Rencontre - GÉRARD KLEIN
Rencontre - GÉRARD KLEIN
Gérard Klein s'est amusé ici à reprendre un thème surnaturel : la réincarnation, en le transposant dans une optique science-fiction et en lui donnant une envergure cosmique. Le résultat : une nouvelle inhabituelle, qui acquiert peu à peu son relief pour rendre finalement un écho étrange.
Il devait être cinq heures. Il faisait chaud et bleu. La rue était noyée de passants et de poussière, toute blanche, et les maisons, rouges, d'un rouge délavé et passé de briques cuites et séchées au soleil, avec de grandes traînées grises là où, pendant des dizaines d'années, les petits torrents réguliers des gouttières s'étaient rués, les quelques rares jours de pluie.
Il passait de temps à autre un léger souffle de vent et les gens frémissaient de plaisir. Il y avait un instant de silence, puis les lèvres mécaniques reprenaient leur broderie de mots sans suite, au hasard.
— « Encore un peu de glace ? »
— « Je vous en prie. »
Les cubes de glace tintaient dans les verres et c'était réconfortant. Les reflets des verres voltigeaient sur le mur blanc d'en face, se figeaient et repartaient, comme des morceaux brisés de soleil, et c'était un vrai petit théâtre de lumière. Un orchestre invisible jouait un air languissant. La rue et la ville tout entière avaient un air de fête. Et ç'avait été ainsi tous les jours passés et ce serait ainsi tous les jours à venir. Les gens de l'endroit ne regrettaient rien et n'attendaient rien. Ils étaient plutôt pauvres, mais à leur manière, ils avaient l'air heureux. C'était pourquoi, au moment des vacances, les étrangers arrivaient en rangs serrés, s'installaient aux terrasses des cafés et regardaient simplement les habitants de la ville passer et vivre.
Les gens qui portaient des chemises blanches étaient des étrangers. Je portais moi-même une chemise blanche. Les gens du pays ne portaient jamais de blanc. Ils savaient que le blanc est une couleur grave et triste, une couleur de deuil, et les hommes, comme les femmes, les enfants et les maisons, étaient vêtus de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, sauf du blanc qui est une couleur composée, et triste, et solennelle. Mais peut-être ce blanc que nous portions, nous, les étrangers, était-il tout à fait approprié à ce deuil que nous portions en nous-mêmes, à ce long et terrible regret.
L'homme marchait sans hâte, flânant. Il portait une chemise blanche et un chapeau blanc, légèrement en arrière, sur la nuque, et il tenait dans la main droite des gants blancs, et c'était un étranger. Mais peut-être avait-il l'air plus étranger que tous les autres ? Il n'était pas très grand. Ses traits étaient profondément marqués, cernés de rides. Il avait des mains longues et maigres dont les doigts battaient sans cesse l'air comme les ailes multiples d'un oiseau pâle et monstrueux. Ses yeux cherchaient perpétuellement.
Presque tout de suite, je le reconnus. Il me semblait familier. Était-ce quelque chose dans l'inquiétude de ses yeux ou dans le mouvement incessant de ses doigts qui éveilla en moi quelque profond souvenir ? Lorsque je le vis, une manière d'angoisse se coula en moi, froide et visqueuse, et cela n'avait pas la moindre signification, mais mes paumes sèches devinrent soudain moites, et je sentis la peau de mon front se tirer sur mes tempes, et je pâlis brusquement.
Il me vit aussi et me fixa. Je n'aimais pas cela. Je ne savais pas où j'avais pu le rencontrer. Je ne connaissais pas son nom. Il n'y avait pas de raison pour qu'il me fît peur, et il ne me faisait pas réellement peur. Non, c'était quelque souvenir très ancien, indiciblement attaché à ses yeux jaunes, curieux et papillotants, et à ses mains mouvantes, qui faisait soudainement émerger d'une région inconsciente cette sorte d'inquiétude.
Il marcha vers moi.
— « Je vous ai déjà vu quelque part, » dit-il.
— « Moi aussi, » dis-je, souriant quoique mal à l'aise.
— « Je suis un étranger, » dit-il. « Vous êtes un étranger. Nous sommes des étrangers. »
— « Certainement. L'endroit grouille d'étrangers pendant la saison. »
— « Ce n'est pas ce que je veux dire. »
Je ne savais pas ce qu'il voulait dire. Il m'intriguait et m'énervait en même temps. Je ne l'avais jamais rencontré nulle part et il n'y avait aucune raison pour que sa seule vue m'inquiétât. C'était juste une de ces coïncidences exaspérantes, un de ces détails qui vous font vous retourner sur un passant parce qu'un trait en lui évoque un de vos amis. Ou un de vos ennemis.
— « Asseyez-vous et prenez un verre, » dis-je.
C'était plus fort que moi. Je voulais en avoir le cœur net.
Il le fit. Il me dévisageait avec insistance.
— « Où vous ai-je déjà vu ? » demandai-je, à tout hasard. « Était-ce à Paris ? »
— « Je n'ai jamais été à Paris. »
— « Londres ? »
— « Non. »
— « Vous êtes un touriste. Vous êtes un grand voyageur. Je crois bien vous avoir rencontré sous un soleil aussi brillant que celui-ci. Était-ce à Gênes, au Caire, à Athènes ? »
— « Sûrement pas. »
— « À Bombay ? »
— « Connais pas. »
— « Écoutez, » dis-je. « Si vous cherchez à m'intriguer, dites-vous tout de suite que vous y êtes arrivé. Je me souviens vaguement de vous. Vous savez ce que c'est. On voit tellement de gens. Et le soleil était aussi dur qu'aujourd'hui lorsque je vous ai vu pour la dernière fois. »
Ce n'était pas vrai. Je ne me souvenais pas vaguement. Je me souvenais très précisément. Nous nous étions rencontrés pour la dernière fois sous un soleil terriblement dur et brillant – et le ciel n'était pas bleu. Il était comme une ombre en face de moi et je ne parvenais pas à me rappeler autre chose que ses mains et ses yeux.
— « Un autre soleil, » dit-il.
Nous nous étions rencontrés pour la dernière fois. La dernière fois. Mais nous nous étions rencontrés un millier de fois auparavant. Un million de fois. Et il y avait toujours la même inquiétude, la même question dans ses yeux jaunes.
— « Est-ce que nous avons été à l'école ensemble ? »
Il se mit à rire.
— « Le dernier retranchement, hein ? Non, vous n'y êtes pas du tout. »
— « Attendez. Vous étiez à cette soirée à Madrid, n'est-ce pas ? Il faisait si chaud, si lourd. Vous étiez juste devant un projecteur. Vous vous souvenez des chants des pénitents dans la rue ? Et de cet homme qui portait un extravagant smoking rouge. Et le feu d'artifice. La fusée qui retomba et mit le feu à un toit de la ville. »
— « Je n'ai jamais rien vu de tel. »
C'était vrai. Il ne pouvait pas être à cette soirée. Il ne pouvait être nulle part. Et tandis que je faisais défiler dans ma tête une cohorte de visages, j'acquis la certitude qu'il n'était nul endroit de la terre où j'avais pu le voir.
Il souriait. Ses yeux se moquaient de moi pendant que je cherchais. Je le regardai de nouveau et je le connaissais, oh ! je le connaissais, c'était l'un de mes plus anciens souvenirs et aussi loin que je pouvais remonter dans ma mémoire, je revoyais ces yeux et ces mains, comme si, périodiquement, il avait été nécessaire que nous nous rencontrions. Et pourtant ce visage avait changé sans que je puisse l'imaginer différent, et peut-être était-ce seulement cet éclat jaune des yeux qui faisait renaître en moi une foule d'accidents.
Dans ma mémoire, il n'y avait rien entre ses yeux et ses mains qui battaient comme les ailes d'un oiseau. Rien, que je pusse préciser, et pourtant je savais que cela était différent de l'aspect que je lui voyais maintenant.
— « Vous ne vous souvenez pas ? »
— « Non, » dis-je, « absolument pas. »
— « Dans une certaine mesure, vous avez eu de la chance. Se souvenir n'est pas toujours drôle. Et pourtant bien des gens donneraient n'importe quoi pour se souvenir. »
— « Se souvenir de quoi ? »
— « Faites un effort. »
Je vidai mon verre.
« C'est une étrange chose que l'oubli, » dit-il. « Est-ce une destruction physique, une érosion ? Est-ce un refus, un rejet, l'effet d'une terreur ? Qui le sait ? Il arrive que des épaves de souvenirs surnagent comme les débris d'un navire, mais jamais le navire entier ne reviendra à flot. Moi-même, j'ai perdu pas mal de détails. Mais j'en connais plus que vous. Vous vous souvenez juste de moi. Et j'ai compris pourquoi quand je vous ai vu me fixer. Allons, faites un effort. »
— « Quel est votre nom ? » dis-je.
— « À quoi bon ? » dit-il. « Vous ne l'avez jamais entendu. »
Il avait raison. L'angoisse tomba sur moi comme un filet et me ligota. Le soleil parut soudain s'obscurcir. J'avais dans les prunelles l'empreinte d'un soleil un millier de fois plus brillant, et nous nous traînions dans de la boue.
— « Seigneur, » dis-je.
J'avais fermé les yeux.
C'était une boue rouge et ferme. Il n'y avait rien de plus agréable que de se traîner dedans.
— « C'est mieux, » dit-il.
Puis quelque chose se déclencha dans mon esprit. Il y eut un grand nombre d'autres images, imprécises, mêlées, superposées, inquiétantes.
— « Ce n'est pas ici que je vous ai rencontré. »
— « Non, pas ici. »
Je ne voulais pas lui demander ce qu'il entendait par ici. J'hésitais à penser ailleurs. (« Ailleurs » était trop étranger, trop terrible.)
— « Où était-ce ? » dis-je pourtant, après un instant d'hésitation.
— « Où vous voudrez. Je ne sais pas moi-même. Dans le Passé ; dans le Futur. En dehors de la Terre. »
Je fermai de nouveau les yeux. J'essayais de remonter le plus loin possible. Mais il n'y avait ni fin ni commencement. J'avais découvert un chemin neuf, une route illimitée, bordée d'ombres terrifiantes.
— « Nous sommes fous, » dis-je.
Il cligna de l'œil droit.
— « Peut-être. Mais en vérité, nous sommes des étrangers. Des voyageurs. »
— « Je vois. »
— « Vous ne voyez rien du tout. C'est le vieux problème. Où étiez-vous avant ? Je veux dire avant votre naissance. Vous n'en savez rien. Personne n'en sait rien. Vous vous souvenez seulement que dans ce monde-là, vous m'avez rencontré. Et avant et monde ? Un autre. Et Avant ? Avant ? Avant ? Souvenez-vous. Nous nous sommes toujours rencontrés. Nous sommes en voyage. Partout, nous sommes des étrangers. Est-ce que vous pouvez vous rappeler un monde où vous n'avez pas été un étranger ? »
Je sentis l'inquiétude me mordre la poitrine.
« Combien de fois nous sommes-nous rencontrés ? Deux fois. Trois fois. Un million de fois. Vous n'en savez rien. Personne n'en sait rien. La seule chose dont vous vous souveniez, c'est de moi. Et la seule chose dont je me souvienne, c'est de vous. Quelque chose en vous. Vous avez eu d'autres formes et d'autres corps, mais il y a quelque chose en vous qui n'a pas changé. La même chose pour moi. Et c'est cela que nous reconnaissons. Pourquoi étiez-vous dans cette ville, aujourd'hui ? Vous n'en savez rien. Moi non plus. Ce sont les vacances. Pas de raison. Le Hasard. Ne me racontez pas ça. Il fallait que nous nous rencontrions. Juste pour nous souvenir un peu. Juste pour ramener à la surface quelques bribes d'une mémoire morte. »
Il emplit son verre et but. Il parlait de plus en plus vite, mais il n'avait pas l'air le moins du monde énervé. Ses yeux jaunes et papillotants restaient froids. Tout juste intéressés.
« Il y a tellement de choses que je ne sais pas, » dit-il. « J'en sais juste un peu plus que vous, mais tellement peu, tellement peu. »
Il eut l'air découragé, d'un seul coup. Il regarda la rue et les gens ignorants qui marchaient, sautaient, couraient, piaillaient.
— « Croyez-vous qu'ils voyagent comme nous ? » dis-je doucement.
Je le croyais. Je ne pouvais pas faire autrement.
— « Je ne sais pas, » dit-il. « Je ne sais pas. Je ne crois pas. Je ne me souviens que de vous. Nous sommes des étrangers, tous les deux, des sauteurs du Temps. J'ai essayé de savoir s'ils se souvenaient. Je les ai questionnés. J'ai lu des milliers de livres. Tous les ouvrages fantastiques de la Terre. Pour savoir si l'un de ces rêveurs conservait la marque de quelque autre monde. Mais je n'ai rien trouvé. Des indices. Rien de plus. »
Une porte s'ouvrit dans ma tête. Je sentis un sang froid couler lentement dans mes veines. Je humais une odeur infecte et je m'en délectais. Mes doigts se crispèrent et des griffes d'acier grincèrent sur une cuirasse d'écailles. Les yeux jaunes s'allumèrent en face de moi et je tombai en arrière, plongeai et m'enfonçai dans le marais.
Je pâlis. Il me regarda et sourit.
— « Des lézards, » dis-je. Ma voix était sèche et pointue.
Il secoua la tête.
— « Presque, » dit-il. « Presque. Un savant leur donnerait un autre nom. »
— « C'est horrible. Je ne veux plus retourner là-bas. C'est votre faute. »
— « Ce n'est rien. Vous n'avez rien vu. Vous ne vous souvenez de presque rien. Vous ne connaissez pas le pire. Il y a des nuits entières où les souvenirs reviennent en moi. Je ne peux pas dormir et un million de mondes sont là. Et vous êtes là. Vous n'êtes pas toujours beau, vous savez. Les vents empestés qui montent du sud, et les brumes qui étouffent les cris, et ces choses qui effleurent et palpent, et cette force, ce grouillement malsain que vous sentez en vous. Ce désir de chasse et cette envie de déchirer une ignoble victime. Nous avons été les maîtres de la Terre en ce temps-là, peut-être. Les marais tremblaient de fièvre. Nous étions lourds et puissants et malsains. Nous avions une science et une intelligence différentes. Nous avons construit des villes. Nous nous sommes battus durant de longs jours. »
Il grimaça un sourire. Il me toucha le bras.
— « Nous ne nous battons plus, maintenant. Nous somme las. »
— « Pourquoi nous battions-nous ? » demandai-je.
Je vis que ses yeux étaient mauvais, hostiles.
— « Vous ne vous souvenez pas ? Pour elle. Retournez là-bas. »
Je fermai les yeux. Intérieurement, je me débattis désespérément. En vain. Les brumes m'entouraient, comme il l'avait dit. Je tentai de bouger, mais une lassitude insurmontable m'avait envahi. L'eau qui s'étendait autour de moi charriait une ignominie brunâtre. Les yeux jaunes me guettaient derrière une touffe de prèles. Mon champ de vision était bas et étroit. Je ne pouvais pas voir le ciel. Je tournai à grand-peine la tête, et je la vis.
Une émotion puissante et écœurante m'envahit. Elle était plus qu'à demi enfouie dans la vase. Elle était immobile. Elle tenait dans ses griffes quelque chose d'indiscernable. Ses écailles étaient vertes sauf sous le cou, où elles devenaient blanches. Elle était sortie d'un cauchemar. Et elle m'attirait terriblement. Je savais qu'elle était belle.
Ses yeux blancs et immobiles nous fixaient. Il y avait une joie froide dans toute son attitude. Depuis longtemps elle nous regardait.
C'était pour elle que nous nous étions battus.
Et je savais que le regard de l'autre, blotti derrière sa touffe de prèles, était braqué sur ma gorge, sur le point vulnérable. Et je la regardai. Et nous restions immobiles, tous les trois. Et je ne savais pas si je devais reculer en rampant vers une mare profonde. Et je savais qu'il attendait cela. Et je savais qu'elle se demandait qui reculerait. Et je restais sur place, soufflant, rauque, faisant jouer mes griffes. Et je le sentis hésiter, et je me ruai sur lui dans un bruit mou d'eau remuée, d'herbe écrasée, de boue sillonnée par une charrue de corne.
Je vis ses yeux et je voulus fuir. Pas dans l'espace, mais dans le temps. Je voulus quitter ce corps. Je fis un bond désordonné. Je reculai encore dans l'avenue des ères.
Un souvenir d'un milliard d'années. Nous planions dans l'espace. Immobiles et informes. Spores. Des étoiles s'allumaient et explosaient tout autour de nous. Nous étions grands et vains. Nous dominions une éternité vide.
— « Êtes-vous sûr, maintenant ? »
Je dis oui. Je n'avais jamais eu le moindre doute. Je me souvenais réellement. Mes mains tremblaient. Instinctivement, mes yeux cherchèrent sa gorge. Il tira un crayon de sa poche et traça un signe sur la nappe de papier. Mes yeux papillotèrent.
« Souvenez-vous. Il faut que vous vous souveniez. Est-ce que vous savez ce que c'est ? »
Le signe. Il tendait vers moi un visage attentif. Il me serra le bras. Je reculai, instinctivement, de nouveau. Je songeai à un autre contact.
— « Pourquoi tenez-vous tellement à ce que je me souvienne ? »
— « Je veux savoir, comprenez-vous ? Je veux savoir d'où je viens. Peut-être avez-vous plus de chance que moi. Peut-être vos souvenirs sont-ils plus anciens. Ce signe est une clé, comprenez-vous ? Il faut que vous le disiez. »
Le signe était la clé. Et je plongeai cent millions d'années en arrière et je vis gravé sur une paroi polie de roche – était-ce la manifestation de quelque puissante architecture à jamais rayée de la surface de la planète, ou était-ce là l'apparence normale des montagnes neuves ? – par une serre énorme et acérée, le signe. Et deux yeux énormes, vides et jaunes, m'interrogeaient avant de me défier. Et tandis que s'écoulaient à l'envers des temps immenses et innombrables, je vis le signe s'inscrire dans les fosses profondes de la mer, sur les colonnes des temples impies des sauriens géants, au sommet des pics, tracé dans la glace par une aile squameuse. Je vis les étoiles se grouper dans le ciel pour former le signe. Et chaque fois les yeux énormes et jaunes réclamaient une réponse et lançaient un défi. Mais je n'avais rien à dire.
— « Ce voyage a-t-il jamais eu un début ? » dis-je. « Je n'en vois pas. »
— « Il le faut. Il le faut. Cherchez. »
Il hurlait presque.
— « Pourquoi tenez-vous tellement à savoir ? »
— « Je veux y retourner, comprenez-vous ! Je veux y retourner. Tout le monde veut y retourner. Nous étions puissants et silencieux, inexistants. Et nous avons perdu cela. Pourquoi croyez-vous que nous nous rencontrons une fois tous les millions d'années ? Pourquoi croyez-vous que ce signe jalonne notre route ? Nous nous souvenons, nous nous souvenons, oh ! juste assez pour regretter, et pas assez pour savoir. »
Je retournai là-bas. Et sur une falaise d'onyx aussi noir et brillant que le vide, je déchiffrai le signe. Il m'apparut dans sa simplicité intacte. Et tandis que je fondais en silence, comme une invisible et rapide comète, sur les régions chaotiques qui marquent l'extrême bord de l'univers, je vis grandir par-delà les ondulations du temps et de l'espace un immense château sombre, une écrasante citadelle. Cela était mieux ou pire qu'une ordinaire construction. C'était le château, sans qu'il y eût de doute ou de discussion possible, et sur la porte obstinément close, je lus, flamboyant, le signe, et je me souvins.
C'était de là que nous étions partis, il y avait si longtemps que le nombre des années avait perdu toute signification. Et c'était là peut-être qu'en un jour encore imprévisible, nous pénétrerions, les portes grandes ouvertes et la paix nous attendant à l'intérieur.
Peut-être de puissants envahisseurs nous en avaient-ils chassés, nous projetant dans les régions inférieures. Ou peut-être en avions nous été bannis.
Et tandis que je me souvenais avec plus d'insistance, tandis que je m'approchais, la porte s'entrebâilla, et je ne discernai à l'intérieur que le vide, qu'un vide d'une affreuse et intense noirceur. Il n'y avait rien d'autre, j'en étais sûr. Peut-être avions-nous abandonné volontairement ce château pour entreprendre une quête sans retour, et peut-être, en deçà de ce vide et de cette absurdité du château, existait-il quelque vide et quelque absurdité plus grands encore que nous avions quittés en des temps plus reculés. Sans doute ce périple n'avait-il ni sens ni fin, et s'il en était une que nous puissions découvrir, elle se situait devant nous et non derrière nous. Le château dressait, désert, sa massive architecture. Mais la vie était plus importante que les souvenirs. Et cette quête au sein de la mémoire ne nous découvrirait que des pierres froides et des os poudreux.
— « Je ne vois rien, » dis-je. « Je ne me souviens pas. »
— « Ce n'est pas possible. Pas possible, » dit-il. « Cherchez encore. »
— « Non, » dis-je résolument. « Cherchez vous-même. Mais même si vous retrouvez ce lieu que vous cherchez, vous serez déçu, je crois. Les Temps ont changé. »
— « Une splendeur, » souffla-t-il. « Oh ! j'y parviendrai, je réussirai. »
J'aurais pu lui parler de ce froid pénétrant, et de cet abandon définitif, des lents courants de l'espace balayant des galaxies mortes dans des recoins secrets. Je ne fis rien de tel.
— « Je n'ai pas envie de trouver, » dis-je. « Je suis bien ici. »
— « Êtes-vous heureux ? »
Son visage n'était plus hostile. Il était dénué de tout sens. Il se leva. Il me tendit sèchement la main.
— « Non, » répondis-je, « mais il n'y a rien de plus que je puisse trouver ailleurs. »
— « Je m'en vais, » dit-il. « Il faut que je cherche. Il faut que je me souvienne. Je n'ai plus rien à faire ici. »
Il recula d'un pas.
« Au revoir, » dit-il. « Nous ne nous sommes pas battus, cette fois. »
Il souriait maintenant. Avec tristesse.
— « Non, » dis-je les mains moites, « nous n'avions pas de raison de nous battre, n'est-ce pas ? Au revoir. »
Je fis un signe de la main. Il chercherait. Il fouillerait sa mémoire et creuserait toujours plus avant. Mais il ne trouverait jamais. Y avait-il du reste quelque chose à trouver ?
Je regardai les gens passer dans la rue. J'ai payé, je me suis levé et je suis parti. Je me demandais quand je le rencontrerais de nouveau et où. J'eus une seconde le sentiment de contempler une route vide pour la millionième fois avec ces yeux incrédules.
Je me dirigeai vers l'hôtel où j'allais la rejoindre. À cette idée, une émotion que je connaissais bien m'envahit. Une émotion ancienne, farouche, ambiguë. Elle était très belle. Sa peau était très fine, et elle évitait le soleil. Sa gorge était très blanche.
Je poussai la porte du hall. Elle était étendue sur une chaise longue, derrière un frais rideau de fougères, et immobile, elle me regardait venir, et je me penchai sur elle, l'embrassant, et je plongeai en ses yeux très clairs, presque pâles, et une sorte de nausée me saisit.
— « Il a fait chaud, aujourd'hui, » me dit-elle.
— « Très chaud, » fis-je d'une voix mesurée. « J'ai mal à la tête. »
Je l'avais reconnue, elle aussi.