. Elle se força à penser à autre chose. Faire le ménage comme chaque matin, accomplir les gestes ordinaires, c'était le meilleur moyen de nier ce qui venait de se passer. 
Elle vaqua à ses occupations. La matinée s'écoulait insensiblement, le temps suivait son cours, les choses étaient normales. Mais Sylvia sentait un picotement lui mordre la nuque, comme lorsqu'une personne dans votre dos vous regarde et que l'on en a conscience. Elle sourit d'elle-même et de son imagination. Cependant, par un réflexe mécanique, ses yeux évitaient le miroir chaque fois qu'elle risquait d'y croiser son image. 
Puis elle entra dans la salle de bains ; elle ne se méfiait pas de la glace murale au-dessus du lavabo. Son regard dévia brusquement, comme happé par la glace, et elle se figea. 
Face à elle, éclatait de nouveau la vision, et c'était horrible parce qu'il lui était impossible de reculer, impossible de bouger. Elle était fascinée, prise au piège du miroir, le corps paralysé. Puis tout cessa, et elle put enfin s'arracher à cet emprisonnement. Elle s'enfuit en courant, déboucha dans la chambre, mais c'était soudain comme si les miroirs s'étaient multipliés. De chaque côté, dans chaque direction, elle voyait se répondre les reflets, et au centre de chaque reflet la main effrayante surgissait et venait lui barrer la route. 
Le hideux phénomène la traquait, la poursuivait. Elle reculait en tous sens, trébuchait, se cognait aux meubles comme un oiseau étourdi. Enfin elle se jeta sur son lit et céda à une crise de nerfs qui la laissa sans forces. 
Quand elle se releva, elle ne sut combien de temps s'était écoulé. Sa chambre avait son apparence coutumière, tout était rentré dans l'ordre. En luttant pour maîtriser un tremblement intérieur, elle décida de prévenir Aïsa. Ce serait un soulagement de lui téléphoner, de tout lui raconter. Aïsa était l'être auquel elle tenait le plus au monde. 
Elle composa le numéro d'un doigt qui frémissait, puis attendit. À l'autre bout de fil, on décrocha, et ce fut le silence. C'était l'habitude d'Aïsa de répondre ainsi au téléphone sans jamais dire « Allô », et Sylvia ne parvenait pas à s'y accoutumer, cela lui causait toujours une sensation de gêne. « C'est toi ? » dit-elle d'une voix entrecoupée. « Ici Sylvia. » Puis elle voulut se mettre à parler, mais les mots s'engluèrent dans sa bouche dès qu'elle essaya d'aborder son récit. Les idées lui échappaient, le souvenir même du cauchemar dont elle avait été victime devenait étrangement flou, comme un souvenir inventé. Elle ne put prononcer que des paroles incohérentes et réticentes, se trouvant ridicule, et Aïsa l'écoutait sans la comprendre. Elle dit finalement à Sylvia qu'elle devait s'absenter pour l'après-midi. « Viens me voir ce soir, » ajouta-t-elle. Sylvia raccrocha en soupirant. Elle fit quelques pas dans la pièce, passa la main le long de sa tempe comme pour chasser quelque chose. « Aïsa, » murmura-t-elle. Elle avait envie de se trouver auprès d'elle et en même temps cette perspective la glaçait, comme toujours. Aïsa l'attirait et cette attirance lui répugnait.  
« Il faut que je sorte, » se dit-elle enfin. « Un peu d'air me fera du bien. » Elle se surmenait, s'étiolait, à force de rester enfermée pour travailler à cette traduction de roman. Ce devait être les nerfs qui étaient à l'origine de ces hallucinations. Elle mit une jupe et un chandail, se peigna à la hâte, dessina machinalement les contours de ses lèvres avec un tube de rouge – sans oser fixer une glace. Puis elle quitta le studio sans bruit, comme une voleuse. 

* * 
Dehors, l'automne jaunissait les tilleuls, sur la place des Remparts. Sylvia s'arrêta au bord des pavés éclaboussés de soleil, tandis qu'une bouffée de vent fouettait son visage, lui communiquant une légère ivresse. Avec surprise, elle distingua alors une foule assemblée sous les arbres, au centre de l'esplanade. Elle eût juré pourtant que celle-ci était parfaitement vide, à l'instant où elle était sortie de chez elle. 
Elle s'approcha du groupe. Elle ne voyait que le dos des gens, une masse compacte de dos, serrés les uns contre les autres. La foule faisait cercle autour de quelque chose dont elle ne pouvait rien entrevoir. Personne ne remarquait sa présence. 
Elle songea : « Je ne parviendrai jamais au premier rang, » et à ce moment précis, comme mue par un mécanisme, la foule se disloqua juste devant elle. Bizarrement, les gens s'écartaient pour lui faire place, sans l'avoir regardée, sans même s'être retournés vers elle. Elle s'engagea dans le chemin qui s'ouvrait parmi eux, dévorée de curiosité. Elle sentait le cercle se refermer derrière elle à mesure qu'elle avançait – ou plutôt qu'elle était comme inexorablement poussée – vers le premier rang. 
Quand elle s'y retrouva, elle eut une moue de dépit en voyant ce qui monopolisait l'attention des spectateurs. Une romanichelle, une diseuse de bonne aventure ! Ce n'était que cela… Elle haussa les épaules et s'apprêta à partir, mais la voix de la bohémienne s'éleva, la clouant sur place. C'était à elle que la femme s'adressait. 
Sylvia leva la tête et rencontra son regard, un regard à l'éclat insoutenable dans le visage décharné. Elle resta sans bouger. Elle avait l'impression étrange, indéfinissable, de connaître ce regard, d'avoir déjà plongé dans ces prunelles sombres, avec un vertige. Puis elle cessa de réfléchir. La bohémienne dit : « C'est toi que j'attendais. Je t'attends depuis très longtemps, » et elle éclata d'un rire strident qui se répercuta aux oreilles de Sylvia, comme s'il avait résonné sous des voûtes de pierre. 
À cet instant, les gens massés autour de Sylvia s'éloignèrent légèrement, le cercle se dissocia et elle se retrouva seule en face de la bohémienne. Celle-ci parla de nouveau : « Écoute ce que j'ai à te dire. Tu quitteras la ville un vendredi 19, à bord d'un paquebot nommé « Ailleurs », pour aller vers un autre pays. » Sylvia entendit sa propre voix répondre : « C'est un drôle de nom pour un paquebot. Et quel autre pays ? » – « Un pays que tu ne connais pas encore, » dit la bohémienne, puis sa voix continua de retentir dans la tête de Sylvia, en une suite d'échos dégradés : « Et pour toi ce sera la fin… Et pour toi ce sera la fin…»  
Sylvia regarda le visage de la femme. Les traits de ce visage fondirent, parurent s'estomper dans une brume, et soudain une main géante surgit de cette brume et la frappa en plein visage. Elle vacilla, puis fit demi-tour en se frayant un passage parmi la foule. Mais celle-ci maintenant s'était tassée, resserrée comme un étau, et elle eut du mal à se faufiler jusqu'à l'air libre. Une fois sortie du groupe, elle se retourna. Les gens étaient immobiles, pareils à des mannequins de cire. Sylvia grimpa sur un banc et de là, elle vit nettement, à l'intérieur du cercle formé par la foule, s'élever un anneau de flammes au milieu duquel dansait la bohémienne. Puis elle vit une étendue d'eau, et sur cette eau voguait un bateau, qui laissait des sillages écarlates. Au même instant sa vue se brouilla et elle eut un éblouissement. 
Elle tituba et descendit du banc. Mais avant que ses deux pieds eussent touché le sol, son corps fut ébranlé comme par une décharge électrique et une voix dit auprès d'elle : « Un vendredi 19. N'oublie pas. Le paquebot « Ailleurs ». Je viendrai t'emmener. N'oublie pas. » Elle glissa jusqu'à terre en ayant l'impression de s'enfoncer dans de l'ouate et, avant de s'évanouir, elle vit les gens se presser autour d'elle et se bousculer pour la voir. La foule de tout à l'heure semblait être devenue innombrable. Sylvia ferma les yeux… 
Elle reprit connaissance dans une pharmacie où l'on l'avait transportée, et tout de suite parla de la bohémienne. Elle vit l'incompréhension se peindre sur les visages qui l'entouraient. On lui dit qu'un passant l'avait trouvée évanouie au pied d'un banc, et que personne d'autre n'était à proximité ; nulle part on n'avait aperçu de bohémienne. 
Sylvia remercia et s'en alla d'une démarche indécise. Elle ne voyait plus rien de ce qui l'entourait. Elle avançait dans une contrée désertique où d'obsédants yeux noirs la hantaient, et où l'écho perçant d'un rire retentissait au moindre de ses pas. 

* * 
Avait-elle rêvé la présence de la bohémienne ? Tout cela semblait issu d'un cauchemar. Sylvia sentit qu'une série d'événements inexplicables se déroulait, mais qu'entre eux il devait y avoir un lien. La rencontre de la bohémienne était en rapport avec les phantasmes des miroirs, puisque dans les deux cas, il y avait eu cette main fantastique qui l'assaillait. Mais si la vision de la main avait été déclenchée par la bohémienne, comment expliquer le phénomène des miroirs ? Pouvait-il à la fois découler de la rencontre et être situé avant ? La conséquence avait-elle pu précéder la cause ? 
Mais surtout, pourquoi tous ces incidents incompréhensibles ? Devenait-elle folle à lier ? 
Elle retrouva, soulagée, le calme de son studio et interrogea avec appréhension la glace de l'entrée. Mais elle ne vit que son reflet obéissant, docile à chacun de ses gestes. Elle s'allongea sur son lit et ne tarda pas à s'endormir. Quand elle se réveilla, elle ne conservait plus qu'un souvenir vague de la scène de la place, presque comme s'il s'agissait d'un rêve fait durant son sommeil. Elle se rappelait une romanichelle lui prédisant un voyage, un voyage auquel avait trait la date du vendredi 19 ; elle se rappelait aussi qu'il avait été question d'un curieux nom de paquebot, un nom qui n'existait certainement pas dans la réalité. Elle se souvint enfin de s'être évanouie, mais elle fumait trop, des vertiges la prenaient parfois. Il faudrait qu'elle diminuât ses doses de cigarettes, cela pouvait devenir dangereux pour la santé à la longue. 
Elle se leva et, machinalement, consulta un calendrier. Il n'existait pas de vendredi 19 au cours de ce mois de septembre. Elle n'avait donc pas de chance d'accomplir maintenant ce fameux voyage. La sonnerie du téléphone interrompit le cours de ses réflexions. « Peut-être Aïsa, » se dit-elle. Elle se rendit compte qu'elle désirait de toutes ses forces la présence d'Aïsa, sans s'être encore formulé ce désir. 
Elle décrocha, mais n'entendit au bout du fil que la tonalité indiquant que le réseau était libre. On avait raccroché. Elle reposa l'écouteur sur son support. Un faux numéro, sans doute. Après avoir regardé l'heure à sa montre, elle décida d'aller voir Aïsa. C'était la fin de l'après-midi, elle la trouverait chez elle. 
Elle se recoiffa, enfila une gabardine et prit le tramway jusqu'à l'autre bout de la ville, là où habitait Aïsa. Celle-ci vint lui ouvrir, un verre à cocktail à la main. En voyant Sylvia, elle eut un sourire qui étira les bords de ses lèvres. 
— « Je suis venue tôt, » avoua un peu honteusement Sylvia, « parce que j'étais impatiente de te voir. Je te dérange ? » 
— « Au contraire, » dit Aïsa en s'effaçant pour la laisser passer. « Mais qu'est-ce qui t'arrive ? Tu as mauvaise mine… Tiens, bois, » ajouta-t-elle, et elle lui tendit un verre qu'elle remplit d'une mixture de sa composition. (Aïsa adorait préparer des cocktails ; elle en énumérait chaque fois les ingrédients à Sylvia et celle-ci l'écoutait d'une oreille distraite, se contentant de hocher la tête, sans quitter des yeux son visage triangulaire et ses mains chargées de bagues, dont les gestes soulignaient les paroles.) 
Sylvia but. C'était comme du feu coulant dans sa poitrine. Elle se laissa tomber sur un divan et Aïsa s'assit près d'elle : 
— « Qu'est-ce que tu as ? Raconte-moi. » 
— « J'ai déjà essayé au téléphone de te raconter. Tu ne comprendrais pas. » 
— « Raconte, » répéta simplement Aïsa, et Sylvia obéit. Elle parla des hallucinations qui l'avaient poursuivie dans les miroirs et termina par ce qu'elle se rappelait de l'incident de la bohémienne. 
— « Je ne sais plus au juste ce qu'elle m'a dit, » conclut-elle, « Quand je suis revenue à moi, dans la pharmacie, on m'a dit que personne n'avait vu cette femme. » 
Il y eut un long silence. Sylvia regarda avec humilité Aïsa. La voix de celle-ci se fit tranchante : 
— « Du repos, voilà ce qu'il te faut. Tu divagues. Tu as besoin d'un très long repos…» 
Elle éclata d'un rire narquois et Sylvia sentit sa tête tourner. 
— « Tu ne veux pas comprendre, » murmura-t-elle avec désespoir. 
Puis elle fit face et tenta de sourire. Elle redoutait trop les paroles cinglantes de son amie. Elle jouait la comédie et parvenait à mener deux sentiments de front : l'amour et la haine. Aïsa lui apportait beaucoup, tout en lui demandant l'impossible, et cet impossible, Sylvia se déchirait pour l'extirper de son être. Jusqu'à présent, elle y était parvenue, mais combien de temps encore pourrait-elle tricher ? Elle se sentait si désœuvrée, si seule dans sa peau. Seules les heures passées en compagnie d'Aïsa la grisaient en lui faisant l'effet d'une drogue. 
— « Allons, » dit Aïsa en se penchant sur elle. « Calme-toi, détends-toi. C'est ce que tu es venue chercher, n'est-ce pas ? Allonge-toi. Ne pense à rien…» 
Elle passa une main contre le front brûlant et moite de Sylvia. La caresse de cette main était douce. Sylvia aurait voulu rester des heures ainsi, sous la caresse d'Aïsa. 
Elle regarda le visage de son amie penché sur elle. L'espace d'une seconde elle tressaillit. Ce visage lui apparaissait sardonique, déformé par une expression de cruauté inhumaine. Elle cilla et retrouva le visage normal d'Aïsa, qui la fixait avec détachement. 
— « Je…» balbutia Sylvia, « je crois que je vais rentrer. Je ne me sens pas très bien. » 
Elle considérait avec inquiétude les traits d'Aïsa, en s'interrogeant sur l'inexplicable vision qui les avait dénaturés le temps d'un éclair. 
— « Comme tu veux, » fit doucement Aïsa. « Et crois-moi, tu n'as qu'une chose à faire : évite de te regarder dans les miroirs…» 
Il y avait un soupçon d'ironie dans sa voix et Sylvia la dévisagea en se demandant si elle cherchait à se moquer d'elle. Mais Aïsa avait une expression parfaitement naturelle. Elle se pencha et déposa un baiser sur la joue de Sylvia. Ce baiser fit à celle-ci l'effet inopiné d'un brûlure. 

* * 
Il faisait nuit quand Sylvia rentra chez elle. À la lumière du plafonnier électrique, son studio lui parut singulièrement hostile et désert, comme un lieu abandonné depuis des siècles. Elle fit quelques pas incertains à travers sa chambre, porta une main à son front. Elle avait la migraine. Le cocktail d'Aïsa, sans doute. Elle aurait dû le savoir, cela lui montait toujours à la tête. 
Elle alluma une cigarette. Fumer lui fit du bien. Se lovant sur son canapé, elle repassa en esprit les événements de cette journée étrange. Il lui semblait qu'elle avait pris pied sans s'en apercevoir sur un domaine interdit, et qu'il était maintenant trop tard pour tenter de rebrousser chemin. Elle chassa cette pensée puis, se sentant désœuvrée, eut envie de se distraire. 
Se levant, elle déposa un disque sur l'électrophone et mit celui-ci en marche. La voix d'une chanteuse noire s'éleva, soutenue par un accompagnement de piano et de cymbales. Sylvia se rassit et se laissa bercer par la mélodie, en perdant peu à peu la conscience des choses. Elle eut soudain l'impression d'être transportée ailleurs et de se trouver dans un paysage immense et vide à perte de vue. Elle était seule au milieu de ce vide étalé à l'infini sous un ciel noir. Son seul lien avec le monde des vivants était la voix de la chanteuse, isolée et comme feutrée par d'innombrables épaisseurs de silence. Sylvia voulait marcher, et elle s'apercevait brusquement que la terre ferme sous ses pieds était devenue un élément liquide en mouvement. Le paysage était maintenant une mer sombre et déchaînée où elle se noyait. Là-bas, à l'horizon, se distinguait la silhouette d'un bateau. Et, chose curieuse, bien que ce bateau fût extrêmement éloigné et lui apparût minuscule, elle pouvait voir une femme accoudée au bastingage. Mais elle ne pouvait discerner ses traits. Et il lui semblait pourtant qu'il était capital, vital pour elle de savoir qui était cette femme. Elle écarquillait les yeux dans les ténèbres, tendant toute sa volonté vers ce seul but, mais la femme ne lui apparaissait que comme une forme sans visage. Elle ne voyait avec précision que ses mains, appuyées contre le rebord du bastingage. Des mains blanches, extraordinairement longues et fines. Et soudain elle reconnaissait ces mains couvertes de bagues : c'étaient celles d'Aïsa. Sylvia criait et sa voix s'étranglait : « Aïsa, aide-moi ! » Mais la femme ne remuait pas, n'entendait pas. Puis, brusquement, comme révélé par un projecteur, son visage apparaissait en pleine lumière et Sylvia, épouvantée, reconnaissait, à la place des traits d'Aïsa, le rictus et les yeux affreux de la bohémienne. Elle hurlait, et le bruit de son hurlement l'assourdissait, et elle sentait en même temps l'eau glacée la submerger, la pénétrer jusqu'aux os, envahir tout son être… 
Une brutale sonnerie brisa le silence. Sylvia sursauta et regarda autour d'elle. Elle était dans son studio et le disque sur l'électrophone s'était arrêté. Baignée d'une sueur froide au souvenir de la vision dont elle émergeait, elle se leva. La sonnerie était celle du téléphone. Sylvia décrocha et dit : « Allô ? » Tout d'abord elle n'entendit rien et crut qu'il n'y avait personne au bout du fil, comme dans l'après-midi. Puis une voix lointaine et méconnaissable, déformée de façon étrange, parla et Sylvia ne comprit pas tout d'abord ce qu'elle disait. « Parlez plus fort, » cria-t-elle, « je ne vous entends pas ! » Une seconde s'écoula, puis elle perçut très nettement à ses oreilles un rire saccadé, un rire qui la glaça. Elle dit d'une voix sourde : « Qui est à l'appareil ? », mais elle n'entendit plus rien, plus qu'un silence absolu, sans aucun grésillement ni aucune tonalité, comme si le téléphone était mort dans sa main, comme si la ligne n'aboutissait nulle part. Elle raccrocha d'une main tremblante. Elle eût juré que ce rire était celui de la bohémienne. 
Mais la bohémienne ne pouvait exister, les témoins l'avaient affirmé. Elle n'était qu'un produit de son imagination… Seulement les êtres imaginaires ne vous appellent pas au téléphone. À moins qu'elle n'eût rêvé également ce coup de téléphone ? Non, elle n'était tout de même pas folle à ce point. 
Elle se prit la tête à deux mains. Voyons, tout devait pouvoir s'expliquer d'une manière rationnelle. Une plaisanterie, il n'y avait que cela. Elle était victime d'une plaisanterie particulièrement insistante et de mauvais goût. Mais cette plaisanterie, il fallait alors qu'elle prît l'allure d'une véritable conspiration. Les gens à la pharmacie qui lui avaient affirmé n'avoir pas vu de bohémienne ne pouvaient tous en être les complices. 
Sylvia frémit. Tout cela était absurde. C'était un mauvais rêve. Elle aurait voulu dormir pour en être sûre et ne se réveiller que le lendemain, dans un monde redevenu logique et familier. Elle consulta son réveil : il était dix heures du soir. Elle se rappela alors seulement qu'elle n'avait rien mangé depuis le matin. Seul pesait sur son estomac l'alcool qu'elle avait absorbé chez Aïsa. Elle fit quelques pas, avec l'impression que le sol se dérobait sous elle. Ses jambes étaient comme du coton. « C'est cela, je ne suis pas dans mon état normal, » pensa-t-elle. » C'est cette faiblesse qui me fait voir et entendre des choses qui ne sont pas. » Elle chercha à s'en persuader. Mais pouvait-il réellement s'agir d'une vaste autosuggestion ? Elle ne savait plus que croire. 
Elle alla dans la kitchenette et mangea ce qui lui tombait sous la main. Puis elle retourna dans la chambre. Oui, il lui fallait dormir. Dormir, et demain les choses reprendraient leurs cours. Ces hallucinations étaient dues à la faiblesse, à la fatigue. 
Elle se déshabilla et, avant de se coucher, avec un geste d'agacement pour se dire qu'elle était ridicule, débrancha le téléphone. Une fois allongée dans le lit, elle éteignit la lumière et, dès qu'elle eut fait l'obscurité, elle eut l'impression que la chambre autour d'elle s'évanouissait et qu'elle se trouvait au centre du néant. C'était comme s'il n'y avait plus rien autour d'elle, ni murs, ni maison, ni ville, à une distance incommensurable. Elle ralluma la lumière et vit les murs de la chambre, la réalité rassurante de la chambre ; elle se persuada patiemment de cette réalité. Puis elle se releva pour aller chercher dans la salle de bains un tube de somnifère. Elle avala deux comprimés et retourna se coucher. 
Dans le noir, elle se tourna sur le flanc, du côté où se trouvait le mur. De temps à autre, elle palpait de la main la présence solide, inébranlable, de ce mur. Mais dès qu'elle cessait de le toucher, l'horrible impression reprenait : le lit où elle était couchée dérivait au cœur d'un grand vide, et elle s'apercevait bientôt que ce vide devenait une immensité couverte de vagues : la mer. Les vagues montaient à l'assaut du lit comme pour l'engloutir, et l'obscurité se refermait autour de Sylvia, pesait sur elle comme un couvercle, la pressait de toutes parts pour l'écraser. Elle remua nerveusement et, avec un profond soupir, sombra dans le sommeil. 

* * 
Le lendemain matin, elle se réveilla avec la sensation aiguë d'avoir participé à un cauchemar. Les événements de la veille revenaient à son esprit sous forme de lueurs brèves. Elle mit un certain temps à débrouiller les fils épars de ses souvenirs et, avec un sursaut d'incrédulité, elle sut qu'elle avait vécu tout cela, que ce n'était pas un rêve. 
Elle se leva. Le soleil filtrait par les fentes des volets fermés. Elle alla les ouvrir et resta un instant aveuglée. Dehors les arbres de la place balançaient doucement leurs feuillages, des gens se promenaient, c'était la vie de tous les jours. À ce spectacle, Sylvia se sentit inexplicablement détendue et heureuse. 
Elle se rendit jusqu'à la salle de bains et fit couler la douche. Sous l'eau tiède, elle retrouva ses idées claires, sa lucidité. Elle s'étira en se cambrant en arrière. La caresse de l'eau sur son corps lui causait une volupté confuse. Elle avait l'impression de ne plus exister que par ce corps, de se confondre tout entière avec lui, et son esprit s'annihilait dans ce bien-être physique. 
Elle quitta la douche et se sécha, puis passa dans la chambre pour s'habiller. La glace, rassurante, lui renvoyait son reflet coutumier… Tout en attachant ses bas, elle y regarda sa silhouette. Elle baissa les yeux en pensant à Aïsa. C'était inouï ce qu'elle pensait souvent à elle, depuis quelque temps, lorsqu'elles n'étaient pas ensemble. 
En choisissant une robe, elle évoqua une fois de plus les circonstances singulières de leur rencontre. Aïsa avait surgi à l'improviste dans sa vie, comme un éclair d'orage. Sylvia avait été subjuguée. Depuis, elle ne pouvait se passer d'elle. 
Cela remontait à plusieurs mois, Sylvia venait de rompre, de façon inexplicable, avec l'homme qu'elle aimait. Leur amour, d'un seul coup, avait été comme rayé de la carte, une désaffection réciproque les avait subitement envahis, mêlée à une soif de liberté qu'il leur fallait à tout prix satisfaire. Chacun s'était aperçu que l'autre le gênait, sans savoir au juste pourquoi. Ils s'étaient donc dit adieu, un soir, mais le lendemain, un coup de téléphone avait réveillé Sylvia en pleine nuit. C'était son amant : le fait de ne plus la voir lui causait un malaise insurmontable, il se rendait compte qu'ils avaient été fous. Sylvia avait éclaté d'un rire cruel et lui avait dit d'aller au diable. À demi endormie, elle croyait à une mauvaise plaisanterie. Elle avait raccroché et avait plongé aussitôt dans des rêves d'une teinte poussiéreuse. Mais le matin suivant, en se souvenant de son appel, elle avait couru à son domicile. Là, on lui apprit qu'il avait quitté la ville sans laisser d'adresse. Alors, seulement Sylvia avait pensé que plus rien ne compterait au monde, qu'elle ne croirait plus en rien. 
La concierge lui avait dit que son appartement était occupé par une nouvelle locataire, une jeune femme. Sylvia était montée, se demandant s'il s'agissait d'une amie à lui. Elle avait sonné, la porte s'était ouverte, et elle s'était trouvée en présence d'Aïsa. 
Sylvia ne devait plus se rappeler les premières paroles échangées, mais elle savait que ce n'était pas des formules de politesse ordinaires. Elle ne se souvint du motif de sa visite qu'au moment de son départ, deux heures plus tard. Elle avait totalement oublié, durant ce laps de temps, qu'elle était amoureuse et qu'elle était venue s'enquérir des nouvelles de l'être qu'elle aimait. D'ailleurs, cet amour était-il réel ? Il lui semblait soudain lointain et dépossédé de son objet, pareil à une écorce vide. Les yeux d'Aïsa emprisonnaient les siens dans un espace clos où il n'y avait pas de place pour une tierce personne. De quoi avaient-elles parlé ? Sylvia ne s'en souvenait pas non plus. Avait-elle seulement interrogé Aïsa pour savoir comment elle avait pu emménager si vite à la place de quelqu'un qui, la veille encore, n'avait pas même projeté son départ ? 
Elles s'étaient revues constamment. Sylvia ne savait rien d'elle, ni qui elle était ni d'où elle venait. Pas même son nom de famille, rien que ce prénom qu'elle n'avait jamais rencontré nulle part. Aïsa était quelqu'un d'étrange. Un mélange de bête féroce et de chatte caressante. Sylvia se rendait compte du pouvoir qu'exerçait sur elle Aïsa. Elle s'en rendait compte et la haïssait pour tout ce qu'il y avait de perfide en elle. Et elle l'aimait. Elle savait qu'elle l'aimait. Elle n'avait jamais éprouvé un sentiment équivalent pour aucun être. Il y avait à la fois en elle un besoin de tendresse et d'affection qui s'assouvissait auprès d'Aïsa, et une haine pareille à des éclats de verre brisé faisant jaillir le sang si on y touche. Elle désirait de toutes ses forces fuir Aïsa et elle restait auprès d'elle à ramper comme une créature fangeuse vers la lumière. 
Elle se faisait parfois l'effet d'une loque. Elle réagissait à une attaque doucereuse d'Aïsa par des paroles vaincues. Et Aïsa se contentait de la regarder d'un air si parfaitement indifférent et méprisant que Sylvia baissait la tête, en la suppliant de daigner la voir. Aïsa riait alors, avec des gloussements qui s'échappaient bizarrement de sa gorge, comme si elle eût éprouvé de la difficulté à maîtriser sa voix. Puis elle faisait à Sylvia l'aumône d'une caresse ou d'un sourire – son sourire étroit qui montrait ses dents pointues de carnassier – et Sylvia se sentait comme délivrée. Ses contacts avec Aïsa lui donnaient l'impression de porter un carcan, mais être privée d'elle était un poids bien plus grand encore. Elle la voyait presque chaque jour. Elle gardait en elle la marque de ces entrevues comme une empreinte au fer rouge. La présence d'Aïsa la brûlait, mais son absence la glaçait, et ce froid et ce dénuement étaient pires que le feu qu'elle avait à affronter. 

* * 
Sylvia acheva de s'habiller et peigna ses cheveux, d'un mouvement machinal. Elle chassa – ou tenta de chasser – la pensée d'Aïsa, l'image qui la dévorait. Sur son bureau, sa machine à écrire l'attendait, et la traduction de roman inachevée. « Je vais faire un tour, » pensa-t-elle, « et me mettrai au travail ensuite. » Cela lui serait salutaire de se concentrer sur cette occupation. 
Elle sortit et l'air limpide du dehors lui fit l'effet d'un baume. Elle marcha droit devant elle, au hasard de ses pas. Elle enfilait des rues où elle n'avait jamais pénétré, traversait des places inconnues, elle qui croyait ne rien ignorer de sa ville. C'était comme si tout un quartier nouveau avait brusquement surgi devant elle. Elle s'arrêta devant une église. Des passants défilaient auprès d'elle sans la regarder, la frôlant presque, comme si pour eux elle n'existait pas. Sylvia pénétra dans l'église. 
Elle s'assit dans la pénombre. Des formes vagues glissaient dans les allées le long de la nef, entre les rangées de chaises et de prie-Dieu. Sylvia aimait ce silence et cette solitude. Elle entendit soudain le son d'un orgue s'élever en une interprétation extraordinaire de la Toccata en ré. La musique était si émouvante que Sylvia avait l'impression de ne l'avoir jamais entendue, et des larmes perlaient à ses paupières. Et subitement, comme si elle avait basculé sur un autre plan impossible à décrire, elle n'entendit plus qu'une parodie monstrueuse du même morceau, défiguré de façon atroce. Elle se redressa avec désespoir. « Non, non, non ! » Sa voix était étouffée par une boule qui lui serrait la gorge. Puis une autre voix lui déchira les tympans en criant à ses oreilles : « Le vendredi 19, n'oublie pas. » 
Elle crut avoir rêvé, car, quand elle se leva, il n'y avait personne à côté d'elle et aucun orgue ne jouait. Prise de panique, elle tourna la tête avec une expression égarée. Son regard rencontra une statue de la Vierge, s'y arrêta. Son sang se glaça : à la place de la statue, une forme aux yeux blancs, les lèvres saillantes et pendantes, la fixait. Sans prendre le temps de saisir son sac, Sylvia s'enfuit de l'église. 
Elle courut sur le trottoir. Les rues se succédaient et devenaient un dédale tournoyant, où elle errait sans pouvoir trouver d'issue. Elle était prise au piège, jamais elle ne s'en échapperait. Elle arrêta un passant, lui demanda le chemin de la place des Remparts. L'homme la regarda d'un air interloqué, comme si elle avait employé une langue inconnue. Sylvia continua sa course. Il lui sembla que la nuit brusquement était prête à tomber. Mais c'était impossible, tout à l'heure c'était le matin. 
Elle s'engouffra dans un passage où ses pas résonnaient. Elle avançait entre des rangées abruptes de maisons, et la voie était si étroite qu'elles se touchaient presque. Sylvia crut entendre un pas derrière elle ; elle se retourna, mais il n'y avait personne. L'écho lointain et déformé d'un rire la frappa, qui semblait venu de nulle part. Elle continua d'avancer. Le passage était interminable. De nouveau, le cauchemar renaissait. Sylvia crut qu'elle allait s'effondrer de fatigue. Puis soudain elle déboucha sans transition en plein air, au soleil, face à l'esplanade et aux tilleuls plantés en quinconce de la place des Remparts. 
Elle fit un pas en avant. C'était comme si se refermait derrière elle la porte d'un univers épouvantable. Elle aspira l'air à pleins poumons. Il était chargé de l'odeur des tilleuls. La pendule du Musée des Armes indiquait onze heures du matin. On entendait des cris d'enfants et de gais éclats de rire. Là-bas, de l'autre côté de la place, Sylvia apercevait sa maison. Elle eut l'impression de l'avoir quittée depuis une éternité. 
La distance qui la séparait de chez elle lui parut infiniment longue à franchir. Au milieu de la place, elle guetta entre les troncs des arbres le fantôme ricanant de la bohémienne. Mais il n'y avait que des vieillards assis sur des bancs, et les groupes d'enfants qui jouaient en se bousculant. Sylvia parvint devant sa maison et, avant d'y entrer, se retourna sur la place des Remparts. C'était toujours le même décor, mais cette fois il semblait figé et irréel comme une toile peinte. Les feuilles des arbres ne bougeaient plus. Les cris des enfants lui parvenaient assourdis. Sylvia haussa les épaules et pénétra sous la voûte du porche. Il y régnait une fraîcheur humide qui la fit frissonner. Elle monta en hâte l'escalier jusqu'à son studio et, après y avoir pénétré, elle s'adossa à la porte refermée avec un soupir. 
Alors, brusquement, il lui sembla que ses forces l'abandonnaient. Elle fit quelques pas en titubant, sentant le plancher vaciller sous ses pieds. Elle pensa confusément : « Je vais m'évanouir, » puis s'écroula à terre inanimée. 
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Elle flottait dans une étendue blême, et quand elle ouvrit les yeux, ce fut le visage d'Aïsa qui se présenta le premier à sa vue. L'espace d'un instant, ce visage sembla glisser à sa rencontre, se détachant sur le fond glauque qui l'environnait. Puis, peu à peu, des contours d'objets et de meubles se précisèrent, des murs apparurent, Sylvia reconnut les limites de sa chambre. Elle était dans son lit, et à son chevet, penchée sur elle avec une expression attentive et scrutatrice, se trouvait Aïsa. 
Sylvia fit un effort pour parler, mais Aïsa lui posa un doigt sur les lèvres. 
— « Chut, ne dis rien, tu es encore très faible. » 
— « Qu'est-ce que j'ai eu ? » articula Sylvia. 
— « Tu as été très malade. On t'a soignée. C'est la première fois que tu reprends conscience. » 
Sylvia promena avec incrédulité son regard sur le spectacle de sa chambre. Elle se sentait légère, comme si son esprit ne tenait à son corps que par un fil. 
— « Pourquoi es-tu là ? » demanda-t-elle en reportant son regard sur Aïsa. 
— « Je t'ai veillée tous les jours. Tu as eu une sorte d'ébranlement nerveux. Tu n'arrêtais pas de délirer. » 
Elle caressa de la main le front de Sylvia et celle-ci ferma les yeux, heureuse. Un peu plus tard, elle s'endormit. Quand elle se réveilla, c'était la fin de la journée, car une lampe était allumée. Sylvia se sentait étonnamment lucide et une cohorte d'idées aux contours nets se déployait dans sa tête. Elle se tourna vers Aïsa qui était installée auprès d'elle, en pantalon et chandail noirs, les jambes repliées sous elle. 
— « Tu m'as dit que j'avais déliré, » prononça-t-elle (elle avait du mal à formuler ses mots). « Je me rappelle. J'ai vécu dans mon délire des choses terribles. » 
Elle se souvenait d'avoir été poursuivie par un être affreux que dans son esprit elle nommait la « bohémienne », hantée par des visions de cauchemar, traquée par les pièges que lui tendaient les objets. Elle essaya d'expliquer tout cela à l'intention d'Aïsa, mais celle-ci la fit taire. 
— « Tu as déjà tout raconté dans ton délire. Tu avais complètement perdu le contact avec la réalité. Probablement l'effet du surmenage. » 
Sylvia acquiesça silencieusement de la tête. Aïsa se pencha et la prit dans ses bras, en la berçant comme elle eût fait d'un bébé. 
— « Dors encore, tu as besoin de beaucoup de repos… de beaucoup de repos…» 
Sa voix s'estompait. Sylvia se détendit et se laissa aller. Elle ferma les yeux, mais ne s'endormit pas. Dans une sorte de demi-conscience, elle entendit Aïsa quitter le chevet du lit et s'éloigner. Les visions qu'elle avait évoquées continuaient de défiler dans son cerveau. C'était comme un cycle sans fin, perpétuellement recommencé. Elle se demanda si elle pourrait échapper à cette obsession. Elle eut peur d'en retrouver les images dans le sommeil et rouvrit les paupières. 
— « Viens dans mon lit, » implora-t-elle. « Je me sens glacée. » 
Aïsa revint vers le lit et ôta ses vêtements en silence. Puis elle rejoignit Sylvia, et celle-ci se pelotonna contre elle. 
— « Quand je serai rétablie, » murmura-t-elle, « je voudrais m'en aller, partir en vacances quelque part. J'ai besoin de sortir de ce mauvais rêve. Tu m'accompagneras ? » 
— « Si tu veux, » dit simplement Aïsa, en allongeant le bras pour éteindre la lumière. 

* * 
Aïsa avait dit qu'elle s'occuperait des billets et de toutes les formalités. Sylvia la laissa faire, heureuse de s'abandonner, de ne penser à rien. Elle errait dans le studio trop exigu, tout au long du jour, ne sachant à quoi s'occuper. Aïsa lui avait recommandé de ne pas sortir : elle était encore trop faible, elle entrait à peine dans sa convalescence. Il ne fallait pas qu'elle se surmène. 
Le soir, Aïsa venait la retrouver. Sylvia se couchait et elle veillait à son chevet. Elles parlaient et Sylvia songeait au voyage qu'elles allaient faire ensemble. « Là-bas, » disait Aïsa, « c'est un autre monde. » Et ses yeux brillaient. « Tu verras, quand tu y seras allée, tu ne seras plus la même. » Sylvia se détendait dans son lit, bercée par les paroles de son amie comme par un bruit de source. Les visions dont elle avait conservé le souvenir s'effaçaient derrière la réalité retrouvée. Elle allait quitter cette chambre, cette ville grise et partir loin, de l'autre côté de la mer. Dehors, il pleuvait maintenant tous les jours. Sylvia avait soif de soleil et d'un autre air. Là-bas seulement elle se sentirait revivre. 
Le matin du départ, elles prirent un taxi jusqu'au port. Leurs places étaient retenues sur le plus luxueux paquebot. Elles se retrouvèrent devant l'embarcadère au milieu d'une foule grouillante. Sylvia était légèrement étourdie ; son sang battait à ses tempes. Elle se fraya un chemin parmi les gens qui la bousculaient, sans lâcher la main d'Aïsa qui enserrait la sienne. Une sirène jetait des cris de détresse qui se mêlaient aux rumeurs du port. Le ciel pâlissait ; le jour allait poindre. 
Sylvia regarda autour d'elle. Elle se sentait affolée soudain, et son cœur sautait dans sa poitrine comme un oiseau captif. C'était cette foule, ce tumulte autour d'elle sans doute ; elle avait si longtemps gardé la chambre, elle n'était plus habituée. Elle aurait voulu s'arrêter pour reprendre haleine. Faire halte un instant simplement, au lieu de se laisser emporter par cette marée humaine qui déferlait (mais où donc allaient tous ces gens ?). Aïsa la regarda et ouvrit la bouche, mais Sylvia ne comprit pas ce qu'elle disait, dans le vacarme qui emplissait ses oreilles. Les bruits s'intensifiaient. C'était comme si des dizaines de sirènes eussent lancé en même temps leurs plaintes, comme si des centaines de cordages se fussent déroulés à la fois sur des cabestans. Le ciel s'éclaircissait et un jour mauve se mit à baigner le port, flottant autour des lampadaires au néon. Les gens qui croisaient Sylvia avaient sous cet éclairage un visage blafard. Soudain toute la scène lui parut irréelle, et elle ressentit une incompréhensible angoisse. Elle se cramponna au bras d'Aïsa en criant : « Je ne veux plus partir. » 
Elles se trouvèrent soudain devant la coque immense d'un paquebot qui bouchait le ciel. Au bord du quai un tableau indiquait le jour et l'heure du départ : Vendredi 19 octobre, 7 h. 30. « Mais c'est impossible, » hurla Sylvia, « nous ne pouvons pas être au mois d'octobre ! » Elle avait l'impression d'être victime d'une monstrueuse duperie. Elle se rappelait parfaitement l'époque où elle était tombée malade. C'était dans la première semaine de septembre. Combien de temps avait-elle… ? 
À ce moment, comme pour lui fournir une réponse, Aïsa se retourna vers elle et lui dit : « Tu as été très longtemps malade. Plus d'un mois. » Plus d'un mois. Les mots retentissaient dans le cerveau de Sylvia. Il lui sembla que cette date du vendredi 19 était chargée de menace, mais elle ignorait pourquoi. Elle fit un effort mental douloureux. Elle avait l'impression d'avoir le doigt sur quelque chose qui lui échappait. À cet instant, un officier de marine la poussa fermement sur la passerelle en lui disant : « Dépêchez-vous. Le bateau va partir. » Elle s'engagea sur la passerelle et s'étonna du silence soudain qui l'environnait. Son pas retentissait à ses oreilles comme la lourde sonnerie d'un bourdon. Elle se mit à courir. Dès qu'elle eut atteint le pont, la sirène du navire hulula, brisant en éclats le silence. Un éclairage fluorescent attira l'attention de Sylvia. Elle recula et poussa un cri, qui fut couvert par le bruit de la sirène. Sur un panneau, elle lisait en lettres énormes : AILLEURS. Comment était-elle parvenue à bord de ce bateau ? Et où se trouvait Aïsa ? 
Elle s'approcha de la rambarde. Sur le quai, la foule grouillait toujours. Le bateau commençait à s'éloigner lentement en direction du môle. Sylvia parcourait la foule du regard et soudain, au premier rang, elle distingua la silhouette d'Aïsa. Les yeux de celle-ci étaient rivés aux siens et un sourire tordait sa bouche. Sylvia la regardait sans comprendre. Subitement, le visage d'Aïsa parut se décomposer. Une membrane hideuse le recouvrait. Le premier élan de Sylvia fut de s'enfuir. Mais il lui sembla qu'un étau emprisonnait sa nuque, paralysant jusqu'à ses membres. 
Alors brusquement la mémoire lui revint. Elle sut ce qui se passait et comprit qu'elle était perdue. « Quelqu'un va agir, » pensait-elle désespérément. « Il faut qu'on fasse quelque chose. » Mais elle avait beau examiner tous les gens massés sur le quai, elle ne voyait que des visages rieurs, des bras levés, des foulards agités en signe d'adieu. Seule Aïsa ne bougeait pas. Son sourire s'était transformé en ricanement. Sylvia vit sa peau se détacher d'elle comme une carapace, et sous cette enveloppe, la bohémienne apparut. La bohémienne ? Sylvia mordit sa lèvre pour s'empêcher de crier. C'était impossible. Aïsa était « réelle », elle ne faisait pas partie du cauchemar ; Sylvia l'avait rencontrée avant. Puis elle se rappela le phénomène de la main dans les miroirs, et elle sut : la conséquence pouvait précéder la cause. Sa rencontre avec Aïsa n'avait eu lieu qu'en fonction de la prédiction future de la bohémienne. D'avance elle s'était trouvée livrée à celle-ci qui l'avait trompée par un masque, par un faux visage. 
Alentour, les gens n'avaient prêté aucune attention à cette métamorphose. Un haut-parleur résonna : « Départ du paquebot Tribord, à destination de…» Le son fut noyé par la clameur de la foule sur le quai. « Le Tribord, le Tribord, » criaient les gens, les yeux fixés sur le navire. Quand elle entendit ce nom, un espoir insensé serra le cœur de Sylvia. Elle se retourna vers le panneau fluorescent… Ses yeux s'écarquillèrent et tout dansa dans sa tête. C'était bien le mot « AILLEURS » qui flamboyait devant elle. Elle était seule à savoir ce qu'était vraiment ce bateau. Ou bien alors peut-être se dédoublait-il, et tandis que les passagers poursuivaient leur voyage, dérivait-elle seule vers un autre pays sans nom. 

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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