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La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
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L'Enchaîné - ZEN
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Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
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Gangsters légaux POUL ANDERSON

Gangsters légaux POUL ANDERSON 
 
 
 
La nouvelle revue de science-fiction « Satellite », dont le premier numéro vient de paraître, a pris l'excellente initiative de publier pour ses débuts le plus remarquable roman de Poul Anderson : « Brain wave » (titre français : « Barrière mentale »). Tous les amateurs se réjouiront de cette occasion de mieux faire connaissance avec l'œuvre de Poul Anderson, que « Fiction » a déjà abondamment contribué à révéler.  
 
En attendant, l'esprit fertile de Poul Anderson continue de donner vie à de multiples mondes, tous consistants et logiquement développés. Celui qu'il nous décrit aujourd'hui est un monde futur déconcertant, où le crime organisé a englouti les organisations du travail, et où un jeune homme peut être un gangster professionnel tout en gardant la plus haute moralité… 
 
 
J'atterris à Wold-Charnberlain, dans les faubourgs de Twincity. On était au milieu de l'après-midi, mais il faisait doux ; l'été ne s'installe guère ici avant juillet et l'on entrait tout juste dans le mois de juin. Les taxis attendaient les passagers des fusées à leur place habituelle, juste à l'intérieur de la zone décriminalisée. Je longeai la file jusqu'à en trouver un dont le blindage poli et la tourelle de tir bien graissée indiquent un chauffeur connaissant son affaire. Celui-ci se précipita pour m'ouvrir la portière : j'arborais mon insigne du Syndicat et nous passons tous pour être larges en pourboires. 
 
— « À l'Y.M.C.A., » dis-je en montant. C'est là que j'habitais généralement pendant l'été. L'immeuble de l'association n'a rien de sélect, mais il est bien tenu, on n'y paie pas cher et l'on s'y fait quelques bons copains. Et puis, ce qui importe avant tout, on y est en sûreté. 
 
Mon taxi s'avança jusqu'à la piste du quatrième palier, puis se mit en marche automatique. Le chauffeur se renversa confortablement en arrière sur son siège et alluma une cigarette. 
 
— « Vous travaillez ? » demanda-t-il. 
 
— « Pas encore, » dis-je. 
 
— « Vous n'attendrez pas longtemps, » prédit-il. « L'année a été bonne jusqu'ici. » Il secoua le pouce pour désigner les deux permis placardés dans sa voiture, l'un pour la distillation de l'alcool et l'autre pour le bookmaking clandestin. « Les affaires marchent bien, figurez-vous. Je me demande pourquoi la criminalité fait un bond dans les périodes de prospérité et dégringole en temps de crise. Moi, je comprendrais le contraire. » 
 
— « Il y a des raisons psychologiques, » lui dis-je. « On peut les expliquer en partie par tout l'argent qui circule, l'atmosphère fiévreuse et tout le reste ; la belle vie, bien manger, bien boire et se payer du bon temps. Quand les affaires ne vont pas, on pense avant tout à manger. » 
 
— « Vous ne parlez pas comme un gangster, » dit-il. 
 
— « Je n'en suis un que pendant l'été, » avouai-je. « Le reste du temps je prépare mon doctorat en philo à Harvard. Il faut que je me débrouille pour payer mes études. » 
 
Il prit une attitude plus réservée ; je suppose qu'il m'assimilait à d'autres collégiens de sa connaissance. Je ne me fatiguai pas à lui expliquer que j'avais depuis longtemps jeté ma gourme et que le but des étudiants est toujours de décrocher leurs diplômes. Je m'étais amusé jadis, mais je crois que la maturité consiste surtout à ne plus trouver de plaisir dans les mêmes choses : pour moi, qui avais atteint l'âge fort avancé de vingt-quatre ans, je me délectais dans la résolution d'une équation psychodynamique et rejetais comme suprêmement ennuyeuse la seule idée d'enfoncer des portes et de porter à bras-le-corps jusque dans les buissons une camarade d'études en poussant des cris à ameuter tout le collège. 
 
Nous passâmes devant une nouvelle école dressant vers le ciel ses quatre-vingts étages d'acier, de chrome et de matière plastique, et je remarquai une classe de gymnastique s'entraînant à la mitrailleuse sur le terrain de sports. L'exiguïté de celui-ci faisait peine à voir : où diable caserait-on tous les enfants dans les années à venir ? 
 
— « Vous devriez être ici à l'automne, » dit le chauffeur. « Nous avons une fameuse équipe cette année. » 
 
— « Le football ne me passionne pas tellement, à vrai dire, » répondis-je. « Je vois assez de sang répandu comme cela sans payer pour voir la figure d'un type mise en compote par un coup de poing américain hérissé de pointes. » 
 
— « Oh ! Les dix grands clubs utilisent des lunettes protectrices maintenant ; plus d'yeux crevés. Cependant on parle de légaliser l'emploi des couteaux… Nous voici arrivés, monsieur. » 
 
Je descendis sur le trottoir de l'estacade. Le compteur marquait deux cent cinquante dollars, ce qui n'était pas déraisonnable, mais il me déplut d'ajouter les vingt-cinq pour cent de pourboire attendus. Les gens pensent qu'un gangster dort sur des matelas de billets. J'admets qu'il perçoit de coquets honoraires, mais c'est un travail sporadique, sans compter qu'il y a de lourdes dépenses. 
 
Quand on m'eut fouillé et que j'eus laissé mes armes en garde – comme je l'ai dit, on est en sûreté à l'Y.M.C.A. – je me dirigeai vers le bureau de la réception. C'était Joe Green qui s'y trouvait. Il me salua d'un cordial « Hello ! » et ajouta : « Comment ça marche, là-bas, dans l'est ? » 
 
— « Comme d'habitude, » dis-je. 
 
— « Et ce bombardement de l'aéroport ? » 
 
— « Tu sais que je ne suis employé que l'été. J'ai entendu dire que les syndicats et les flics, chacun de leur côté, auraient réglé leur compte à ces salauds-là au bout de quelques jours, mais je ne me suis pas intéressé à cette affaire. » Je dis cela parce que je ne me sentais pas envie de bavarder ; en vérité, j'avais été aussi scandalisé que tout un chacun. Un meurtre non autorisé, et des armes illégales telles que des bombes (dans ce cas il y avait eu vingt victimes innocentes) sont une offense à toutes les règles de la conduite humaine. Si l'on doit piétiner ainsi la loi, autant retourner tout de suite à l'âge des cavernes. 
 
— « Quelle sorte de logement veux-tu ? » demanda Green. « Nous avons un nouveau corps de bâtiment : il y a plusieurs trois-pièces…» 
 
— « J'essaye de faire des économies. Je me contenterai d'une seule pièce avec salle de bains. » 
 
— « Ça colle. Le 2773, alors. Tu veux une fille ? » 
 
— « Pas pour le moment, merci. Je veux me déchausser et me reposer. Quand tu auras fini ton service, on pourrait peut-être aller dîner en ville et se distraire. » 
 
Je pris un journal à l'étalage de la bibliothèque et cherchai un livre, mais il n'y avait rien qui valût la peine d'être lu. Ce n'est pas que je trouve à redire aux couvertures, mais ces éditions impurgées m'ennuient ; personne n'a le droit d'introduire des descriptions cliniques dans Roméo et Juliette ou de pourvoir le capitaine Achab, dans Moby Dick, d'une maîtresse. 
 
Je pris l'ascenseur, entrai dans mon logis et jetai un coup d'œil aux aiguilles des compteurs. La ration d'eau locale était de cent trente litres par jour : le Minnesota en a encore en abondance. Après la crasse de l'est, il allait me sembler bon de prendre un bain quotidien. Pendant que la baignoire se remplissait, j'allai à la fenêtre pour contempler le paysage. Le centre de la ville est neuf et pittoresque, depuis les lignes austères du gratte-ciel de l'Union des Détaillants jusqu'à la forme insolite du Hamm's Building qui ressemble à une bouteille de bière. Mais j'étais assez haut pour voir les kilomètres uniformément gris d'immeubles à bon marché s'étendant jusqu'à l'horizon. Leur nombre avait augmenté depuis l'année précédente et je comprenais pourquoi le chauffeur de taxi m'avait dit que les affaires marchaient bien. À moins que nous autres, psychodynamistes, ne trouvions une solution, nous les verrions suivre une courbe constamment ascendante. 
 
Ce n'est qu'après avoir fait ma toilette que j'appelai le Q.G. du Syndicat. Le visage qui apparut sur l'écran m'était inconnu. 
 
— « Salut, collègue, » dis-je. « Ici Charles Andrew Rheinbogen. Vous pouvez m'inscrire sur le registre des entrées. » 
 
— « Salut, collègue Rheinbogen, » dit-il en approuvant de la tête. « Vous tombez à pic. Tous les gars sont en mission et un gros boulot vient juste d'arriver. » 
 
Je soupirai, car j'avais espéré pouvoir me reposer au moins une journée. Mais on ne refuse pas une offre. 
 
— « Parfait, je suis là-bas dans un instant. Mais qu'est-il arrivé à Sam ? » 
 
— « Oh !… notre collègue Jeffreys, vous voulez dire ? Il s'est fait descendre, il y a une semaine. » 
 
— « Hein ? Mais il était trop vieux pour qu'on l'emploie autrement que comme standardiste. » 
 
— « Il s'agit d'un meurtre privé. Quelqu'un l'a refroidi pour des raisons personnelles. » 
 
— « Bon Dieu ! Je l'aimais bien. On peut faire quelque chose ? » 
 
— « J'ai peur que non. La notification d'intention a été déposée à l'avance, le meurtre a été enregistré et l'indemnité d'homicide sera payée en temps voulu. » 
 
Après tout, Sam avait eu une vie bien remplie et le Syndicat n'abandonnerait pas sa famille. Mais il allait me manquer. Il avait vécu le Grand Saccage dans sa jeunesse et, contrairement à la plupart des témoins de cette époque, il ne se faisait jamais prier pour en parler. Certaines de ses histoires vous auraient glacé le sang, mais il avait gardé le sens de l'humour. 
 
Je revêtis un pyjama propre, enfilai mes chaussures et descendis. Dans le hall, j'achetai une tablette nutritive pour tenir le coup ; de la benzédrine, j'en ai toujours sur moi. Après avoir récupéré mes revolvers, je pris la glissoire jusqu'à notre Q.G. Le nouveau standardiste n'avait pas menti en me parlant d'un travail important ; je fus introduit immédiatement dans le bureau du directeur. 
 
Tom Swanson est un chef aux qualités exceptionnelles ; il dirige non seulement le Centre Régional, mais aussi les banques, magasins, usines et autres entreprises qui y sont rattachés. Il n'a pas une éducation très poussée, mais il a le physique d'un professeur dans la force de l'âge. Il le doit à la chirurgie esthétique, ayant découvert qu'une physionomie d'homme instruit et affable était désarmante et par conséquent utile. Il me serra la main et me présenta au client : 
 
— « Mr. James Hardy, Mr. Rheinbogen, une de nos meilleures unités. » 
 
— « Hum, » grogna Hardy. « Plutôt jeune, non ? » 
 
Je dois dire que j'ai la malchance (qui deviendra un avantage d'ici vingt ans si je vis jusque-là) de ressembler à un étudiant de seconde année, blond et dégingandé. Peut-être est-ce sa remarque qui me rendit le client d'emblée antipathique. À moins que ce ne fût à cause de son visage carré, soigneusement rasé et massé, ou de sa coiffure compliquée à l'excès. Il me fit penser à un de ces requins d'une société de prêts familiaux où l'on vous avance mille dollars contre votre femme pendant un an. Une petite enquête personnelle le lendemain devait confirmer mon pressentiment. Cependant, je suis un garçon consciencieux, aussi restais-je tranquillement assis, attendant la suite. 
 
— « Si vous expliquiez la situation vous-même, Mr. Hardy, » suggéra Swanson. 
 
— « Euh… je veux bien. Si vous me garantissez que votre homme,,. » 
 
— « Le Syndicat ne peut rien garantir d'autre que de faire honnêtement tous ses efforts pour exécuter la mission, » dit doucement Swanson. « Si nous perdons nos hommes dans l'entreprise, vous devez signer un nouveau contrat pour un nouvel essai. » 
 
— « À moins, » dis-je d'un ton désagréable, « que vous ne vouliez essayer vous-même. » 
 
— « Gardez vos réflexions pour vous, » grogna Hardy. « Je suis un homme d'affaires, vice-président du conseil d'administration de la Teamsters Union Co. Je ne me charge pas plus de faire mes kidnappings moi-même que de cuisiner moi-même mes repas dans un de nos restaurants. » Il avait raison, évidemment, mais je n'aimais pas son ton arrogant. 
 
— « C'est donc d'un enlèvement qu'il s'agit, » dis-je. « Attendez voir… la saison des kidnappings est bien ouverte depuis hier, n'est-ce pas ? Ça va, qui est la victime ? » 
 
— « Une certaine miss Marie Dulac, » répondit-il. « Vous avez entendu parler de la famille Dulac, qui est à la tête du trust des produits chimiques. Ils ont une résidence d'été au bord du lac Minnetonka et ils y séjournent en ce moment. » 
 
Je dus réprimer un sifflement de surprise. Enlever de force une jeune fille de la maison de son milliardaire de père ! Pourtant il devait y avoir une chance de succès, sinon Swanson ne m'aurait pas fait venir. « Je crois avoir entendu parler de la demoiselle, » dis-je. « Mais nous ne pouvons pas l'enlever ; elle est mineure. » 
 
— « Elle a eu vingt et un ans le mois dernier, » dit Swanson. « J'ai vérifié moi-même les documents d'état civil. Elle n'a pas acquis la citoyenneté de première classe, de sorte qu'elle est protégée contre le meurtre, les mauvais traitements et le viol, mais tout le reste marche. » 
 
— « Comment se fait-il que vous vouliez l'enlever ? » demandai-je. 
 
— « Raisons professionnelles, » dit Hardy. 
 
— « Il faut que je sache pourquoi, » insistai-je. « J'ai besoin du tableau complet de la situation. Le secret professionnel vous est garanti, naturellement. » 
 
— « C'est bon, » grommela Hardy. « C'est simplement pour amener son père à composition. Mon organisation et la sienne cherchent à fusionner avec la Fédération des Savants Nucléaires. Si je détiens sa fille, il se retirera et je resterai seul à traiter. » 
 
Le morceau était gros en effet et je me sentais de moins en moins enthousiaste en pensant à l'efficacité avec laquelle cette maison devait être gardée. 
 
— « Des renseignements sur la fille elle-même ? » questionnai-je. 
 
— « Pas grand-chose, » dit Swanson. « Je ne peux pas prévoir comment elle réagira, Charlie, alors vous ferez bien de manier la marchandise avec précaution et en respectant les indications haut et bas. Les Dulac sont des Canadiens français. Sa mère est morte il y a plusieurs années et elle a été élevée dans un couvent au diable vauvert, du côté de Québec. Elle n'en est sortie que le mois dernier et elle va faire ses débuts mondains d'ici peu. » 
 
Parfait. Le remue-ménage qu'occasionnerait la préparation d'une orgie faciliterait ma tâche. Mais le vieux Frédéric Dulac n'était pas parvenu à sa situation élevée sans faire preuve de combativité et de ruse. On le connaissait comme un patron juste et même bienveillant, mais quand ses gardes du corps avaient l'ordre de tirer, ils comptaient bien ne pas avoir à tirer deux fois. 
 
Hardy me montra le permis et je l'examinai avec soin pour m'assurer qu'il était bien régulier. Il y était certifié que, contre paiement des droits habituels (élevés) et dépôt de la notification d'intention réglementaire, il était autorisé à kidnapper Marie Tamara Dulac d'ici six semaines au plus à compter de la date d'établissement du permis et à garder cette personne pendant une période n'excédant pas un an à compter de la même date. Le titulaire du permis était de plus autorisé à employer toutes les forces nécessaires et légales à condition de payer l'indemnité appropriée pour tous dommages occasionnés… etc. La formule avait changé depuis la dernière fois que j'en avais vu une. Elle comprenait maintenant une note en caractères gras stipulant que toute infraction aux règlements en matière de permis de crime capital mettait son auteur hors la loi. Autrement dit, n'importe qui pouvait alors vous tuer sans risquer de sanction et si les flics ne vous descendaient pas les premiers, les gangsters s'en chargeraient, ceux-ci tenant à ce que leur réputation ne soit pas ternie par des saboteurs. 
 
Hardy avait déjà conclu un contrat avec notre Centre Régional. Il signa le permis après y avoir apposé mon nom et à partir de ce moment j'étais lié. Les honoraires, je le savais, atteindraient un chiffre fantastique, mais je me demandais ce qu'un homme pouvait faire de son argent s'il y laissait sa peau en échange. 
 
— « Vous avez ma carte, » dit Hardy. « Vous pourrez me remettre la gosse à mon bureau à New Chicago. » 
 
— « Rien à faire, » dit Swanson. « Nous la garderons. » 
 
— « Comment cela ? Mais… » 
 
— « Si vous n'avez pas lu le règlement du Syndicat, Mr. Hardy, ne vous en prenez qu'à vous. Dans un cas comme celui-ci, nous gardons la victime pour être sûrs qu'il ne lui est fait aucun mal. Sinon il arrive que nous nous trouvions complices d'un acte illégal : torture, traite des blanches, ou je ne sais quoi. » 
 
J'eus plaisir à voir Hardy sur le point de piquer une crise d'apoplexie. Cela contrariait ses plans ; le vieux Dulac pouvait fort bien être assez tenace pour attendre un an jusqu'à ce qu'il nous faille libérer sa fille. Non… tout dépendrait de sa ténacité à elle ; si son père savait qu'elle était capable de supporter une détention inconfortable pendant un an… 
 
Nous nous débarrassâmes de notre client au bout d'un moment et nous installâmes pour boire, fumer et causer. Chacun savait que le vieux Dulac employait le Syndicat des Flibustiers Américains. Celui-ci est une réplique à peu près parfaite de notre Organisation des Industries Criminelles. J'ai payé à boire à plus d'un de ses membres en dehors de ses heures de service et il y a des gens qui se demandent pourquoi les deux organisations de malfaiteurs ne fusionnent pas. Mais alors la série traditionnelle attaque-défense-risposte deviendrait impossible. On ne se bat pas contre ses collègues, n'est-ce pas ? Dulac devait garder sa chance de conserver ou de récupérer sa fille. La concurrence est le moteur de l'entreprise privée en Amérique. 
 

 
* * 
 
Avant d'accomplir un tel travail, il est nécessaire de recueillir des renseignements, de dresser un plan d'action et de procéder à des répétitions. Et le plan adopté doit révéler de l'imagination. Certains de nos bureaux locaux font confiance à des calculateurs électroniques de probabilités, mais rien ne remplace encore un cerveau humain exercé. Une machine ne peut éprouver du plaisir à penser. 
 
Une semaine plus tard, notre programme était à peu près au point. Axel Nygard et moi-même retînmes des chambres à un hôtel en bordure du lac, où nous nous rendîmes en voiture. Le reste de notre équipe s'était infiltré dans le voisinage depuis quelques jours sous divers noms et avec des visages divers. Nous deux, nous ne prîmes pas la peine de recourir à la chirurgie plastique, car notre service de renseignements nous avait appris que les gardes du corps de Dulac faisaient rarement des reconnaissances à l'extérieur. Le vieil homme croyait à l'inviolabilité de sa propriété défendue comme une forteresse et où l'on n'était admis qu'après une fouille en règle et un examen digne d'un service anthropométrique. Afin d'augmenter encore la confiance qu'il avait dans son système de protection, nous envoyâmes un commando de quelques hommes faire une tentative délibérément manquée d'effraction de son domicile. Il n'y eut pas de victimes ; seulement quelques blessures de notre côté. Si j'avais été responsable des défenses de Dulac, cette opération m'aurait mis la puce à l'oreille, mais Swanson me dit que le chef de ses mercenaires était un type franc et honnête. Tous deux étaient des rotariens éminents, aussi était-il bien placé pour le savoir. 
 
Le voyage fut agréable, une fois que nous eûmes dépassé la zone d'immeubles à bon marché. Nygard est un grand type, solidement bâti, mais il frémit légèrement comme nous la traversions en trombe. Les maisons d'habitation s'élevaient de chaque côté de la piste et il semblait y avoir des visages à chacune des fenêtres. Quant aux voies réservées aux piétons en dessous de nous, elles étaient semblables à une fourmilière qu'on vient de déranger. 
 
— « Sapristi ! » murmura-t-il. « Est-ce que des gens peuvent vraiment vivre ainsi ? » 
 
— « Bien sûr que oui, » lui dis-je. « Il le faut bien. Il ne reste pas tellement de place dans le monde. Ils mangent encore en tout cas, et ils ont des distractions. » 
 
— « Mais le manque d'espace. Combien sont-ils par pièce ? » 
 
— « Oh ! pas plus de trois ou quatre. Cela leur semble normal ; ils ne connaissent rien d'autre. J'ai été élevé dans une maison ouvrière moi-même et ce n'est pas tellement terrible. Évidemment, mon père avait un très bon emploi ; il était technicien dans une usine de fusées : pendant vingt heures par semaine il était seul dans un immense bâtiment avec au plus une douzaine d'autres hommes. C'est pourquoi il était d'humeur paisible ; il n'avait même pas pris un permis de délits. Nos voisins étaient des ouvriers comme d'autres qui passaient leurs loisirs à se voler mutuellement. Des gens très convenables. Depuis cette époque, j'ai toujours souhaité faire quelque chose de constructif pour eux et pour ceux de leur condition. » 
 
— « C'est quelque chose comme le mouvement perpétuel, » dit Nygard d'un air désabusé.. Il était nouveau dans le métier de gangster. « Bill vole Joe qui vole Peter qui vole Bill… mais nom d'un chien, l'argent est convertible en biens matériels et en services. Le faire passer de l'un à l'autre de cette façon, c'est de l'énergie perdue. » 
 
Nous passions devant une usine de protéines qui traitait les algues du Lac Supérieur. 
 
— « Pas tellement, » dis-je. « Travailler dans des endroits comme celui-ci permet de satisfaire sa faim.. Mais ce qui fait vraiment de vous un homme, au lieu d'une machine, c'est ce que l'on fait en dehors de son travail. Les Chinois n'ont pas réussi à s'adapter comme il convenait à la phase actuelle de l'histoire, surpopulation et technique, c'est pourquoi ils sont entassés comme du bétail dans un enclos. Les Russes ont passé tout leur temps à des chamailleries entre une centaine de cultes. Les Sud-Africains défilent le fusil sur l'épaule, sachant que l'Organisation de Défense de la Paix ne les laissera pas sortir de leurs frontières pour faire un carton sur toute personne de race blanche qu'ils rencontreraient. » À quelque distance, j'aperçus un homme parlant à une femme – de toute évidence une hétaïre – sur un trottoir en surplomb, tandis qu'un gamin était occupé à lui faire les poches. Tous les trois avaient le sourire aux lèvres, « Je crois que nous sommes des privilégiés en comparaison. » 
 
Nous sortîmes de la ville et ne tardâmes pas à atteindre le Minnetonka. C'est un assez grand lac, dont les autorités ont réussi à maintenir la superficie en faisant venir l'eau par pipe-lines d'autre part. Cela occasionne de lourdes dépenses, de même que les hectares de bois qui bordent le lac et les poissons dont on le tient abondamment pourvu. C'est pourquoi l'endroit est cher ; sur les rives, c'est une suite ininterrompue d'hôtels, de résidences d'été et de maisons de plaisir. Pour aller à l'hôtel tenu par Joe le Dur, nous passâmes devant le fabuleux domaine des Dulac : deux hectares de parc entourés de hauts murs, la maison souterraine à l'exception d'une terrasse pour les bains de soleil. On ne savait à peu près rien de plus de la propriété, mais Dulac avait fait enregistrer son intention d'abattre tout avion la survolant hormis ceux de la police ou de l'Organisation de Défense de la Paix, de sorte qu'il devait avoir ajouté à ses autres moyens de défense une installation de projectiles téléguidés. 
 
L'hôtel de Joe le Dur était à environ un kilomètre et demi plus loin au bord du lac. Nous confiâmes notre voiture au préposé en uniforme, moyennant cinq cents dollars de pourboire, et entrâmes dans le hall pour nous faire inscrire. L'établissement justifie son nom de 1'« Auberge Rustique » par une atmosphère sylvestre et sauvage : panneaux de pin noueux en matière plastique, une seule salle de jeu, les filles au bar s'habillant pièce à pièce au son de ballades populaires, et le reste à l'avenant. Nous nous fîmes passer pour de jeunes dirigeants du Cercle Politique : je dois à mes études la manière de m'exprimer d'un politicien et Nygard est peu loquace. Le groom nous conduisit à une chambre au vingtième étage et nous demanda si nous voulions qu'il nous envoie des filles tout de suite. « Plus tard, » lui dis-je en essayant les robinets. Celui à scotch fournissait une marque aussi bonne qu'on est en droit d'attendre depuis que la dernière des grandes distilleries fut détruite dans ces guerres entre clans rivaux. 
 
— « Swanson fera une drôle de tête quand il verra comment les donzelles de l'endroit vont faire monter la note de frais, » dit Nygard quand nous fûmes seuls. 
 
— « Il faut bien donner le change un jour ou deux, le temps de surveiller la boîte qui nous intéresse, » dis-je en riant. 
 
C'est ce que nous fîmes et cela n'eut rien de désagréable. Cela n'empêchait pas que nous ressentions une certaine tension, naturellement, et que nous nous tenions sur nos gardes, n'ignorant pas que nous pourrions à bref délai n'être rien de plus à nous deux que cent cinquante kilos de matière bonne à traiter dans les installations de fabrication d'engrais. Mais une fois qu'on y est habitué, une fois que la période d'apprentissage vous a dépouillé de votre nervosité et mûri le caractère, il n'est guère d'expérience plus exaltante que la préparation d'une mission. Quand j'aurai obtenu mon diplôme de docteur en philosophie, je remettrai mes armes au râtelier (une autre page tournée dans ma vie), mais je ne regretterai pas de les avoir portées. 
 
Le reste de notre bande était quelque part aux alentours ; nous apercevions nos collègues de temps à autre et échangions quelques signaux discrets. C'est le mercredi matin que je déclenchai le mécanisme sur un seul commandement. 
 

 
* * 
 
Comme il avait été prévu, Nygard et moi louâmes un bateau pour aller pêcher sur le lac. Nous avions remarqué que Marie Dulac allait se baigner chaque jour avant midi. Il y avait des gardes du corps dans son embarcation et une autre qui se tenait à proximité. Ils ne s'éloignaient jamais de la plage particulière des Dulac et ne laissaient approcher personne dans un rayon de trente mètres. Certes, le vieux n'abandonnait, rien au hasard, mais il semblait pourtant exagéré de lui opposer des as de la profession. 
 
Comme d'habitude, d'innombrables bateaux croisaient sur le lac, laissant un sillage crémeux dans les eaux artificiellement teintées de bleu où l'on voyait aussi une foule de nageurs. Au-dessus de nous évoluait toujours le nombre maximum autorisé d'hélicoptères de louage. Aujourd'hui, je savais qu'un de ceux-ci était à notre service – il avait fallu graisser pas mal de pattes pour l'obtenir – et que ses performances ne se limitaient nullement à ce qu'on aurait pu supposer d'après les apparences. 
 
Nous dirigeâmes notre bateau, Nygard et moi, jusqu'à environ cinquante mètres de la troupe Dulac et laissâmes tourner notre moteur à vide. Marie se dressa à l'avant de son embarcation et se délesta de ses vêtements. C'était une grande fille mince aux cheveux d'un noir de jais qui lui venaient jusqu'en dessous des oreilles ; de loin, je l'avais vue rire et elle m'avait plu. Elle fit un plongeon parfait et reparut à la surface en poussant des cris, heureuse d'extérioriser la joie qu'elle éprouvait rien qu'à vivre. 
 
— « Maintenant ? » demanda Nygard. 
 
Je pris une lampée de whisky, excellent tonique pour mes nerfs, et fis signe que oui. 
 
— « Amuse-toi bien, » dit-il. 
 
— « Toi aussi. » J'étais déjà dévêtu et je plongeai. Nous remorquions un filet plein de bouteilles de bière à rafraîchir, mais dans lequel se trouvait un autre paquet. Je m'attaquai avec ardeur à ce paquet sous l'eau et en sortis rapidement l'équipement de plongée. Quand j'eus adapté le masque sur mon visage, je respirai enfin avec soulagement. Puis j'ajustai sur mes épaules le réservoir d'oxygène, glissai mes pieds dans les palmes et bouclai autour de ma taille une ceinture à deux étuis, l'un contenant un automatique de calibre 30 et l'autre un pistolet sonique à étourdir. Nous avions dû tenir pour acquis que personne ne remarquerait que je ne remontais pas après avoir plongé. 
 
Je nageai sans effort, décontracté, repoussant l'idée que l'aventure pourrait tourner à l'aigre. L'eau était claire et je pouvais voir l'image frissonnante des bateaux dans le miroitement des rayons de soleil au-dessus de moi. Un autre plongeur passa tout près et me fit un signe amical. Je sentis une vibration au moment où Nygard s'éloigna. Il avait pour tâche de détourner l'attention en entrant en collision avec un autre bateau, sans occasionner de dégâts. Puis il devait s'éclipser avant que les hommes de Dulac se mettent à faire des recherches sérieuses ; nous pourrions nous attendre à une belle correction si jamais nous devions tomber entre leurs pattes, les uns ou les autres ! 
 
C'était le moment ! Je voyais les deux bateaux, comme des baleines se prélassant à la surface. Le soleil aux reflets ondoyants formait un toit tout près de ma tête. Je me laissai remonter jusqu'à un mètre environ de la surface. Je ressentis autant que je l'entendis le bruit sourd de deux bateaux entrant en collision. Des voix en colère allaient s'élever pendant un moment, jusqu'à ce que la politesse reprenne ses droits, les intéressés se souvenant qu'un homme peut toujours se faire délivrer un permis d'homicide. 
 
Marie nageait debout. Je ne pouvais pas voir sa tête ni ses épaules. Le reste était gracieux et légèrement irréel. Je pris mon pistolet à étourdir et la tirai par en bas avec ma main libre. La commotion que je lui infligeai devait faire effet pendant une demi-heure environ. Je laissai couler le pistolet, ayant bien d'autres choses à m'occuper. Je lui appliquai une main sur la bouche et, de l'autre, lui pinçai le nez pour empêcher l'eau de pénétrer (le métabolisme se trouve abaissé par le choc sonique et l'on peut ainsi rester plusieurs minutes sans respirer), tandis que mes pieds nous propulsaient jusque vers le milieu du lac. 
 
Avec la chance de notre côté, tout avait dû être assez silencieux pour qu'on ne s'aperçoive pas de sa disparition avant plusieurs secondes. La malchance s'en mêlant… mais il était inutile d'y penser. Je faisais marcher mes jambes avec vigueur, essayant de maintenir détendus tous mes muscles non employés et de garder l'esprit calme. Le corps de la jeune fille s'engourdissait rapidement dans mes bras et je pouvais sentir le froid la gagner. Ses yeux étaient ouverts mais ne voyaient rien. Bien qu'elle ne fût pas blessée, je me sentais vaguement coupable. Je me dis que c'était le prix qu'il fallait payer pour être riche et disposer d'un parc magnifiquement entretenu pour se promener. Cependant, j'avais le cœur serré à la voir si jeune et comme morte. 
 
Je sortis la tête de l'eau, gardant Marie immergée, et jetai un regard circulaire. À cent mètres de moi, c'était le branle-bas de combat ; les bateaux de Dulac décrivaient des cercles avec leur moteur vrombissant à pleine puissance, les gardes du corps poussaient des jurons, des gens sortaient de chez eux et se pressaient sur la rive. Dans notre hélicoptère, nos hommes, qui avaient suivi l'opération avec des jumelles, me virent reparaître à la surface. Ils descendirent brusquement et des vagues se formèrent sur l'eau, provoquées par le remous d'air des pales d'hélice. Ils laissèrent pendre une corde. Je levai la tête de Marie hors de l'eau, saisis la corde d'une main et m'y tins cramponné. 
 
Un treuil me hissa tandis que l'hélicoptère prenait de l'altitude. J'étais balancé comme un battant de cloche et je voyais en bas des images furtives et incohérentes, des visages tournés vers moi la bouche ouverte, un garde secouant le poing, mais n'osant pas me tirer dessus. J'entendis une sirène qui commençait à mugir et à ce moment on me hissa avec mon fardeau et la trappe se referma sur moi avec un bruit sec. 
 
C'était un hélicoptère spécial. Dès que j'eus été tiré à l'intérieur, il laissa tomber ses pales et une partie arrière factice. J'espérai que leur chute ne causerait pas de dommages. Ce serait un bel exploit à mon actif si je pouvais m'acquitter d'une tâche importante sans avoir à payer de dommages et intérêts. Notre tuyère de réacteur était maintenant dégagée et l'accélération me tira brusquement en arrière comme nous démarrions. 
 
Il y avait deux hommes à bord : le pilote et un médecin. Ce dernier se pencha sur Marie pour pratiquer la respiration artificielle au cas où elle aurait absorbé une bonne dose d'eau du lac malgré mes précautions. Je me débarrassai de mon équipement de plongeur, sautai dans la tourelle de mitrailleuse et regardai derrière nous. Deux hélicoptères prenaient leur essor au-dessus de la propriété des Dulac, mais maintenant que nous nous étions transformés en avion à réaction, nous pouvions leur montrer les talons. Il ne nous restait qu'à éviter les radars éventuels, puis filer droit sur la cachette où Marie devait être détenue. 
 
— « Beau boulot. » Le docteur passa la tête dans ma tourelle au moment où le Minnetonka disparaissait au loin. « Mes compliments. Je lui ai fait une piqûre pour la remonter et je lui ai mis quelques vêtements. Elle va très bien. » 
 
Je frissonnai. 
 
— « J'aurais plaisir à enfiler quelques vêtements et à me remonter moi aussi, » dis-je, « bien que ce ne soit pas cette sorte-là de remontant qui me fasse envie. » 
 
Il s'installa au poste de tir pendant que je cherchais le nécessaire. Marie était attachée sur une couchette. Elle portait un bleu de travail qui la faisait paraître encore plus jeune, comme si elle eût été la petite sœur de l'un de nous. Ses joues commençaient à reprendre des couleurs et je la voyais respirer. 
 
— « Nous allons nous poser près de Duluth et monter dans un autre appareil, » dit le docteur quand je repris mon poste. « Je vous parie trois contre cinq que le vieux Dulac va faire diffuser une description et une offre de récompense d'ici une demi-heure. » 
 
— « Mieux vaut vous abstenir de faire un pari si inégal si vous n'avez pas de permis de tricherie, » dis-je en souriant. 
 
Nous volions en rase-mottes afin d'échapper au radar. C'était interdit, mais nous avions naturellement une autorisation temporaire pour enfreindre les règlements sur la navigation aérienne. De temps à autre, nous frôlions un arbre ou une maison. J'étais assis, parfaitement détendu, l'alcool communiquant à tous mes membres une douce chaleur. Je plongeai la main dans ma poche et en tirai une cigarette. 
 
Quand je regardai de nouveau à travers la coupole, je faillis avaler ma cigarette. Nous étions pris en chasse par un appareil à réaction du type normal, à ailes en Delta et portant les couleurs de Dulac. 
 
— « Crénom ! » m'écriai-je. « Qu'est-ce qui s'est passé ? » 
 
Notre pilote proféra un juron et mit plein gaz. Ce zinc était assez rapide pour décrire des cercles autour de nous comme si nous n'avions été qu'un vulgaire avion de tourisme. Mais d'où sortait-il ? Il n'y avait pas de piste suffisamment longue pour lui dans toute… 
 
Il se rapprochait ; je l'entendis siffler dans le ciel. Le vieux avait été plus précautionneux que nous ne l'avions supposé. Un avion porteur s'était tenu dans la stratosphère au-dessus de sa propriété, transportant celui qui nous poursuivait. 
 
Notre appareil de communication bourdonna et le pilote le mit en marche. Je ne pouvais voir l'écran de ma place, mais la voix résonnait clairement. « Vous, là-bas, dans ce zinc truqué ! Atterrissez ou j'ouvre le feu ! » 
 
— « Oh !… c'est toi, Bob, » dit mon pilote. « Comment va la petite santé ? » 
 
— « Pas mal, Jack. » Je compris que notre adversaire était un de ses camarades de loisirs, de l'autre Syndicat, au service de Dulac. « Vous avez bien travaillé, mais vous avez affaire à plus forts que vous. Atterrissez et remettez-nous la gosse et on vous tiendra quittes. Ça m'ennuierait bougrement de faire de Martha une veuve. » 
 
— « Oh ! je ne suis pas marié avec elle en ce moment, » dit mon pilote. Il prenait ça à la blague, cherchant à gagner du temps tandis que nous piquions vers le nord à huit cents à l'heure. Je savais qu'il devait manœuvrer le bouton d'appel comme un forcené et que notre Q. G. serait informé de notre fâcheuse situation. Mais il faudrait du temps pour que nos intercepteurs s'envolent de Twincity et arrivent à notre rencontre. 
 
L'appareil ennemi passa devant nous en nous gratifiant d'une giclée de balles qui traversèrent notre toit. Je répondis à l'attaque, mais sans le toucher. 
 
— « Simple avertissement, Jack, » dit la voix par radio. 
 
— « Esquinte-nous et la gosse dégringole avec nous, » avertit mon pilote. « Ce serait dommage de lui faire du mal et j'ai dans l'idée que son vieux n'apprécierait pas ton zèle. » 
 
— « J'ai toujours aimé prendre des risques, » dit Bob. « Je crois que j'ai un moyen de te forcer à atterrir, mais c'est dangereux. » 
 
— « Vas-y, essaye donc, » dit mon pilote. « Je n'y peux rien ; je suis un pauvre gars et j'ai besoin de ma prime de réussite. » 
 
L'adversaire décrivit un looping à se rompre les os et arriva sur nous par-derrière. Je vis le jet de balles traceuses partir de son canon comme il cherchait à atteindre nos surfaces de commande. Il dut prendre de l'altitude pour passer au-dessus de nous et je lui envoyai une décharge dans le ventre à cet instant. Les muscles de mon estomac étaient noués et je dus respirer profondément et leur commander de se détendre. L'avion avait déjà décrit un cercle et revenait à la charge. Cette fois, notre tuyère de queue trinqua sérieusement. Nous perdîmes de l'altitude et commençâmes à tanguer. 
 
— « Ce type est adroit, » dit le docteur. « Vous feriez peut-être bien d'abandonner, Jack. » 
 
— « C'est vous le patron, Chuck, » me dit le pilote. 
 
Je regardai en bas tout en réfléchissant. Nous étions à la limite de la zone sans routes qui s'étend du nord du Lac Supérieur jusqu'au Canada. Je n'aurais pas cru que nous étions en l'air depuis si longtemps. La plus grande partie de cette région commence seulement à se reboiser, ayant été complètement calcinée pendant le Grand Saccage alors que les gens étaient trop occupés à sauver leur peau pour combattre les incendies de forêts, mais elle constitue l'un des plus grands parcs que ce continent possède encore. 
 
L'autre pouvait démantibuler notre appareil et nous forcer à atterrir comme il s'en était vanté. Ensuite, à moins que nos renforts n'arrivent avant ceux de Dulac – ce qui était improbable – nous serions contraints d'abandonner la partie, puisqu'il serait illégal de nous servir de Marie comme protection. Prolonger la résistance mettrait en danger la vie de chacun sans utilité aucune et il n'y avait pas de déshonneur à se rendre devant une telle supériorité. D'autre part, la prime de réussite m'entretiendrait pendant un bon nombre de mois au collège et le succès dans des conditions difficiles justifierait les honoraires plus élevés que je pourrais demander à l'avenir. Je ne suis pas philanthrope ; je veux vivre à l'aise et pouvoir élever mes enfants dans une maison où ils auront de l'espace, mais, à cet instant, je pensais peut-être aussi à des fonds pour la recherche psychodynamique dont ce pauvre monde branlant et déchiré a tellement besoin. 
 
— « Si vous acceptez tous les deux, » dis-je, « j'ai une idée. » La conversation fut retardée tandis que l'avion ennemi nous prenait de nouveau pour cible. Cette fois, j'eus la chance de lui disloquer son gouvernail. Comparé à nous, c'était encore un tigre, mais il manœuvrait moins bien maintenant. 
 
— « Je pensais à faire à rebours l'opération de tout à l'heure, » dis-je. 
 
« Rasez la surface de chacun des lacs qui sont sur notre parcours. C'est une bonne tactique de toute façon ; à la vitesse où il marche, il faudra qu'il grimpe aussitôt s'il ne veut pas boire la tasse. Lors d'un de ces passages au ras de l'eau, je sauterai avec la gosse. Vous continuerez d'entraîner le copain pendant un moment et vous atterrirez si vous voulez. Vous n'aurez rien à cacher et nos avions seront là avant que lui ou ses acolytes puissent vous abîmer le portrait. Ils n'iraient d'ailleurs pas se bagarrer une fois disparu l'objet de leurs recherches. » 
 
— « Et que devenez-vous dans l'affaire, Chuck ? » demanda le docteur, l'air soucieux. 
 
— « Il ne manque pas d'hôtels dans le coin, » dis-je. « Si vous jouez bien votre partie, les hommes de Dulac penseront que nous avons déjà mis la gosse en sûreté et que nous ne faisons que les attirer sur une fausse piste. Moi, je ne devrais rien avoir à craindre. Je peux gagner à pied un des hôtels et appeler le Q. G. pour qu'il nous envoie un avion. » 
 
— « Ça me paraît à peu près impossible. » 
 
— « Le coup vaut la peine d'être tenté, » dis-je. « Relayez-moi au canon. » 
 
Je descendis dans l'habitacle et bourrai mes poches de tablettes nutritives. Je m'accrochai autour du cou des bottes pour moi et pour Marie. Le corps de la jeune fille était de nouveau chaud au toucher et elle respirait lentement et calmement. Je défis les courroies qui la maintenaient et la transportai à la trappe où je m'accroupis en la tenant dans mes bras. Chaque fois que l'appareil plongeait ou tanguait, elle était pressée plus fort contre moi et cela n'avait rien de déplaisant. Même lorsqu'une rangée de trous se dessina contre la paroi, je trouvai la situation plutôt agréable. 
 
Je choisis au hasard notre troisième perte d'altitude au-dessus d'un lac et ouvris le panneau. L'eau me parut froide et sombre ; je pensai tout d'abord qu'elle était sale, puis je compris qu'elle n'avait pas été colorée en bleu. Un jet d'air froid nous souffleta en mugissant. Marie s'agita et murmura, battant des paupières. 
 
Quand nous fûmes à un mètre au-dessus du lac, je me laissai tomber. 
 
Nous coulâmes comme une pierre. Je remontai à la surface et maintins Marie la tête hors de l'eau. Elle commença à se débattre en reprenant conscience. Je chassai l'eau de mes yeux et regardai le lac autour de moi. Il semblait terriblement désolé, bordé de pins et de sapins ; pas trace de vie humaine, sauf les deux avions qui disparaissaient au-dessus de la cime des arbres. Nous étions tombés près du rivage sans nous faire voir ; le pilote de l'avion ennemi était trop accaparé par la manœuvre de son appareil endommagé et par ses efforts pour abîmer le nôtre sans tuer notre prisonnière. 
 
Quelques brasses et je sentis le fond bourbeux sous mes pieds. Je gagnai la côte en marchant et déposai Marie Dulac sur un épais tapis brun d'aiguilles de pins. Elle s'étrangla, crachota et se mit sur son séant. 
 

 
* * 
 
— « Tenez, » lui dis-je, tirant une fiasque de ma poche. 
 
Elle la prit avec des mains tremblantes et but une gorgée. Ses yeux s'agrandirent. Son visage était pâle et elle frissonnait, mais je lui fus reconnaissant de ne pas se mettre à pousser des cris. 
 
— « Il vaut mieux que vous enleviez ces vêtements mouillés, » lui. dis-je. « Ils sécheront assez vite avec ce vent. Sinon vous pourriez prendre froid. » 
 
— « Je suis vaccinée, » dit-elle d'une petite voix sèche. Elle resta assise un moment à regarder le lac sombre et désert qui moutonnait « Où sommes-nous ? » 
 
Je haussai dubitativement les épaules. 
 
— « Quelque part dans la région d'Arrowhead. » 
 
— « J'ai été kidnappée, n'est-ce pas ? » Elle avait une légère et charmante pointe d'accent canadien-français. 
 
Je m'inclinai. 
 
— « Charles Rheinbogen, pour vous servir, miss. Maintenant, si vous voulez bien m'excuser…» Je me dépouillai de mes vêtements. Au bout d'un moment elle m'imita. Même vue de près et sans fard, elle était fort jolie. 
 
— « Avez-vous une cigarette ? » demanda-t-elle. 
 
— « Hum… on ne doit pas fumer ici, vous savez : c'est l'été et ces arbres n'ont pas été ignifugés. » 
 
— « Je vous en prie. Je ferai attention. » 
 
Swanson ne cessait d'insister sur la nécessité de faire preuve de courtoisie, entre autres qualités professionnelles. 
 
— « Entendu, » dis-je en souriant, et je fouillai dans la poche de ma veste étendue par terre. D'un mouvement brusque de la main, elle enleva mon pistolet de son étui. 
 
Je vis son geste à temps et lui arrachai l'arme. Elle me lança un regard assassin. J'éclatai de rire, mis l'arme de côté et sortis mes cigarettes. 
 
— « Vous voulez toujours fumer ? » demandai-je. 
 
— « Euh… oui. » Je lui allumai sa cigarette. Elle en tira nerveusement une bouffée et se mit à tousser. Elle n'avait probablement pas ce vice depuis longtemps. Par saint Hermès, patron des voleurs, elle devait être encore vierge ! 
 
— « Écoutez, miss Dulac, » dis-je, « vous n'avez rien à craindre. Vous êtes sous la protection de la loi et de mon Syndicat. Tout ce que nous allons faire, c'est vous garder un moment dans un certain endroit avec suffisamment de monde pour s'occuper de vous et tout le confort. Je regrette d'avoir à vous faire subir ce traitement, mais je n'avais pas le choix. » Je lui racontai comment la mission avait été exécutée. « Et je ne vous conseillerais pas de tenter de vous échapper, » dis-je finalement. « Cela vous serait plus difficile qu'à moi de vous retrouver. Quant à essayer de me tuer, si vous n'avez pas un bon entraînement, un pistolet est une arme difficile à manier et vous auriez de la chance de toucher une baleine par le travers. » 
 
Elle resta assise à penser un instant, les joues empourprées, inclinant sa tête brune. Quelque part un oiseau se mit à gazouiller. De gros nuages cotonneux voguaient au-dessus de nous, masquant le soleil à tour de rôle. 
 
— « Pourquoi avez-vous fait cela ? » questionna-t-elle finalement. 
 
— « Je n'avais aucune raison personnelle. J'étais payé. » 
 
— « Par qui ? » 
 
— « Je ne peux pas vous le dire. Scrupule professionnel. » 
 
— « Scrupule ! » lança-t-elle d'un ton venimeux. Elle leva les yeux et me regarda avec défi. 
 
— « Certainement. Et soyez heureuse que nous en fassions preuve. Sinon, qui sait ce qui pourrait vous arriver. Tandis qu'ainsi…» 
 
— « Je sais ! » Elle se leva et me regarda comme si j'étais sorti en rampant de sous une benne mécanique abandonnée là. « C'est être scrupuleux que de m'assommer, de m'humilier et de mettre ma vie en danger. C'est être scrupuleux que de laisser mon père se ronger les sangs… pouah ! » 
 
— « Jadis, » dis-je, de mon ton le plus persuasif, « avant le Grand Saccage et la reconstruction, il y avait des individus qui enlevaient les enfants des riches – des mineurs, voire des enfants en bas âge – pour obtenir une rançon. Mais comme c'étaient des amateurs, ils terrorisaient et faisaient souvent mourir leur victime. Maintenant… bref, si vous et votre père pouvez supporter que nous vous gardions pendant à peine un an, vous serez libérée saine et sauve et il n'aura pas un dollar à verser. » 
 
Elle prit un air pensif. 
 
— « Puis-je lui écrire ? » demanda-t-elle. 
 
Cette question me surprit. Elle parlait tout naturellement d'écrire une lettre au lieu de demander une communication. Le couvent dans lequel on l'avait mise devait dispenser un enseignement bien arriéré ; je parierais qu'on y insistait même pour que tous les gosses apprennent à orthographier. 
 
— « Je regrette, mais c'est non, » répondis-je. 
 
— « Mais vous ne comprenez pas. Je ne l'ai pour ainsi dire pas vu, sauf pendant les vacances, jusqu'au mois dernier. Il va se rendre malade à se demander comment je vais prendre la chose… si je pouvais lui écrire pour lui dire que je peux supporter ma détention sans dommage pour mon état mental…» 
 
— « C'est justement pourquoi je vous l'interdis, » répliquai-je. « Ce ne serait pas la peine de vous avoir enlevée si cela ne devait pas exercer de pression sur lui. Après tout…» 
 
— « Oh ! fichez-moi la paix ! » grogna-t-elle en me tournant le dos. 
 
Je m'accroupis sur la couche molle d'aiguilles de pin et, le regard perdu au loin sur le lac, je m'efforçai de la comprendre. Ce n'était pas mon premier kidnapping et elle ne réagissait pas comme mes victimes précédentes. Les femmes surtout… ou bien piquant une crise de nerfs, ou bien s'écriant « Mon Dieu ! Comme c'est excitant ! » Marie s'inquiétait de son père et était furieusement en colère après elle-même. 
 
Bientôt, le néolon fut sec ; nous reprîmes nos vêtements et croquâmes chacun deux tablettes nutritives. Je dus faire un effort pour suivre l'exemple qu'elle me donnait en buvant tout naturellement de l'eau du lac… assurément impolluée, mais non traitée. Je me sentis le cœur soulevé. L'eau était d'une insipidité inimaginable. 
 
— « Alors, » dit-elle avec dédain. « Que fait-on maintenant ? » 
 
— « Je crois qu'on va se mettre en route pour trouver un hôtel ou une maison forestière, » déclarai-je. « Nous allons nous diriger droit sur le nord d'après le soleil. Nous ne pouvons manquer de trouver quelque chose. » Comme bandit féroce et intrépide, je manquais plutôt mon effet. 
 
Elle approuva de la tête et nous nous mîmes en route. Les arbres, autour de nous, étaient immenses et imposants ; le sol de la forêt, uni et moelleux, étouffait le bruit de nos pas et le soleil, passant à travers les branches, le mouchetait de taches lumineuses. À un moment, je vis un écureuil s'enfuir précipitamment en haut d'un arbre. Je poussai Marie du coude et le lui montrai. Elle fit encore un signe de tête sans se départir de sa froideur. 
 
Qu'elle aille donc au diable ! 
 
Le soleil, pareil à un disque d'or en fusion, disparut enfin derrière la forêt. Un vent léger murmurait dans les pins. 
 
— « Ne me dites pas qu'il va falloir dormir à la belle étoile, » grognai-je. 
 
— « C'est pourtant ce qui nous attend. » Avais-je cru discerner dans le ton de sa réponse une joie mauvaise ? 
 
Nos arbres majestueux commençaient à ressembler à des sorcières noires et difformes, bien trop grandes et trop maigres. 
 
— « J'ai peut-être fait une bêtise, » dis-je. « Nous aurions pu attendre où nous étions. Mes camarades auraient sans doute rebroussé chemin pour nous rechercher, une fois qu'ils se seraient débarrassés de vos gens. » 
 
Un sourire incurva ses lèvres. 
 
— « J'y avais pensé, » dit-elle. 
 
— « Alors, pourquoi ne m'avez-vous rien dit, nom d'un chien ? » 
 
— « C'est vous qui commandez, n'est-ce pas ? » Je n'avais jamais entendu une voix si narquoise. 
 

 
* * 
 
Bien que ce fût interdit, je voulais faire un feu pour la nuit. J'aurais été heureux d'attirer un garde forestier et de payer l'amende ; la chaleur m'aurait amplement dédommagé. Après quelques vaines tentatives avec des brindilles vertes, je dus y renoncer tant il faisait noir. Marie avait mieux employé son temps ; elle avait coupé quelques minces branches de sapin avec mon couteau de poche et s'était fait un lit. Elle était étendue dessus maintenant et je la voyais comme une tache pâle dans l'obscurité. 
 
— « Est-ce que vous n'auriez pas mieux fait de mettre cette verdure sur vous ? » lui demandai-je « Il va faire froid. » 
 
— « Quand on n'a qu'une couverture pour dormir dehors, elle est plus utile sous soi que dessus. J'ai souvent campé. Vous apprendrez. » 
 
— « Hum, » fis-je. « En vérité, je croyais que vous aviez passé tout votre temps dans des cloîtres humides. » 
 
— « Au moins, c'était comme au bon vieux temps, là-bas, » me lança-t-elle au visage. « Un petit village, d'honnêtes gens vivant du produit de la terre, quelques hommes réellement désireux de s'instruire et qui savaient que cela demandait du travail. Les sœurs et les villageois étaient plus humains que vous ! » 
 
Je crois que je la surpris en ne paraissant pas vexé. 
 
— « Je comprends cela, » dis-je avec une vague tristesse. « C'étaient… ce sont… des privilégiés. » 
 
— u Alors, pourquoi vivez-vous de meurtre, de vol et…» 
 
— « Je regrette de ne pas être né pour vivre à l'état de nature. Et j'ai mon travail, vous comprenez. » 
 
— « Vous appelez cela du travail ! » 
 
Ce fut tout le bonsoir que j'obtins. 
 
Je n'avais pas à craindre de commettre l'imprudence de m'endormir assez profondément pour qu'elle pût retourner la situation. Pas avec le sol froid, humide et dur sur lequel j'étais couché. Je n'arrêtais pas de fulminer en moi-même, de changer de position et de dénombrer mentalement les douleurs causées sur mon corps par l'irrégularité du sol. Seigneur ! C'était cela la vie en pleine nature ? 
 
Un peu après minuit, le claquement monotone de mes dents dut m'endormir. Je fus tiré d'un sommeil agité par un fracas qui fit vibrer la terre. Le feu zébra le ciel et, là-haut, le bon Dieu ouvrit ses écluses. 
 
Nous nous précipitâmes vers ce que nous pûmes trouver comme abri, c'est-à-dire sous les lourdes branches basses d'un sapin. La pluie tombait en cataractes, fouettée par des tourbillons de vent. Elle grondait dans les aiguilles de pin et ruisselait sur le sol. La lueur blafarde des éclairs illuminait le paysage par intermittence ; une seconde d'éclatante réalité et, de nouveau, l'obscurité pesante, blanc et noir, blanc et noir. Le tonnerre roulait sourdement le long des immenses étendues dévastées. 
 
Marie se blottit contre moi. Elle n'avait pas peur, mais elle cherchait un peu de chaleur. À la lumière livide d'un éclair, je vis qu'elle souriait. Et, au bout d'un moment, je sentis le même sourire sur mes lèvres. C'était une chose stupéfiante : le cosmos véritablement déchaîné et explosant d'un bout à l'autre de l'horizon ; je pouvais non seulement me représenter, mais aussi sentir combien nous étions semblables à des fourmis rampant, dans le flamboiement céleste, sur cette boule fangeuse, notre planète. Cette pensée n'était pas terrifiante, mais elle me communiquait une sorte d'ivresse. 
 
Bientôt l'orage s'éloigna et nous restâmes debout sous une pluie moins violente qui nous parut étrangement douce et apaisante après ce cataclysme. Nous étions mouillés, nous avions froid et faim, mais le spectacle avait été si fascinant que nous n'y pensions même pas. 
 
— « Voyez-vous, » dis-je, « maintenant je comprends vraiment pourquoi l'on dit que l'homme est un animal des forêts. Finalement, tout notre art devra revenir à… ceci. » 
 
La voix de Marie s'éleva dans l'ombre par-dessus le bruit de la pluie. 
 
— « Vous ne parlez pas comme un gangster, » dit-elle avec curiosité. 
 
— « Comment devrais-je parler ? » fis-je en riant tout bas. « Nous sommes des professionnels, nous ne sommes pas des clichés ambulants. » 
 
— « Ma foi, » (je fus surpris de l'entendre rire) « vous semblez avoir un autre idéal. » 
 
Je lui expliquai que je n'étais un gangster que pour me permettre de terminer mes études. « Un jour je serai un paisible psychodynamiste occupé à chercher un plan grâce auquel on puisse concilier ces deux faits : l'un que trois milliards et demi de personnes sur la seule planète habitable du système solaire ont besoin de la technologie pour subsister, et l'autre que la technologie les contraint à vivre dans des conditions pour lesquelles ils ne sont pas biologiquement constitués. J'entends par là un meilleur plan que n'importe lequel de ceux que nous avons maintenant. » Je laissai errer mon regard dans les ténèbres autour de nous. « Les choses ne peuvent durer indéfiniment comme cela. Le système actuel est manifestement provisoire. » 
 
— « Mon père…» Elle hésita. 
 
— « Oui ? » 
 
— « Mon père a dit quelque chose de semblable récemment. Il lui paraissait injuste que nous ayons trois maisons alors que ses ouvriers étaient entassés à raison d'une pièce par famille. Et pourtant il deviendrait fou s'il n'avait pas d'espace pour vivre. Et il ne pourrait pas diriger l'Union des Industries Chimiques : il n'y aurait pas d'engrais artificiels et les ouvriers mourraient de faim. » 
 
— « Votre père est un homme avisé, » dis-je. 
 
— « Mais c'est si injuste ! » 
 
— « L'univers n'a jamais signé un contrat avec l'homme en s'engageant à être juste. Les anciens Juifs le savaient ; lisez le Livre de Job. Même vous, chrétiens, vous n'imaginez pas que le mal puisse être redressé dans cette vie. » 
 
Elle ne répondit pas. Nous restions debout tandis que la pluie cessait, que les nuages se dispersaient et que le jour gris se levait pour laisser bientôt percer les premiers rayons du soleil. Nous mangeâmes une bouchée et reprîmes la direction du nord. 
 

 
* * 
 
Faute d'entraînement, je me sentais fatigué, endolori et transi. Mais j'oubliais tout cela à mesure que nous poursuivions notre marche matinale. Je respirais un air pur et je ne voyais pas autour de moi une foule grouillante à l'expression ahurie. L'envolée d'un geai du Canada raya d'un trait bleu de roi le vert sombre des sapins ; un ruisseau gonflé par la pluie courait en grondant sur les pierres couvertes de mousse ; un oiseau que Marie appela une grive siffla harmonieusement, invisible. 
 
— « J'en viens à me demander, » dis-je, « ce qui a pris à l'homme de cesser de chasser pour tirer sa nourriture du sol labouré. » 
 
Marie me regarda. Nous n'avions pas échangé dix mots depuis des heures, sans nous enfermer pour cela dans une sourde hostilité. 
 
— « Sa nourriture devenait plus sûre ainsi, » hasarda-t-elle. 
 
— « Seulement sur les territoires mauvais pour la chasse, » répondis-je. « Sur ceux où, évidemment, la civilisation agricole a été inventée… par nécessité. » J'aime m'entendre parler et, de toute façon, je voulais produire une bonne impression sur cette jeune fille, me justifier si possible. 
 
— « Oh ! il y avait, certes, des raisons pour que le monde devienne civilisé, » continuai-je. « L'énergie domestiquée, les inventions… Il n'empêche que, pendant près d'un million d'années, l'homme fut un chasseur. Il est encore constitué pour cela, biologiquement et psychologiquement. Sa vision est le plus aiguë dans un milieu vert-jaune, c'est-à-dire de la couleur de la lumière solaire filtrant à travers les branches. Ses pieds sont faits pour une surface moelleuse ; c'est le pavé qui les aplatit. Son corps réclame le sommeil quand il est abondamment garni de nourriture, et il veut pouvoir se déplacer en toute liberté entre-temps. Son âme réclame le stimulant de la poursuite et de la mise à mort ; elle veut un festin ensuite, l'intimité d'une tribu… et l'occasion d'être seule, aussi, parfois. Tout cela est instinctif. 
 
» Rien, en lui, ne demande à être comprimé dans un étroit espace, à être enchaîné à une infime parcelle de la surface terrestre, à être une unité anonyme, commandée, rabrouée, parquée dans le désert de fer d'une ville, subordonnant ses repas, son sommeil et sa digestion à un seul travail monotone. Il n'est pas bâti pour cela ; son organisme tout entier se révolte contre un tel traitement. Et, cependant, à l'heure actuelle, nous n'avons pas le choix ; impossible de faire machine arrière. » 
 
— « Redevenir d'heureux sauvages ? » fit-elle ironiquement. 
 
— « Je ne suis pas Rousseauiste, » dis-je. « Il est incontestable que le sauvage mène une vie misérable, brève et précaire, et que la civilisation offre des possibilités tout simplement merveilleuses, à condition que nous les réalisions, bien entendu. Mais elle a aussi ses inconvénients ! » 
 
Nous poursuivîmes notre chemin en silence un moment. Puis elle secoua la tête. Le vent ébouriffait ses cheveux noirs coupés court. 
 
— « La civilisation n'est pas ce que vous appelez de ce nom, » dit-elle. « Vous semblez croire qu'elle implique le meurtre, le vol et la tyrannie. » 
 
— « Mais c'est un fait, » répliquai-je. « La civilisation est un concept objectif se rapportant à un certain niveau de technologie et à un certain type d'organisation sociale. Elle a donné d'excellents résultats… La science médicale, par exemple. Elle a aussi des sous-produits toxiques, tels que ceux que vous venez de mentionner. » 
 
— « Cela n'est pas inévitable. » 
 
— « J'ai peur que si. Relisez votre Histoire. Toujours et partout, ce n'est qu'une longue agonie… et maintenant n'est-ce pas pareil ? 
 
» Il a été scientifiquement prouvé que les peuples primitifs qui ont survécu assez longtemps pour être étudiés étaient, à tout prendre, bien plus raisonnables que n'importe quelle race civilisée. La guerre, quand elle existait, était plus un sport qu'une boucherie. Le vol, le meurtre, le viol, le sadisme, la folie, étaient rares. Leur moralité n'était peut-être pas celle du Décalogue, mais ils en observaient les règles plus scrupuleusement que nous n'avons réussi à observer nos propres principes moraux. » 
 
— « Ainsi, vous pensez que les Dix Commandements sont néfastes ? » demanda Marie. 
 
— « Nullement, » dis-je. « C'est un idéal admirable, mais jusqu'ici il n'est applicable qu'aux primitifs. Étant civilisés, nous sommes trop pleins de tensions et de haines pour les respecter sans un réel effort, un effort trop grand pour que la plupart des gens puissent le consentir de façon suivie. Depuis la querelle de boutique et la malveillance entre voisins jusqu'à la guerre mondiale et à l'État omnipotent, l'homme civilisé doit faire du mal à son prochain. » 
 
Nous débouchâmes sur la rive d'un autre lac. Clignant des yeux sous l'effet de la réflexion du soleil dans l'eau, j'aperçus un bâtiment sur la rive opposée, une longue construction basse en matière plastique colorée. Je sentis quelque chose s'affaisser en moi… L'aventure se terminait. Cette maison forestière semblait un outrage, éclatante de couleur là-bas dans les bois. 
 
Soit… 
 
— « Allons jusque là-bas et j'appellerai mon Q. G. pour qu'on vienne nous chercher, » dis-je. « Ne me forcez pas à vous enfermer pendant que je téléphonerai. » 
 
Marie ne daigna pas répondre et nous contournâmes le lac en silence côte à côte. 
 
« Il nous a fallu un bon moment pour y arriver. Ç'a été un voyage agréable, n'est-ce pas ? » dis-je d'un air stupide. 
 
Pas de réponse. 
 
« Écoutez-moi, » fis-je. « Je ne suis qu'un exécutant. Je regrette beaucoup de vous causer ce désagrément. Mais je vous en causerais un aussi si j'étais un flic qui vous dresse contravention pour excès de vitesse, pas vrai ? » 
 
Elle me répliqua d'une voix dure et lointaine : 
 
— « Le policeman nous protège. Vous, vous nous spoliez. » 
 
— « Croyez-le ou non, » dis-je, « je défends la loi. J'existe pour la sécurité du public. » 
 
— « Oh ! Vous n'êtes pas qu'à moitié content de vous, » s'écria-t-elle. « Vous avez votre permis, vous vous abstenez de porter vos pattes sales sur ma personne… merci du peu ! » 
 
— « Si nous n'étions pas là, mes collègues et moi, » dis-je, « vous auriez très bien pu être enlevée par quelqu'un qui ne se sentirait pas dans l'obligation de ne pas porter les pattes sur vous. Voyez l'Organisation de Défense de la Paix…» 
 
Elle avait les joues en feu, mais au lieu de se jeter sur moi elle ne pouvait s'empêcher de discuter. À certains égards elle était trop intelligente pour son propre bien, mais un homme ne s'ennuierait jamais en sa compagnie. 
 
— « Le Grand Saccage a dépassé la mesure, » dit-elle. « Les gens se sont finalement enfoncé dans la tête ce que signifiait la guerre, et les Terres Dévastées sont encore là pour le leur rappeler. Ne vous attribuez donc pas les mérites de l'Organisation de Défense de la Paix ! » 
 
— « Oh ! mais si. Considérez, comme un exemple parmi tant d'autres, l'histoire de l'Allemagne après la Guerre de Trente Ans. Les gens n'apprennent jamais rien. Les ruines, les territoires ravagés, les documents historiques, les mémoires, les avertissements ne servent à rien. L'Organisation de Défense de la Paix n'est efficace que parce que nous avons trouvé, pour le mal qui est en l'homme, un exutoire meilleur, ou en tout cas moins nuisible que la guerre. » 
 
— « Mais le mal n'est pas nécessairement en l'homme, » protesta Marie. « L'homme est né pour le péché, nous sommes d'accord, mais il a la possibilité de la grâce. » 
 
— « Peut-être le « mal » n'est-il pas le mot qui convient, » dis-je. « Disons plutôt la haine qui l'habite et qui vient de ce qu'il est civilisé. 
 
» Juste avant le Grand Saccage, la psychodynamique avait fait de tels progrès qu'on pouvait démontrer péremptoirement que la plupart des hommes, sinon tous, haïssent leur civilisation, sans en avoir conscience, mais de toutes leurs forces, et que cette haine devait trouver à se donner carrière, d'une manière ou d'une autre. Le soldat de métier d'autrefois, tout comme le gangster professionnel d'aujourd'hui, était généralement un homme aimable et bienveillant parce que ses tensions trouvaient une issue en temps de guerre. Mais la société ne peut plus se permettre la guerre. 
 
» Il était trop tard pour empêcher le Grand Saccage, et la civilisation eut de la chance de survivre. La destruction, le chaos et la souffrance avaient permis à tant de fureur de se soulager que les gens furent tout à fait pacifiques pendant une dizaine d'années après cela. C'est ce qui permit de faire du délit légalisé, régularisé, la soupape de sûreté nécessaire. Et c'est ce qui, incidemment, mit fin à cette pratique infernale, inhumaine et coûteuse, qui consiste à enfermer des hommes sains d'esprit dans une cellule pour avoir commis une faute, et ce qui, par l'institution de la mise hors la loi, a commencé à éliminer cette incroyable stupidité de libération sur parole des psychopathes congénitaux. Mais ceci n'a qu'une importance relative. Même le côté drôle – et il y a un côté drôle – est secondaire. 
 
» Vous semblez être plus en paix avec vous-même, Marie, que la plupart des gens. Vous pourriez vivre heureuse dans un monde où l'on ne connaîtrait ni le crime ni la guerre. Mais peu de personnes en sont capables. C'est pourquoi nous leur fournissons les crimes, et un soupçon de liberté, de couleur et d'aventure, pour rendre leur vie intéressante, au lieu de la guerre. 
 
» Voilà donc pourquoi j'affirme, Marie, que, à ma façon, je défends la loi et je rends le monde un peu plus sûr, un peu plus propre. Et un jour viendra où je pourrai être pour quelque chose dans la découverte d'une meilleure solution. » 
 
Je m'arrêtai. J'avais parlé avec tant de conviction que j'en étais enroué. Nous contournâmes le lac pendant près de deux kilomètres dans le calme de l'été et nous trouvâmes un sentier menant à la maison forestière. 
 
— « Vous avez peut-être raison, » dit enfin Marie, presque à voix basse. 
 
Mon cœur fit un bond irraisonnable dans ma poitrine. Je n'avais pas pour habitude de m'occuper de ce que mes victimes pensaient de moi, mais dans ce cas c'était différent. 
 
Elle tourna vers moi un regard sombre. 
 
— « Mais j'ai droit à ma liberté, » dit-elle. « Et mon père à la tranquillité. » 
 
— « Je suis désolé pour lui, » répondis-je avec l'accent le plus sincère, « et pour vous. Mais l'aristocratie a toujours eu ses peines aussi bien que ses privilèges. » 
 
— « Vous… Vous n'êtes pas le genre d'homme que je m'imaginais… pas de ceux qui causent des souffrances inutiles. Vous pourriez me laisser partir…» 
 
Je me mordis les lèvres. 
 
— « Je le pourrais. Mais je ne le ferai pas. » 
 
— « Pourquoi ? Si c'est l'argent, vous serez payé dix fois, je vous en fais le serment. » 
 
— « Non. C'est une question de…» Je me mis à rire, d'un rire plutôt triste. « D'honneur. Me permettez-vous d'employer ce mot ? Je me suis engagé à accomplir un travail et mes collègues comptent sur moi. Je ne puis ternir leur bon renom. Du point de vue social, la chose est importante aussi : je veux voir de plus en plus de gens nous déléguer à nous, professionnels, l'exécution de leurs forfaits. Nous pouvons nous en acquitter plus proprement, avec plus d'égards, et cela contribue à faire perdre à nos clients l'habitude de la violence. » 
 
— « Mais… vous avez accepté de travailler pour cet odieux individu ? » 
 
— « Celui qui m'a engagé ? Je ne peux pas le voir en peinture. Je souhaiterais que votre père m'ait engagé contre lui. Mais comme j'ai donné ma parole, je ferai le travail commencé du mieux que je pourrai. » 
 
Le gravier crissa sous son pied. 
 
« Je regrette, mais je n'y puis rien, » dis-je. 
 
— « S'il pouvait savoir combien…» 
 
— « J'aurai plaisir à lui tomber dessus quand cet épisode sera terminé. » 
 
— « Après qu'il aura obtenu ce qu'il voulait de mon père et qu'il se sera mis sur ses gardes…» Elle détourna le visage. Je la vis se contracter. 
 
Je continuai à marcher, sérieusement troublé. Ce n'était pas bien, ce n'était pas juste. Elle était trop vivante pour être enfermée pendant des mois ; elle sortirait de sa captivité avec ses tensions accrues ; je pouvais déjà voir ce qu'elle deviendrait : une créature civilisée avec de la haine civilisée à décharger sur quelqu'un d'autre. Ne cherchais-je pas à édifier une société où personne n'aurait de répugnance pour son semblable, où les gens travailleraient ensemble non pas parce qu'on le leur commanderait, mais parce que tel serait leur désir ? J'avais un membre de cette communauté de l'avenir là près de moi et j'étais en train de le perdre pour servir ce même avenir. Cela ne tenait pas debout. 
 
Nous arrivâmes à la maison forestière. De leurs chaises longues et du bar en terrasse, les riches touristes qui y prenaient pension regardèrent avec curiosité nos visages sales et basanés. J'aurais voulu truffer de plomb chacune des bedaines vautrées là. 
 
Faisant glisser ostensiblement mon étui à revolver pour qu'il soit à portée de ma main, j'entrai avec Marie dans le vestibule. 
 
— « J'exécute une mission, » dis-je à l'employé. « Je veux demander une communication d'ici. » 
 
— « Oui, monsieur. Très bien, monsieur. Tenez, par ici, monsieur. » Il ne savait comment faire pour m'être agréable. J'étais déçu ; j'aurais voulu une excuse pour malmener quelqu'un. Il nous introduisit dans un bureau où il nous laissa seuls. 
 
Je n'appelai pas le Q. G. directement (les sbires de Dulac étaient certainement branchés en dérivation sur nos lignes), mais une blanchisserie à Duluth. Notre agent là-bas fit parvenir mon message à Twincity sur un circuit à brouilleur. Il fallut une minute ou deux pour les toucher. 
 
J'allumai une cigarette en attendant et me laissai tomber sur un siège. 
 
— « Un avion va venir vous prendre d'ici une demi-heure, » dis-je. « À ce moment-là, mon rôle sera terminé. » 
 
Elle ne répondit pas mais resta debout derrière moi. Je l'entendais respirer à un rythme précipité. 
 
« Vous allez sans doute me répondre non, » poursuivis-je, « et je ne saurais vous en vouloir.., mais me permettriez-vous de venir vous faire une visite de temps en temps dans votre retraite ? » Comme elle ne répondait toujours pas, je fis un sourire de biais. « Alors, laissez-moi au moins vous offrir un déjeuner convenable ici. Tout cela figurera sur ma note de frais. » 
 
L'écran s'alluma avant qu'elle eût pu répondre. On me mit aussitôt en communication avec Swanson et je lui racontai brièvement ce qui s'était passé. 
 
— « Bravo, mon vieux ! » dit-il avec chaleur. « Vous avez réussi un coup de maître… il restera dans les annales, vous pouvez m'en croire. Nous allons vous envoyer un avion immédiatement. » 
 
— « Ça ne presse pas, » dis-je d'une voix mal timbrée, a Ça ne presse pas du tout. » 
 
— « Ah !… bien. Comme je vous comprends. » Sur l'écran, nous vîmes Swanson s'incliner. « Miss Dulac, je vous fais toutes mes excuses. Je puis vous assurer…» 
 
— « C'est bon. Je vous en prie. » Elle prit une profonde inspiration et se pencha sur mon épaule, me frôlant de sa poitrine. Peut-être n'était-ce que la faim, mais je sentis la tête me tourner juste à ce moment. Il y avait dans sa voix à la fois de la nervosité et un soupçon de rire. « Laissez-moi vous dire d'abord quelque chose. » 
 
— « Mais bien sûr, miss Dulac. Nous ne cherchons qu'à vous faire plaisir. » 
 
— « J'ai du travail pour vous à mon tour. Je veux faire enlever quelqu'un. » 
 
J'en ouvris la bouche toute grande de surprise. 
 
— « Quoi ? » Swanson se ressaisit et bredouilla : « Mais ce n'est pas… on n'a jamais…» 
 
— « J'entends exercer mes droits civils, » coupa Marie. « Le simple fait d'être votre prisonnière ne m'en prive pas. J'ai le même droit que quiconque de prendre un permis et de signer un contrat. » 
 
— « Ah !… assurément… Mais…» 
 
— « Nous pouvons conclure l'affaire ici même quand votre homme sera arrivé. Je veux que vous enleviez celui qui m'a fait enlever. » 
 
— « Mais nous ne pouvons pas… nous travaillons pour lui ! » 
 
— « Maintenant, vraiment ? Vous vous êtes engagés par contrat à exécuter une tâche pour lui. C'est chose faite. N'êtes-vous pas libres maintenant de…» 
 
— « C'est-à-dire que… laissez-moi réfléchir… oui. Chuck est toujours lié par son contrat avec lui et ne peut donc travailler contre lui jusqu'à ce que ce contrat expire. Mais n'importe quel autre membre du Syndicat… Attendez un instant ! » Le pétillement cessa dans les yeux de Swanson. « On ne peut pas signer un mandat d'enlèvement au nom de X, vous comprenez. Il faut désigner expressément la personne et nous ne pouvons pas vous révéler son nom. » 
 
Elle fit un geste d'impatience. 
 
— « Mon père n'est pas tombé de la dernière averse. Quand la notification d'intention me concernant lui a été signifiée, je lui ai demandé qui pouvait en être l'auteur et il m'a expliqué l'état de ses affaires. Disons par conséquent que je veux que vous me kidnappiez un nommé James Hardy, de New Chicago. Comme rançon, vous exigerez qu'il fasse le nécessaire pour me libérer. » Elle s'arrêta et fronça les sourcils. « Et puis, » acheva-t-elle, « il devra payer vos honoraires pour ce travail. » 
 
Swanson se laissa aller en arrière dans son fauteuil et manqua s'étrangler de rire. 
 

 
* * 
 
Nous étions assis au bar en terrasse, à contempler l'embrasement du lac par les derniers rayons du couchant. Autour de nous, c'était le brouhaha étouffé des conversations, le tintement des verres, les accents suaves d'une musique jouant en sourdine. Cela ne me gênait pas ; en fait, je me sentais tout à fait bien disposé envers les autres pensionnaires. 
 
— « À votre succès, » dis-je en levant mon verre. 
 
Marie fit un signe de tête et nous trinquâmes. Nos avocats marrons avaient expédié dans le moindre temps les formalités de permis, de notification d'intention et de contrat et nous attendions les nouvelles. Compte tenu des circonstances, j'avais déclaré que cette maison forestière remplissait les conditions d'un lieu de détention et que nous pouvions aussi bien garder la jeune fille ici qu'autre part. Ç'avait été trois belles journées ; je n'en avais jamais passé de meilleures. 
 
— « Vous êtes un homme étrange, Charles, » murmura-t-elle. « L'honneur même de votre profession, oui, mais vous m'avez aidée à venir à bout de pas mal de chicaneries légales. » 
 
— « Il fallait que je m'assure que tout était rédigé selon les règles, » dis-je d'un air vertueux. « C'est le devoir de tous les citoyens de respecter la loi. » 
 
— « La lettre de la loi, en tout cas, » dit-elle avec un sourire. « Mais vous aviez l'allure d'un chevalier dans sa brillante armure quand je vous ai vu pour la première fois. » 
 
— « Hum… une armure, ce n'est pas très confortable, » dis-je. « Je n'en porterais une que pour quelqu'un comme vous. » 
 
Ses yeux s'assombrirent et elle frissonna. 
 
— « C'est terrible de penser que vous pourriez être tué la prochaine fois. » 
 
— « Il faut bien que je gagne ma vie. Plusieurs années encore avant que je puisse exercer mon métier de chercheur. » 
 
— « Mon père…» 
 
— « Oui ? » 
 
— « Quand je lui dirai comment les choses se sont passées… Il aime ceux qui combattent loyalement. Il serait heureux de vous offrir du travail pendant l'été. Un travail bien rémunéré. » 
 
— « Je regrette. Il emploie nos collègues de l'autre clan. Je ne pourrais pas combattre mes propres collègues. » 
 
Le garçon se coula jusqu'à nous, portant, au bout de son fil, un appareil de communication qu'il posa sur la table. 
 
— « Un appel pour vous, monsieur. » 
 
Je baissai le capuchon d'isolement. Pour voir le petit écran sous le capuchon, nous dûmes, Marie et moi, nous tenir tête contre tête. 
 
Swanson nous considéra avec attention. 
 
— « Ça y est, mon vieux, » dit-il. « Hardy était encore en ville. Il croyait que Dulac lui-même le tenait à l'œil et il ne s'attendait pas à un coup dur venant de nous. Nous avons été le chercher dans sa chambre d'hôtel et j'aurais voulu que vous l'entendiez brailler ! Cependant, il a accepté nos conditions ; il le fallait bien s'il ne voulait pas que ses entreprises aillent à la ruine en son absence. Vous pouvez ramener miss Dulac chez elle maintenant. » 
 
— « Sapristi, » dis-je en riant jaune. « Vous n'aviez pas besoin de vous presser à ce point. » 
 
Swanson secoua la tête. 
 
— « Cette affaire-là est sans précédent, » murmura-t-il. « On n'a encore jamais vu un syndicat de gangsters s'attaquer à quelqu'un qui employait un de ses propres membres. Il va y avoir des débats à la Commission du Travail Inter-États et des procès, et… Dieu sait ce qui va en résulter. » 
 
— « C'est ce qui donne du prix à la vie, » dis-je. « Je peux louer un hélicoptère ici. Ne vous donnez pas la peine de nous envoyer un avion. Au revoir. » 
 
Je relevai le capuchon. Nous nous regardâmes un long moment. 
 
— « J'espère que vous resterez au moins à dîner, » dis-je. 
 
— « Oh ! oui. Comment pourrais-je manquer un véritable filet mignon cuit sur un feu de charbon de bois ? » Elle éclata d'un rire joyeux et se leva. « Je vais appeler mon père maintenant. Je reviens tout de suite. » 
 
J'eus le temps de me livrer à quelques pensées mélancoliques en son absence, tandis que j'étais assis là dans le crépuscule, sous les lanternes japonaises. Elle me trouva la mine sombre à son retour. 
 
— « Mais qu'avez-vous qui ne va pas ? » me demanda-t-elle. 
 
— « Ne vous tourmentez pas, » dis-je. « Ou… Et puis, zut, après tout ! Je pensais simplement que je vais vous reconduire chez vous dans deux heures et que je ne peux pas accepter l'emploi que vous m'avez offert et puis voilà. » 
 
— « Mais qui vous a parlé d'un emploi de gangster ? » demanda-t-elle surprise. « Votre psychodynamique a son application dans l'industrie, n'est-ce pas ? Eh bien, vous en savez déjà suffisamment pour tenir pendant l'été un emploi bien payé et…» Elle laissa traîner sa voix. « Si vous voulez cesser d'être gangster, » conclut-elle avec incertitude. 
 
Je faisais tourner le verre dans mes mains. Le choix n'était pas facile. Je n'avais pas compté raccrocher mes revolvers avant plusieurs années. 
 
J'avais besoin de l'exaltation de la chasse pour satisfaire mes instincts pendant le reste d'une vie qui s'annonçait monotone… 
 
Mais au diable ! La recherche n'était-elle pas une forme de chasse ? Newton, Darwin ou Einstein avaient-ils jamais ressenti le besoin de tuer et de voler ? Sûrement pas. Ils étaient à la poursuite de choses d'une autre importance. 
 
Je levai mon verre et le vidai d'un trait. 
 
(Traduit par Roger Durand.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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