ARK NETWORK reference.ch · populus.ch    
 
  
Le site du Petit Papy 
 
 
Rubriques

RETRAITE
SEMINAIRE
A. E. T.
ORIGINES
LE MUR
MUSIQUE
CARRIERE
CHANSONS
AveMaria
Violetta
Acropolis
Marilou
Méditerra
Tango
Bohémienn
Regrette
Fleur
Mexico
Amour
Bord' Eau
Visa pour
Pirée
Gondolier
Que Sera
ComePrima
Etoiles
Javableue
3 cloches
Histoire
Alsace
Cerises
Blés d'Or
Adieux
Cheminée
Le Train
Lara
vie Rose
Colonies
Maman
Rossignol
Tom Dooly
Harmonica
Heintje
Captain Cook
Ernst Mosch
Accordéon
DEFILES 1
DEFILES 2
accordéon 2
accordéon 3
accordéon 4
accordéon 5
DEFILES
EXTRAITS
VRAI !
CITATIONS
ESOTERISME
VACANCES
Films
Films 1
Films 2
Livres
Livres 1
Livres 2
livres Google
Livre GOOGLE 1
Livre GOOGLE 2
Livre GOOGLE 3
Livre GOOGLE 4
Livre GOOGLE 5
Livre GOOGLE 6
Mus.Retro
Tableaux 1
Tableaux 2
Tableaux 3
Tableaux 4
Tableaux 5
Tableaux 6
Tableaux 7
Tableaux 8
Tableaux 9
Tableaux 10
Tableaux 11
Tableaux 12
Tableaux 13
Tableaux 14
Tableaux 15
Tableaux 16
video
vidéo
Orgue
Paranormal
Alsace
Danse
Musikanten
Musikanten 1
Musikanten 2
Musikanten 3
Musikanten 4
Limonaires
Limonaires 1
Limonaires 2
Limonaires 3
Limonaires 4
Templiers
Jules Verne
Photos 2° Guerr
Tableaux 01
Livre 1
Livre 2
CITOYEN DE SECO
LES HOMMES DANS
La sève de l'arb
Les enfers sont
Jusqu'à la quatr
La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
Le péché origine
Assirata ou Le m
L’Exécuteur - RO
Celui que Jupite
L'Enchaîné - ZEN
Le cimetière de
Les souvenirs de
Échec aux Mongol
Olivia par HENRI
Clorinde par AND
Les prisonniers 
L’étranger par W
Du fond des ténè
Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
Le second lot -
Le saule - JANE
Rencontre - GÉRA
Il était arrivé
Un autre monde -
La filleule du d
Le passé merveil
Les ogres par RO
Le pion escamoté
Virginie (Virgin
Et le temps ne s
Suite au prochai
La venue du héro
Une brise de sep
Et s’il n’en res
Vers un autre pa
Le singe vert -
Le Yoreille - PI
Témoignage perdu
Retour aux caver
Les premiers jou
Le diable par la
La seconde chanc
L'état d'urgence
Le masque - JACQ
Sans issue - JAN
Fugue
Une créature
La ville entrevu
Dieu n'a pas de
Les ongles
Sous le vieux Po
Douce-Agile
Le Diadème
Le manteau bleu
Les frontières
Les marchands
Le jardin du dia
Retour aux origi
Les communicateu
Le cri
Le rêve
Le cavalier
Un homme d’expéd
La proie
Les idées danger
Le temple
La nuit du Vert-
La choucroute
Les derniers jou
Partir, c'est mo
La route
La machine
Les prisonniers
Guerre froide
Gangsters légaux
La Valse
Invasion
Loup y es-tu ?
Maison à vendre
Le miroir
Ma pomme
Route déserte
Le test
L'homme qui écou
Ce que femme veu
Cache-cache
Le voyage
Désertion
Opération Opéra
Invasion
Le cœur d’une vi
Les immigrants
Le Train pour l'
La petite sorciè
Culbute
Et la vie s'arrê
La Salamandre
Des filles
Contes d'ailleur
L’homme
Les fauteurs
Les trois vieill
Incurables sauva
Djebels en feu
COMMANDERIE
Les-sentiers
Kalachnikov
La Nuit de tous
ventres d'acier
Les Bellanger
Les saboteurs
Sigmaringen
trahison
La rebouteuse
L'europe en enfe
Non identifiés
La Chute de l'or
Année des dupes
Amères récoltes
Le Batard
Femmes cruelles
L'Armée des pauv
Afrika korps
LaCabaneduberger
La Louve de Corn
Frédégonde Reine
Au coeur des ext
L'île du dernier
Le secret de la
Une fille en cav
Les Enfants des
Le sacrifice des
J.Bergier
James Clavell
UN ADIEU
Jacques Mazeau
James Herbert
James Rollins
Hobb Robin
Horowitz Anthony
Kelig et Louis
BULGARIE
DIANA ET VINCENT
Elle réussit
Tour du monde
Survivre
40 Jours
en enfer
Jungle maya
ILS SURVIVENT
Je traverse seul

 

 Home  | Livre d'Or  | Album-Photo  | Contact

Le Train pour l'Enfer - ROBERT BLOCH

Le Train pour l'Enfer - ROBERT BLOCH 
  
Robert Bloch s'attaque à son tour au bon vieux « pacte avec le diable » (inépuisable filon !). Mais un auteur original réussit toujours à tirer de ce thème quelque chose de peu banal. Notons au passage cette évolution significative : de plus en plus, dans ce genre d'histoires, le malheureux diable se fait en fin de compte rouler. Le respect des vieux mythes se perd1 …  
    
Quand Martin était encore tout jeune, son père travaillait au chemin de fer. Il n'était pas mécanicien de grandes lignes, mais simple préposé à l'entretien des voies, ce qui ne l'empêchait pas d'être fier de son métier. Et chaque soir, quand il avait bu, il chantait cette vieille chanson du Train pour l'Enfer.  
Martin ne se rappelait pas exactement les paroles, mais il ne pouvait oublier la façon dont son père les chantait. Et quand son père eut commis un jour l'erreur de s'enivrer, et se fut fait écraser entre un wagon-foudre et un wagon à plate-forme, Martin se demanda presque pourquoi le Syndicat des Cheminots ne chantait pas la chanson à son enterrement. 
Après cela les choses n'allèrent pas très bien pour Martin, mais quoi qu'il en soit il se souvint toujours de la chanson de son père. Quand sa mère décampa un beau jour avec un représentant de commerce (son père dut se retourner dans sa tombe, en apprenant qu'elle avait fait une chose pareille, et avec un voyageur, qui plus est !) Martin fredonna l'air à part soi chaque soir à l'Orphelinat. Et quand il se fut enfui de l'établissement, il prit l'habitude de le siffler tout bas dans les asiles de nuit, quand les autres clochards étaient endormis. 
Martin resta sur le trimard pendant quatre ou cinq ans avant de se rendre compte qu'il n'aboutirait à rien. Naturellement, il avait tâté de bien des occupations, cueillant des fruits dans l'Oregon, lavant la vaisselle dans une gargote du Montana, volant des enjoliveurs de voitures à Denver et des pneus à Oklahoma City, mais lorsqu'il eut fait six mois de prison dans l'Alabama, il comprit que son avenir s'annonçait bien sombre s'il continuait dans cette voie. 
Il essaya donc d'entrer au chemin de fer comme son père, mais les temps étaient durs, lui dit-on, et l'on n'embauchait pas. 
Or Martin ne pouvait vivre loin du chemin de fer. Chaque fois qu'il voyageait, il le faisait caché dans un wagon de marchandises. Il préférait sauter dans un train de messageries se dirigeant vers le nord par une température polaire plutôt que de faire de l'auto-stop et gagner la Floride en Cadillac. Chaque fois qu'il parvenait à se procurer une bouteille d'alcool, il s'installait à son aise dans un caniveau bien chaud en bordure de la voie et se remémorait le temps jadis, et il était bien rare qu'il ne se mit pas alors à fredonner la chanson du Train pour l'Enfer. C'était l'histoire du train que prenaient les ivrognes et les pécheurs, les joueurs et les rapineurs, les noceurs, les coureurs de jupons et toute cette joyeuse équipe. Il serait bougrement agréable de faire le voyage en aussi bonne compagnie, mais Martin préférait ne pas penser à ce qui attendait les voyageurs quand ce train arrivait finalement au terminus, là-bas, sur les rivages du Styx. Il ne se voyait pas condamné à enfourner pour l'éternité du charbon dans les chaudières de l'Enfer, sans même un syndicat pour prendre sa défense. Cependant, ce serait un bien beau voyage. S'il existait une chose telle qu'un Train pour l'Enfer. Ce qui, bien entendu, était inconcevable.  
Martin, en tout cas, n'avait jamais cru qu'il pût en exister un, jusqu'au soir où il se trouva cheminant sur la voie en direction du sud, juste à la sortie de la gare de triage d'Appleton. La nuit était noire et froide, comme le sont les nuits de novembre dans la vallée de la Fox River, et il savait qu'il lui faudrait pousser jusqu'à la Nouvelle-Orléans, ou même peut-être jusqu'au Texas pour y passer l'hiver. Et la perspective ne lui souriait guère, encore qu'il eût entendu dire que bon nombre de ces fameuses automobiles du Texas avaient des enjoliveurs en or massif. 
D'ailleurs, Martin n'avait pas l'âme d'un voleur. Chaparder, c'était pécher inutilement ; cela ne nourrissait pas son homme. Travailler pour le Diable était déjà assez malheureux, mais s'il fallait encore être si chichement rétribué ! Peut-être eût-il mieux valu se laisser convertir par l'Armée du Salut. 
Martin marchait péniblement, la chanson de son père aux lèvres, en attendant d'être rattrapé par un train de marchandises parti de la gare derrière lui. Ce train, il devait absolument le prendre ; il n'y avait pas d'autre solution. 
Mais le premier train à s'annoncer vint de la direction opposée, du sud. Martin l'entendit approcher dans un fracas de tonnerre. 
Martin regarda devant lui, mais sa vue ne pouvait rivaliser avec son ouïe, et jusque-là tout ce qu'il pouvait reconnaître, c'était le bruit. C'était bien un train ; aucun doute là-dessus. Il entendait l'acier du rail vibrer et chanter sous ses pieds. 
Mais comment était-ce possible ? La gare la plus proche au sud était Neenah-Menasha et aucun train ne devait la quitter avant plusieurs heures. 
Les nuages étaient épais et la brume traînait sur les champs. Même dans ces conditions, Martin aurait dû être capable de voir la lanterne avant, à l'approche du train. Mais il n'entendait que le hurlement du sifflet, jaillissant de la gueule noire de la nuit. Martin pouvait distinguer à l'oreille la catégorie de presque toutes les locomotives, mais il n'avait jamais entendu un sifflet émettre un son comme celui-là. Ce n'était pas un signal, c'était comme le hurlement d'une âme vouée aux flammes éternelles. 
Il se rangea sur le côté, car le train était presque sur lui maintenant Soudain, en effet, le convoi apparut, énorme au-dessus des voies, et s'arrêta dans un grincement de freins en moins de temps que Martin ne l'eût cru possible. Les roues n'avaient pas été graissées, car elles crièrent aussi, et leur cri était lugubre comme celui des damnés. Puis le train s'immobilisa et les cris se transformèrent en une série de gémissements sourds. Levant la tête, Martin vit qu'il s'agissait d'un train de voyageurs. C'était un grand train tout noir, sans lumière dans la cabine du mécanicien ni dans aucun compartiment de la longue file de wagons. Bien que ne voyant aucune indication sur le côté des voitures, Martin était sûr que ce train n'était pas de ceux qui roulaient d'ordinaire sur cette ligne. 
Il en fut encore plus sûr quand il vit l'homme descendre de la voiture de tête. Il y avait quelque chose d'anormal dans la façon dont ce personnage marchait, comme s'il traînait la jambe, et aussi dans la lanterne qu'il tenait à la main. La lanterne n'était pas allumée, cependant, l'homme l'ayant levée à hauteur de son visage et ayant soufflé dessus, elle émit aussitôt une vive lueur rouge. Point n'est besoin de faire partie du Syndicat des Cheminots pour savoir que c'est là une façon singulière d'allumer une lanterne. 
Comme l'homme approchait, Martin reconnut la casquette de chef de train perchée sur sa tête, ce qui le rassura un instant jusqu'à ce qu'il eût remarqué que cette coiffure était portée un peu trop haut, comme si quelque chose avait dépassé du front qu'elle couvrait. 
Cependant, Martin connaissait les usages et, quand l'homme lui sourit, il lui dit : 
— « Bonsoir, Monsieur le chef de train. » 
— « Bonsoir, Martin. » 
— « Comment pouvez-vous savoir mon nom ? » 
L'homme haussa les épaules. 
— « Comment pouvez-vous savoir que je suis le chef de train ? » 
— « Vous l'êtes bien, n'est-ce pas ? » 
— « Pour vous, oui. Bien que d'autres gens, appartenant à d'autres milieux, me reconnaissent dans des rôles différents. Il est dommage que vous ne voyiez pas, par exemple, quelle apparence on me prête à Hollywood, » L'homme fit un sourire grimaçant « Je voyage beaucoup, » expliqua-t-il. 
— « Qu'est-ce qui vous amène ici ? » demanda Martin. 
— « Mais, vous devriez le savoir, Martin. Je suis venu parce que vous avez besoin de moi. Ce soir, je me suis soudain rendu compte que vous retombiez dans vos anciennes erreurs. Vous songiez à aller trouver l'Armée du Salut, n'est-ce pas ? »  
— « Ma foi…» dit Martin avec hésitation. 
— « Il ne faut pas avoir honte. L'erreur est humaine, comme l'a dit un jour je ne sais qui. La chose importante, c'est que j'ai senti que vous aviez besoin de moi. Alors j'ai fait aiguiller le convoi et je suis venu vers vous. »  
— « Pour quoi faire ? » 
— « Eh bien, pour vous offrir un voyage, naturellement. Ne vaut-il pas mieux être confortablement installé dans un train que défiler dans les rues glaciales derrière une fanfare de l'Armée du Salut ? C'est une dure épreuve pour les jambes, à ce qu'on me dit, et plus dure encore pour le tympan. » 
— « Je n'ai pas tellement envie de voyager dans votre train, monsieur, » dit Martin. « À considérer l'endroit où je peux m'attendre à aboutir. » 
— « Ah ! oui. Toujours la même objection. » Le chef de train soupira, « Je suppose que vous préféreriez conclure quelque marché, c'est bien cela ? » 
— « Exactement, » répondit Martin. 
— « Eh bien, j'ai le regret de vous dire que ces sortes d'affaires ne m'intéressent plus. Je ne suis plus à court de voyageurs en puissance. Pourquoi vous offrirais-je des conditions de faveur ? » 
— « Vous devez avoir envie de vous assurer de ma personne, sinon vous n'auriez pas pris la peine de vous écarter de votre chemin pour me trouver. » 
Le chef de train poussa un nouveau soupir. 
— « Bien raisonné. J'admets que l'orgueil a toujours été mon grand défaut. Et puis je détesterais vous perdre au profit d'un concurrent, après vous avoir considéré comme ma propriété personnelle depuis tant d'années. » Il hésita. « Oui, je suis prêt à traiter avec vous à vos conditions, si vous y tenez. » 
— « À mes conditions ? » fit Martin. 
— « Proposition standard. Tout ce que vous voudrez. » 
— « Ah ! » dit Martin. 
— « Mais je vous préviens, il n'y aura pas de tricherie possible. Je vous accorderai n'importe quel vœu de votre choix, mais vous devez me promettre en retour de monter dans le train quand le moment sera venu. » 
— « Et s'il ne vient jamais ? » 
— « Il viendra, soyez tranquille. » 
— « Et si j'émets la sorte de vœu qui me tiendra éloigné à jamais de ce moment ? » 
— « Un tel vœu n'existe pas. » 
— « Vous êtes trop sûr de vous. » 
— « C'est mon affaire, » dit le chef de train. « Quelle que puisse être votre intention, je vous avertis que je prendrai livraison en fin de compte. Et il n'y aura pas non plus de tour de passe-passe en dernière minute. Pas de repentirs tardifs, pas de beautés blondes ni d'avocats à la manque pour vous obtenir votre grâce. Je vous offre un marché honnête. C'est-à-dire que vous obtiendrez ce que vous désirez et que j'obtiendrai ce que je désire. » 
— « J'ai entendu dire que vous vous y entendiez à tromper les gens. Il paraît que vous êtes plus retors qu'un marchand de voitures d'occasion. » 
— « Dites donc ! » 
— « Je vous demande pardon, » dit vivement Martin. « Mais il est bien établi qu'on ne peut vous faire confiance. » 
— « Je l'admets. Mais vous, vous croyez avoir trouvé un moyen de me rouler ? » 
— « Je ne crois pas ; j'en mettrais ma main au feu. » 
— « Votre main au feu ! Très drôle ! » L'homme se mit à rire, puis reprit : « Mais nous perdons un temps précieux, Martin. Arrivons-en au détail de notre affaire. Que voulez-vous de moi ? » 
Martin aspira une profonde bouffée d'air. 
— « Je veux pouvoir arrêter le Temps. » 
— « Maintenant ? » 
— « Non. Pas encore. Et pas pour tout le monde. Je me rends compte que ce serait impossible, évidemment. Mais je veux pouvoir arrêter le Temps pour moi-même. Juste une fois, à un certain moment à venir. Chaque fois que j'atteins un point où je me sens heureux et satisfait de mon sort, c'est là que je voudrais l'arrêter. De façon à continuer d'être heureux toujours. » 
— « Voilà une idée originale, » dit le chef de train d'un ton songeur, « Je dois reconnaître que je n'ai encore rien entendu de tout à fait semblable, et croyez-moi, j'ai écouté plus d'une élucubration dans ma carrière. » Il fit un large sourire à Martin, « Ça a dû vous demander de la réflexion, pas vrai ? » 
— « Des années, » admit Martin. Il toussota et ajouta : « Alors, qu'en dites-vous ? » 
— « Ce n'est pas impossible, sur la base de votre propre notion subjective du temps, » murmura le chef de train, « Oui, je crois qu'on pourrait arranger cela. » 
— « Mais ce que je veux, c'est que le Temps s'arrête réellement. Que ce ne soit pas seulement un effet de mon imagination. » 
— « Je comprends. Et c'est faisable. » 
— « Alors, vous acceptez ? » 
— « Pourquoi pas ? Je vous ai fait une promesse, n'est-ce pas ? Donnez-moi votre main. » 
Martin hésita. 
— « Est-ce que ça me fera très mal ? Je veux dire que je n'aime pas la vue du sang, et…» 
— « Taisez-vous donc ! On vous a raconté des tas de bêtises. Nous avons déjà conclu notre marché, mon garçon. Je veux simplement mettre quelque chose dans votre main. Le moyen et l'instrument qui vous permettront de réaliser votre vœu. Après tout, il est impossible de prévoir à quel moment au juste vous pouvez décider de demander l'application du contrat, et je ne pourrai pas tout laisser tomber pour accourir. C'est pourquoi il est préférable que vous puissiez régler les choses vous-même. » 
— « Vous allez me donner un Stoppe-Temps ? » 
— « C'est à peu près cela. Dès que j'aurai pu me décider pour quelque chose de pratique. » Le chef de train hésita. « Ah ! j'ai ce qu'il vous faut ! Tenez, prenez ma montre ! » 
Il mit la main à son gousset et en tira une montre au boîtier en argent. Il ouvrit le boîtier et fit un réglage délicat. Martin essaya de voir ce qu'il faisait, mais les doigts de l'homme s'agitaient en un va-et-vient si rapide qu'il n'eut qu'une impression de flou. 
« Et voilà, » dit le chef de train avec un sourire. « Tout est prêt maintenant. Quand vous aurez finalement choisi le moment où vous désirez arrêter le Temps, vous n'aurez qu'à tourner le remontoir à l'envers jusqu'à ce que la montre s'arrête. Quand elle s'arrêtera, le Temps s'arrêtera pour vous. C'est assez simple ? » 
Et le chef de train laissa tomber la montre dans la main de Martin. 
Le jeune homme referma les doigts et étreignit le boîtier. 
— « C'est vraiment tout ? » 
— « Absolument. Mais souvenez-vous de ceci : vous ne pouvez arrêter la montre qu'une seule fois. Alors, tâchez d'être sûr que vous êtes bien heureux au moment que vous choisissez de prolonger. Je vous mets charitablement en garde ; ne prenez votre décision qu'en toute certitude. » 
— « C'est entendu, » dit Martin en souriant. « Et puisque vous avez été régulier avec moi, je vais l'être avec vous. Il y a une chose que vous semblez avoir négligée. Le moment que je choisirai importe peu en réalité. Parce que, lorsque j'aurai arrêté le Temps pour moi, je resterai toujours où j'en serai. Je n'aurai jamais à vieillir. Et si je ne vieillis pas, je ne mourrai jamais. Et si je ne meurs pas, je n'aurai jamais à faire le voyage dans votre train. » 
Le chef de train se détourna. Ses épaules se secouèrent convulsivement ; il pleurait peut-être. 
— « Et c'était moi qui, selon vous, aurait rendu des points à un marchand de voitures d'occasion ! » fit-il d'une voix étranglée. 
Sur ces mots, il se fondit dans le brouillard et le train lança un coup de sifflet impatient et s'ébranla, prenant aussitôt de la vitesse pour s'enfoncer en grondant dans la nuit. 
Martin resta là, regardant la montre en argent qui reposait dans sa main. S'il n'avait pu la voir et la soupeser, et s'il n'avait senti en même temps l'odeur qui flottait autour de lui, il aurait pu se demander si le train, le chef de train, le marché qu'il avait conclu, tout, en un mot, n'était pas, depuis le début, le fruit de son imagination. 
Mais il avait la montre et il reconnaissait l'odeur laissée par le train à son départ, bien qu'il y eût dans la région peu de locomotives utilisant le soufre comme combustible… 
Et il n'avait aucune crainte quant à son marché. Tel était l'avantage qu'il y avait à conduire un raisonnement jusqu'à une conclusion logique. Il y aurait eu des imbéciles pour désirer sur-le-champ la richesse, ou la puissance, ou Kim Novak. Quant à son père, il aurait peut-être demandé un flacon de whisky. 
Martin savait qu'il avait conclu une meilleure affaire. Mieux que meilleure, même, puisqu'elle offrait une sécurité absolue. Tout ce qu'il devait faire maintenant, c'était choisir son moment. 
Il mit la montre dans sa poche et reprit sa marche le long de la voie. 
Jusqu'à présent il n'avait pas eu de destination à proprement parler, mais il en avait une désormais. Il partait à la recherche d'un moment de bonheur… 

* * 
Le jeune Martin était loin d'être un nigaud. Il comprenait parfaitement que le bonheur est chose relative ; il y a des états et des degrés dans le contentement, et ils varient avec la condition de chacun. Comme vagabond, il était souvent heureux avec un repas chaud gratuit, un banc pour s'allonger dans un jardin public ou une bouteille de tord-boyau. Bien des fois, il avait atteint de la sorte un état de félicité momentanée, mais il savait qu'il existait des choses meilleures. Martin résolut de les rechercher. 
Au bout de deux jours il était dans l'immense ville de Chicago. Tout naturellement, il laissa ses pas le conduire vers West Madison Street et là, il entreprit de s'élever dans la vie. Il devint un clochard de grande ville et se mit à mendier le prix de ses repas ou d'un gîte pour la nuit. En l'espace d'une semaine, il s'était élevé au point où le bonheur était représenté par un repas dans une infecte gargote, une nuit sur un vrai lit de camp dans un vrai hôtel borgne, et un quart de moscatel. 
Une nuit vint où, après avoir goûté ce triple luxe jusqu'à satiété, Martin pensa tourner à l'envers le remontoir de sa montre alors qu'il atteignait au comble de l'euphorie. Mais il se mit à penser aux visages de ceux qu'il avait tapés d'une aumône ce jour-là. Bien sûr, c'étaient de gros balourds, mais ils étaient prospères. Ils portaient des vêtements de bonne coupe, avaient de bons emplois, conduisaient de belles voitures. Et pour eux, le bonheur était encore plus extatique… ils dînaient dans de grands hôtels, ils dormaient sur des matelas à ressorts, ils buvaient du whisky de marque. 
Balourds ou non, ils avaient réussi dans la vie. Martin tripota sa montre, repoussa l'envie de la mettre au clou pour s'acheter une autre bouteille de moscatel et s'endormit, résolu à se trouver du travail et à améliorer son coefficient de bonheur. 
À son réveil, il avait la bouche pâteuse, mais sa résolution ne l'avait pas quitté. Avant que le mois se fût écoulé, Martin travaillait pour un entrepreneur, sur un grand chantier de construction de la banlieue sud. Le travail était harassant, mais la paye était bonne et bientôt il put louer un studio dans Blue Island Avenue. Il avait pris l'habitude de manger dans des restaurants convenables, il s'était acheté un lit confortable et tous les samedis soirs il visitait la taverne du coin de la rue. Tout cela était bien agréable, mais… 
Le contremaître, satisfait de son travail, lui promit une augmentation au bout d'un mois. S'il attendait jusque-là, cette augmentation lui permettrait de s'acheter une voiture d'occasion. Avec une voiture il avait l'espoir de donner rendez-vous à une fille de temps à autre. Des camarades de travail le faisaient et ils semblaient parfaitement heureux. 
Martin continua donc de travailler et l'augmentation vint, puis la voiture, et bientôt, en effet, une fille puis une autre vinrent aussi. 
La première fois, il voulut immédiatement tourner le remontoir de sa montre. Mais il réfléchit à ce qu'affirmaient certains hommes qui avaient l'expérience de l'âge. Il y avait un type du nom de Charlie, par exemple, qui faisait équipe avec lui pour la manœuvre de la grue et qui avait coutume de dire : 
— « Quand on est jeune et plein d'illusions, on trouve peut-être du plaisir à sortir avec ces poules, mais au bout d'un moment on veut quelque chose de mieux. Une chouette fille pour soi tout seul. Crois-moi, c'est ça le rêve. » 
Martin songea qu'il se devait de vérifier par lui-même. S'il devait aboutir à une déception, il pourrait toujours revenir à ses conquêtes actuelles. 
Il s'écoula presque six mois avant que Martin fît la connaissance de Lillian Giilis. Dans l'intervalle, il avait encore amélioré sa situation ; il travaillait à l'intérieur, dans les bureaux. La société lui fit suivre des cours de comptabilité, le soir, ce qui était assez fastidieux, mais lui valait une paye plus grasse de quinze dollars en fin de semaine. Et le travail de bureau était tout de même plus agréable. 
Et Lillian était gaie et charmante. Quand elle lui eut dit qu'elle acceptait de l'épouser, Martin fut presque sûr que le moment favorable était venu. À cela près qu'elle était assez… bref, c'était une fille comme il faut et elle lui dit qu'ils devraient attendre d'être mariés. Or, évidemment, Martin ne pouvait songer à l'épouser avant d'avoir économisé encore un peu d'argent, sans compter qu'une autre augmentation n'aurait pas mal fait dans le tableau. 
Cela prit un an. Martin fit montre de patience, car il savait qu'il en serait récompensé. Chaque fois qu'un doute l'assaillait, il tirait sa montre et la regardait. Mais il ne la fit jamais voir à Lillian ni à personne. Presque tous les hommes qu'il connaissait portaient des montres-bracelets coûteuses et ce vieil oignon en argent avait l'air d'un objet vraiment bon marché. 
Martin souriait en regardant le remontoir. Quelques tours seulement et il aurait quelque chose qu'aucun de ces pauvres besogneux ne posséderait jamais. La satisfaction permanente, auprès de sa jeune épouse rougissante… 
Le mariage, toutefois, ne se révéla être que le commencement. Assurément c'était merveilleux, mais Lillian lui fit remarquer combien ils seraient mieux s'ils pouvaient avoir un nouvel appartement et l'arranger selon leurs goûts. Martin voulait de beaux meubles, un poste de télévision, une bonne voiture. 
Il se mit donc à suivre des cours du soir et obtint une place de chef de service. Lillian était enceinte et il voulait tenir le coup jusqu'à ce que son fils naquît. Mais quand son fils fut né, Martin se dit qu'il valait mieux attendre jusqu'à ce qu'il eût grandi un peu, commencé à marcher, à parler, à acquérir une personnalité. 
C'est à cette époque que la société le nomma inspecteur et l'envoya en mission sur ses chantiers un peu partout. Maintenant, c'était à son tour de prendre ses repas dans les bons hôtels et de vivre confortablement aux frais de la maison. Plus d'une fois, il fut tenté de tourner le remontoir de sa montre. C'était la belle vie… Évidemment, c'eût été encore mieux s'il avait pu se dispenser de travailler. Tôt ou tard, s'il parvenait à prendre la tête d'une des affaires de la société, il pourrait faire son beurre et se retirer. Alors tout serait idéal. 
La chose se réalisa, mais il fallut du temps. Son fils allait déjà au collège quand Martin réussit à obtenir sa part de la grosse galette. Il sentit alors que c'était maintenant le moment ou jamais, car il n'était plus exactement un jeune homme. 
Mais c'est précisément à cette époque qu'il fit la connaissance de Sherry Westcott et celle-ci ne sembla pas le trouver du tout d'âge mûr, bien qu'il perdît ses cheveux et prît de l'embonpoint. Elle lui apprit qu'une perruque pouvait couvrir sa calvitie et qu'une ceinture pouvait lui faire rentrer sa bedaine. En fait, elle lui apprit des tas de choses, et il fut si heureux de les découvrir qu'il tira sa montre et se prépara à en tourner le remontoir à l'envers. 
Malheureusement, il choisit le moment précis où les détectives privés enfonçaient la porte de la chambre de l'hôtel, et après cela Martin fut si longtemps occupé à défendre ses intérêts dans l'action en divorce qu'il ne put prétendre honnêtement trouver du plaisir à un quelconque instant. 
Quand il eut conclu le règlement final avec Lil, il était de nouveau sur la paille et Sherry ne semblait plus le trouver si jeune, tout compte fait Alors il carra les épaules et se remit au travail. 
Il finit par refaire fortune, mais il lui fallut plus de temps cette fois-ci et il n'eut guère l'occasion de s'amuser en route. Les demi-mondaines qui hantaient les bars à la mode ne semblaient plus l'intéresser, non plus que l'alcool. D'ailleurs, le médecin lui avait formellement déconseillé tout cela. 
Mais il restait d'autres plaisirs à inventorier pour un homme riche. Les voyages, par exemple… et sans avoir à aller d'une ville à l'autre dans un wagon de marchandises. Martin fit le tour du monde en avion et en paquebot de luxe. Un jour, il lui sembla qu'il allait trouver enfin son moment. C'était en visitant le Taj Mahal au clair de lune. Martin tira sa vieille montre et se prépara à la remonter à l'envers. Personne n'était là pour le voir faire… 
Et c'est justement pourquoi il hésita. Assurément, c'était un moment agréable, mais il était seul. Lil et son fils étaient partis, Sherry était partie et, sans qu'il sût exactement pourquoi, il n'avait jamais eu le temps de se faire des amis. Peut-être que s'il faisait connaissance avec des gens sympathiques, il trouverait le bonheur définitif. La solution devait être là : le bonheur ce n'étaient ni l'argent, ni la puissance, ni les plaisirs de la chair, ni la vue de belles choses. La véritable satisfaction était dans l'amitié. 
Sur le navire qui le ramenait aux États-Unis, Martin essaya donc de se faire quelques amis au bar. Mais tous ces gens étaient beaucoup plus jeunes que lui et Martin ne se trouvait aucun point commun avec eux. Et puis ils voulaient danser et boire et Martin n'était pas dans un état de santé lui permettant d'apprécier de tels passe-temps. Il essaya néanmoins. 
C'est peut-être la raison pour laquelle il eut ce petit accident la veille de l'arrivée du navire à San Francisco. « Petit accident » furent les mots employés par le docteur, mais Martin remarqua l'air grave qu'il prit pour lui dire de garder le lit et s'inquiéta qu'il eût demandé l'envoi d'une ambulance au débarcadère pour le transporter immédiatement à l'hôpital. 
À l'hôpital, les soins coûteux, les sourires et les paroles de réconfort ne trompèrent pas Martin. Il était maintenant un vieil homme au cœur fragile et l'on s'attendait à ce qu'il mourût. 
Mais il était capable de leur causer une fameuse surprise. Il avait toujours sa montre. Il la trouva dans son veston quand il mit ses vêtements et s'enfuit de l'hôpital.  
Il n'aurait pas à mourir. Il pouvait tromper la mort en faisant un simple geste – et ce geste, il voulait le faire en homme libre, dehors, avec le ciel seul pour témoin. 
Le vrai secret du bonheur était là et il le comprenait maintenant. L'amitié elle-même ne valait pas la liberté. La liberté était le bien le plus précieux : être libre à l'égard des amis, ou de la famille ou de la violence du désir. 
Sous le ciel nocturne, Martin parcourut lentement le quai en bordure du fleuve. À tout prendre, il était à peu près revenu à son point de départ, de nombreuses années en arrière. Mais le moment était favorable, assez favorable pour valoir d'être prolongé indéfiniment. Qui a été vagabond garde toujours l'âme d'un vagabond. 
Il sourit à cette pensée, mais le sourire se transforma soudain en une amère grimace à l'instant même où une vive douleur lui tordait brusquement la poitrine. Le monde se mit à tournoyer et Martin s'effondra sur le trottoir. 
Il ne pouvait pas voir nettement, mais il gardait sa connaissance et il comprenait ce qui s'était passé. C'était encore une attaque, et grave celle-là. Peut-être était-ce la dernière ? Mais il ne serait pas si bête cette fois ; il n'attendrait pas pour voir ce qui était en réserve pour lui juste au tournant. 
L'occasion lui était donnée en cet instant d'utiliser son pouvoir et de sauver sa vie. Et il allait la saisir. Il avait encore la force de bouger. Rien ne pouvait l'empêcher de faire le geste nécessaire. 
Il fouilla dans sa poche et en tira la vieille montre en argent dont il se mit à manipuler le remontoir. Quelques tours et il allait tromper la mort, il n'aurait jamais à faire le voyage dans ce Train pour l'Enfer. Il pourrait continuer à vivre indéfiniment. 
Indéfiniment. 
Martin n'avait jamais réellement pesé le mot. Continuer indéfiniment – mais comment ? Continuer de vivre à jamais ainsi, vieux et malade, couché là, désemparé, sur le trottoir ? Était-ce cela qu'il voulait ?  
Non. Il ne pouvait pas faire cela. Il ne le ferait pas. Et soudain il eut grande envie de pleurer, parce qu'il se rendait compte que, quelque part dans le cours de sa vie, il avait voulu être trop malin. Et maintenant il était trop tard. Sa vue s'obscurcit et un grondement lui emplit les oreilles… 
Il reconnut le grondement, évidemment, et il ne fut pas surpris de voir le train surgir du brouillard qui baignait le quai. Il ne fut pas surpris non plus de le voir stopper, ni de voir le chef de train descendre et s'avancer lentement vers lui. 
Le chef de train n'avait pas subi le moindre changement. Son sourire grimaçant aussi était toujours le même. 
— « Bien le bonjour, Martin, » dit-il. « Allons ! En voiture ! » 
— « Je sais, » murmura Martin. « Mais il va falloir que vous me portiez. Je ne peux pas marcher. À vrai dire, je ne parle même plus maintenant, n'est-ce pas ? »  
— « Mais si, » dit le chef de train. « Je vous entends très bien. Et vous pouvez marcher aussi. » 
Il se pencha et posa la main sur la poitrine de Martin. Un instant, Martin se sentit à la fois engourdi et glacé, puis, effectivement, il se mit à marcher. 
Il suivit l'homme sur le talus, le long du train. 
— « Ici ? » demanda-t-il. 
— « Non, le wagon d'à côté, » murmura le chef de train. « Je crois que vous avez le droit de voyager en pullman. Après tout vous êtes un homme qui a brillamment réussi. Vous avez goûté aux joies que procurent la fortune, une belle situation, le prestige. Vous avez connu les plaisirs du mariage et de la paternité. Vous avez expérimenté les délices de la table, vous avez fait de beaux voyages et connu tout le confort possible. Alors, pas de récriminations à la dernière minute. » 
— « D'accord, » dit Martin en soupirant. « Je ne peux pas vous faire de reproches pour des erreurs qui sont miennes. D'autre part, vous ne pouvez pas vous attribuer le mérite de ce qui est arrivé. Tout ce dont j'ai profité, je l'ai obtenu par mon travail. Je ne dois rien qu'à moi-même. Je n'ai même pas eu besoin de votre montre. » 
— « C'est vrai, » dit le chef de train avec un sourire. « Mais voudriez-vous me la rendre maintenant ? » 
— « Vous en avez besoin pour la prochaine poire, hein ? » murmura Martin. 
— « Peut-être. » 
Le ton sur lequel il avait répondu fit que Martin leva la tête. Il essaya de voir les yeux du chef de train, mais la visière de la casquette faisait une ombre. Alors Martin regarda la montre. 
— « Répondez-moi franchement, » dit-il à voix basse. « Si je vous donne la montre, qu'allez-vous en faire ? » 
— « Eh bien, la jeter dans le fossé, » répondit le chef de train. « C'est tout ce que j'en ferai. » 
Et il tendit la main. 
— « Et si quelqu'un passe et la trouve ? Et qu'il tourne le remontoir à l'envers et arrête le Temps ? » 
— « Personne ne ferait cela, » murmura le chef de train. « Même en connaissance de cause. » 
— « Vous voulez dire que tout était une supercherie ? Que ce n'est qu'une montre ordinaire et bon marché ? » 
— « Je n'ai pas dit cela, » murmura le chef de train. « J'ai simplement dit que personne n'a jamais tourné le remontoir à l'envers. Tous ont été comme vous, Martin, espérant pouvoir trouver un jour le bonheur parfait. Attendant le moment qui ne vient jamais. » 
Le chef de train tendit de nouveau la main. 
Martin soupira et secoua la tête. 
— « Vous m'avez trompé, en fin de compte. » 
— « C'est vous qui vous êtes trompé vous-même, Martin, et maintenant vous allez voyager dans le Train pour l'Enfer. » 
Il poussa Martin sur le marchepied et le força à entrer dans le wagon. Comme il y entrait, le train se mit en marche et le sifflet retentit. Et Martin resta debout immobile, dans le pullman qui tanguait, regardant les autres voyageurs de part et d'autre du couloir central. Il les voyait assis là, et cela ne lui semblait pas étrange, après tout. 
Ils étaient là, les ivrognes et les pécheurs, les joueurs et les rapineurs, les noceurs, les coureurs de jupons et toute la joyeuse équipe. Ils savaient où ils allaient, naturellement, mais ils ne semblaient pas s'en soucier le moins du monde. Aux fenêtres, les rideaux étaient tirés, mais il y avait de la lumière dans le wagon et tous les voyageurs rivalisaient de gaieté, chantant et se passant la bouteille, éclatant de rire et jouant aux dés, débitant leurs plaisanteries et leurs fanfaronnades, exactement comme le père de Martin le chantait dans sa chanson. 
— « Voilà des compagnons de voyage vraiment épatants, » dit Martin. « Ma parole, je n'ai jamais vu une bande d'aussi joyeux lurons. Ils semblent réellement s'amuser. » 
Le chef de train haussa les épaules. 
— « Je crains qu'ils ne soient moins exubérants quand nous arriverons au terminus. » 
Pour la troisième fois, il tendit la main. 
« Maintenant, avant de vous asseoir, si vous voulez bien me donner cette montre. On ne revient pas sur un marché…» 
Martin sourit. 
— « Je suis bien d'accord, » dit-il. « J'ai accepté de voyager dans votre train si je pouvais arrêter le Temps quand je trouverais le moment de bonheur me convenant. Or, je crois que je suis aussi heureux ici, maintenant, que je ne l'ai jamais été. » 
Très lentement, Martin prit le remontoir dans ses doigts. 
— « Non ! Malheureux ! » fit le chef de train d'une voix haletante. « Ne faites pas ça ! » 
Mais le remontoir tourna. 
— « Vous rendez-vous compte de ce que vous avez fait ? » hurla le chef de train. « Maintenant nous n'arriverons jamais au terminus ! Nous allons continuer ce voyage comme ça, tous… pour l'éternité ! » 
Martin fit un large sourire. 
— « Je le sais, » dit-il. « Mais l'amusement est dans le voyage et non dans la destination. C'est vous-même qui me l'avez appris. Et j'espère faire un merveilleux voyage. Écoutez, peut-être que je pourrais même vous aider. Si vous me trouviez une de ces casquettes, maintenant, et que vous me laissiez garder cette montre… » 
Et c'est ainsi que tout s'arrangea finalement. Coiffé de sa casquette, sa vieille montre en argent dans son gousset, il n'est, dans ce monde ou hors de ce monde, personne de plus heureux que Martin. Martin, le nouveau serre-freins du Train pour l'Enfer… 
(Traduit par Roger Durand.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
- Déjà 7708 visites sur ce site!