Le cœur d’une ville - BRIAN W. ALDISS
Le cœur d’une ville - BRIAN W. ALDISS
Les petites communautés qui cherchent à distraire l'homme moderne : rédaction des grandes revues, groupe de production de la radio et de la télévision, vivent fréquemment elles-mêmes dans une atmosphère de cauchemar et de tension. Patrick Kessel a décrit récemment cette atmosphère pour le journalisme, dans l'excellent roman « Les ennemis publics » (Julliard). Ce que Kessel a fait sur le plan réaliste, Aldiss le fait pour le cinéma interstellaire à trois dimensions d'un monde futur. Vous retrouverez dans son texte les qualités qui se faisaient jour déjà dans « Le Nouveau Père Noël » (n° 62) et « Comment tuer un brontosaure » (n° 63).
L'imposante créature titubait : le dernier coup du chasseur l'avait atteinte juste entre les deux yeux. Avec un assourdissant beuglement d'agonie, les cinquante tonnes de son corps harmonieux s'élevèrent, très haut par dessus les ramures. L'espace d'une seconde, l'éclat maléfique du soleil la baigna, puis, muette à présent, résignée au silence, elle tomba la tête la première au milieu du sous-bois.
Et voici une nouvelle victoire à porter à l'actif de l'Homme Insurmontable, de l'Homme Invincible, proclama le commentateur. Sur cette planète-là, comme sur toutes les autres, les prodigieuses, les horribles formes de vie finissent par ployer le genou devant le gigantesque petit bipède venu de la Terre. Eh oui, chers spectateurs, tous ces monstres révoltants, hors nature, seront anéantis au moment…
On ne sut jamais à quel moment car, à celui-ci justement, un assistant futé avait prévenu le projectionniste qu'un groupe venait d'arriver, qui attendait qu'on mît à sa disposition la salle de vision. Affolé, le projectionniste coupa. L'image en trois dimensions s'estompa et le texte se résorba en un ultime gargouillement. Les lumières scintillèrent, révélant, debout devant la porte, Mr. Emile P. Wreyermeyer, des Films Supernova, entouré de quelques-uns des jeunes-gens-qui-montent, ses sycophantes habituels.
— « J'espère que nous ne dérangeons pas vos gars, Ed ? » s'exclama Mr. Wreyermeyer, voyant que chacun se hâtait de vider les lieux.
— « Pas le moins du monde, Mr. Wreyermeyer, on bricolait juste un montage, » répondit Ed (un simple assistant de production) en rassemblant son attirail. « On finira cela demain. Allez, messieurs, dépêchons-nous un peu…»
— « Je suis désolé de vous interrompre, » dit Mr. Wreyermeyer avec indifférence. « Mais Harsch Berlin ici présent a l'air tout à fait désireux de nous faire voir quelque chose. » Il inclina le menton en un geste qui pouvait comporter un rien de menace vers la mince silhouette d'Harsch Berlin.
Deux minutes plus tard, le dernier des éphèbes en bras de chemise avait quitté le studio, désormais abandonné aux intrus.
— « Ed n'avait pas l'air très pressé de partir, » remarqua sentencieusement Mr. Wreyermeyer en calant son corps massif dans un fauteuil. « Eh bien, Harsch, mon bon ami, montrez-nous votre machin. »
— « Tout de suite, Émile. »
C'était un des rares privilégiés parmi l'équipe de Supernova à avoir le droit d'appeler le grand patron par son nom de baptême et, à parler franc, il ne se gênait pas d'user de cette faveur. Sautant sur le proscenium en jouant les athlètes, il se jucha sur l'étroite passerelle devant l'écran et sourit à son public – Harsch ne connaissait que par leur prénom la moitié des quelque vingt-cinq personnes dont il se composait. La compagnie était à peu près répartie en quatre groupes : le grand patron et ses béni-oui-oui, les propres béni-oui-oui d'Harsch rangés derrière Tony Caley, une poignée de types des sections « Scénarios » et « Études des Marchés » avec leurs béni-oui-oui – plus le contingent habituel de sténos à la poitrine hypnotisante.
— « Eh bien voilà, les copains, » commença Harsch avec toutes les apparences du bon gros. « J'ai eu l'idée d'un film qui m'a coupé le souffle et j'espère qu'elle vous fera le même effet. J'en suis sûr, d'ailleurs ! Cela dit, je n'essaye pas de vous vendre l'idée : nous sommes tous ici des gens occupés – et d'ailleurs, c'est une idée qui se vend toute seule. Une grande idée, à la fois originale et familière, à la fois simple et épique.
» La voici en deux mots : le film que je veux réaliser fera une publicité sensationnelle à Supernova parce qu'il aura nos propres studios comme toile de fond et qu'une partie de notre propre personnel constituera la figuration. En outre, en tant que drame humain et sur le plan du goût du public, ce sera une production destinée à avoir un retentissement colossal. Ce n'est pas tout : ce film dépeindra Nouvelle-Union, la capitale mégapolitaine planétaire la plus affairée, la plus vaste, la plus enthousiasmante de ce coin-ci de la galaxie. »
Harsch ménagea une pause pour créer un effet. Certains de ses auditeurs allumaient des mescahales, se curaient le nez ou chuchotaient entre eux.
Harsch sourit : « Je vois… vous vous demandez : mais comment compte-t-il s'y prendre pour fourrer tant de trucs dans un film de deux heures ? Eh bien, vous allez voir. »
Il leva une main éloquente à l'adresse de Harry Dander, son projectionniste. Personne ne connaissait mieux son boulot qu'Harry Dander ; nul n'ignorait qu'Harsch lui-même l'avait parfois admis. À peine le bonimenteur eut-il levé le bras que le film se matérialisa sur l'écran.
C'était le visage d'un homme qui était apparu. Un homme ayant dépassé la quarantaine. Les ans qui avaient flétri ses chairs n'avaient fait que révéler sous la minceur de la peau la majesté de la charpente osseuse : vaste frontal, pommettes parfaites, maxillaire au dessin précis. L'homme était en train de parler (bien qu'Harry n'eût pas branché le son, laissant à la mobilité de la physionomie le soin de s'exprimer). Le genre d'homme auquel, d'instinct, on a envie de donner sa fille. À côté de lui, Harsch Berlin était un nain.
Le nain brandit ses poings serrés : « Mesdames, Messieurs, ce visage est celui d'Art Stacker. »
Cette fois, il avait sa réaction ! Les gens se haussaient sur leur siège, s'entre-regardaient, observaient Mr. Wreyermeyer, essayant d'évaluer l'opinion générale. Satisfait, mais se gardant bien de le laisser voir, Harsch poursuivait :
— « Oui… le visage d'un grand monsieur : Art Stacker ! Un très grand bonhomme ! Il n'était connu que d'un cercle étroit, ici, dans ces studios mêmes où il travaillait : et pourtant, tous ceux qui l'ont approché l'admiraient et – n'ayons pas peur des mots – l'aimaient. J'eus l'honneur d'être son bras droit au bon vieux temps où il dirigeait l'Unité Documentaire N° 2 : j'ai l'intention de faire de ce film une biographie – un tribut de reconnaissance à l'endroit d'Art Stacker ! »
Il se tut. Qu'il réussît à refiler cela à Wreyermeyer et Compagnie et il aurait gagné : car, si l'entreprise allait faire parler d'Art Stacker, elle ferait parler aussi d'Harsch Berlin. Mais il fallait jouer serré et ne pas perdre de vue les occupants des fauteuils.
— « Art ? Il a fini au ruisseau, » cria Hi Pilloy, le vague béni-oui-oui de quelque béni-oui-oui.
— « Oui ! Et je suis très content qu'on signale dès à présent le fait, » répondit Harsch en prenant garde de ne pas prononcer le nom de l'interrupteur, pour le vexer. « C'est exact : Art Stacker a fini dans le ruisseau ! Il n'a pas réussi à arriver au sommet. Et ce film expliquera pourquoi. Il montrera toute l'étoffe, tout le savoir-faire qu'un homme a besoin de posséder pour servir le public comme nous le servons, nous autres – parce que, comme je l'ai dit, il ne s'agit pas seulement de l'histoire d'Art Stacker : ce sera un film sur Supernova, sur Nouvelle-Union, sur la Vie. Un film où tout sera mis en scène. »
Le visage aux traits calmes s'effaça sur l'écran. Harsch demeura seul devant le public. C'était un garçon maigre, émacié, ce qui ne l'empêchait pas d'absorber continuellement des pilules amincissantes pour le plaisir de se donner un genre.
— « Ce qu'il y a d'admirable dans ce film, » continua-t-il, « c'est qu'il est déjà à moitié fait ! »
Progressivement, sans heurt, grâce à l'habileté d'Harry, des images grossissaient dans le cube sans limites apparentes de l'écran. Une forme compliquée, aussi resplendissante qu'un flocon de neige agrandi, surgit comme pour se projeter sur les spectateurs. Le cristal se développa, s'épanouit, s'accrût d'une profusion d'efflorescences jusqu'à ce que chacune de ses branches eût buissonné. La prise de vue était si habile qu'on eût cru assister à une croissance organique. Puis, la caméra plongeant lentement, le cristal neigeux se révéla être une construction de pierre, de béton, de feroline, pétrie par l'homme en édifices et en artères.
— « Et voici, » énonça Harsch, « la cité légendaire – notre cité légendaire – : Nouvelle-Union, telle que l'a filmée l'Unité N° 2 sous la direction d'Art Stacker, lorsque celui-ci était au faîte de son dynamisme. Cette bande date de vingt ans. Et ce devait être l'œuvre maîtresse du réalisateur. Il l'a laissée inachevée pour des raisons que je vous exposerai tout à l'heure. Mais, et c'est le plus haut monument à sa mémoire, seize bobines inédites reposent depuis tout ce temps dans nos blockhaus. Nul ne les avait jamais touchées lorsque je les ai sorties de la poussière, l'autre jour.
» Bon. À présent je vais m'arrêter un peu de parler et vous demander de bien vous installer, afin d'apprécier la pureté de ces images ; d'essayer de juger leur incontestable beauté en fonction de critères à la fois esthétiques et commerciaux ; de vous détendre à la vue d'un chef-d'œuvre auquel, je suis fier de le dire, j'ai largement participé. »
La caméra plongeait toujours avec la lenteur même d'un homme qui se noie, descendait en deçà du sommet des plus hautes tours, croisait les niveaux de circulation aérienne, traversait les niveaux de circulation pédestre (ceux des humains et ceux des non-humains), les divers niveaux réservés aux transports et aux véhicules des services publics, atteignait le sol au revêtement d'asphalte serti dans une guide-trafic de verre convexe qui réfléchissait en miniature la longue chute de la caméra venue du ciel. Panoramique : les bottes luisantes d'un officier de police entrèrent dans le champ.
Entre temps, presque sans qu'on l'eût remarqué, le récitant avait commencé de dire le commentaire, un commentaire qui portait la marque de l'Unité N° 2, calme et sans emphase. C'était la voix d'Art Stacker qu'on entendait :
« Sur les soixante-dix planètes qui occupent l'infime région d'espace habitée par l'homme, il n'est pas de cité plus vaste, plus diverse que Nouvelle-Union. Elle est devenue pour les hommes de toutes les races une cité légendaire. Il est à peu près impossible de la décrire sans tomber dans la statistique et les chiffres, c'est-à-dire sans perdre de vue la réalité. Nous vous convions à explorer cette réalité en notre compagnie. Oubliez les faits ! Oubliez les chiffres ! Regardez plutôt les rues, les demeures et, surtout, observez les êtres qui constituent Nouvelle-Union et posez-vous cette question : comment découvre-t-on le cœur d'une grande ville ? »
Nouvelle-Union s'était bâtie sur dix îles appartenant à un archipel situé dans la zone tempérée de la planète Keirson et s'était étendue au continent voisin. Cinq cents ponts, cent cinquante voies ferrées souterraines, soixante pistes pour héliplanes, d'innombrables bacs, nacelles et voiliers reliaient les dix secteurs entre eux. À présent, la caméra, planant devant le bloc qui surplombait le quai, amorçait un travelling sur le Pont Harby Clive. Un jeune homme sortit du bâtiment, dévala l'escalier en sautant les marches trois par trois. L'enthousiasme, le triomphe, la joie se peignaient sur sa figure. Il pouvait à peine se maîtriser. Il n'arrivait pas à marcher assez vite. Il bouillonnait d'ardeur. Le jeune homme typique des grandes villes : sur le point de réussir, ayant déjà marqué ses premiers points, confiant au-delà de toute raison, heureux au-delà de toute mesure. À travers lui, on voyait flamber la mèche qui avait enflammé soixante-dix planètes et rêvait d'en embraser soixante-dix mille autres.
Cela, le commentateur n'en dirait mot. Le port du jeune homme, ses effets de torse, l'ombre anguleuse, nette et frémissante qu'il projetait sur le pavé était suffisamment éloquents par eux-mêmes. Mais Harsch, lui, ne pouvait observer le silence. Il s'avança et sa silhouette se découpa contre l'écran lumineux.
— « Voilà le style d'Art, » s'écria-t-il. « Il ne cessait de creuser pour mettre à jour ce qu'il appelait « le détail exact et révélateur ». C'est peut-être pour cela qu'il n'a pas pu aller jusqu'au bout : il nous rendait tous fous avec ses détails à rechercher ! »
— « Ce ne sont jamais que des vues d'une grande ville, » s'exclama avec impatience Barnes, un des scénaristes. « Nous avons tous déjà vu des plans du même genre. Qu'est-ce que ceux-ci nous apportent de plus ? »
Bames, ce n'était rien du tout ! Un rien du tout qui essayait de se faire passer pour quelqu'un. Dans le fond des bureaux, les gars crachaient par terre quand ils entendaient prononcer son nom.
— « Servez-vous donc de vos yeux, » rétorqua Harsch. « Vous ne voyez pas que se tresse la trame ? C'est cela, la « patte » d'Art : laisser les choses se développer sans leur imposer de moules. Observez bien cette séquence, maintenant : du comique à l'état pur…»
Des amoureux dans une vedette glissant à la surface d'un canal. Ils abordèrent, amarrèrent leur esquif, puis enlacés, traversèrent la chaussée dallée de mosaïque pour se rendre au café proche. Le rythme de l'accompagnement musical changea. La caméra abandonna le couple pour s'intéresser aux serveurs. La politesse qu'ils affectaient devant le client (« Mais bien sûr, Madame, un rince-doigts… à l'instant même ») contrastait avec l'indifférence qu'ils retrouvaient dès qu'ils arrivaient en coulisse, dans la saleté moite de l'office (« Dis-donc, Joe, il y a une vieille taupe qui me réclame un rince-doigts. Où c'est que tu les as foutus ? »)
L'objectif avait cadré en gros plan deux garçons d'un certain âge au moment où ils se croisaient à la porte, l'un se dirigeant vers la cuisine, l'autre en sortant. Le premier cligna de l'œil et laissa tomber cette phrase, mystérieuse et cynique : « Il est en train de la manger, » Un client installé près de la porte, surprit ces mots, laissa tomber son couvert et son teint tourna au verdâtre.
— « Vous saisissez ? » demanda Harsch. « Il creuse – il fouille – il épluche petit à petit, comme un oignon qu'on pèle, les couches successives de cette ville, la plus puissante qui soit. Et avant d'en avoir fini, vous allez voir un peu de la m… qu'il a trouvée au fond. »
Son œil de lynx n'avait pratiquement pas cessé d'observer l'impassible visage de Mr. Émile P. Wreyermeyer, en partie caché par les volutes de fumée. Le grand patron croisa soudain les jambes. Ce pouvait être mauvais signe. Une marque d'impatience. Harsch, qui avait appris à être attentif à ce genre de choses, se dit qu'il était peut-être temps de procéder à un sondage direct.
— « Voyez-vous le truc prendre forme, Émile ? »
— « Je suis toujours ici, » répliqua l'interpellé, ce qui pouvait passer pour une réponse enthousiaste.
— « Parfait. »
Harsch leva la main. Derrière, l'image se fondit et il n'y eut plus que lui, poings aux hanches, jambes écartées, regardant de haut en bas les occupants des sièges rembourrés. Chef-d'œuvre de duperie… il s'efforçait de donner à sa physionomie une expression attendrie.
— « Ceux d'entre vous qui n'ont jamais eu le privilège de rencontrer Art se demandent déjà : quel était donc cet homme capable de mettre à nu une cité avec autant de génie ? Je ne veux pas vous faire languir plus longtemps, je vais vous le dire. Lorsqu'il a réalisé sa dernière œuvre, je travaillais sous sa direction. Je n'étais alors qu'un jeune blanc-bec. Je lui dois beaucoup, aussi bien du point de vue purement et simplement humain que du point de vue de la technique. Vous allez maintenant voir une séquence tournée à son insu. Je vous jure que vous trouverez cela… enfin, vous verrez. À toi Harry ! »
Un des ports spatiaux de Nouvelle-Union. Dans un coin tranquille, assis sur de vieux rouleaux d'oxygénation, Art et son équipe de documentaristes étaient en train de déjeuner. Le réalisateur avait dans les quarante-huit ans – un petit peu plus qu'Harsch aujourd'hui – Les cheveux dans les yeux, dévorant un gigantesque sandwich de kyfeff, il bavardait avec un adolescent au visage de pleine lune, et au nez en trompette. Harsch se détourna pour jeter un coup d'œil au film, se fit reconnaître tel qu'il avait été, non sans quelque embarras, « Rappelez-vous que cette scène a été tournée il y a vingt ans ! »
Art parlait : « Maintenant que grâce à Wreyermeyer nous avons pu achever cette bande, ne la gâchons pas avec du baratin. Dans une ville aussi vaste, il est à la portée de n'importe qui de piquer des figures intéressantes, de donner un sens à quelques angles architecturaux au moyen d'un bon fond sonore. Cherchons quelque chose de plus profond. Ce que je veux, c'est trouver le cœur véritable de cette métropole. »
— « Et si elle n'avait pas de cœur, Mr. Stacker ? » demanda le jeune Harsch. « Enfin, je veux dire… Il y a des hommes et des femmes sans cœur, quoi ! Cette ville peut être pareille à eux. »
— « Ce n'est qu'un sophisme purement sémantique, » répondit Art « Tout homme a un cœur. Même s'il est cruel. Il en va de même pour les villes – et je ne nie pas que Nouvelle-Union soit cruelle. Sous bien des aspects. Ses habitants doivent tout le temps se battre. Regarde donc ce qui se passe dans la profession ! Progressivement ce qu'il y a de bon en eux s'érode, disparaît. Le brave type du début finit dans la peau d'un salaud, tout bêtement parce que… oh ! zut… parce qu'on oublie, je pense. On oublie, qu'on est humain. »
— « Ce doit être atroce, Mr. Stacker ! Je ferai attention à ne jamais prendre ce chemin. Nouvelle-Union ne m'aura pas ! »
Art acheva la dernière bouchée de son sandwich et son regard scrutateur plongea dans celui de son jeune compagnon qui cilla : « Ne t'occupe pas de Nouvelle-Union, » dit-il presque sèchement. « Occupe-toi de toi-même ! »
Il se releva, essuya ses grosses mains sur son pantalon. Un électricien lui offrit un mescahale et l'interrogea : « Bon. C'est réglé en ce qui concerne le spatiodrome. On s'occupe de quoi, maintenant ? »
Art sourit à la ronde. Sa mâchoire saillait.
— « Maintenant, » répondit-il, « c'est au tour des politiciens. »
Le jeune Harsch bondit sur ses pieds. Il avait sûrement remarqué que la caméra était braquée sur eux car son attitude était nettement plus farouche.
— « Dites, Mr. Stacker, si on pouvait balayer les rackets légaux de Nouvelle-Union tout en faisant ce film… ? Fichtre ! Tout le monde nous en serait reconnaissant. Ce serait la gloire pour nous ! »
— « Je n'étais qu'un idiot de gamin idéaliste en ce temps-Ià, » s'excusa le Harsch de l'âge mûr, tout ensemble confus et ravi. « J'avais encore à apprendre que la vie n'est rien d'autre qu'une sorte de combinaison de rackets. »
Son sourire épanoui laissait entendre que cette remarque pouvait être une plaisanterie. Mais comme Mr. Wreyermeyer ne souriait pas, Harsch se tut.
Sur l'écran, on surprenait l'équipe en train de remballer son matériel. Le polyèdre balourd d'un transport trans-magellanique piquait en arrière-plan. Il se posa sur une tour de contact, laissant fuser un jet de vapeur strident.
Art lança un sac sur son épaule, « Je vais vous dire…» (il s'adressait à son équipe) «…ce que nous allons essayer de saisir. Il y a huit ans, à l'époque où je suis arrivé dans cette ville pour travailler à Supernova, j'ai assisté à un procès. Une histoire commerciale. Importante. J'étais dans le hall du tribunal et un groupe de politiciens locaux qui allaient témoigner m'a croisé. J'ai entendu l'un deux – cela je ne l'oublierai jamais ! – dire aux autres : « Fourbissez votre haine, Messieurs ! » Cette phrase symbolise pour moi tout l'abîme des préjugés qui peut engloutir l'homme. Eh bien, ce sont des notations de ce genre qu'il nous faut. »
Ébouriffés, décidés, s'avançant d'un pas lourd, Art et ses collaborateurs quittèrent l'image : le film s'évanouit, cédant la place à Harsch Berlin, sémillant et déterminé.
— « Jusqu'ici, ça ne nous mène pas loin, » lança de son fauteuil Ruddigari, le Directeur personnel de Mr. Wreyermeyer – et une grosse légume ! Un paroissien avec lequel il valait mieux se montrer prudent.
— « Il y a peut-être des subtilités qui vous échappent, Ruddy, » suggéra Harsch d'une voix onctueuse. « Le truc se tient très bien. Ce petit camée vous démontre à merveille pourquoi Art n'a pu aller jusqu'au bout. Il parlait trop. C'était un théoricien. Tous ces discours qu'il tenait à des mômes comme moi… ! Il n'avait pas la tête assez solide sur ses épaules. Un artiste, Ruddy, ni plus ni moins ! Rien qu'un artiste. D'accord, Ruddy ? »
— « Puisque tu le dis, » répondit Ruddy d'une voix neutre, mais il se tourna pour murmurer quelques mots à l'oreille de Mr. Wreyermeyer. Quelle familiarité !
Pris à l'improviste, Harsch darda vers le chef du studio un regard aigu comme un stylet. Impavide, Mr. Wreyermeyer semblait sculpté dans la pierre. Seule sa pomme d'Adam montait et descendait. On eût dit un crapaud.
Harsch fit un signe brusque à l'intention de la cabine de projection. Il aurait le contrat, dût-il prendre racine tout l'après-midi – toute la nuit ! Il se moucha et glissa une pilule contre l'embonpoint entre ses lèvres dissimulées par le mouchoir.
— « Bon, » dit-il d'un ton coupant. « Vous en avez déjà assez vu pour saisir l'idée générale. Maintenant passons à l'estocade… Eh, mesdemoiselles, là-bas, vous êtes prêtes ? »
Un concert de murmures féminins le rassura sur ce point.
— « Bon, » répéta-t-il machinalement.
Une fois de plus, derrière lui, se recréait la ville qui, administrant une Région Galactique en plein essor, raflait toutes les mises d'un gigantesque sweepstake interplanétaire. Tout à la fois libératrice et conquérante aux yeux innombrables de ses habitants, se recomposait la cité telle que, vingt ans plus tôt, Art Stacker l'avait vue.
Sur le dédale de ses failles de béton, le soir à présent tombait. Le soleil se couchait et les immenses globes de feu atomique, captifs dans le ciel, baignaient de leur éclat les bandes de circulation qui prenaient une activité nouvelle. Harry avait baissé le son du commentaire original pour que Harsch pût faire le sien propre.
— « Voilà. La nuit s'épaissit sur la cité fabuleuse. C'est un spectacle que nous avons vu des milliers de fois. Mais Art a saisi ce crépuscule comme jamais personne avant ni après lui. Je me rappelle : il répétait que la nuit est le moment où une ville montre vraiment ses dents ; aussi, pendant quinze jours les gars avaient parcouru la cité de long en large afin de repérer les ombres aiguës, brisées, qui pourraient suggérer des dents. Toujours cette obsession du détail significatif. Voici quelques-uns de leurs cadrages. »
Des ombres dentelées, des crocs de lumière lacérant les ténèbres des rues se pressèrent sur l'écran. Une agitation presque tangible, semblable au bruissant silence des jungles, palpitait sur les rampes de niveaux, aux carrefours de Nouvelle-Union – une agitation que les spectateurs arrivaient à ressentir : ils se carraient au fond de leur siège avec une animation soudaine et l'on envoya un sous-fifre s'enquérir de la raison pour laquelle la climatisation de la salle ne fonctionnait pas mieux. Mr. Wreyermeyer fit un mouvement. Cela devait sûrement dire quelque chose.
La vie nocturne de Nouvelle-Union était, derrière la façade de civilisation, d'une férocité toute primitive. Le jurassique en habit de soirée. À travers la vision d'Art Stacker, c'était essentiellement un monde désolé, pétri de la nostalgie et des convoitises qui, venues de mille nations, avaient convergé vers Keirson. Dans ce désert éclairé grâce à l'énergie atomique, où trente millions de personnes parquées sur une surface de quelques kilomètres carrés pouvaient être solitaires, l'individu était perdu.
Art montrait clairement que ces multitudes qui affluaient et faisaient la queue devant les music-halls et les cabarets étaient inoffensives. Vivant en troupeau, les foules étaient devenues grégaires. Elles étaient trop inoffensives pour trouver quelque chose de précieux dans le flux de Nouvelle-Union. Tout ce qu'elles souhaitaient, c'était passer un bon moment. Piétiner furieusement mille visages, voilà la seule et véritable satisfaction qu'on eût pu éprouver.
Il y avait les rois du pavé : ceux qui pouvaient s'offrir la solitude et une femme pour la meubler. Art les montrait qui survolaient dans leurs globes translucides les avenues flamboyantes ; dînaient dans les restaurants sous-marins, clignant fraternellement de l'œil aux requins qui les contemplaient de l'autre côté des murs de verre ; faisaient la fête dans cent petits caboulots ; ou étaient assis, les traits crispés, devant les tables de jeux ; au moindre plissement de leur paupière impérative accourait quelque esclave baigné de sueur et tremblant. Tel était le style de vie des cités galactiques où la puissance doit sans cesse se rappeler sa puissance.
La scène changea. La caméra cadrait à présent l'Esplanade du Bosphore, le cœur de Nouvelle-Union. C'était là que la quête au plaisir était le plus fébrile, le plus tendue. Les aboyeurs s'égosillaient à présenter leurs attractions concurrentes, l'alcool roulait comme une mer, les films héroïques le disputaient aux films érotiques, les filles de la nuit, araignées affairées, s'activaient.
Harsch Berlin ne put résister à l'envie de placer son mot.
— « Avez-vous jamais vu tant de réalisme, messieurs ? Des types normaux, des types comme vous et moi, qui sortent simplement pour se payer du bon temps ! Mais ces images ne sont-elles pas une merveilleuse propagande en faveur de cette admirable cité ? Et où se trouvent-elles depuis vingt ans ? Dans nos caves, négligées, presque perdues ; si je ne les avais exhumées, personne ne les aurait jamais vues. »
Mr. Wreyermeyer ouvrit la bouche.
— « Je les ai vues, Harsch, « dit-il de sa voix caverneuse. « Elles sont trop sordides pour plaire au public. »
Harsch ne fit pas un mouvement. Une onde rosée envahit ses joues. Ces quelques mots faisaient exactement le point – pour lui et les autres. Il était sur le fil du couteau. Persister, c'était provoquer la hargne des huiles. Reculer, c'était perdre la face, et il n'était pas un homme parmi tous ceux-là qui ne se fût réjoui de le voir trébucher pour bien des raisons. Harsch était pris au piège.
Le film auquel il tournait le dos montrait une foule compacte qui faisait la queue devant une salle où l'on projetait un film d'horreur : « Crime dans la cellule du condamné à mort. » Au-dessus des candidats spectateurs, les réduisant à l'état de nains, la colossale photo d'un homme qu'on étranglait : tête en bas, les yeux saillant hors des orbites, la bouche ouverte en un hurlement. On voyait l'épiglotte. Un chef-d'œuvre de réalisme. Le film avait été produit par Mr. Wreyermeyer en personne à ses débuts. Harsch avait prévu de glisser un compliment bien troussé. Mais dans son hésitation, il laissa passer le moment favorable.
— « Il n'est pas nécessaire de conserver les passages sordides, Émile, si vous pensez que cela n'en vaut pas la peine, » dit-il avec un sourire douloureux. « Je vous donne seulement un aperçu de l'ensemble pour que vous puissiez vous faire une idée générale. Et… euh… vous déciderez plus tard en ce qui concerne le détail, naturellement. »
Mr. Wreyermeyer se contenta de dodeliner du chef sans se compromettre. Ruddigori intervint. Il parla d'une voix affable :
— « Tu es trop braqué sur Art Stacker, Harsch. Après tout, ce n'était jamais qu'un purotin avec une caméra. »
— « Bien sûr, mon cher Ruddy, bien sûr. » (Harsch savait quand sonnait l'heure du repli.) « Qu'est-ce que j'ai dit à Mr. Wreyermeyer ? Que c'est sordide. Notre travail consiste à sélectionner les passages valables au milieu des déchets. »
— « Personne ne s'en tirera mieux que toi, Harsch ! » s'exclama Tony Caley.
— « Merci, Tony, » fit Harsch avec un geste cordial à l'intention de son supporter. Tony était le chef de file de ses béni-oui-oui. Ce salaud-là, il ne tarderait pas à savoir de quel bois il se chauffait ! Harsch lui apprendrait à le soutenir avec si peu d'enthousiasme ! Comment ? Il n'avait pas encore fait entendre le son de sa voix. Vautré… à reluquer les sténos !
La cité d'Art Stacker se vidait. Emballages de cigares froissés, journaux, billets, programmes, préservatifs, factures et fleurs jonchaient les caniveaux. Débandade des fêtards ivres, qui rentraient chez eux, épuisés.
— « Regardez-bien, » s'écria Harsch en mettant toute sa force dans sa voix. Il serrait les poings, « Voici un document authentiquement humain. Où Stacker est véritablement sorti du banal. »
La brume légère qui tombait sur l'Esplanade rendait plus sensible son vide. Un gros homme, ses vêtements déboutonnés, se coula hors d'une maison close et se hâta vers la première plate-forme élévatrice qui l'emporta comme un égout avalant une bille.
La demie de deux heures sonna à la Cathédrale Saint Bosphore. D'un restaurant désert fusa un éclair de lumière, laissant sur la rétine l'image de chaises empilées. Une dernière prostituée passa. Elle rentrait, lasse, le sac serré sous le bras, dans un claquement de talons sonores.
Cependant l'Esplanade n'était pas encore totalement vide. L'œil cruel de la caméra fouillait les porches à la recherche des derniers témoins – ceux qui, lorsque la fête était à son comble, l'observaient sans s'y mêler, embusqués à leur poste, immobiles, à l'heure où le premier laitier sortait du sommeil. Aux aguets de la foule, aux aguets du silence, aux aguets de la dernière putain rentrant en clopinant, ils étaient là, dans l'ombre des portes, à épier comme lièvres au creux de leurs garennes. Dans l'ombre, leurs visages rayonnaient – des visages terriblement tendus, des visages pétrifiés où seuls les yeux étaient vivants.
— « Ces êtres fascinaient Stacker. Je vous l'ai dit : il était un peu cinglé. Si quelqu'un pouvait le guider jusqu'à ce fameux cœur de la cité, avait-il coutume de répéter, c'était ces gens. Nuit après nuit, ils étaient toujours là. Dieu sait ce qu'ils pouvaient bien chercher. Stacker les appelait « les spectres impuissants assistant au banquet ».
Ruddigori fit une remarque imprévue :
— « Ils y sont encore. Dans n'importe quelle grande ville, ils sont là, tapis dans les coins de portes. Moi aussi cela m'a intrigué. »
Inattendu. Entretenir des préoccupations étrangères à la Supernova n'était pas une ligne de conduite approuvée par la Société. Un renouveau d'espoir envahit Harsch qui fit signe à Harry.
L'écran s'opacifia, puis de nouvelles images s'y matérialisèrent. Deux silhouettes longeaient la berge d'un canal, Art Stacker et le gosse qui lui servait d'assistant, Harsch Berlin. La caméra qui les suivait pas à pas les cadrait en plongée.
— « Là, » dit le Harsch de la quarantaine, « nous nous rendons, Stacker et moi, chez un de ces oiseaux de nuit. »
Les deux silhouettes s'arrêtèrent devant une échoppe, examinant d'un air dubitatif l'enseigne qui portait ces simples mots : A. Willitts – Tailleur.
La voix tendue d'Art s'éleva :
— « Je sens que nous allons mettre le doigt sur un truc énorme. Nous allons savoir ce qu'est réellement une cité, de la bouche de quelqu'un qui doit s'être imprégné de son atmosphère de la façon la plus profonde qui soit. Mais je dois t'avertir, Harsch : cela ne va pas être réjouissant. Si tu préfères ne pas entrer… »
L'adolescent protesta :
— « Si quelque chose d'important doit sortir de cela, je veux être dans le coup. La question ne se pose même pas. »
Art posa un regard songeur sur son compagnon :
— « Je ne crois pas que cela rapportera de l'argent, mon garçon. »
— « Je le sais. Art. Ce n'est pas seulement à l'argent que je pense ; pour qui me prends-tu ? C'est philosophique, plutôt, hein ? »
— « Si tu veux… »
Ils pénétrèrent dans la boutique.
L'obscurité y régnait. Épaisse. On eût dit qu'elle émanait des encombrants costumes de confection noirs, la spécialité de la maison, qui s'alignaient devant les murs raides et funèbres. Willitts était un petit bonhomme qui ressemblait à une salamandre. Son visage était reconnaissable : c'était un des voyeurs de l'Esplanade. Les adjoints d'Art étaient parvenus à repérer sa tanière.
Les yeux du tailleur s'exorbitèrent et scintillèrent. Les yeux d'un rat qui se noie. Morne et sournois, il nia être jamais allé du côté de l'Esplanade. Devant l'insistance d'Art, il se réfugia dans le silence, les doigts crispés sur son comptoir.
— « Je ne fais pas partie de la police, » dit Art. « Je suis curieux, c'est tout. Et je veux savoir pourquoi vous allez là-bas toutes les nuits. »
— « Cela n'a rien d'inavouable, » grommela l'autre en baissant les yeux. « Je ne fais rien de mal. »
— « Précisément, » lança Art avec animation, « Vous ne faites rien. Pourquoi vous, et les autres, restez-vous là-bas sans rien faire ? Qu'est-ce que vous pensez ? Qu'est-ce que vous regardez ? »
— « Monsieur j'ai du travail ! Je suis occupé. Cela ne se voit pas ? »
— « Répondez… et je m'en irai. »
— « Nous pourrions vous dédommager pour le temps perdu, » glissa la jeune Harsch en tapotant l'emplacement de sa poche intérieure.
Les yeux du petit bonhomme luirent d'un éclat fugitif. Il se lécha les lèvres. On aurait pu croire qu'il n'y avait plus une goutte de sang en lui tant sa lassitude paraissait extrême.
— « Laissez-moi tranquille. Je ne vous demande rien de plus. Laissez-moi, je ne vous fais aucun tort, hein ? Un client peut arriver à tout moment. Je ne veux pas répondre. Maintenant déguerpissez ! »
Harsch intervint d'une voix lourde de menace :
— « Nous savons comment nous y prendre pour vous obliger à parler. »
— « Fichez-moi la paix, espèce de jeune voyou. Si vous essayez seulement de lever la main sur moi, j'appelle les…»
D'imprévisible façon, Art bondit sur le bonhomme. L'empoignant par les épaules, il le renversa sur son comptoir. Mais, des deux, c'était la physionomie du réalisateur qui avait l'expression la plus tragique.
— « Allez, Willits… Il faut que je sache. Il le faut. À force de fouiller semaine après semaine, le fumier de cette ville, j'ai réussi à mettre la main sur le cancrelat qui s'y cache. Sur vous… Et vous allez me dire ce que cela vous fait de vous balader dans cette fange. Sinon… Sinon je vous casse la tête. »
— « Que voulez-vous que je vous dise ? » Une soudaine fureur de souriceau animait Willitts. « Je ne peux pas… Je ne peux pas ! Il n'existe pas de mots. Il faut être de la même race que moi pour piger. »
Art eut beau tomber à bras raccourcis sur le tailleur, lui arracher les cheveux à pleines poignées, il n'en obtint rien de plus. Enfin, il l'abandonna, haletant, écroulé derrière le comptoir, au milieu de la poussière.
Au sortir de l'échoppe, Art lécha ses phalanges à vif. « Je ne pensais pas que j'aurais perdu mon sang-froid comme cela. » Il devait savoir qu'il était dans le champ de la caméra mais il était trop préoccupé pour y prendre garde, « Il y a eu comme un voile noir. Sans doute, tous autant que nous sommes, la haine est-elle toujours prête, toute fourbie au fond de nous. Mais il faut que je découvre… »
Sur l'écran, sa figure devenait de plus en plus grande, éclipsant tout le reste. Un tic faisait tressaillir une de ses paupières. Puis, il sortit du champ, toujours monologuant, et l'image s'effaça.
— « Inouï ! » hurla Tony Caley. « Ça ferait quelque chose d'énorme ! »
Maintenant, tout le monde parlait dans la salle, sauf le grand patron.
La bagarre avait déchaîné l'enthousiasme.
— « Sérieusement, » disait Barnes, « cette dernière scène avait un drôle de chien ! On pourrait la rejouer avec les acteurs qu'il faut et en rajoutant un peu de fesse par ci par là. Ça, ce serait du solide ! On pourrait flanquer le type dans le canal à la fin. »
Harsch était passé maître en l'art d'effectuer ses sorties. Il les avait excités : maintenant, il ne leur montrerait rien de plus. Les mains dans les poches, il descendit sans se presser dans l'auditorium.
— « Et voilà l'histoire d'une cloche, l'histoire du dénommé Art Stacker, les gars. Un gars battu d'avance. Les films, c'était trop coriace pour lui : il s'y est cassé les dents. Quelque temps après avoir dérouillé le tailleur, il a fait ses paquets et a disparu dans la lie de Nouvelle-Union. Sans même terminer le montage. Et l'Unité N° 2 a plié bagages. Un drôle de lâcheur, le gars Stacker ! »
Ruddy s'avança :
— « Vous m'avez intéressé, Harsch. Mais dites-moi, comment se fait-il qu'il ait fallu attendre vingt ans pour entendre parler de ça ? »
Harsch leva les mains au ciel et sourit :
— « Après sa disparition, le nom de Stacker n'était pas en odeur de sainteté. » (C'était à Wreyermeyer que ces paroles étaient destinées.) « Ensuite, on l'a oublié et on a mis son œuvre sous le boisseau. Et puis… et puis je suis tombé sur lui il y a deux jours, figurez-vous. Cette rencontre m'a donné l'idée de jeter un coup d'œil sur les archives. »
— « Vous voulez dire qu'il vit toujours ? » s'étonna Ruddy. « Dites donc, il ne doit plus être tout jeune ! Qu'est-ce qu'il fait, au nom du ciel ? »
— « Il est dans la dèche. Je n'avais aucune envie d'être aperçu en sa compagnie et j'ai déguerpi dès que j'ai pu. Si vous saviez comme il peut puer ! »
Harsch s'éloigna de Ruddy et se dirigea vers le patron. « Eh bien, Émile, » dit-il aussi calmement qu'il le put, « ne me racontez pas que vous ne sentez pas le film qu'on pourrait faire avec ça… un bidule fracassant à flanquer tout par terre. »
Prolongeant délibérément le suspense, Mr. Wreyermeyer prit le temps d'aspirer une nouvelle bouffée de cigare, de retirer son mescahale de sa bouche avant de laisser choir d'une voix impassible :
— « Il faudrait un couple d'amoureux. »
Le pigeon ! Il marchait !
Harsch grimaça pour ne pas montrer son ivresse.
— « Bien sûr ! Et même deux couples ! Tout ce que vous voudrez, Émile, » s'exclama-t-il.
Tony Caley essayait de se tailler sa part du triomphe de son patron.
— « Eh… Mr. Wreyermeyer, » lança-t-il avec animation, « ces mecs planqués dans les portes, si on en faisait des espions galactiques ? Ça pourrait nous donner un film d'épouvante ? »
Le béni-oui-oui de Tony claqua des doigts :
— « Du tonnerre ! Et Art Stacker serait leur dupe. Il se ferait descendre à la fin. »
Mais Barnes l'interrompit.
— « Pas trop de massacres ! Je verrais plutôt une sorte d'épopée de l'homme moyen… On appellerait cela, je ne sais pas… Notre ville, par exemple, si le titre est libre. »
— « Pourquoi pas : Le trottoir aux Étoiles ? » suggéra quelqu'un.
Hi Pilloy poussa un cri :
— « C'est exactement le film pour Eddie Clapworth ! »
Chacun plaçait son mot.
Harsch avait gagné. Je suis un type inouï, se disait-il.
Dans le flot qui s'écoulait de la salle de vision, il sentit une main se poser sur son bras. Celle de Ruddy.
— « Harsch, vous ne m'avez pas dit comment vous avez rencontré Art. »
Il y avait quelque chose de subversif chez ce garçon. Un miracle qu'il eût réussi à grimper si haut. Il n'arrêtait pas de vous harceler de questions.
— « Par hasard. Il y a deux jours… ou plutôt deux nuits. J'avais rendez-vous avec une jeune personne. En sortant de chez elle, j'ai cherché un taxi-bulle – il n'y en avait pas beaucoup, il était très tard – et j'ai dû traverser l'Esplanade du Bosphore. Il était dans un porche. Quand il m'a reconnu, il m'a hélé. »
— « Art ? » Ruddy était tout excité.
— « Art. Si je m'étais laissé faire, il m'aurait tenu la jambe le reste de la nuit. En tout cas, cela m'a donné l'idée du film. Sur ce, Ruddy, à demain. »
— « Une minute… C'est important Art vous a-t-il dit ce qu'il avait trouvé dans le cœur de la ville ? Car c'était bien pour le découvrir qu'il s'en est allé, n'est-ce pas ? »
— « Ouais. Oh ! Il a trouvé ce qu'il voulait. Il était prêt à tout me raconter de A jusqu'à Z. À deux heures du matin ! Je lui ai dit qu'il pouvait se mettre sa petite histoire quelque part. »
— « Mais qu'est-ce qu'il vous a raconté ? »
— « Oh ! mon pauvre vieux ! Quel est l'intérêt de ce que peut raconter ou ne pas raconter un paumé comme Stacker ? Sa salade habituelle, quoi – plus compliquée encore qu'autrefois, même. Un laïus philosophique, si vous voyez ce que je veux dire. Tellement amphigourique que je n'ai pas pu tenir. »
— « A-t-il découvert ce secret qu'il poursuivait ? »
— « Il le prétend. Mais quel que soit ce secret, il n'a aucune valeur marchande. Je vous le répète, ce cinglé-là était en guenilles et il n'arrêtait pas de trembler. Bon. Il faut que je me sauve, Ruddy. À bientôt. »
*
* *
Le film fut tourné. Un des plus gros budgets de la Supernova, cette année-là. Cela rapporta des sommes folles. Toutes les planètes habitées de la Région Galactique furent drainées et Harsch Berlin se trouva du coup consacré Grand Homme. On appela l'ouvrage : Le chant d'une Grande Ville. Trois grands orchestres furent engagés, dix-sept chansons à succès créées et un régiment de girls participa à la production. Tout fut retourné en studio en teintes pastel, jugées plus appropriées à un spectacle de variétés. En définitive, on choisit comme décor une autre ville, Nouvelle-Union n'étant pas assez couleur locale.
Et, bien entendu, il ne fut pas le moins du monde question d'Art Stacker.