ARK NETWORK reference.ch · populus.ch    
 
  
Le site du Petit Papy 
 
 
Rubriques

RETRAITE
SEMINAIRE
A. E. T.
ORIGINES
LE MUR
MUSIQUE
CARRIERE
CHANSONS
AveMaria
Violetta
Acropolis
Marilou
Méditerra
Tango
Bohémienn
Regrette
Fleur
Mexico
Amour
Bord' Eau
Visa pour
Pirée
Gondolier
Que Sera
ComePrima
Etoiles
Javableue
3 cloches
Histoire
Alsace
Cerises
Blés d'Or
Adieux
Cheminée
Le Train
Lara
vie Rose
Colonies
Maman
Rossignol
Tom Dooly
Harmonica
Heintje
Captain Cook
Ernst Mosch
Accordéon
DEFILES 1
DEFILES 2
accordéon 2
accordéon 3
accordéon 4
accordéon 5
DEFILES
EXTRAITS
VRAI !
CITATIONS
ESOTERISME
VACANCES
Films
Films 1
Films 2
Livres
Livres 1
Livres 2
livres Google
Livre GOOGLE 1
Livre GOOGLE 2
Livre GOOGLE 3
Livre GOOGLE 4
Livre GOOGLE 5
Livre GOOGLE 6
Mus.Retro
Tableaux 1
Tableaux 2
Tableaux 3
Tableaux 4
Tableaux 5
Tableaux 6
Tableaux 7
Tableaux 8
Tableaux 9
Tableaux 10
Tableaux 11
Tableaux 12
Tableaux 13
Tableaux 14
Tableaux 15
Tableaux 16
video
vidéo
Orgue
Paranormal
Alsace
Danse
Musikanten
Musikanten 1
Musikanten 2
Musikanten 3
Musikanten 4
Limonaires
Limonaires 1
Limonaires 2
Limonaires 3
Limonaires 4
Templiers
Jules Verne
Photos 2° Guerr
Tableaux 01
Livre 1
Livre 2
CITOYEN DE SECO
LES HOMMES DANS
La sève de l'arb
Les enfers sont
Jusqu'à la quatr
La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
Le péché origine
Assirata ou Le m
L’Exécuteur - RO
Celui que Jupite
L'Enchaîné - ZEN
Le cimetière de
Les souvenirs de
Échec aux Mongol
Olivia par HENRI
Clorinde par AND
Les prisonniers 
L’étranger par W
Du fond des ténè
Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
Le second lot -
Le saule - JANE
Rencontre - GÉRA
Il était arrivé
Un autre monde -
La filleule du d
Le passé merveil
Les ogres par RO
Le pion escamoté
Virginie (Virgin
Et le temps ne s
Suite au prochai
La venue du héro
Une brise de sep
Et s’il n’en res
Vers un autre pa
Le singe vert -
Le Yoreille - PI
Témoignage perdu
Retour aux caver
Les premiers jou
Le diable par la
La seconde chanc
L'état d'urgence
Le masque - JACQ
Sans issue - JAN
Fugue
Une créature
La ville entrevu
Dieu n'a pas de
Les ongles
Sous le vieux Po
Douce-Agile
Le Diadème
Le manteau bleu
Les frontières
Les marchands
Le jardin du dia
Retour aux origi
Les communicateu
Le cri
Le rêve
Le cavalier
Un homme d’expéd
La proie
Les idées danger
Le temple
La nuit du Vert-
La choucroute
Les derniers jou
Partir, c'est mo
La route
La machine
Les prisonniers
Guerre froide
Gangsters légaux
La Valse
Invasion
Loup y es-tu ?
Maison à vendre
Le miroir
Ma pomme
Route déserte
Le test
L'homme qui écou
Ce que femme veu
Cache-cache
Le voyage
Désertion
Opération Opéra
Invasion
Le cœur d’une vi
Les immigrants
Le Train pour l'
La petite sorciè
Culbute
Et la vie s'arrê
La Salamandre
Des filles
Contes d'ailleur
L’homme
Les fauteurs
Les trois vieill
Incurables sauva
Djebels en feu
COMMANDERIE
Les-sentiers
Kalachnikov
La Nuit de tous
ventres d'acier
Les Bellanger
Les saboteurs
Sigmaringen
trahison
La rebouteuse
L'europe en enfe
Non identifiés
La Chute de l'or
Année des dupes
Amères récoltes
Le Batard
Femmes cruelles
L'Armée des pauv
Afrika korps
LaCabaneduberger
La Louve de Corn
Frédégonde Reine
Au coeur des ext
L'île du dernier
Le secret de la
Une fille en cav
Les Enfants des
Le sacrifice des
J.Bergier
James Clavell
UN ADIEU
Jacques Mazeau
James Herbert
James Rollins
Hobb Robin
Horowitz Anthony
Kelig et Louis
BULGARIE
DIANA ET VINCENT
Elle réussit
Tour du monde
Survivre
40 Jours
en enfer
Jungle maya
ILS SURVIVENT
Je traverse seul

 

 Home  | Livre d'Or  | Album-Photo  | Contact

Les premiers hommes - HOWARD FAST

Les premiers hommes - HOWARD FAST 
  
Tout semble avoir été dit sur la prochaine mutation, sur l'homme après l'homme. D'Olaf Stapledon (« Rien qu'un surhomme ») à Van Vogt (« À la poursuite des Slans »), les auteurs américains ont épuisé le sujet. Ce qui n'empêche pas Howard Fast, amateur (et non spécialiste) de science-fiction, de l'imaginer ici sous un aspect nouveau. Rappelons que Fast, écrivain célèbre dans d'autres domaines, et connu pour ses affinités progressistes, n'est venu que récemment à la SF, avec des récits dont « Fiction » a l'exclusivité1 . 
  

Par avion 
Calcutta (Inde) 
4 novembre 1945 
à Mrs. Joan Arbalaid, Washington. 
  
Ma bien chère sœur, 
Ça y est, j'ai trouvé. J'ai vu la chose de mes propres yeux, et me voici persuadé que j'ai un rôle à jouer en ce bas monde : celui d'enquêteur outre-mer, destiné à satisfaire les fantaisies anthropologiques de ma sœur. À tout prendre, ça vaut mieux que de m'ennuyer. Je n'ai aucune envie de rentrer à la maison et je n'ai pas l'intention de t'en donner les raisons. Je suis névrosé, instable, désemparé. Comme tu le sais, j'ai été démobilisé à Karachi. Je suis ravi d'être un ex-G.I. et de voyager en touriste, mais il ne m'a fallu que quelques semaines pour rn'ennuyer à mort. Aussi ai-je été fort satisfait que tu m'aies confié une mission. Mission accomplie. 
Ç'aurait pu être plus passionnant. Pour dire le vrai, la petite coupure de l'Associated Press que tu m'as envoyée était parfaitement exacte, dans tous ses détails. Le petit village de Chunga se trouve en Assam. Je m'y suis rendu par avion, chemin de fer à voie étroite… et char à bœufs, et je t'assure que c'est un voyage délicieux en cette saison, quand la grosse chaleur est passée. J'ai vu l'enfant, qui doit avoir quatorze ans. 
Naturellement, tes connaissances sur l'Inde te permettent de savoir qu'à quatorze ans, une jeune fille est pratiquement adulte dans ce pays – la plupart, à cet âge-là, sont mariées. Or, il n'est pas question de mettre cet âge en doute. J'ai eu tout mon temps pour discuter avec son père et sa mère, qui l'ont reconnue grâce à deux marques de naissance particulièrement frappantes. Des parents et d'autres villageois ont confirmé l'identification – et tous ont reconnu les marques de naissance. Ce qui n'a rien d'extraordinaire ou d'inhabituel dans ces petits villages. 
L'enfant avait disparu quand elle était bébé, à huit mois. L'histoire banale : les parents travaillant aux champs, on pose l'enfant à terre, et puis plus d'enfant ! Était-elle capable de ramper à cet âge ou non, je n'en sais rien ; en tout cas, c'était un bébé vigoureux, plein de vivacité et de curiosité. Tout le monde est d'accord sur ce point. 
Comment est-elle arrivée chez les loups, nous ne le saurons jamais. Peut-être une femelle qui avait perdu ses chiots l'a-t-elle emporté. C'est la version la plus vraisemblable, non ? Il ne s'agit pas du loup européen ou lupus, mais du pallipes, son cousin asiatique. C'est pourtant un animal dont la taille et l'agressivité imposent le respect, et qu'on n'a guère envie de rencontrer à la nuit tombée. Il y a dix-huit jours, quand on a retrouvé la petite, les villageois ont dû tuer cinq loups pour s'emparer d'elle, et elle-même s'est débattue comme un démon sorti tout droit de l'enfer. Elle avait vécu comme un loup pendant treize ans. 
Pourra-t-on un jour connaître l'histoire de sa vie parmi les loups ? Je l'ignore. À tous points de vue, c'est une louve. Elle est incapable de se tenir debout, et il n'est plus possible de redresser sa colonne vertébrale. Elle court à quatre pattes et ses articulations sont couvertes de cals épais. On essaye de lui apprendre à se servir de ses mains pour prendre les objets, mais sans succès jusqu'ici. Si on lui met des vêtements, elle les déchire. Pour l'instant, elle s'est avérée incapable de comprendre ce qu'était la parole, à plus forte raison de parler. L'anthropologue indien Sumil Gojee s'occupe d'elle depuis huit jours, mais il a peu d'espoir de pouvoir jamais communiquer avec elle, si peu que ce fût. Si on la juge de notre point de vue et d'après nos normes, c'est une idiote absolue, une imbécile restée à l'état infantile, et il y a toute chance pour qu'il en soit ainsi jusqu'à la fin de sa vie. 
D'un autre côté, le professeur Gojee et le docteur Chalmers, un type du service gouvernemental d'hygiène qui est venu de Calcutta pour examiner l'enfant, sont d'accord pour admettre qu'aucun élément physiologique ou héréditaire n'explique l'état mental de cette enfant, qu'elle ne présente aucune malformation cérébrale et qu'il n'y a pas de cas d'imbécillité dans son ascendance. Tout le monde au village témoigne que, bébé, elle était parfaitement normale et même brillante. Le professeur Gojee fait remarquer qu'il lui a fallu beaucoup de vivacité et de facultés d'adaptation pour survivre treize ans parmi les loups. Elle réagit remarquablement bien aux tests destinés à sonder ses réflexes, et du point de vue neurologique, elle paraît parfaitement saine. Elle est solide, plus solide que les enfants de son âge, mince et nerveuse, rapide dans ses mouvements. Les sens de l'odorat et de l'ouïe sont anormalement aiguisés. 
Le professeur Gojee a examiné des rapports concernant dix-huit cas analogues recensés aux Indes pendant les cent dernières années. Dans tous les cas sans exception, nous a-t-il dit, l'enfant retrouvé était un idiot de notre point de vue, ou plutôt un loup d'un point de vue objectif. Il insiste sur ce point qu'il n'est pas exact de dire d'un tel enfant que c'est un idiot ou un imbécile – pas plus exact que de dire d'un loup que c'est un idiot ou un imbécile. L'enfant est un loup – peut-être très supérieur comme loup, mais cependant, un loup. 
Je prépare un rapport beaucoup plus complet sur toute cette affaire. En attendant, cette lettre contient les faits essentiels. En matière de finances, je m'en tire très bien pour l'instant, j'ai gagné onze cents dollars au jeu. Prends bien soin de toi-même, de ton précieux époux et du service public d'hygiène. 
Baisers affectueux, 
Harry. 

* * 
Par télégramme 
HARRY FELTON 
HOTEL EMPIRE. 
CALCUTTA, INDE. 
10 NOVEMBRE 1945 
PAS DE LA FANTAISIE HARRY MAIS TRES SERIEUX. STOP. BRAVO BIEN TRAVAILLE. STOP. CAS ANALOGUE HOPITAL GENERAL PRETORIA DOCTEUR FELIX VANOTT. STOP. TON BILLET AVION PRIS TOUTES FORMALITES ACCOMPLIES. 
JOAN ARBALAID. 

* * 
Par avion 
Pretoria (Union sud-africaine) 
15 novembre 1945 
à Mrs. Joan Arbalaid, Washington 
  
Ma bien chère sœur, 
Toi et ton mari, vous m'avez tout l'air d'être de grosses légumes, mais je voudrais bien savoir à quoi rime tout cela. Je suppose que vous jugerez bon de me le dire en temps utile. En tout cas, je m'incline devant la façon dont vous êtes obéi. On a débarqué un colonel avec tous ses galons pour m'expédier en quatrième vitesse en Afrique du Sud, beau pays au climat agréable et, j'en suis certain, plein d'avenir. 
J'ai vu l'enfant, qui est toujours ici à l'Hôpital général. J'ai passé une soirée avec le docteur Vanott et une jeune personne dotée de raisonnables attraits, Miss Gloria Oland, anthropologue qui prépare son doctorat en étudiant les bantous. Tu vois que je vais être en mesure de te donner des tas de renseignements sur le milieu, au fur et à mesure que je ferai plus ample connaissance avec Miss Oland. 
En apparence, le cas ressemble de façon frappante à celui qui s'est produit en Assam. Là-bas il s'agissait d'une fillette de quatorze ans ; ici c'est un petit garçon bantou de onze ans. La petite fille avait été élevée par des loups, le petit garçon l'a été par des babouins. C'est un chasseur blanc nommé Archway, du type fort et taciturne sorti tout droit d'un bouquin d'Hemingway, qui l'a récupéré. Malheureusement, Archway a un caractère de cochon et déteste les gosses : quand l'enfant – mû par une impulsion bien compréhensible – l'a mordu, il l'a fouetté et peu s'en est fallu qu'il le tue. C'est ce qu'il a appelé le « mater ». 
Cependant, à l'Hôpital, l'enfant a reçu les meilleurs soins et une affection normale quoique scientifique. Impossible d'identifier ses parents, car les babouins du Basutoland sont de grands voyageurs, et on ne peut dire où ils l'ont ramassé. Son âge, d'après des données médicales, n'est qu'approximatif, mais je crois que c'est à peu près ce que je t'ai dit. Sur son origine bantoue, aucun doute. Il est beau, avec des membres longs, une extraordinaire robustesse, et rien n'indique que son cerveau soit lésé. Mais comme la petite fille d'Assam il est, à notre point de vue, un idiot et un imbécile. 
En d'autres termes, c'est un babouin. Ses cris sont ceux d'un babouin. Il est différent de la fille en ce sens qu'il est capable de se servir de ses mains pour tenir et examiner les objets, mais, à ce que dit Miss Oland, c'est simplement la différence normale entre loup et babouin. 
Lui aussi présente une déformation définitive de l'épine dorsale ; il va à quatre pattes à la manière des babouins, et le dos de ses doigts et de ses mains est tout calleux. La première fois, il a déchiré ses vêtements, puis il les a acceptés, mais ceci est également un trait du caractère babouin. Dans ce cas-ci, Miss Oland a quelque espoir de le voir apprendre un langage au moins élémentaire, mais le docteur Vanott en doute fortement. Je dois remarquer en passant que sur les dix-huit cas dont a parlé le professeur Gojee, il n'y en a aucun où l'enfant ait appris plus que des rudiments d'un langage humain. 
Et voilà comment meurt le héros de mon enfance, Tarzan roi des singes ! Et tous les nobles animaux avec lui : autant en emporte le vent ! Mais voici ce qui m'épouvante : qu'est-ce qui fait de l'homme ce qu'il est, si une telle chose peut lui arriver ? Les gens bourrés de science qu'il y a ici ont essayé de m'expliquer que l'homme est le produit de sa pensée, et que sa pensée est, en grande partie, modelée par le milieu où il vit – et cette évolution de la pensée est fondée sur les mots. Sans les mots, la pensée n'est plus qu'images, ce qui est du niveau animal et exclut tout concept abstrait, même les plus primitifs. En d'autres termes, l'homme ne peut devenir homme tout seul : il existe en fonction des autres hommes et de la totalité de la société et de l'expérience humaine. 
Un homme élevé par les loups est un loup, un homme élevé par les babouins un babouin – c'est effrayant, n'est-ce pas ? Ma tête bourdonne de toutes sortes d'idées, dont quelques-unes sont particulièrement déplaisantes. Ma bien chère sœur, où voulez-vous en venir, ton mari et toi ? N'est-il pas temps de vous en ouvrir à ce bon vieil Harry ? À moins que vous n'ayez envie de m'expédier au Tibet ? Je ferai n'importe quoi pour vous faire plaisir, mais j'aimerais mieux que ça rime à quelque chose. Avec toute mon affection,  
Harry. 

* * 
Par avion 
Washington 
27 novembre 1945. 
à Mr. Harry Felton, Pretoria (Union Sud-Africaine) 
  
Mon cher Harry, 
Tu es un bon et brave frère, et un frère astucieux qui plus est. En plus, tu es un amour. Mark et moi voudrions que tu fasses un travail pour nous qui te permettrait de parcourir toute la surface du globe et, en plus, d'être payé pour ça. Pour te convaincre, il nous faut dévoiler les noirs secrets de notre œuvre : considérant que tu es quelqu'un de digne de notre confiance, nous nous y sommes décidés. Mais, à ce qu'il semble, la poste est moins digne de confiance. Or, étant donné que nous travaillons pour l'armée qui est vouée par nature au « top secret » et autres âneries, c'est la valise diplomatique qui t'apportera les renseignements. Au reçu de cette lettre, tu peux considérer que tu es engagé. Tes dépenses seront payées dans les limites du raisonnable et tu recevras en sus huit mille dollars par an : en échange on te demandera plus de compréhension que de travail. 
Sois assez bon pour rester à ton hôtel de Pretoria jusqu'à l'arrivée de la valise. Cela ne prendra pas plus de dix jours. Bien sûr, on t'avisera. 
Avec l'affection et la tendresse de 
Joan. 

* * 
Par la valise diplomatique 
Washington 
5 décembre 1945. 
Mr. Harry Felton Pretoria (Union sud-africaine) 
  
Cher Harry, 
Daigne voir dans cette lettre le résultat de nos efforts communs à Mark et à moi-même. Nous sommes également d'accord sur les conclusions. Au demeurant, considère-la comme un document extrêmement sérieux.  
Tu sais que depuis vingt ans nous nous sommes tous deux passionnés pour la psychologie infantile et l'étude du développement de l'enfant. Inutile de te rappeler nos carrières ou notre travail au bureau de la Santé publique. Notre œuvre pendant la guerre, liée au Programme de Sauvetage de l'Enfance, nous a menés à échafauder une théorie intéressante que nous avons décidé d'approfondir. Le Chef du Service nous a permis d'en faire l'objet de notre travail, et il y a peu de temps, on nous a accordé une importante subvention sur les fonds de l'armée pour y travailler. 
Venons-en à cette théorie qui a déjà été un peu confirmée par l'expérience, comme tu es bien placé pour le savoir. En deux mots – mais il nous a fallu deux décennies pour y parvenir – voilà : Mark et moi en sommes venus à la conclusion qu'au milieu des homo sapiens est né le levain d'une nouvelle race. Appelle-les surhommes ou tout ce que tu voudras. Ce ne sont pas des nouveaux venus. Ils sont apparus depuis des siècles ou peut-être des millénaires. Mais ils sont pris au piège et fondus dans le milieu humain normal, avec aussi peu de chances de s'en sortir que ta gamine de l'Assam qui a été capturée par les loups ou ton petit bantou, par les babouins. 
Au fait, ces deux cas ne sont pas les seuls que nous ayons étudiés. Sept cas similaires nous sont connus par des dépositions sous serment : un en Russie, deux au Canada, deux en Amérique du Sud, un en Afrique Occidentale, et pour arrondir le total, un aux États-Unis. Nous avons aussi connaissance par ouï-dire et par des traditions folkloriques de trois cent onze cas similaires s'étendant sur quatorze siècles. Dans tous ces cas, sauf dans seize d'entre eux, nous nous trouvons plus ou moins nettement en présence des faits que tu as vus et décrits toi-même : l'enfant élevé par un loup est un loup. 
Nos travaux personnels aboutissent à une conclusion parallèle : l'enfant élevé par un homme est un homme. Si le surhomme existe, il est bloqué dans son développement aussi sûrement que l'enfant humain élevé par des animaux. Notre hypothèse est qu'il existe. 
Pourquoi pensons-nous que ce sur-enfant existe ? Eh bien, il y a plusieurs raisons, et je n'ai ni le temps ni la place de les donner en détail. Mais il y en a deux particulièrement importantes : d'abord, nous connaissons l'histoire de plusieurs centaines de cas d'hommes ou de femmes qui, enfants, avaient un quotient d'intelligence supérieur ou égal à 150. En dépit des énormes promesses intellectuelles qu'ils présentaient dans leur enfance, moins de 10 % d'entre eux ont réussi dans la carrière qu'ils se sont choisie ; 10 % ont été catalogués comme déments incurables ; 14 % ont ou ont eu besoin d'une thérapeutique mentale ; 6 % se sont suicidés ; 1 % sont en prison ; 27 % ont divorcé une ou plusieurs fois ; 19 % échouent dans toutes leurs entreprises ; les autres sont absolument insignifiants dans tous les domaines. Tous leurs quotients intellectuels ont baissé de façon considérable, presque en suivant une courbe inversement proportionnelle à leur âge.  
La Société n'a jamais permis à de telles intelligences de se développer pleinement, nous ne pouvons donc savoir ce qu'elles auraient donné. Mais nous pouvons savoir en revanche qu'elles ont été réduites à une sorte d'idiotie, une idiotie que nous, nous trouvons normale. 
Quant à la seconde raison, la voici : nous savons que l'homme n'utilise qu'une petite partie de son cerveau. Qu'est-ce qui lui ferme la porte du reste ? Pourquoi la nature lui a-t-elle donné un outil dont il ne peut se servir intégralement ? Ne serait-ce pas la société qui l'empêche de briser les barrières entourant ses propres possibilités ? 
Voici donc, en abrégé, ces deux raisons. Crois-moi, Harry, il y en a bien d'autres, assez pour que nous ayons convaincu certains bonshommes du gouvernement, têtes dures et dépourvues d'imagination, qu'il fallait nous donner une chance de libérer le surhomme. Bien sûr, l'histoire nous aide, à sa façon, qui est mesquine. À ce qu'il paraît, nous commençons déjà une nouvelle guerre, contre la Russie cette fois ; une guerre froide, comme on a déjà commencé à l'appeler. Entre autres choses, ce sera une guerre de l'intelligence, denrée plutôt rare, comme certains de nos géants de l'intellect ont eu la franchise de l'avouer. Ils considèrent nos surhommes comme une arme secrète, de petits démons qui vont se dresser armés de rayons de la mort et de super-bombes atomiques quand le moment sera venu. Grand bien leur fasse ! De toute façon, un projet comme celui-ci ne peut s'imaginer sous la tutelle d'un pouvoir bénin. L'important, c'est que Mark et moi avons été entièrement chargés de l'entreprise, avec des millions de dollars, la priorité absolue et tout le tremblement. Mais cependant, secret absolu jusqu'à la fin. Je ne saurais trop insister sur ce point. 
En ce qui concerne ton travail, si tu acceptes, il comprend plusieurs étapes. Première étape : à Berlin, en 1937, il y avait un professeur nommé Hans Goldbaum. À demi juif. Il était directeur de l'institut médical pour Enfants. Il a publié une petite monographie sur les tests de l'intelligence sur les enfants et il prétendait – nous sommes assez enclins à le croire – qu'il pouvait déterminer le Q.I. d'un enfant au cours de sa première année, avant qu'il sache parler. Il a présenté des tableaux assez impressionnants de ses pronostics et des résultats contrôlés par la suite, mais nous ne connaissons pas assez sa méthode pour la pratiquer nous-mêmes. En d'autres termes, nous avons besoin de l'aide du professeur. 
En 1937, il a disparu de Berlin. On nous a dit qu'il vivait au Cap en 43, c'est sa dernière adresse connue. Ci-joint l'adresse. Va au Cap, mon Harry chéri (ça c'est de moi, pas de Mark). S'il est parti, suis-le et trouve-le. S'il est mort, fais-nous le savoir immédiatement. 
Je suis bien sûre que tu accepteras le boulot. Nous avons besoin de toi. 
Avec toute notre affection, 
Joan. 

* * 
Par avion 
Le Cap (Afrique du Sud) 
20 décembre 1945 
à Mrs. Joan Arbalaid, Washington 
  
Ma bien chère sœur, 
Je n'ai jamais entendu parler d'une idée aussi saugrenue ! Si c'est là notre arme secrète n° 1, je suis d'avis que nous jetions l'éponge tout de suite. Cela dit, un boulot est un boulot. 
Il m'a fallu une semaine pour retrouver la piste du professeur à travers Le Cap – et tout cela pour constater qu'il a fichu le camp pour Londres en 1944. Évidemment on avait besoin de lui là-bas. J'y vole.  
Affectueusement, 
Harry. 

* * 
Par la valise diplomatique 
Washington 
26 décembre 1945 
à Mr. Harry Felton, Londres (Angleterre) 
  
Mon cher Harry, 
C'est une affaire terriblement sérieuse. Je suppose que tu dois avoir trouvé le professeur, maintenant. Nous te croyons capable, en dépit de ta façon de proclamer que tu n'es qu'un sombre idiot, de jauger sa méthode. Arrange-toi pour qu'il se lance dans cette aventure. Débrouille-toi pour l'y intéresser. Nous lui donnerons tout ce qu'il voudra – et nous désirons qu'il travaille avec nous aussi longtemps qu'il voudra. 
En deux mots, voilà ce que nous avons l'intention de faire : nous nous sommes vus attribuer une étendue de trois mille hectares en Californie du Nord. Nous comptons y créer de toutes pièces – sous la surveillance de l'Armée et des services de recrutements – un certain type de milieu. Au commencement, nous l'isolerons totalement du monde extérieur. Nous contrôlerons son caractère exclusif. 
Dans ce milieu, nous avons l'intention d'élever quarante enfants jusqu'à leur maturité – une maturité qui en fera peut-être des surhommes. 
Quant aux détails sur ce milieu – cela peut attendre. Le problème immédiat, c'est les enfants. Sur quarante, nous en trouverons dix aux États-Unis ; les trente autres, le professeur et vous les trouverez ailleurs. 
La moitié devront être des garçons. Nous voulons un équilibre entre les deux sexes. Ils devront avoir entre six et neuf mois et tous devront présenter les signes d'un quotient intellectuel extrêmement élevé – à condition bien sûr, que la méthode du professeur vaille quelque chose. 
Il nous faut cinq groupes raciaux : caucasien, indien, chinois, malais et bantou. Nous nous rendons compte évidemment de ce que ce classement a de vague, et tu auras quelque latitude pour choisir. Les six enfants dit « caucasiens » devront être trouvés en Europe. Nous suggérerions volontiers deux nordiques, deux européens d'Europe Centrale et deux méditerranéens. Même jeu pour les autres régions. 
Maintenant, il y a quelque chose qu'il faut que tu comprennes : il ne s'agit pas d'un jeu de gendarmes et voleurs, ni d'un roman d'espionnage. Nous ne voulons pas d'enlèvements. Par malheur, il y a de par le monde une quantité d'orphelins de guerre – et beaucoup de parents assez pauvres et désespérés pour vendre leurs enfants. Si tu veux un enfant et qu'il se trouve que la situation est de ce type, achète-le ! Peu importe le prix. Je ne veux pas faire de sentiment ni de scrupules. Ces gosses seront soignés et aimés – et si tu en emmènes un en l'achetant, dis-toi que tu donne vie et espérance à une enfance. 
Chaque fois que tu trouveras un enfant, fais-le moi savoir immédiatement. Un avion sera à ta disposition – et nous avons tout prévu en ce qui concerne les nourrices et les différents soins à donner. Tu pourras également faire appel à des médecins à tout moment. En revanche, il nous faut des enfants en bonne santé – dans la mesure compatible avec les conditions générales d'hygiène de leur région d'origine. 
Bonne chance. Notre œuvre repose sur toi. Joyeux Noël et affectueusement,  
Joan. 

* * 
Par la valise diplomatique 
Copenhague (Danemark) 
4 février 1946 
à Mrs. Joan Arbalaid, Washington 
  
Chère Joan, 
J'ai l'impression que j'ai attrapé votre bizarre maladie du « secret absolu », puisque j'ai attendu d'avoir un jour de liberté – et un départ de la valise – pour te raconter mes aventures. D'après mes télégrammes à mots couverts, tu as compris que le professeur et moi avons entrepris un voyage organisé à travers le marché des bébés. Ma bien chère sœur, ce genre d'achats ne me convient pas du tout, mais je t'ai donné ma parole et je m'y tiens. Je prépare la commande et je te la livrerai. 
Au fait, je suppose qu'il faut que je continue à faire mes expéditions à Washington, bien que ton « milieu », comme tu dis, soit maintenant prêt. Je continuerai jusqu'à nouvel avis. 
Je n'ai pas eu grand mal à trouver le professeur. En uniforme – je me suis monté par la suite une excellente garde-robe anglaise – et muni de toutes les recommandations fantaisistes que tu as eu la bonté de me fournir, je me suis rendu au War Office. Comme on dit, le Major Harry Felton a été reçu avec tous les égards dus à son rang, mais je me sens tout de même mieux en civil. En tout état de cause, le professeur avait travaillé à un Programme de Sauvetage de l'Enfance, en vivant dans les ruines de l'Est de Londres, qui a été proprement écrabouillé. C'est un extraordinaire petit homme, et je me suis pris d'affection pour lui. Quant à lui, il s'efforce de me supporter. 
Je l'ai invité à dîner. Ma bien chère sœur, c'est toi qui m'a servi de levier pour le mouvoir. Je ne me doutais pas que tu étais célèbre à ce point dans certains cercles. Il m'a considéré avec un respect voisin de la terreur sous le prétexte que toi et moi avons en commun un père et une mère. 
J'ai raconté mon affaire, tout entière, sans rien garder pour moi. Je croyais que ta réputation allait en tomber en pièces, sur l'heure, mais ce n'a pas été le cas. Goldbaum m'a écouté bouche bée, de toutes ses oreilles et de toutes les fibres de son être. La seule fois où il m'ait interrompu a été pour me poser des questions au sujet de la fillette d'Assam et du petit garçon bantou ; et vraiment, c'étaient des questions fort pertinentes et précises. Quand j'eus fini, il s'est contenté de secouer la tête – non qu'il ne fût pas d'accord, mais pour montrer à quel point il était ravi et passionné. Je lui ai alors demandé ce qu'il en pensait. 
— « Il me faut du temps, » a-t-il dit. « C'est dur à digérer. Mais l'idée est merveilleuse – merveilleuse d'audace. Non que le raisonnement soit si neuf. J'y ai pensé – des tas d'anthropologues y ont pensé. Mais le mettre en pratique, jeune homme… ah ! votre sœur est une femme vraiment remarquable ! » 
Voilà, ma sœur. J'ai battu le fer tant qu'il était chaud, et lui ai sur-le-champ expliqué ce que tu voulais, que tu avais besoin de lui, d'abord pour découvrir les enfants, puis pour travailler dans ton « milieu ». 
— « Le milieu, » a-t-il dit. « Vous comprenez bien que c'est tout dans cette affaire, absolument tout. Mais comment peut-elle espérer changer le milieu ? Le milieu, c'est un bloc, c'est la société humaine en son entier, trompée par les mensonges qu'elle s'est racontée à elle-même, superstitieuse, malade, irrationnelle, accrochée à ses légendes, à ses phantasmes, à ses fantômes. Qui pourrait changer tout cela ? » 
Voilà où nous en sommes. De mes connaissances d'anthropologie, je puis dire, avec beaucoup d'indulgence, qu'elles sont passables, mais j'ai lu tous tes livres. Si mes réponses en ce domaine étaient plutôt faibles, il a tout de même réussi à m'arracher un portrait plus ou moins complet de Mark et de toi. Il a alors déclaré qu'il réfléchirait à tout cela. Nous avons pris rendez-vous pour le lendemain, afin qu'il m'explique sa méthode pour déterminer l'intelligence des bébés.  
Nous nous sommes revus le lendemain, et il m'a expliqué sa méthode. Il a beaucoup insisté sur le point qu'il ne « testait » pas l'intelligence, mais la déterminait avec une marge d'erreur. Il y a des années, en Allemagne, il avait établi une liste de cinquante caractéristiques qu'il notait chez les bébés. Au cours de la croissance de ceux-ci, ils subissaient régulièrement des tests suivant les méthodes normales – et les résultats étaient confrontés avec ses observations originelles. C'est ainsi qu'il en est venu à tirer certaines conclusions, qu'il a vérifiées à maintes reprises pendant les quinze années suivantes. Ci-joint un article inédit de lui qui donne plus de détails. Il suffit de dire qu'il m'a convaincu de la valeur de sa méthode. Par la suite, je l'ai regardé examiner cent quatre bébés anglais pour effectuer notre premier choix. Joan, voilà un homme remarquable et brillant. 
Trois jours après notre rencontre, il accepta de prendre part au projet. Mais voici ce qu'il m'a dit, très gravement, et que j'ai ensuite noté très exactement : 
— « Il faut que vous disiez à votre sœur que je n'ai pas pris ma décision à la légère. Nous allons jouer avec des âmes humaines – peut-être même avec le destin de l'humanité. L'expérience peut échouer, mais si elle réussit, ce sera peut-être l'événement le plus important de notre temps – plus important et chargé de conséquences que cette guerre que nous venons d'achever. Et il y a autre chose qu'il faut lui dire. J'ai eu une femme et trois enfants, et ils ont été mis à mort parce qu'une nation d'hommes s'est transformée en une nation de bêtes fauves. J'ai vu cela, et je n'aurais pu y survivre si j'avais cessé de croire que ce qui peut devenir une bête fauve peut aussi devenir un Homme. Nous ne sommes ni l'un ni l'autre. Mais si nous voulons créer l'Homme, nous devons être humbles. Nous sommes l'outil, non l'artisan, et si nous réussissons, nous vaudrons moins que notre œuvre. »  
Voici ton homme, Joan, et comme je vous l'ai dit, c'est quelqu'un. J'ai cité ses paroles textuellement. Il s'étend beaucoup sur la question du milieu, et sur tout l'amour, la sagesse et le jugement qu'il faudra pour créer ce milieu. Je pense qu'il serait utile que tu m'envoies quelques mots au sujet de ce milieu que tu es en train d'établir. 
Nous t'avons déjà envoyé quatre bébés. Demain, nous partons pour Rome, puis pour Casablanca. 
Mais nous passerons au moins quinze jours à Rome, et des nouvelles me trouveraient là-bas. 
Avec plus de sérieux – mais non sans trouble, 
Harry. 

* * 
Par la valise diplomatique 
Via Washington 
11 février 1946 
à Mr. Harry Felton, Rome (Italie) 
  
Mon cher Harry, 
Juste quelques mots sur ce qui se passe ici. Nous sommes extrêmement impressionnés par ta façon de réagir en face du professeur Goldbaum, et nous attendons avec impatience qu'il nous rejoigne. En attendant, Mark et moi avons travaillé nuit et jour sur le milieu. D'une façon très générale, voici ce que nous comptons faire : 
L'ensemble de l'aire réservée – la totalité des trois mille hectares – sera entouré de barbelés et placé sous la garde de l'armée. À l'intérieur, nous créerons un foyer. Il y aura entre trente et quarante professeurs – ou parents de groupe. Nous n'acceptons que des couples mariés qui aiment les enfants et qui se dévoueront à ce projet. Qu'ils doivent avoir d'autres qualifications va sans dire. 
Dans l'hypothèse que quelque part au cours du développement de l'homme vers la civilisation, quelque chose s'est mis à clocher, nous en revenons à la forme préhistorique du mariage de groupe. Ce qui ne veut pas dire que nous vivrons ensemble sans discrimination – mais nous donnerons à comprendre aux enfants que les parents sont un tout, que nous sommes tous leurs mères et leurs pères, non par le sang mais par l'amour. 
Nous leur enseignerons la vérité, et quand nous ne connaîtrons pas la vérité, nous n'enseignerons rien. Il n'y aura ni mythes, ni légendes, ni mensonges, ni superstitions, ni préjugés, ni religions. Nous leur enseignerons l'amour, la coopération, et nous leur donnerons pleine mesure d'amour et de sécurité. Nous leur enseignerons aussi à connaître l'humanité. 
Durant les neuf premières années, nous contrôlerons entièrement le milieu. Nous écrirons les livres qu'ils liront, nous donnerons forme à l'histoire et à ce qu'ils auront besoin de connaître du monde. Ce n'est qu'après que nous commencerons à mettre les enfants en contact avec le monde tel qu'il est. 
Ceci a-t-il l'air trop simple ou trop ambitieux ? C'est tout ce que nous pouvons faire, Harry, et je crois que le professeur Goldbaum comprendra cela très bien. C'est du reste plus qu'il n'a jamais été fait auparavant pour des enfants. 
Ainsi, bonne chance à tous deux. Tes lettres donnent l'impression que tu es en train de changer, Harry, et nous aussi nous sentons en nous de curieuses modifications. Quand j'expose ce que nous sommes en train de faire, cela a l'air presque trop évident pour signifier quelque chose. Nous prenons tout simplement un groupe d'enfants exceptionnellement doués et nous leur donnons l'amour et le savoir. Cela suffit-il pour ouvrir la porte à cette partie de l'homme qui jusqu'ici est restée inutilisée et inconnue ? Bon, nous verrons. Amène-nous les enfants, Harry, et nous verrons. 
Affectueusement, 
Joan. 
  
II 
  
Au début du printemps de 1965, Harry Felton arriva à Washington et se rendit directement à la Maison Blanche. Felton venait d'atteindre cinquante ans. C'était un homme de haute taille, l'air aimable, plutôt mince, grisonnant. En tant que Président du Conseil d'Administration de Shipways, Inc. – une des plus grosses sociétés d'import-export d'Amérique – il inspirait un certain respect à Eggerton, alors ministre de la Défense. En tout état de cause, Eggerton, qui était loin d'être sot, ne commit pas la faute de tenter d'intimider Felton. 
Il préféra l'accueillir aimablement ; et tous deux, sans témoin, prirent place dans une petite pièce de la Maison Blanche, burent à leur santé réciproque, et parlèrent. 
Eggerton émit l'hypothèse que Felton devait savoir pourquoi il avait été convoqué à Washington. 
— « Je ne puis dire que je le sais, » dit Felton. 
— « Vous avez une sœur qui est quelqu'un de remarquable. » 
— « Il y a longtemps que je m'en suis rendu compte, » dit Felton en souriant. 
— « Quant à vous, vous savez parfaitement garder bouche close, Mr. Felton, » fit remarquer le ministre. « Pour autant que nous sachions, personne, même dans votre famille proche, n'a jamais entendu parler du surhomme. Voilà un trait de caractère assez louable. » 
— « Peut-être que oui, peut-être aussi que non. Cela fait longtemps. » 
— « Vraiment ? Ainsi vous n'avez pas eu de nouvelles de votre sœur ces derniers temps ? » 
— « Pas depuis presque un an, » répondit Felton. 
— « Cela ne vous a pas inquiété ? » 
— « Cela aurait dû ? Non, cela ne m'a pas inquiété. Ma sœur et moi sommes très intimes, mais un projet comme le sien ne permet guère de vie sociale. Il y a déjà de longues périodes pendant lesquelles je n'ai pas eu de nouvelles d'elle. Nous aimons assez peu écrire. » 
— « Je vois. » Eggerton approuva de la tête. 
— « Dois-je conclure qu'elle est la cause de ma convocation ici ? » 
— « Oui. »  
— « Elle va bien ? » 
— « Pour autant que nous sachions, » dit tranquillement Eggerton. 
— « Alors, que puis-je faire pour vous ? » 
— « Nous aider, si vous voulez, » répondit Eggerton, toujours avec le même calme. « Je vais vous dire ce qui est arrivé, Mr. Felton, et alors, vous pourrez peut-être nous aider. » 
— « Peut-être, » approuva Felton. 
— « Vous en savez autant que n'importe lequel d'entre nous au sujet du projet, plus peut-être, puisque vous en étiez dès le début. Vous comprenez qu'un tel projet, on en rit ou on le prend tout à fait au sérieux. À ce jour, il a coûté au gouvernement onze millions de dollars, cela ne prête donc pas à rire. Vous comprenez que l'essentiel de ce projet, c'était l'« exclusion ». J'emploie ce mot au sens propre et à bon escient. Le succès du plan dépendait de la création d'un milieu qui exclurait le reste du monde, et pour préserver ce milieu, nous avons accepté de ne pas envoyer d'observateur dans le périmètre interdit pendant quinze ans. Naturellement, pendant ces quinze années, nous avons eu de nombreux entretiens avec Mr. et Mrs. Arbalaid et certains de leurs collaborateurs, parmi lesquels le docteur Goldbaum.  
» Mais pendant ces conférences, nous n'avons pas reçu, au sujet des progrès accomplis, de rapport qui ait traité d'autre chose que de l'évolution la plus générale. On nous a donné à comprendre que les résultats étaient passionnants et proportionnés aux efforts, mais guère autre chose. Nous avons respecté notre part de l'accord, et à la fin de la période de quinze ans, nous avons dit à votre sœur et à son mari que nous devions envoyer une équipe d'observateurs. Ils ont prié qu'on prolonge le délai – prétendant que c'était d'une importance capitale pour le succès du projet tout entier – et ils ont été assez convaincants pour obtenir un nouveau délai de trois ans. Il y a quelques mois, le délai a expiré. Mrs. Arbalaid est venue à Washington et a supplié qu'on accorde encore un nouveau délai. Nous avons refusé et elle a accepté que notre équipe vienne dans le périmètre interdit dix jours plus tard. Puis elle est repartie en Californie. » 
Eggerton se tut et regarda Felton d'un air interrogateur. 
— « Et qu'avez-vous trouvé ? » demanda Felton. 
— « Vous ne le savez pas ? » 
— « Non, j'en ai peur. » 
— « Eh bien…» dit lentement le ministre, « j'ai l'impression d'être un idiot fini quand j'y pense, et aussi… j'ai peur. Quand j'en parle, c'est l'impression d'être idiot qui domine. Nous y sommes allés, et nous n'avons rien trouvé. » 
— « Oh ? » 
— « Vous n'avez pas l'air trop surpris, Mr. Felton ? » 
— « Rien de ce que ma sœur fabrique ne peut réellement me surprendre. Vous voulez dire que le périmètre était vide – qu'on n'y voyait rien ? » 
— « Ce n'est pas cela, Mr. Felton. Je voudrais que ce soit cela. Je souhaiterais que ce soit si agréablement humain et terre à terre. Je souhaiterais penser que votre sœur et son mari sont un couple d'escrocs habiles et sans scrupules qui auraient roulé le gouvernement pour onze millions de dollars. Cela nous ferait battre le cœur de contentement, en comparaison de ce que nous ressentons. Comprenez-vous, nous ne savons pas si le périmètre est vide ou non, Mr. Felton, parce que le périmètre n'est pas là. » 
— « Quoi ? » 
— « Exactement. Le périmètre n'est pas là. » 
— « Voyons, » dit Felton en souriant. « Ma sœur est quelqu'un de tout à fait remarquable, mais elle n'est pas partie avec trois mille hectares de terre dans sa poche, cela ne lui ressemble pas. » 
— « Votre humour ne m'amuse pas, Mr. Felton. » 
— « Non, bien sûr. Désolé. Seulement quand quelque chose ne signifie rien… Comment une pièce de terre de trois mille hectares peut-elle ne pas être là où elle est ? Cela devrait laisser un gros trou ? » 
— « Si les journaux s'emparent de cette affaire, ils feront mieux que vous, Mr. Felton. » 
— « Pourquoi ne vous expliquez-vous pas ? » dit Felton. 
— « Je vais essayer – non d'expliquer, mais de décrire. Cette pièce de terre se trouve dans la forêt nationale de Fulton, un pays ondulé avec quelques collines et beaucoup d'arbres. Elle a, en gros, la forme d'un rognon. On l'avait close de barbelés, et tous ses accès étaient gardés militairement. J'y suis venu avec notre équipe d'inspection : le général Meyers, deux médecins militaires, le psychiatre Gorman, le sénateur Totenwell, membre du Comité des Forces Armées, et Lydia Gentry, la spécialiste des problèmes de l'éducation. Nous sommes venus par avion et nous avons fait les cent derniers kilomètres dans deux voitures officielles. La sentinelle postée sur la route nous a stoppés. Le périmètre réservé était juste sous nos yeux. Tandis que la sentinelle approchait de la première voiture, le périmètre réservé a disparu. » 
— « Comme ça ? » murmura Felton. « Sans bruit – sans explosion ? » 
— « Sans bruit ni explosion. À un moment donnée il y avait devant nous une forêt, et l'instant suivant il n'y avait plus qu'une zone grise de néant. » 
— « Le néant, ce n'est qu'un mot. Avez-vous essayé d'entrer ? » 
— « Oui, nous avons essayé. Les plus grands savants d'Amérique ont essayé. En ce qui me concerne, je n'ai pas plus de courage qu'un autre, Mr. Felton, mais j'en ai trouvé assez pour m'avancer vers le bord de cette grisaille et la toucher. C'était très froid et très dur – si froid que cela m'a gelé ces trois doigts. » 
Il étendit la main pour que Felton la vît.  
« J'ai eu peur alors. Et depuis, je n'ai jamais cessé d'avoir peur. » 
Felton approuva de la tête. 
— « Je n'ai pas besoin de vous demander si vous avez tenté telle ou telle méthode ? » 
— « Nous avons tout essayé, Mr. Felton, même – j'ai honte de l'avouer – une toute petite bombe atomique. Nous avons essayé tout ce qui était raisonnable – et tout ce qui ne l'était pas. Nous avons été pris d'une telle panique que nous ne l'avons même plus sentie – et nous avons tout essayé. » 
— « Pourtant vous avez gardé cela secret. » 
— « Jusqu'ici, Mr. Felton. » 
— « Et les avions ? » 
— « On ne voit rien d'en haut. On dirait de la brume au fond de la vallée. » 
— « Et qu'est-ce que vos bonshommes en pensent ? » 
Eggerton sourit, puis hocha la tête. « Ils ne comprennent pas. Au début, certains pensaient que c'était une sorte de champ de force. Mais les mathématiques ne servent à rien. Et puis, il y a ce froid, ce froid glacial… Je radote. Je ne suis pas un savant ni un mathématicien, Mr. Felton, mais eux aussi radotent. J'en ai assez, c'est pourquoi je vous ai demandé de venir à Washington et d'en parler avec nous. J'ai pensé que vous sauriez peut-être. » 
— « Peut-être, en effet, » approuva Felton. 
Pour la première fois, Eggerton prit l'air vivant, impatient, passionné. Il prépara un autre verre pour Felton. Puis il se pencha avidement en avant et attendit. Felton sortit une lettre de sa poche. 
« C'est de ma sœur, » dit-il. 
— « Vous m'avez dit que vous n'aviez pas reçu de lettre d'elle depuis près d'un an ! »  
— « Il y a près d'un an que j'ai reçu cette lettre, » répondit Felton, avec une note de tristesse dans la voix. « Je ne l'ai pas ouverte. Elle y avait glissé cette enveloppe cachetée avec un petit mot qui se contentait de dire qu'elle allait bien, qu'elle était très heureuse, et que je ne devais ouvrir cette lettre que quand ce serait absolument indispensable. Ma sœur est comme ça ; nous avons la même façon de penser. Je suppose que c'est absolument indispensable, n'est-ce pas ? » 
Le ministre hocha lentement la tête, mais se tut. Felton ouvrit la lettre et se mit à la lire à haute voix. 

* * 
12 juin 1964 
Mon cher Harry, 
Au moment où j'écris cette lettre, il y a vingt-deux ans que je ne t'ai vu et que je ne t'ai parlé. Que c'est long pour deux personnes qui ont tant d'affection et de respect mutuels ! Maintenant que tu as jugé indispensable d'ouvrir cette lettre et de la lire, il va pourtant falloir trouver le courage d'admettre que selon toute vraisemblance, nous ne nous reverrons jamais. 
J'ai appris que tu as une femme et trois enfants – tous merveilleux. Je crois que le plus dur, c'est de savoir que je ne les verrai jamais, que je ne ferai jamais leur connaissance. 
C'est la seule chose qui m'attriste. Dans tous les autres domaines, Mark et moi sommes très heureux – et je pense que tu comprendras pourquoi. 
Au sujet de la barrière – elle existe maintenant ou bien tu n'aurais pas jugé nécessaire d'ouvrir cette lettre – explique-leur qu'elle n'est pas dangereuse, qu'elle ne fera de mal à personne. On ne peut la briser parce que c'est une force négative plutôt que positive, une absence plutôt qu'une présence. J'en aurai plus à dire à ce sujet par la suite, mais je serai peut-être incapable de l'expliquer mieux. Certains des enfants pourraient probablement l'exposer en termes clairs, mais ceci est mon rapport, pas le leur. 
C'est curieux que je continue à les traiter d'enfants et à penser à eux comme à des enfants – alors qu'en fait nous sommes les enfants et eux les adultes. Mais ils ont toujours cette qualité qui est celle que nous connaissons le mieux chez les enfants : cette curieuse innocence, cette pureté qui s'évanouit si vite dans le monde extérieur. 
Maintenant, il faut que je t'explique comment a tourné notre expérience – tout au moins en partie. En partie seulement, car comment pourrais-je narrer l'histoire des deux plus étranges décennies que des êtres humains aient jamais vécues ? Tout cela est à la fois incroyable et tout simple. Nous avons pris un groupe d'enfants merveilleusement doués et nous leur avons donné en abondance l'amour, la sécurité et la vérité – je crois que ce qui a le plus compté c'était l'amour. Au cours de la première année nous avons éliminé tous les couples qui ne semblaient pas tout à fait désireux d'aimer ces enfants. Il était facile de les aimer. Et tandis que les années passaient, ils sont devenus nos enfants – dans tous les sens du mot. Les enfants qui naissaient chez les couples d'éducateurs furent simplement joints au groupe. Aucun d'eux n'avait un père ou une mère ; nous étions un organisme vivant où tous les hommes étaient les pères de tous les enfants, toutes les femmes les mères de tous les enfants. 
Non, ce n'était pas facile, Harry – parmi nous autres adultes, nous avons eu à combattre, à travailler, à nous retourner comme des gants, à nous déchirer le cœur pour former un milieu qui n'avait jamais existé auparavant. 
Comment pourrai-je te raconter ce petit Indien d'Amérique de cinq ans qui composait une magnifique symphonie ? Ou ces deux enfants bantou et italien, une fille et un garçon, qui à l'âge de six ans construisaient une machine pour mesurer la vitesse de la lumière ? Croiras-tu que nous, les grandes personnes, nous sommes restées tranquillement à écouter ces bébés de six ans nous exposer que puisque la vitesse de la lumière est constante partout, quel que soit le mouvement des objets matériels, on ne peut mesurer la distance entre les étoiles en termes de lumière puisque ce n'est pas une distance sur le plan où nous sommes ? Et crois-moi, je m'exprime beaucoup moins bien qu'eux. Dans toutes ces matières, j'ai l'impression d'être un émigrant illettré dont l'enfant apprend toutes les merveilles de l'école et du Savoir. Je comprends un peu, mais très peu. 
S'il me fallait répéter – histoire après histoire – merveille après merveille – ce qu'ils ont fait à six ans et à sept ans et à huit, et à neuf, penserais-tu à ces misérables créatures nerveuses et torturées, dont les parents, tout en se vantant d'avoir un enfant dont le quotient intellectuel est de 160, se plaignent dans la même phrase du Destin qui ne leur a pas donné des enfants normaux ? Eh bien, les nôtres étaient et sont toujours normaux. Ce sont peut-être les premiers enfants normaux que ce monde ait vus depuis longtemps. Si tu les avais entendus une seule fois rire ou chanter, tu comprendrais. Si tu pouvais voir comme ils sont grands et forts, gracieux dans leur allure et leurs mouvement ! Ils ont quelque chose que je n'ai jamais vu auparavant chez les enfants. 
Oui, je pense, mon cher Harry, que beaucoup de choses en eux te scandaliseraient. La plupart du temps, ils vont nus. La vie sexuelle a toujours été pour eux une cause de joie et de bien, ils l'envisagent et ils en jouissent aussi naturellement que nous mangeons et buvons – plus même, car ici il n'y a pas de gourmands de nourriture ni de sexualité, pas d'ulcères d'estomac ni d'âmes ulcérées. Ils s'embrassent et se caressent et font des quantités de choses que le monde a déclarés choquantes ou perverses, mais quoi qu'ils fassent, ils le font avec grâce et avec joie. Est-ce possible, tout cela ? Je puis te dire que ç'a été toute ma vie pendant près de vingt ans. Je vis parmi des enfants, garçons et filles, qui ne connaissent ni le mal ni la maladie, qui vivent comme des païens ou comme des dieux – comme tu voudras. 
Mais l'histoire de ces enfants et de leur vie de chaque jour sera narrée un jour complètement, en temps et lieu voulus. Toutes les indications que j'ai données ici faisaient prévoir seulement des dons et des capacités exceptionnels. Mark et moi n'avons jamais douté des résultats ; nous savions que si nous contrôlions un milieu où tout serait tourné vers l'avenir, les enfants apprendraient plus qu'aucun enfant à l'extérieur. Dans leur septième année, ils résolvaient naturellement et aisément des problèmes scientifiques qu'on enseigne normalement au niveau du secondaire ou même plus tard. Il fallait d'ailleurs s'y attendre et nous aurions été très déçus s'il ne s'était rien produit de la sorte. Mais c'était l'inattendu que nous espérions, que nous attendions – cette floraison de l'esprit humain qui est arrêtée chez chacun des êtres humains vivant à l'extérieur. 
Et elle s'est produite. Au début, cela a commencé chez un petit Chinois, la cinquième année. Le second fut un Américain, puis un petit Birman. Le plus curieux c'est que personne ne trouva cela extraordinaire, et que nous n'avons compris ce qui arrivait que la septième année, quand ils étaient déjà cinq. 
Mark et moi étions en train de nous promener ce jour-là – je m'en souviens si bien, c'était une de ces délicieuses journées californiennes, fraîches et claires – quand nous tommes tombés sur un groupe d'enfants dans une clairière. Il y avait là une douzaine d'entre eux. Cinq étaient assis en rond, le sixième au milieu. Leurs têtes se touchaient presque. Ils poussaient de petits cris de joie, gloussant de plaisir. Les autres enfants étaient assis en groupe à trois mètres de là – et les regardaient avec une attention passionnée. 
Comme nous approchions, les enfants du second groupe mirent un doigt sur leurs lèvres, pour nous dire de nous taire. Nous restâmes là à les regarder sans un mot. Dix minutes après notre arrivée, la petite fille qui était au milieu bondit sur ses pieds en criant d'un ton d'extase : 
— « Je vous ai entendus ! Je vous ai entendus ! Je vous ai entendus ! » 
Il y avait dans sa voix une note de plénitude et de joie que nous n'avions jamais perçue auparavant, même chez nos enfants. Alors tous les enfants se précipitèrent pour l'embrasser et dansèrent dans une sorte de jeu de joie autour d'elle. Tout cela, nous le regardions sans donner signe de surprise ni même d'une curiosité excessive. Car bien que ce fût la première fois que quelque chose de ce genre – quelque chose que nous ne pouvions deviner ni comprendre – se produisait, nous avions préparé la réaction que nous aurions en pareil cas. 
Quand les enfants se précipitèrent vers nous pour que nous les félicitions, nous approuvâmes, sourîmes et déclarâmes que oui, vraiment, tout cela était absolument merveilleux, « Maintenant, c'est mon tour, mère, » me dit un petit Sénégalais. « J'y arrive presque déjà. Maintenant qu'ils sont six pour m'aider, ce sera plus facile. » 
— « Vous êtes fiers de nous, n'est-ce pas ? » s'écria un autre. 
Nous étions très fiers, déclarâmes-nous, et nous esquivâmes les autres questions. Puis, le soir, à la réunion de parents, Mark décrivit l'événement. 
— « Oui, je l'ai remarqué la semaine dernière, » dit Mary Hengel, le professeur de sémantique. « Je les ai regardés, mais ils ne m'ont pas vue. » 
— « Combien étaient-ils ? » demanda avec intérêt le professeur Goldbaum. 
— « Trois, et un quatrième au milieu – têtes jointes. J'ai cru que c'était un jeu et je suis passée. » 
— « Ils n'en font pas un secret, » fit remarquer quelqu'un. 
— « Oui, » dis-je, « ils ont eu l'air d'admettre que nous savions ce qu'ils étaient en train de faire. » 
— « Ils ne disaient pas un mot, » dit Mark. « Je peux en témoigner. » 
— « Et pourtant, ils écoutaient, » dis-je. « Ils gloussaient et riaient comme s'ils faisaient une bonne blague – ou comme les enfants rient d'un jeu qui les ravit. » 
Ce fut le docteur Goldbaum qui mit le doigt dessus. Il déclara très gravement : « Savez-vous, Joan, vous avez toujours dit que nous pourrions ouvrir cette vaste portion de l'esprit qui est fermée et bloquée en nous. Je crois qu'ils l'ont ouverte. Je pense qu'ils sont en train à la fois d'enseigner et d'apprendre à écouter les pensées. » 
Après cela, il y eut un silence, puis Atwater, un des psychologues, déclara, l'air mal à l'aise : « Je ne pense pas que j'y croie. J'ai étudié tous les tests et tous les rapports sur la télépathie qui aient jamais été publiés dans ce pays. Nous savons à quel point les ondes cérébrales sont faibles et ténues – c'est fantastique d'imaginer qu'elles pourraient être un moyen de communication. » 
— « Il y a aussi un facteur statistique, » fit remarquer Rhoda Lannon, une mathématicienne. « Si cette faculté, même à l'état potentiel, existe chez l'homme, est-il concevable qu'il n'y en ait aucune trace ? » 
— « Il y en a peut-être, » dit Fleming, un des historiens. « Êtes-vous en mesure d'étudier toutes les fustigations, les bûchers ou les pendaisons, et de désigner les télépathes parmi les victimes ? » 
— « Je crois que je suis d'accord avec le docteur Goldbaum, » dit Mark. « Les enfants sont en train de devenir télépathes. Je ne suis pas convaincu par un argument historique ou statistique, parce que notre obsession ici, c'est le milieu. Il n'y a pas trace dans l'histoire d'un groupe similaire d'enfants extraordinaires qui auraient été élevés dans un milieu de ce genre. D'autre part, il s'agit peut-être – c'est même probable – d'une faculté qui doit être libérée dans l'enfance ou bien demeurer bloquée en permanence. Je crois que le Docteur Haenitgson sera d'accord avec moi si je dis que les blocages mentaux imposés pendant l'enfance ne sont pas rares. »  
— « Mieux, » dit le docteur Haenitgson, le psychiatre en chef. « Aucun enfant dans notre société ne peut échapper au besoin de dresser un quelconque barrage mental dans son esprit. Des régions entières de l'esprit de tout être humain sont bloquées pendant la première enfance. Cela est une règle absolue de la société humaine. » 
Le Docteur Goldbaum nous regardait d'un air bizarre. J'allais dire quelque chose – mais je me tus. J'attendis et le docteur Goldbaum déclara : 
— « Je me demande si nous avons commencé à comprendre ce que nous avons peut-être fait. Qu'est-ce qu'un être humain ? La somme de ses souvenirs, enfermés dans son cerveau ; et tout moment vécu contribue à accroître la structure de ces souvenirs. Nous ne savons pas pour l'instant quelle est l'étendue ou la puissance du don qui se développe chez nos enfants, mais imaginez qu'ils atteignent le point où ils pourront partager la totalité de leurs souvenirs ? Cela ne signifie pas simplement que parmi eux il ne pourra y avoir ni mensonges, ni tromperie, ni secret, ni culpabilités – cela signifie bien plus. » 
Il nous regarda bien en face, tous les membres de notre cercle. Nous commencions à comprendre ce qu'il voulait dire. Je me rappelle mes propres réactions à ce moment, un sentiment d'émerveillement, de découverte, de joie – et en même temps, le cœur brisé ; ce sentiment était si poignant qu'il me fit monter les larmes aux yeux. 
« Vous savez, à ce que je vois, » ajouta le Dr. Goldbaum. « Peut-être vaudrait-il mieux que j'en parle. Je suis bien plus vieux qu'aucun de vous – et j'ai traversé, vécu les pires années d'horreur et de bestialité que l'humanité ait jamais connues. Quand j'ai vu ce que j'ai vu, je me suis demandé un million de fois : que signifie l'humanité – a-t-elle la moindre signification, n'est-ce pas seulement un accident, une complication de la structure moléculaire ? Je sais que vous vous êtes tous posé la même question. Qui sommes-nous ? Quel est notre destin ? Qu'y a-t-il de sain et de raisonnable dans ces lambeaux de chair en train de lutter, de s’agripper, de chair malade ? Nous tuons, nous torturons, nous blessons et nous détruisons comme ne le fait aucune autre espèce. Nous anoblissons le meurtre, le mensonge, l'hypocrisie, la superstition ; nous détruisons notre propre corps avec des drogues et des nourritures empoisonnées ; nous nous trompons comme nous trompons autrui – et nous haïssons, nous haïssons, nous haïssons.  
» Et voici que quelque chose s'est produit. Si ces enfants peuvent pénétrer complètement dans l'esprit des autres – alors ils n'auront plus qu'une seule mémoire, leur mémoire à tous. Toute expérience, tout savoir, tout rêve leur seront communs – ils seront immortels. Car si l'un meurt, un autre enfant sera ajouté à la chaîne puis un autre et un autre. La mort perdra toute sa signification, toute sa sombre horreur. L'humanité va commencer ici, à cet endroit, à remplir une partie de son destin – à devenir une seule et merveilleuse unité, un tout. Est-ce qu'aucun homme capable de réflexion a jamais manqué de sentir cette unité de l'humanité ? Je ne le crois pas. Nous avons vécu dans l'ombre, dans la nuit, chacun de nous luttant avec son pauvre esprit et puis mourant, emportant avec lui tous les souvenirs d'une vie. Il n'est pas étonnant que nous ayons si peu réalisé. L'étonnant est que nous en ayons tant fait. Et pourtant, tout ce que nous savons, tout ce que nous avons fait, ce ne sera rien à côté de ce que ces enfants sauront et créeront… »  
Ainsi s'exprima le vieil homme, mon cher Harry – et il avait compris presque dès le début. Car ce n'était qu'un début. Avant que douze mois soient écoulés, chacun de nos enfants était lié à tous ses compagnons par la télépathie. Et dans les années qui suivirent, tout enfant né dans la réserve fut introduit dans la chaîne par les autres. Seuls nous autres, les adultes, nous voyions à jamais interdire de les rejoindre. Nous étions du vieux monde, eux du nouveau – mais ils pouvaient pénétrer nos esprits et ne s'en privaient pas. Jamais nous ne pûmes les sentir ni les voir, comme ils le faisaient les uns pour les autres. 
Je ne sais comment te raconter les années qui suivirent, Harry. Dans notre petite réserve bien gardée, l'Homme est devenu ce à quoi il était depuis toujours destiné ; mais je ne puis l'expliquer qu'imparfaitement. Je puis à peine comprendre, moins encore expliquer, ce que cela peut être que d'habiter quarante corps à la fois, ou ce que cela peut signifier pour chacun des enfants d'avoir ces autres personnalités en lui, comme une partie de lui-même – ce que cela signifie de vivre pour toujours ensemble, homme et femme à la fois. Les enfants auraient-ils pu nous l'expliquer ? Difficilement, car cette métamorphose doit avoir lieu, pour autant que nous sachions, avant la puberté – et quand elle se produit, les enfants l'acceptent comme normale et naturelle – comme la chose la plus naturelle du monde, en vérité. C'étaient nous qui n'étions pas naturels – et ce qu'ils ne comprirent jamais vraiment tout-à-fait, c'était comment nous pouvions supporter de vivre dans notre solitude, et de vivre en sachant que la mort serait une extinction définitive. 
Fort heureusement, ils ne nous connurent pas tout de suite sous ce jour. Au début, les enfants ne pouvaient mêler leurs pensées que quand leurs têtes étaient proches à se toucher. Peu à peu, leur contrôle des distances s'accrut – mais ce ne fut que dans leur quinzième année qu'ils eurent le pouvoir d'atteindre et de fouiller avec leur pensée n'importe où sur terre. Dieu merci. À cette époque, les enfants étaient préparés à ce qu'ils trouvèrent. Plus tôt, cela aurait pu les détruire. 
Je dois signaler que deux de nos enfants moururent d'accident, dans leur neuvième et onzième année. Mais les autres n'y prirent guère intérêt ; ils eurent un peu de regret, mais ni chagrin, ni sentiment de perte irréparable, ni larmes, ni sanglots. La mort, pour eux, est totalement différente de ce qu'elle est pour nous : une simple perte de chair ; la personne elle-même est immortelle et survit chez les autres. Quand nous parlâmes d'élever une tombe ou une pierre, ils sourirent et nous dirent que nous pouvions le faire si cela nous faisait plaisir. Pourtant quand plus tard le docteur Goldbaum mourut, leur chagrin fut profond et affreux, car sa mort était une mort à l'ancienne manière. 
Extérieurement, ils demeuraient des individus – chacun avec ses caractéristiques, ses façons et sa personnalité. Garçons et filles faisaient l'amour de façon normale – mais tous partageaient l'expérience. Peux-tu comprendre cela ? Moi pas – mais pour eux tout est différent. Seule l'affection désintéressée d'une mère pour son bébé sans défense peut donner une idée de l'amour qu'ils ont les uns pour les autres – mais c'est pourtant différent, plus profond encore. 
Avant la métamorphose, nous avions eu notre content de turbulence enfantine, de colères, de disputes – mais après nous n'entendîmes plus une voix s'élever en colère ou en dispute. Comme ils l'exprimaient eux-mêmes, quand quelque chose n'allait pas entre eux, ils le lavaient – quand il y avait une maladie, ils la soignaient ; et après la neuvième année, il n'y eut plus de maladie – même lorsqu'ils n'étaient que trois ou quatre, s'ils mêlaient leurs esprits, ils pouvaient pénétrer dans un corps et le guérir. 
J'utilise ces mots et ces expressions parce que je n'en ai pas d'autres, mais ils ne donnent qu'une faible idée de la vérité. Même après avoir vécu toutes ces années avec ces enfants, jour et nuit, je ne peux comprendre que vaguement leur mode de vie. Ce qu'ils sont à l'extérieur, je le sais, ils sont libres, sains et heureux comme nul homme ne le fut jamais ; mais leur vie intérieure est hors de ma portée. 
J'en ai parlé un jour à l'une d'entre eux. C'était Arlene, une enfant solide et charmante, que nous avions trouvée dans un orphelinat de l'Idaho. Elle avait alors quatorze ans. Nous parlions de la personnalité, et je lui disais que je ne pouvais comprendre comment elle pouvait vivre et travailler comme un individu, alors qu'elle était aussi une part de tant d'autres, et qu'eux étaient une partie d'elle. 
— « Mais je reste moi-même, Joan, je ne pourrais pas m'en empêcher. » 
— « Mais les autres, ils sont aussi toi-même. » 
— « Oui, mais je suis aussi eux. » 
— « Mais qui commande à ton corps ? » 
— « Moi, bien sûr. » 
— « Mais s'ils voulaient le commander à ta place ? » 
— « Pourquoi ? » 
— « Si tu faisais quelque chose qu'ils désapprouvent, » dis-je, assez platement. 
— « Comment le pourrais-je ? » demanda-t-elle. « Pouvez-vous faire quelque chose que vous désapprouvez ? » 
— « Je crains que oui, et cela m'arrive. » 
— « Je ne comprends pas. Pourquoi le faites-vous, alors ? » 
C'est ainsi que les discussions se terminaient toujours. Nous autres adultes, ne pouvions utiliser que la parole pour communiquer. Dès leur dixième année, les enfants avaient développé des méthodes de communication qui étaient à la parole ce que la parole est aux pensées muettes de l'animal. Si l'un d'eux regardait quelque chose, il était inutile de le décrire ; les autres le voyaient par ses yeux. Même en dormant, ils rêvaient ensemble. 
Je pourrais essayer pendant des heures de décrire des choses qui dépassent mon entendement, mais cela ne servirait à rien, n'est-ce pas, Harry ? Tu auras tes propres problèmes, et il faut que j'essaye de te faire comprendre ce qui est arrivé, ce qui devait arriver. Vois-tu, dès leur dixième année, les enfants avaient appris tout ce que nous savions, tout ce que nous avions avec nous en guise de matériel d'enseignement. En fait, nous enseignions à un esprit unique, un esprit composé des talents sans limites ni chaînes de quarante enfants magnifiquement doués ; un esprit si rationnel, si pur, si agile, que nous devions vite devenir pour lui un objet d'affectueuse pitié. 
Nous avons parmi nous Axel Cromwell, dont tu connais sûrement le nom. C'est un des plus grands physiciens du monde, et c'est un des principaux responsables de la première bombe atomique. Après cela, il vint vers nous comme on entrerait au couvent – comme une expiation personnelle. Lui et sa femme enseignaient la physique aux enfants, mais dès la huitième année, c'étaient les enfants qui enseignaient à Cromwell. L'année suivante, Cromwell ne pouvait plus suivre leurs mathématiques ni leur raisonnement ; leur symbolisme, bien entendu, était entièrement tiré de la structure de leur propre pensée. 
Tiens, un exemple : à l'extrémité du terrain de base-ball il y avait un rocher qui faisait bien dix tonnes. (Il faut que je signale que la valeur athlétique et les performances des enfants étaient en leur genre presque aussi extraordinaires que leurs talents intellectuels. Ils ont battu tous les records qui aient jamais été établis sur piste ou en plein air – il leur est arrivé de battre des records du monde d'un bon tiers. Je les ai vus dépasser nos chevaux à la course. Leurs mouvements peuvent être si prompts qu'à côté d'eux nous semblons des escargots.) 
Nous avions parlé de faire sauter le rocher ou d'utiliser un bulldozer pour le rouler hors du chemin, mais nous n'étions jamais passés aux actes. Puis un jour, nous avons, constaté que le rocher avait disparu – il ne restait à sa place qu'un tas de poussière rouge que le vent éparpillait rapidement. Nous avons demandé aux enfants ce qui s'était passé. Ils nous ont dit qu'ils avaient réduit le rocher en poudre – comme si c'était aussi simple que d'écarter un caillou de sa route en le poussant du pied. Comment ? Eh bien, ils avaient relâché la structure moléculaire, et le rocher était devenu poussière. Ils expliquèrent ce qu'ils avaient fait, mais nous étions incapables de comprendre. Ils essayèrent d'expliquer à Cromwell comment leur pensée pouvait réussir cet exploit, mais il ne comprit pas mieux que nous autres. 
Je te signale qu'ils avaient bâti une usine qui produisait – par fusion – de l'énergie atomique. Nous en tirions une source illimitée d'énergie. D'autre part, ils avaient créé ce qu'ils appelaient des « champs libres » autour des camions et des voitures, ce qui leur permettait de s'élever et de circuler dans l'air aussi facilement que sur le sol. Grâce à la puissance de la pensée, ils peuvent pénétrer dans les atomes, réarranger les électrons, fabriquer un élément à partir d'un autre – et tout ceci leur paraît élémentaire, comme des tours de prestidigitation destinés à nous distraire et à nous abasourdir à la fois. 
Ainsi, tu peux voir un peu ce que sont les enfants, et maintenant je vais te dire ce qu'il faut que tu saches. 
Lorsque les enfants furent dans leur quinzième année, toute notre équipe eut un entretien avec eux. Ils étaient maintenant cinquante-deux, car tous les enfants qui nous étaient nés avaient été pris dans leur unité et s'épanouissaient en leur compagnie, bien qu'au départ leur quotient d'intelligence eût été plus bas. Ce fut un entretien dans les formes, extrêmement sérieux, car un groupe d'observateurs était attendu pour la fin du mois. Michael, né en Italie, parla pour tous, car ils n'avaient besoin que d'une voix. 
Il commença par nous dire à quel point ils nous aimaient et chérissaient, nous les adultes qui avions naguère été leurs professeurs. « Tout ce que nous avons, tout ce que nous sommes, c'est vous qui nous l'avez donné, » dit-il. « Vous nous avez servi de père, de mère, de professeurs – et nous vous aimons mieux que nous ne savons le dire. Depuis des années, nous nous étonnons de votre patience, de votre dévouement, car nous avons pénétré vos esprits, et nous savons dans quelle souffrance, quel doute, quelle crainte, quelle confusion, vous vivez tous. Nous sommes aussi entrés dans les esprits des soldats qui gardent la réserve. De plus en plus, notre pouvoir d'investigation a grandi – et maintenant il n'est plus d'esprit sur terre que nous ne puissions trouver pour y lire.  
» Depuis notre septième année, nous savons tous les détails de cette expérience, les raisons de notre présence ici et les buts de votre tentative – et depuis ce temps nous avons réfléchi à ce que devrait être notre avenir. Nous avons aussi essayé de vous aider, vous que nous aimons tant. Peut-être avons-nous pu vous consoler dans vos chagrins, vous garder en aussi bonne santé que possible, apaiser quelque peu durant vos nuits troublées ce tissu de craintes et de cauchemars que vous appelez sommeil. 
» Nous avons fait ce que nous pouvions, mais tous nos efforts pour vous joindre à nous ont échoué. À moins que cette zone de l'esprit soit ouverte avant la puberté, les tissus se métamorphosent, les cellules du cerveau perdent toute possibilité de se développer, et la zone reste close à jamais. C'est ce qui nous attriste le plus – car vous nous avez donné le plus précieux héritage de l'humanité, et nous ne vous avons rien donné en retour. » 
— « Ce n'est pas vrai, » dis-je. « Vous nous avez donné bien plus que nous ne vous avions donné. » 
— « Peut-être, » approuva Michael. « Vous êtes pleins de bonté et d'affection. Mais maintenant les quinze années se sont écoulées, et à la fin du mois, l'équipe d'observateurs…» 
Je secouai la tête. « Non. Il faut les en empêcher. » 
— « Et vous tous ? » demanda Michael, regardant chaque adulte à son tour. 
Certains d'entre nous pleuraient. Cromwell déclara : 
— « Nous sommes vos pères, vos mères, vos professeurs ; mais c'est à vous de nous dire ce qu'il faut faire. Vous le savez. » 
Michael hocha la tête, puis nous dit ce qu'ils avaient décidé. La réserve devait subsister. Je devais aller à Washington avec Mark et le docteur Goldbaum et obtenir un délai d'une façon ou de l'autre. Puis des bébés seraient introduits dans la réserve par des équipes d'enfants, et y seraient élevés. 
— « Mais pourquoi les apporter ici ? » demanda Mark. « Vous pouvez les atteindre où qu'ils soient, pénétrer dans leur esprit, en faire une part de vous-mêmes. » 
— « Oui, mais eux ne peuvent pas nous atteindre, » répondit Michael. « Pas avant longtemps. Ils seraient seuls, et leur esprit serait ravagé. Que feraient les gens de votre monde extérieur à des enfants de ce genre ? Qu'est-il arrivé, dans le passé, aux possédés du démon, à ceux qui entendaient des voix ? Il en est qui sont devenus des saints, mais plus nombreux furent ceux qui périrent sur le bûcher. » 
— « Vous ne pourriez pas les protéger ? » demanda quelqu'un. 
— « Plus tard, oui. Pas maintenant, nous ne sommes pas assez nombreux. D'abord il nous faut amener des enfants ici, des centaines et des centaines. Puis il faudra qu'il y ait d'autres endroits semblables à celui-ci. Cela prendra longtemps. Le monde est vaste et il y a beaucoup d'enfants. Et il nous faut travailler avec précaution. Vous comprenez, les gens ont si peur – et ceci serait la pire frayeur de toutes. Ils deviendraient fous de peur, et la seule idée qui leur viendrait serait de nous tuer. » 
— « Et nos enfants ne peuvent se battre, » dit calmement le docteur Goldbaum. « Ils sont incapables de faire du mal à un être humain, à plus forte raison de le tuer. Le bétail, les chiens et chats trop âgés, c'est une chose…» 
(Le docteur Goldbaum faisait allusion au fait que nous n'abattions plus notre bétail comme autrefois. Nous avions des chiens et chats familiers, et quand ils étaient trop vieux et malades, les enfants les faisaient s'endormir paisiblement – et ils ne se réveillaient jamais. Alors les enfants nous avaient demandé la permission de faire de même avec le bétail destiné à la nourriture.) 
«…mais les gens, c'est autre chose, » continua le docteur Goldbaum. « Ils sont incapables de blesser ou de tuer des hommes. Nous sommes capables de faire des choses que nous savons mauvaises, mais c'est un pouvoir que nous avons et que les enfants n'ont pas. Ils ne peuvent tuer, ils ne peuvent blesser. Ai-je raison, Michael ? » 
— « Oui, vous avez raison, » approuva Michael. « Nous devons agir lentement, patiemment – et il faut que le monde ignore ce que nous sommes en train de faire jusqu'à ce que nous ayons pris certaines mesures. Nous pensons que nous avons encore besoin de trois ans. Pouvez-vous nous gagner trois ans, Joan ? » 
— « Je les obtiendrai, » dis-je. 
— « Et nous avons besoin de vous tous pour nous aider. Naturellement nous ne garderons personne qui souhaiterait partir. Mais nous avons besoin de vous, comme nous avons toujours eu besoin de vous. Nous vous aimons, nous vous estimons, et nous vous supplions de rester avec nous…» 
  
Tu ne t'étonneras pas que nous soyons tous restés, Harry – que nous ayons tous été incapables d'abandonner nos enfants – et que nous soyons décidés à ne jamais les quitter, sauf quand la mort nous prendra. Je n'ai plus grand'chose à dire maintenant. Nous avons eu les trois ans dont nous avions besoin. Quant à la barrière qui nous entoure, les enfants me disent que c'est un truc très simple. Pour autant que je puisse comprendre, ils ont modifié la ligne de temps de toute la réserve. Pas de beaucoup, moins d'un dix-millième de seconde. Mais il en résulte que votre monde extérieur se trouve dans notre passé, de cette minuscule fraction de seconde. Le même soleil brille au-dessus de nous, les mêmes vents y soufflent. De l'intérieur de la barrière, nous pouvons voir le monde, inchangé. Mais vous ne pouvez pas nous voir. Quand vous regardez de notre côté, notre présent n'existe pas encore – à la place il n'y a rien, ni espace, ni chaleur, ni lumière, rien que le mur infrangible du néant.  
De l'intérieur, nous pouvons sortir du passé dans le futur. Je l'ai fait tandis que nous faisions les essais de la barrière. On ressent un frisson, un instant de froid – rien de plus. 
Il y a aussi une méthode qui nous permet de rentrer, mais tu comprendras que je ne puisse l'exposer. 
Telle est la situation, Harry. Nous ne nous reverrons jamais, mais je t'assure que Mark et moi sommes plus heureux que jamais. L'homme va changer, il va devenir ce qu'était son destin de devenir, et il va atteindre, avec amour et savoir, tous les univers de la voûte céleste. N'est-ce pas de cela que l'homme a toujours rêvé ? De cela, et non de la guerre, de la haine, de la faim, de la maladie et de la mort ? Nous avons le bonheur de vivre tandis que ceci est en train d'arriver. Harry, nous n'avons pas le droit de demander plus. 
Avec toute ma tendresse, 
Joan. 

* * 
Felton acheva sa lecture, puis il y eut un interminable silence, tandis que les deux hommes se regardaient. 
Enfin, le ministre parla : 
— « Vous savez que nous devrons continuer à frapper à la porte – à essayer d'enfoncer cette barrière ? » 
— « Je le sais. » 
— « Ce sera plus facile, maintenant que votre sœur en a expliqué la nature. » 
— « Je ne pense pas que ce sera plus facile, » dit Felton d'un ton las. « Je ne pense pas non plus qu'elle nous l'ait expliquée. » 
— « Pas à vous ni à moi, peut-être. Mais nous y ferons travailler les grosses têtes. Ils trouveront. Ils trouvent toujours. » 
— « Peut-être pas cette fois-ci. » 
— « Oh ! si, » dit alors le ministre. « Voyez-vous, il faut que nous arrêtions cela. Nous ne pouvons permettre ce genre de chose immorale, athée, qui représente une menace pour toute l'espèce humaine. Les gosses avaient raison. Il faudra que nous les tuions. C'est comme une maladie. La seule façon d'arrêter une épidémie, c'est de tuer les bestioles qui la causent. C'est la seule façon. Je voudrais qu'il y en ait une autre, mais il n'y en a pas. » 
(Traduit par Anne Merlin.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
- Déjà 7708 visites sur ce site!