Ce que femme veut… STUART PALMER
Ce que femme veut… STUART PALMER
Les lecteurs de « Mystère-Magazine », les amateurs de roman policier, connaissent bien Stuart Palmer, le père de l'ineffable Hildegarde Withers, héroïne également de plusieurs romans traduits en français.
Miss Withers et l'inspecteur Piper ne rencontrent pas le surnaturel, mais leur créateur n'en est pas ennemi, comme ce charmant conte moderne des « Mille et une nuits » le prouve bien.
Jusqu'à cette belle journée de fin février, douce et printanière, la bouteille n'avait jamais joué un grand rôle dans la vie ordonnée d'Hubert Poole – du moins pas depuis qu'il n'était plus au biberon. Il n'avait jamais été ce qu'on peut honnêtement appeler un buveur, bien qu'il ne dédaignât pas un verre de xérès aux réunions entre collègues et qu'il prît plaisir maintenant à boire un whisky coupé de beaucoup d'eau après le dîner. Il menait, solitaire, une vie agréable quoique monotone, dans une petite maison rose qu'il avait achetée à La Jolla, cette banlieue roussie par le soleil qui s'étend au nord de San Diego, au bord même des eaux bleues du Pacifique. Il lisait beaucoup, ainsi qu'il était normal pour un professeur d'histoire retraité ; il péchait à proximité de la côte ou du haut des rochers avec plus ou moins de succès et il s'efforçait de faire pousser des azalées et des camélias dans le maigre sol sablonneux de son jardinet.
Comme il convenait à un veuf approchant de la soixantaine, Hubert Poole avait loué les services d'une certaine Mrs. Lumpstrom qui venait chaque après-midi lui faire « des heures ». C'était une forte femme d'une respectabilité inattaquable et qui parlait beaucoup, principalement de sa sciatique. Hubert faisait de longues promenades sur le rivage, collectionnait les coquillages et les timbres-poste et faisait parfois une petite partie d'échecs avec des amis. Il n'était pas malheureux, mais on n'aurait pu le qualifier d'heureux non plus ; il souffrait vaguement de l'absence d'Emma, son épouse défunte, auprès de qui il avait vécu dix-huit années d'un bonheur simple et sans nuages ; il regrettait ses classes et ses élèves ; il n'était pas enchanté d'être mis prématurément au rancart, mais une coronarite légère lui avait donné un avertissement qu'il eût été imprudent de négliger. Quoiqu'il en soit, il avait parfois l'impression que la vie était passée à côté de lui.
Cela n'empêchait pas Hubert Poole de concevoir quelques espérances raisonnables. Son oncle George, la brebis galeuse de la famille du côté de sa mère, n'avait pas d'autres héritiers. L'oncle George avait passé à Paris la majeure partie de sa vie mouvementée. Il avait également roulé sa bosse dans les coins les plus pittoresques de l'ancien monde, collectionnant les peintures, les objets d'art et les curiosités, et sa moralité n'était probablement pas meilleure qu'on le soupçonnait. Finalement, le vieux débauché avait, comme on dit vulgairement, passé l'arme à gauche, ce dont Hubert avait été avisé par télégramme, encore que trop tard pour pouvoir l'accompagner à sa dernière demeure. Le règlement de la succession, en France, avait demandé un temps considérable. Mais le jour avait fini par arriver. Il y avait eu un chèque d'une somme agréablement rondelette en francs et il y avait eu aussi un colis d'affaires dépareillées laissées pour compte après la dispersion aux enchères des biens personnels de l'oncle George.
Hubert Poole ouvrit le colis quelques minutes après l'arrivée du facteur, mettant naturellement de côté les timbres français pour sa collection. Le contenu enveloppé avec soin était, dans l'ensemble, plutôt décevant. Il y avait une tablette d'argile, présumée datant de la première Babylone et couverte de traces en pattes de poule. Il y avait un scarabée égyptien, superbement et finement ciselé dans ce qui était de toute évidence un bloc d'or massif. Il y avait un vilain petit dieu africain grimaçant, en ébène ou en quelque autre bois noir dur comme le fer. Et il y avait aussi des estampes japonaises, très artistiques en vérité, mais décrivant de façon si vivante certains passe-temps d'alcôve qu'Hubert, le rouge au visage, se hâta de les serrer en lieu sûr. Mieux valait qu'elles ne tombent pas sous les yeux de Mrs. Lumpstrom.
Et finalement, il y avait la bouteille – si tant est qu'il s'agit vraiment d'une bouteille. Elle avait plutôt l'apparence d'une petite cruche en verre. Non, à y regarder de plus près, ce n'était pas vraiment du verre. Elle était faite de quelque pierre semi-précieuse, d'un gris verdâtre avec des reflets pourpres, et elle était fraîche au toucher, comme du jade. Sa surface était étrangement patinée, ainsi qu'Hubert le découvrit en se risquant à la frotter énergiquement avec son mouchoir. Elle avait une sorte d'éclat lumineux et insolite…
De plus, son orifice était obturé avec une espèce de cire que les siècles avaient transformée en obsidienne. Il y avait aussi un sceau, recouvert d'inscriptions en caractères secrets. Pouvait-il s'agir du légendaire Sceau de Salomon ? Hubert se sourit à lui-même en se posant la question, mais on doit reconnaître qu'il était d'un naturel nettement romanesque. Il ne pouvait évidemment pas plus s'abstenir d'ouvrir cette bouteille qu'il n'aurait pu cesser de respirer. Aussi prit-il calmement son canif et se mit-il à attaquer le sceau et l'antique cire noire. Après avoir résisté, celle-ci s'écailla et finit par céder. Une volute de fumée bleuâtre s'échappa de la bouteille et la pièce fut aussitôt envahie par un parfum fort, presque écœurant.
— « Ça devait arriver, » se dit Hubert Poole. « J'ai perdu les pédales ; je suis complètement cinglé. S'il faut en croire les livres, la fumée va remplir la chambre, puis se combiner en un horrible démon de quatre mètres de haut, noir et terrible. Je me demande si je ne devrais pas aller prendre un cachet d'aspirine. »
Mais il n'eut pas le temps de prendre d'aspirine et la chose ne semblait pas se comporter comme il était dit dans les livres. Il n'y eut pas de mauvais génie noir comme la nuit. La fumée bleue tournoya, s'enroula et se tordit pour se solidifier soudain en une très remarquable et très surprenante jeune femme. L'apparition était plus belle que tout ce que peut concevoir en rêve un collégien ou un poète. Et, au mépris de toutes conventions, elle ne portait strictement rien comme vêtement ; elle était nue, nue comme la Vérité sortant du puits. Hubert Poole se trouva incapable de prononcer une parole, même pas de placer une citation d'un de ses classiques qu'il connaissait si bien. Pour le moment, il éprouvait quelque peine à respirer. Elle ne pouvait pas être là, et pourtant elle y était ! Ses cheveux étaient longs et d'un noir bleuté comme une aile de corbeau ; son visage avait la forme d'un cœur et ses seins étaient ceux d'une fille nubile. C'était certes un beau brin de femme à avoir près de soi, et qui exhalait un bien doux parfum. Sa vue seule vous faisait l'effet d'une commotion électrique. Et elle souriait.
— « N'go al waz aba, kryt ? » dit-elle doucement, d'une voix pareille à une musique.
Hubert Poole écarquilla les yeux et secoua la tête, mais quand il regarda de nouveau, elle était toujours là, vraiment bien là. Il est écrit quelque part qu'aucun homme ne peut rester longtemps stupéfait et que, en l'espace de quelques minutes, on doit, d'une façon ou d'une autre, s'accoutumer à quoi que ce soit, même à un fantôme. Or ceci n'était pas un fantôme. Cette apparition vivait et respirait manifestement, même si en surgissant soudain ici hors de la bouteille et de la fumée bleue elle violait toutes les règles, toutes les lois de la nature. Et il faut dire qu'Hubert Poole était un homme, et qui plus est un homme fort poli.
— « Je regrette, mais je ne parle pas l'arabe, » dit-il d'un ton d'excuse.
— « Vous me la baillez belle avec votre arabe ! La langue que je parlais était déjà oubliée quand l'arabe a été inventé. »
Hubert Poole se renversa dans son fauteuil. Il désirait de plus en plus ardemment ce cachet d'aspirine.
— « Vous… vous parlez anglais ? » dit-il avec effort, s'attendant à voir paraître d'un instant à l'autre les hommes en blouse blanche qui l'emmèneraient.
— « Bien sûr ! » dit la ravissante houri avec indignation. « Sachez que je fais partie des Djinns et que nous avons des pouvoirs spéciaux pour ce qui est des langues et d'autres choses. Mais si vous voulez bien me pardonner maintenant, il y a certaines formalités à accomplir. Le moment est venu de m'acquitter de ma mission. » Elle fit certains gestes rituels qu'il est inutile de décrire, « Je suis votre esclave, maître. À partir de maintenant et pour toujours, vous pouvez me commander, me faire faire ce que vous voudrez ; je vous appartiens, je vous obéirai. Je baise vos pieds. »
Hubert se leva, ou plutôt se dressa à demi.
— « Lincoln a libéré les esclaves » dit-il fermement, « et je refuse catégoriquement qu'on me baise les pieds ! »
— « Aucune importance, » dit d'un ton raisonnable la ravissante houri. « Ce n'était qu'une façon de parler. Considérez qu'un baiser a été déposé sur vos pieds. Je préférerais d'ailleurs vous donner un tout autre baiser, car je suis d'un caractère affectueux. Mais le fait demeure que vous m'avez délivrée de la bouteille et que, par une contrainte qui m'a été imposée voilà bien longtemps, je suis véritablement et sincèrement votre esclave, à tout jamais. Et maintenant, pour votre premier ordre, je suggère que…»
— « Je suggère que vous mettiez quelque chose sur vous, jeune femme. Vous me troublez ! »
En moins d'un clin d'œil, elle apparut vêtue d'un volumineux pantalon rouge, d'une espèce de soutien-gorge et d'une paire de pantoufles d'or du plus curieux effet. En outre, elle exhiba simultanément un nombre considérable de bracelets et de bagues. Les vêtements étaient nettement du genre transparent et bien peu calculés pour dissiper le trouble d'Hubert Poole. À vrai dire, il constatait que les conjectures qu'il pouvait faire sur les parties de son corps prétendument dissimulées étaient plutôt plus troublantes que la contemplation platonique de la beauté dépouillée. Mais le geste symbolique d'obéissance avait eu pour effet de le mettre un peu plus à l'aise.
— « Maintenant, le palais, » dit-elle vivement. « Du marbre de Paros, avec quatre-vingts chambres et des salles de merveilles et de délices ? Quelque chose dans la ligne générale du Taj Mahal, peut-être, avec un bassin et une douzaine de fontaines ? »
C'était une agréable proposition, mais Hubert y réfléchit à deux fois.
— « Pas sur ce terrain de vingt mètres sur vingt, » répliqua-t-il vivement. « Les voisins se mettraient certainement à poser toutes sortes de questions et les inspecteurs de l'urbanisme viendraient examiner les installations sanitaires et électriques et les fondations. Et puis vous n'y pensez pas ! Une construction de dimensions pareilles… le problème des domestiques seul fait que c'est impossible. Mrs. Lumpstrom ne pourrait jamais s'en tirer ; elle a déjà assez de mal avec cette bicoque de quatre pièces. »
Elle haussa ses ravissantes épaules.
— « C'est bon, plus question de palais. Moi qui aurais tant voulu tâter de l'architecture pour me faire la main ! Eh bien alors, je vais vous apporter de l'or en abondance, de l'or rouge d'Ophir, doux et pur. Je vous apporterai des diamants, des rubis et des émeraudes aussi gros que des œufs de vanneau, à pleins paniers. D'accord, maître ? »
— « Attendez, » ordonna Hubert Poole. « Vous n'avez pas une notion bien nette de la situation, ma petite. »
— « Appelez-moi, Lili. C'est le diminutif de Lilith. J'ai eu d'autres noms, mais c'est celui-là que je préfère. »
— « C'est entendu, Lili. On voit bien que vous avez perdu depuis des éternités le contact avec les choses. De nos jours, personne n'a le droit de posséder de l'or, hormis les dentistes. L'or, on l'extrait du sol et on l'emporte à Fort Knox pour l'y enterrer, ne me demandez pas pourquoi. Et quant aux fabuleux joyaux, il y aurait des droits de douane et des droits d'importation et toutes sortes de taxes et des explications à fournir, et que diable pourrais-je bien faire de ces paniers de diamants, d'émeraudes et de rubis ? »
— « Je vois que vous allez être un Maître bien difficile. » dit lentement Lili. Son visage s'éclaira. « Mais considérez autre chose. Vous êtes encore dans la fleur de l'âge, je vous assure… et très bel homme aussi, avec ces cheveux gris bouclés pleins de distinction au-dessus de ce front basané. Je pourrais vous aimer, et si par hasard vous finissez par vous fatiguer de moi…»
— « Bonté divine ! » s'écria Hubert Poole.
— « Comme je le disais, si vous vous fatiguez de moi – le cas peut se présenter, bien que je ne parle pas par expérience personnelle puisque c'est ma toute première mission – je ferai se matérialiser pour votre enchantement toutes les beautés fabuleuses de l'histoire. Cléopâtre, Deirdre, Hélène de Troie. Sémiramis et Thaïs. En chair et en os, ou du moins en fac-similés d'une fidélité raisonnable. »
Il faut reconnaître que, à ce point de cette incroyable conversation, Hubert Poole fut véritablement tenté. C'était un homme vigoureux, normalement constitué à tous les égards, à qui la vie d'ermite pesait parfois. Et d'autre part, en tant qu'historien, il s'intéressait vivement au passé et à ses héroïnes légendaires. Mais tout réalisme n'était pas exempt de sa nature.
— « Je dois vous avouer, chère Lili, » dit-il lentement, « que c'est là une proposition tout à fait alléchante. « Le visage qui lança mille vaisseaux et brûla les tours gigantesques d'Illium. » Et Deirdre… « Aucun homme ne sera plus désormais l'ami de cette reine morte. » Et ainsi de suite. Mais, ma chère petite, j'ai cinquante-sept ans. Franchement, je ne pense pas que je pourrais tenir plus d'une semaine à ce régime intéressant, mais exténuant que vous me proposez. Si je ne m'abuse, Hélène n'était qu'une gamine de quinze ans. Deirdre, Reine des Douleurs, serait une triste compagne. L'histoire prétend que Cléopâtre avait un nez très proéminent et un caractère tyrannique et qu'elle était mariée à son propre frère, entre autres personnages. Et quant à Sémiramis, à Thaïs et à toutes les autres, grands dieux, non ! Je ne pourrais jamais trouver le bonheur dans les étreintes de ces charmants fantômes morts, qui ont eu leurs heures bien remplies et ont vécu leur vie jusqu'au bout, même si vous parveniez momentanément à évoquer leurs ombres avec vos pratiques de magie noire. Cela m'attriste de décliner, mais décliner il me faut. Et vous, charmante et désirable comme vous êtes assurément…»
— « Je ne vous suis pas indifférente, alors ? » Elle s'approcha soudain de lui et son parfum le fit presque défaillir.
— « Vous êtes plus belle et plus désirable que tout ce que j'ai pu imaginer jusqu'ici ! » admit Hubert Poole avec enthousiasme. « Vous êtes aussi, si vous me permettez de m'exprimer franchement, beaucoup, beaucoup trop jeune et vive pour un homme de mon âge menant une petite vie bien réglée. J'étais heureux, ou raisonnablement satisfait, avec Emma, ma défunte femme. Bien que je doive admettre qu'elle ronflait. Et vous devez essayer de comprendre ceci : si vous deviez rester ici comme ma… enfin, à quelque titre que ce soit, je n'arriverais jamais à trouver un moyen pour expliquer votre présence à mes voisins. Ne serait-ce qu'à Mrs. Lumpstrom, ma femme de ménage. »
Lili fronça les sourcils et promena un regard dédaigneux sur le petit living-room.
— « Je ne lui fais pas mes compliments, à votre femme de ménage, » dit-elle. « Les carreaux ont besoin d'être nettoyés et les cendriers astiqués, et quant aux tapis… enfin, passons ! »
— « Mrs. Lumpstrom fait de son mieux, et elle me donne satisfaction dans l'ensemble. Bien qu'il me faille reconnaître honnêtement que sa cuisine laisse parfois à désirer ; elle fait tout frire ! »
— « Ça y est, j'y suis ! À manger ! » s'écria Lili d'un ton joyeux. « Écoutez, Maître ! Je vous apporterai les mets les plus rares de tous les coins du monde. Je vous apporterai des langues d'oiseaux-mouches et du blanc de pingouin et une oie farcie d'un chapon farci d'une alouette farcie d'une huître farcie d'une olive ! Du filet de mammouth sibérien ! De l'iguane sur canapé ! Des régals au-delà des rêves des gourmets aux goûts les plus extravagants… et, bien entendu, les vins les plus rares pour aller avec, des vins dignes de figurer sur la table d'un empereur : les champagnes les plus renommés…»
— « Tout cela serait très agréable. Mais je dois vous avouer, ma chère enfant, que mes goûts sont beaucoup plus simples. Deux œufs pochés ou une omelette le matin, une boîte de haricots en conserve à midi et peut-être un petit steak ou une côtelette pour dîner. Et je n'ai jamais été grand amateur de vins ; mon whisky à l'eau le soir me suffit largement. »
Lili mordilla ses lèvres vermeilles en signe de dépit, puis elle se remit à sourire.
— « Je vois ! » s'écria-t-elle. « J'ai la solution idéale. Cela demandera quelque effort, mais je peux interpréter les charmes. Je vais vous redonner la jeunesse ! »
Cette fois, Hubert Poole marqua une nette hésitation.
— « La jeunesse ! » murmura-t-il. « C'est terriblement tentant, diablement tentant. Mais même si vous avez le pouvoir de me redonner mes vingt ans, je ne suis pas sûr… non, je ne crois pas que je pourrais supporter de nouveau tout cela, cette vie fiévreuse, ces espoirs et ces luttes. Une heure est fixée pour chaque chose. Je ne souhaiterais pas avoir vingt ans et le poids de tous mes souvenirs. Et je ne tiendrais pas à les effacer non plus. Je crois que je me trouve très bien comme je suis, je ne pense pas que je désire changer. Je suis suffisamment heureux avec ma pêche, mes fleurs, mes livres et mes échecs. Non, merci, ma chère petite Lili. »
L'adorable, la délectable houri se mit à arpenter la pièce. Elle commençait visiblement à perdre patience.
— « Mais il doit pourtant y avoir quelque chose, » s'écria-t-elle, « Écoutez, je suis une Djinn. J'ai le pouvoir. Un pouvoir magique, je l'admets. Mais que diriez-vous du pouvoir réel ? Ne vous plairait-il pas d'être roi, ou radjah, ou dictateur, ou quoi que ce soit que se dénomme celui qui détient la puissance maintenant ? »
Il secoua la tête avec obstination.
— « Ma chère petite, il n'est personne possédant tout son bon sens qui désirerait être chef d'état en ces temps périlleux ; c'est la place la plus dure et la plus ingrate du monde. On s'y tue à la tâche ; on succombe sous le poids des responsabilités. C'est très tentant et tout et tout, mais je regrette, Lili, de ne pas avoir l'emploi de vos pouvoirs magiques. Je suis désolé, mais je crains qu'il ne vous faille tout simplement réintégrer votre bouteille. »
Son visage prit une expression lamentable.
— « Oh ! non, Maître ! Vous ne savez pas ce que c'est que de passer cinq mille ans ratatinée dans une misérable petite chose comme ça ! C'est un sort bien pis que la mort, vous pouvez m'en croire. Vous ne pourriez pas, vous ne voudriez pas me faire ça ! » Elle avait pris un ton implorant.
— « C'est pourtant une bien jolie petite bouteille, » dit-il avec nervosité. « Vous ne croyez pas que vous pourriez vous y faire ?…»
— « Non, je ne pourrais pas ! »
Il réfléchit.
— « Ma foi, je ne suis pas très fort sur ces choses, mais je crois me rappeler que dans de telles circonstances il m'est théoriquement possible de vous dégager de votre servitude et de vous renvoyer d'où vous venez. »
— « Miséricorde ! » Une expression horrifiée se peignit sur le joli visage en forme de cœur. « Vous osez suggérer cela, quand vous savez d'où nous venons, nous les Djinns ? »
— « Cela ? »
— « Oui, cela ! Le royaume d'Eblis, en comparaison duquel votre enfer méthodiste est une joyeuse partie de campagne, croyez-m'en. » Elle s'agenouilla à ses pieds. « Oh ! Maître, de grâce ! »
— « Alors quoi ? » fit Hubert Poole, mal à l'aise.
Lili se leva, ses délicates épaules ployées comme sous le poids d'un lourd fardeau.
— « Mais je ne veux pas m'en aller ! Je me trouve bien ici. Votre petite maison est tout à fait charmante, ou elle pourrait l'être avec un peu de soin. Je trouve que vous êtes un amour et l'océan et les collines sont un si beau spectacle ! Vous ne pouvez pas être insensible à ce point ! Voyons, Maître. C'est mon premier voyage, mon essai initial, ma première chance. Je n'ai jamais été faite pour passer l'éternité dans une méchante petite bouteille. Et quant à retourner chez Eblis, c'est tout à fait hors de question ; repoussée et indésirable, il faudrait que j'y rentre avec une croix blanche sur mon dossier. Et je serais la risée de toutes les goules, ces créatures infectes et ricanantes ! Pour ne pas parler des afrites, qui vous frappent et vous pincent…» Lili frissonna, puis elle se pencha plus près d'Hubert Poole dont le pouls se mit à battre à grands coups, ce qui se comprenait. « Évidemment, » murmura-t-elle, « si vous je ne vous plais vraiment pas, je m'en irai tranquillement. »
— « Mais si, vous me plaisez ! » se hâta-t-il de protester. « Ne le prenez pas de cette façon, je vous en prie. Vous êtes sans conteste la créature la plus belle et la plus séduisante que j'aie jamais rencontrée ; c'est simplement que vous êtes trop belle et beaucoup trop jeune pour un homme vieillissant menant une petite vie tranquille. Je ne pourrais jamais vous donner ce que vous attendez de moi. »
Elle n'était pas facile à dissuader ; peu de femmes le sont.
— « Alors, Maître, est-ce que je ne pourrais pas rester ici avec vous pendant une semaine, ou seulement quelques jours ? Ce monde est si beau ; dans la bouteille j'avais presque oublié combien il peut être beau. Ne puis-je simplement rester jusqu'à demain ? Ne puis-je avoir une chance de contempler la lune et les étoiles ? Vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est que de ne pas avoir vu la lune et les étoiles pendant cinq mille ans. Je vous en prie ! Oh ! soyez gentil ! »
— « Rien à faire. » Il se cuirassa le cœur, avec bien du mal. Elle était toute proche et très ardente, et ses vêtements étaient très, très transparents. « J'aurais dû vous commander de mettre une robe d'indienne, » dit-il. Il avala sa salive avec difficulté, mais il resta ferme ; il le fallait. « Non, chère Lili. Vous êtes venue trop tard. Vous ne pourriez absolument pas vous incorporer à ma vie tranquille. Comme je vous l'ai déjà dit, je ne pourrais expliquer votre présence à personne. Mrs. Lumpstrom va arriver dans un moment et il faudra que vous soyez partie et que j'ouvre toutes les portes et les fenêtres pour aérer la maison. Votre parfum oriental est assez pénétrant et Mrs Lumpstrom va penser… oh ! elle va penser toutes sortes de choses ; elle lit des magazines du cœur. Je regrette vivement, Lili. »
— « Je regrette aussi, » dit Lili. « Vous êtes le premier homme sur qui je tente la chance en cinq mille ans. Je suis peut-être une Djinn, mais je suis femme aussi, et une femme que l'on repousse…»
C'est ce moment assez inopportun que Mrs. Lumpstrom choisit pour arriver par l'allée en se dandinant comme un canard.
— « Disparaissez ! » ordonna Hubert Poole. S'il avait eu plus de temps, il aurait pu formuler son ordre d'une façon moins brusque. Lili se rendit invisible en un clin d'œil, mais elle ne partit pas. Le temps manquait pour faire disparaître son parfum d'une manière ou d'une autre et quand la femme de ménage fit une remarque à ce sujet, Hubert Poole s'efforça vaillamment d'expliquer qu'il s'agissait de sa nouvelle lotion contre le feu du rasoir.
— « Un homme de votre âge ! » commenta Mrs. Lumpstrom, « Comme je l'ai toujours dit, il n'y a pas de pire fou qu'un vieux fou ! » Elle commença à s'affairer dans les pièces avec son balai, sa pelle et son plumeau, mais elle eut d'autres remarques plus acerbes après avoir eu les fesses pincées plusieurs fois au cours des quelques heures qui suivirent. Elle accusa naturellement Mr. Poole, bien qu'il se fût trouvé sans erreur possible à l'autre bout de la pièce aux instants critiques, faisant les plus grands efforts pour s'absorber dans la lecture de son journal.
— « Je n'ai pas pu m'en empêcher ; elle cachait la poussière sous la moquette ! » murmura doucement une voix à son oreille. Il sentit certaines tendres caresses venant de nulle part, car Lili, bien qu'invisible, était d'un naturel doux et familier.
— « Ça suffit ! » dit Hubert Poole, sans s'apercevoir qu'il parlait tout haut.
— « Ça suffit certainement pour moi, » dit Mrs. Lumpstrom. « Je ne sais pas ce qui se passe ici, mais je suis une femme respectable et j'en ai supporté suffisamment. Je vous rends mon tablier et vous pourrez vous chercher une autre femme de journée. » Elle prit le montant de ses « heures », qui s'élevait à cinq dollars et quelques cents et partit d'un air courroucé.
— « Bon débarras ! » déclara la voix invisible. Mais à ce moment, les choses avaient été un peu trop vite pour Hubert Poole.
— « J'en ai assez maintenant, » dit-il fermement. « Retournez dans la bouteille, sorcière ! Je vous l'ordonne… ou dois-je vous tutoyer ? »
Lili poussa un gémissement, mais obéit. Il mit la bouteille sur sa table de chevet et toute la nuit il écouta les petits miaulements de chaton à l'intérieur de la maudite chose ; ils étaient très faibles, mais juste suffisants pour le tenir éveillé. C'était un homme qui avait besoin de sommeil ; à l'aube, il ouvrit sa fenêtre et jeta la bouteille de toute sa force en direction de la plage. Puis il dormit.
C'est-à-dire qu'il dormit jusqu'au moment où il fut réveillé par trois jeunes garçons venus frapper à sa porte pour lui montrer la jolie petite bouteille qu'ils avaient trouvée et la lui offrir pour vingt-cinq cents. Il leur donna la somme, enfila sa culotte de plage et descendit jusqu'au bord même des rochers, d'où il jeta la bouteille dans les eaux bleues profondes du Pacifique. Ce n'est que le lendemain que le fils d'un voisin âgé de dix-huit ans, adepte de la pêche sous-marine, apparut avec la bouteille. « Trouvée sur le fond au large en descendant chercher des oreilles de mer, » annonça le jeune homme au corps bronzé. « Comme je sais que vous collectionnez les choses, j'ai pensé…»
Hubert Poole donna avec résignation cinq dollars au jeune homme. Mais il prit une résolution énergique ; l'après-midi, il sortit sur un bateau de pêche et, parvenu à six kilomètres du rivage, il laissa tomber tranquillement la bouteille par trois cents brasses d'eau. Puis il fit semblant de pêcher un moment, revint avec son bateau, fit un morne dîner avec des conserves et se mit au lit. Il dormit d'un sommeil agité jusque peu avant le lever du soleil, où il fut réveillé sans douceur par de l'eau froide lui coulant sur le visage et par le contact de lèvres froides sur sa bouche. Lili était de retour, complètement nue, charmante et grelottante.
— « Maintenant vous allez m'écouter, jeune fille…»
— « C'est à vous d'écouter, Maître ! » Ses dents claquaient. « Ne sous-estimez jamais les pouvoirs d'une Djinn. Je n'ai enfreint aucune des lois ; vous n'avez bouché cette damnée bouteille qu'avec du ruban adhésif qui s'est dissous dans l'eau salée. De plus, vous avez fait une ou deux légères erreurs dans la rédaction de la formule du sceau. Techniquement je suis libérée. Seulement…»
— « Seulement quoi ? Nous avons réglé cela, je vous l'ai dit. Je vous ordonne maintenant de …»
— « Écoutez d'abord, je vous prie, » demanda-t-elle. « Parce que j'ai tout arrangé. Après cette nuit, vous ne me reverrez plus. Personne ne me verra plus. Mais pour l'instant je gèle littéralement. Cet océan est froid comme la glace. »
— « Vous pourriez mettre quelques vêtements. »
— « Je pourrais nous emmener par la voie des airs jusqu'à la brûlante Arabie. Je pourrais demander à des lutins de nous apporter un brasier de charbons parfumés Je pourrais… mais je préférerais aller au lit, » dit Lili d'une voix qu'il ne lui avait pas encore entendue, et elle joignit le geste à la parole.
Ce qui est hors de question en tant qu'entreprise de longue haleine peut être possible et même impératif en une occasion isolée. Et comme elle avait dit qu'il ne la reverrait jamais…
— « C'est parfait, Maître-bébé, » dit-elle d'une voix rassurante. « Je connais la solution qu'il nous faut. Vous seriez étonné si vous saviez ce qu'une fille peut réfléchir dans une bouteille par trois cents brasses de fond. Et à partir de demain, il n'y aura plus de Lili pour compliquer votre petite vie toute simple. »
Et ils s'endormirent comme il était normal.
Ils se levèrent tard et Hubert Poole se prépara avec courage aux adieux.
— « Mais je n'ai jamais dit cela, » s'exclama Lili avec surprise. « J'ai dit que personne ne me verrait plus. Parce que je ne serai pas ici comme vous me voyez actuellement, mais…»
*
* *
Et c'est ainsi qu'Hubert Poole partit en voyage pour une semaine et en revint marié. Sa jeune femme a dépassé de peu la quarantaine, elle est bien faite, légèrement potelée, bonne ménagère. Elle a pris en main la petite maison rose, lavé les carreaux et astiqué les cendriers ; elle s'est liée d'amitié avec les voisins par-dessus la haie du jardin et pour tout le reste elle s'est adaptée à la vie d'Hubert Poole comme si elle eût été depuis toujours faite à sa mesure.
La légère transformation de l'âge et de l'apparence de Lili furent le résultat d'une dernière mise en œuvre de ses pouvoirs magiques, sur la ferme insistance d'Hubert. On dit qu'elle s'est réservé le droit de redevenir ce qu'elle était avant une fois l'an, à l'occasion de l'Aïd-el-Séghir, car, bien qu'elle fût femme avant tout, elle avait encore quelque chose de commun aux Djinns. Qu'elle se soit adonnée encore à quelques pratiques magiques de moindre importance nous l'ignorons, mais ce qui est certain, c'est que la chance d'Hubert Poole aux échecs et à la pêche augmenta constamment depuis cette époque (il attrapa le plus gros bar de la saison) et que ses azalées et ses camélias remportèrent de nombreux prix aux expositions florales du pays.
(Traduit par Roger Durand.)