Le pion, escamoté par CLÉMENT DENOY
Le pion, escamoté par CLÉMENT DENOY
Nos nouveaux auteurs français du mois se recrutent parmi les professions libérales. Henri Damonti (voir page 36) est avocat ; Clément Denoy, lui, est professeur. Lui aussi voit ici publiée sa première nouvelle. Celle-ci est une histoire fantastique à la résonance curieusement terrifiante, où le thème du transfert sur un autre plan dimensionnel évoque certains effets de Jean Ray, et dont la conclusion débouche sur une perspective nettement science-fiction.
Rapport de Monsieur Cousinier, professeur d’Histoire.
Perpignan, le 14 janvier 1932.
Monsieur le Principal,
J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants : cet après-midi, au début de la première heure de classe, je donnais aux élèves une interrogation écrite à rédiger sur le sujet suivant : « La culture du riz en Indochine », lorsque, levant sans y penser les yeux vers la carte du monde pendue au mur qui me fait face, je vis tomber un mince rouleau de papier qui semblait surgir du plafond. Ce rouleau tomba sur la tête de l’élève Péreira. Celui-ci, surpris, le ramassa et, voyant que je l’observais, me l’apporta.
Je parcourus, sans y rien comprendre, le début du premier feuillet, puis, soupçonnant quelque polissonnerie, j’allai ouvrir la porte de ma classe qui donne sur l’escalier du premier dortoir.
Je pensai que si un élève s’y était caché et avait voulu me faire une farce en jetant des papiers par un trou du plafond, je le verrais ainsi descendre de sa cachette. Or, personne ne descendit.
Pendant la récréation, je montai donc à l’étage, mais la porte du dortoir était fermée de l’extérieur. La clef était sur la serrure. J’entrai, je parcourus le dortoir, regardai sous les lits ; il n’y avait personne.
Me rappelant approximativement l’endroit d’où était tombé le rouleau de papier, je cherchai à terre et finis par découvrir, dans une latte du parquet, un nœud du bois qui avait sauté. En me mettant à genoux, je pouvais apercevoir ma classe au-dessous, et le trou était juste à l’aplomb du pupitre de l’élève Péreira.
Je joins à l’exposé de ces faits, dont il vous appartiendra de tirer toutes conclusions utiles, les dix feuillets formant le mince rouleau qui est tombé dans ma classe.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Principal, l’assurance de mes sentiments respectueux.
COUSINIER.
***
Perpignan, le 15 janvier 1932.
Le Principal du Collège de Perpignan
à
Monsieur le Recteur de l’Université de Montpellier.
Comme suite à ma communication téléphonique d’hier, j’ai l’honneur de vous transmettre :
1° Un rapport de M. Cousinier, professeur d’histoire ;
2° Un rapport de l’un de mes lointains prédécesseurs, M. Duquesne, principal au Collège de Perpignan, concernant des faits dont il vous appartiendra de juger ;
3° Dix feuillets de cahier écolier, qui font l’objet du rapport de M. Cousinier.
Le rapport de M. Duquesne fait état d’événements qui se sont produits il y a 20 ans, jour pour jour. (La coïncidence n’est peut-être pas sans intérêt.) Ce rapport a été découvert par moi dans les archives « Personnel », et pour des raisons que j’ignore ne semble pas avoir été transmis à vos services à la date où il a été rédigé.
Les 1re et 3e pièces jointes éclaireront peut-être d’un jour nouveau l’événement qui a défrayé la chronique régionale avant la guerre.
Je voudrais, d’autre part, attirer votre attention sur un fait extrêmement curieux : l’écriture des premiers feuillets est très pâle, comme le serait celle d’un document écrit il y a des années ; puis petit à petit, sans solution de continuité, l’encre devient de plus en plus distincte, et les derniers feuillets paraissent avoir été rédigés il y a fort peu de temps.
Je vous prie de recevoir, Monsieur le Recteur, l’assurance de mon profond dévouement.
Signé : ROY.
***
PIECE JOINTE N°1
Rapport de Monsieur Cousinier (voir texte ci-dessus.)
***
PIECE JOINTE N°2
Rapport de Monsieur Duquesne.
Perpignan, le 15 janvier 1912.
J. Duquesne, Principal au Collège de Perpignan,
à
Monsieur le Recteur de l’Université de Montpellier
Monsieur le Recteur,
Hier, 14 janvier, à 13 h 30, je suis descendu de mon appartement, comme chaque jeudi, pour assister au départ de la promenade hebdomadaire, cela afin de m’assurer de la bonne tenue des élèves et des maîtres d’internat, et de vérifier si les pensionnaires portent tous la casquette d’uniforme.
Pendant que je faisais les cent pas en les attendant dans la cour d’honneur, j’entendis la sonnerie éloignée du téléphone dans mon bureau. Je remontai pour répondre : quand je décrochai l’appareil, la préposée me demanda d’attendre un instant la communication ; je restai, l’écouteur à l’oreille, pendant environ cinq minutes, et je commençais à m’impatienter lorsque la même personne s’excusa en disant qu’il s’agissait d’une erreur. Je raccrochai donc et redescendis dans la cour d’honneur.
Pour l’intelligence des faits, je dois ici, Monsieur le Recteur, me permettre une digression.
Le jeudi, les élèves du collège montent après le repas de midi dans leurs dortoirs respectifs, pour se changer et prendre leur goûter dans leurs casiers. Ils descendent ensuite dans la cour d’honneur où ils se mettent en rangs pour l’inspection. Les 6e et 5e dortoirs, composés des plus jeunes élèves, se placent en tête : en effet leurs dortoirs, quoique situés dans l’annexe, sont les plus rapprochés de la cour d’honneur.
Notre collège est ainsi disposé : la cour de récréation forme un long rectangle, entouré de corps de bâtiments contenant les classes et les études, le petit côté nord étant réservé à l’administration et aux appartements des membres du personnel logés. La cour d’honneur, encore au nord de ce rectangle et également entourée de corps de bâtiments, prolonge la longueur totale de l’édifice.
Du côté est, la construction est longée extérieurement par une rue étroite, dénommée rue du Collège, qui sépare le bâtiment principal de l’annexe. Celle-ci est un bâtiment de deux étages, aussi allongé que le collège.
On ne peut pour sortir du collège emprunter que deux voies. Soit le grand portail de la cour d’honneur, donnant sur la place Arago (c’est par là que passent les promenades) ; soit le porche qui, partant de la cour de récréation, traverse le corps de bâtiment parallèle à la rue du Collège et débouche dans cette rue, juste en face de la porte d’accès de l’annexe.
Après cette description sommaire des lieux, que je crois utile à la compréhension du déroulement des faits, je reprends maintenant mon récit :
Lorsque je redescendis dans la cour, je vis que la file des élèves du 4e dortoir était en marche et passait déjà le grand portail. Je pensai alors que le 5e et le 6e, qui normalement se trouvent en tête, étaient déjà partis, et j’en conclus que les maîtres d’internat, ne me voyant pas à mon poste comme d’habitude, m’avaient cru retenu et avaient pris sur eux de donner le signal du départ, ce qui n’aurait rien eu de contraire au règlement.
Je me contentai donc d’inspecter les autres rangs et je rentrai chez moi.
Or, le soir même, à dix-sept heures, immédiatement après le retour de la promenade, M. Rieu, surveillant général, accompagné du maître d’internat le plus ancien, M. Galoffre, frappait à mon bureau ; M. Galofïre venait me rendre compte qu’à son étonnement et à celui de ses collègues, le 6e dortoir n’avait pas paru à la promenade. Tout d’abord ils ne s’en étaient pas inquiétés, pensant que pour une raison quelconque, une punition générale, par exemple, j’avais personnellement supprimé la sortie du jeudi pour ce dortoir. En rentrant, M. Galoffre avait vu M. Rieu et lui avait demandé ce qui s’était passé.
M. Rieu, ayant passé l’après-midi dans son bureau, qui donne sur la cour d’honneur, s’était alors étonné, car si des élèves étaient restés dans l’établissement, il aurait dû s’en rendre compte, ne serait-ce qu’au moment de la sonnerie de cinq heures.
Très étonné moi-même et légèrement inquiet, j’ordonnai à M. Galoffre de monter jusqu’au 6e dortoir, dans l’annexe, et je fis de mon côté, la tournée des études et des classes avec M. Rieu. Mais tous ces locaux étaient vides.
Je demandai ensuite à M. Galoffre, qui possède une bicyclette, de bien vouloir retourner vers le terrain de jeux où les promenades ont lieu tous les jeudis, à environ deux kilomètres du collège, pour voir s’il ne rencontrerait pas la promenade absente sur le chemin du retour. (Le maître d’internat, pensais-je alors, pouvait être allé un peu plus loin que d’habitude.)
M. Galoffre revint au bout d’une demi-heure, perplexe. Il avait suivi la route, me dit-il, sur plus d’un kilomètre après avoir dépassé le terrain de jeux, s’était arrêté, avait appelé, tout cela en vain.
La nuit était déjà tombée, notre inquiétude se transforma en angoisse, et lorsque sonna la cloche du réfectoire, à 19 h 30, je me décidai à en référer à M. l’Inspecteur d’Académie, qui jugea bon de demander l’aide de la police. Le commissaire voulut bien envoyer une patrouille d’agents battre la campagne aux environs du terrain de jeux : toujours en vain.
La nuit entière se passa ainsi en recherches : ni M. Rieu, ni M. Galoffre, ni moi-même ne nous couchâmes.
Il y a maintenant 24 heures que ces faits se sont produits. Un dortoir de 28 élèves et un maître d’internat ont disparu sans laisser de traces. Je viens d’envoyer une lettre personnelle à chacune des familles.
Malgré toute la discrétion que nous avons pu observer, il est à craindre que les journaux s’emparent de l’affaire aujourd’hui même, car les bruits les plus pessimistes commencent à circuler en ville.
Le rôle que j’ai pu assumer au début dépasse actuellement les possibilités d’un chef d’établissement, et je vous serais extrêmement reconnaissant, Monsieur le Recteur, de bien vouloir prendre toutes les dispositions que vous jugerez utiles en ces circonstances extrêmement graves.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Recteur, l’expression de mon plus profond respect.
Le Principal : R. DUQUESNE.
***
PIECE JOINTE N°3
Suis-je devenu fou ?… Non, le seul fait de poser la question prouve que je ne le suis pas. Un fou, évidemment, ne sait jamais qu’il est fou, mais il ne se pose jamais la question. D’ailleurs, ce n’est pas à l’intérieur qu’est le déséquilibre, c’est le monde extérieur qui a changé. Je suis intellectuellement intact ; j’ai trop l’habitude du raisonnement strict pour ne pas ressentir cela profondément. Je ne suis pas étudiant en physique, cette science de l’approximation ; je serai bientôt licencié en mathématiques… Bientôt… ? Voilà qui n’est pas très sûr ; pour peu que la sinistre histoire qui m’arrive dure quelque temps, pour peu que mes conjectures se révèlent exactes, je ne suis pas près de présenter le certificat de calcul différentiel et intégral que je prépare.
Je vais donc, pour le cas où je ne reparaîtrais pas, consigner les faits tels qu’ils se sont déroulés ; puis je ferai un rouleau de ces feuilles de cahier de brouillon, que j’ai trouvées par bonheur dans le tiroir de la table de nuit bancale, sur l’estrade où mon lit domine ceux des élèves ; ensuite je jetterai le rouleau dans le trou.
Heureusement, il y a ce trou… Est-ce une erreur de sa part ? De la part de celui qui m’a enfermé ?
Voici donc les faits, que je signale dans leur ordre rigoureux, en indiquant ce qui s’est déroulé de façon normale, et aussi ce qui sortit de l’ordinaire.
Aujourd’hui à 13 h 30, en sortant du réfectoire, j’ai fait, comme tous les jeudis, aligner mes élèves dans la cour de récréation, pour se rendre à leur dortoir avant la promenade. Mon collègue Bombyx (joli nom pour un futur naturaliste), qui règne sur le 5e dortoir, avait déjà fait ranger ses ouailles le long du mur.
Je tapai dans mes mains pour faire avancer mes élèves. Je m’engageai le premier sous le porche qui sépare la cour de la rue du Collège, que nous avons à traverser pour gagner l’annexe. Entre les deux portails, Pierroti, le chef des garçons, puisait de l’eau avec un seau dans le grand baquet qui recueille les eaux de pluie. Il me fit un clin d’œil, car nous avons toujours été en très bons termes ; je lui répondis d’un léger signe de tête et passai dans la rue. Je m’arrêtai un instant sur le trottoir très étroit, pour voir défiler le début de la rangée d’élèves, ce que je fais toujours afin de surveiller à la fois ceux qui sont engagés dans la rue et ceux qui sont encore sous le porche.
Cette rue est en réalité une ruelle, longue et étroite, qui file entre deux murs aveugles, coincée entre, d’une part, une aile du bâtiment principal, complètement dépourvue d’ouvertures, et d’autre part, l’annexe, édifice plus antique encore, si c’est possible ; le vieux crépi noirâtre s’effondre par larges plaques pourries que l’humidité soulève, et que du bout du doigt l’on peut faire tomber en vastes gâteaux grumeleux : la décrépitude au sens le plus strictement étymologique. Cela n’affecte en rien d’ailleurs la solidité de la bâtisse, qui laisse voir de puissantes assises de pierre anciennes, véritables blocs cyclopéens, assemblés sans ciment, semble-t-il, et que le poids et les siècles ont tassées en inébranlables fondations.
Au premier étage de l’annexe, une rangée de fenêtres très longues aux volets toujours clos – mon dortoir – renforce encore cette impression d’aveuglement et de solitude, propre aux villes abandonnées (le garçon d’étage n’ouvre jamais que les fenêtres qui donnent sur la place, à cause de l’humidité de la ruelle).
De plus, lorsqu’on sort du porche et que l’on regarde à droite ou à gauche, l’extrémité de l’annexe forme un brusque coude à angle droit qui vous donne l’impression étouffante de vous trouver dans un cul-de-sac incompréhensible, un cul-de-sac fermé aux deux bouts.
Je dois dire que je n’ai jamais aimé cette ruelle. Est-ce sa noirceur, sa saleté, son étroitesse, le fait peut-être que jamais personne n’y passe, ou que la nuit elle est noire comme un four, et que les soirs où j’ai eu congé, il me faut frapper au portail et attendre un long moment que le veilleur vienne ouvrir, dans l’ombre compacte ? Je ne saurais dire… Mais, j’ai toujours, en la traversant ressenti un vague malaise, l’impression de m’insinuer dans un domaine interdit ; et c’est un fait constant que les élèves qui, pourtant, dès que je tourne la tête, en profitent pour bavarder sur les rangs, sont toujours muets en la franchissant et lèvent machinalement les yeux vers les toits, comme pour chercher le ciel.
Aujourd’hui, d’ailleurs, le ciel n’était pas réconfortant, il faisait sombre, et un léger crachin commençait à mouiller les pavés bossus.
Le premier élève de la file était un Italien souffreteux, Ferlussi, légèrement bossu, et rendu méchant et sournois par l’animosité constante de ses camarades. Les élèves chuchotaient que sa mère était sorcière. Un jour, en surveillant la récréation, j’avais entendu deux d’entre eux discuter : « N’empêche, » disait l’un, « que la mère à Ferlussi elle est pas naturelle ; t’as vu ses yeux ? »
— « Tu parles, » disait l’autre, « on dirait qu’elle regarde en dedans. Et il paraît qu’elle devine tout à l’avance, les éclipses, les incendies, les malheurs. »
— « T’as raison, » reprenait le premier, « c’est une vieille sorcière ; faudrait faire comme au Moyen-Age, quand on les brûlait sur la place. Ce serait rigolo ! »
Arrivé devant la porte de l’annexe, Ferlussi s’arrêta et leva vers moi un ongle rongé :
— « M’sieur, M’sieur ! La porte est fermée. »
— « Frappez au battant, Ferlussi, » lui dis-je, « le garçon doit être à l’intérieur. »
Je l’observai ; il tenait à la main une règle assez curieuse, de section triangulaire et de couleur noire, où les centimètres étaient tracés en rouge.
Il donna trois petits coups secs contre la porte qui s’ouvrit aussitôt.
« Alfred doit être derrière, » pensai-je, « il nous aura entendus arriver. »
Je franchis la porte le dernier, mais contrairement à ce que j’avais cru, je ne vis pas Alfred. Le gaz était allumé dans l’escalier, ce qui n’était pas habituel, mais pouvait fort bien se comprendre étant donné le temps très sombre. Les élèves, arrivés au bas de l’escalier, s’étaient immobilisés. Je frappai de nouveau dans mes mains et la colonne s’ébranla.
Lorsque j’arrivai moi-même au bas de l’escalier qui court le long du mur en une très large spirale, et accomplit un demi-tour avant d’arriver à la porte de mon dortoir, je levai les yeux pour surveiller la montée et j’eus la surprise de voir appuyée à la rampe, sur le palier, devant la porte du dortoir, une femme, qui me regardait ; elle était très grande, et sa robe tombait jusqu’à ses pieds, comme celle de ma grand-mère, mais elle était d’un bleu très sourd, passé, et l’ourlet du bas paraissait replié vers l’intérieur, un peu comme dans un immense pantalon de zouave.
Je pensai qu’Alfred étant absent, on l’avait provisoirement remplacé par cette femme. « Mon Dieu ! » me dis-je. « Pourvu que mon lit soit fait et que le dortoir soit propre ! »
La femme était toujours immobile et je remarquai qu’elle ne me quittait pas des yeux, si bien que, tandis que je me déplaçais le long de la spirale de l’escalier, ses prunelles glissaient doucement de droite à gauche sous ses paupières à demi fermées.
Quand Ferlussi passa derrière elle, elle eut, me sembla-t-il, un très bref sourire assez effrayant.
Pendant la montée, j’entendais derrière moi le dortoir de mon collègue Bombyx se ranger : piétinement légèrement assourdi. Je me retournai, il n’y avait personne ; ce que c’était que l’habitude ! J’étais tellement accoutumé à les sentir sur mes talons (en train de se moquer de moi, peut-être) qu’il m’avait semblé les entendre… Mais, ma parole, il me semblait encore les entendre ! Non, c’était certainement le brouhaha qu’ils faisaient sous le porche qui se répercutait jusqu’ici.
Lorsque je pris pied sur le palier, la femme fit demi-tour pour s’appuyer des reins et des coudes sur la rampe. Elle avait dû être belle ; ses paupières toujours à demi baissées lui donnaient un air énigmatique. Sans se déplacer, elle m’adressa la parole en mauvais français :
— « Jé souis la mamma dé Ferloussi, Mésieur ; jé viens lé chercher. »
Je fus un peu interloqué.
— « Mais, madame, ce n’est pas jour de sortie. Si vous avez une raison valable, il faut aller demander l’autorisation à Monsieur le Surveillant Général. »
Elle éleva à peine la voix pour me répondre avec une énergie concentrée :
— « Non ! Donnez lé pétit, tout dé suite, et puis sortez tous dé là, vous aussi, c’est pas bon pour vous. »
Ses yeux se rétrécirent encore, mais je ne croyais pas à l’hypnotisme.
« Non ! C’est pas bon pour les pétits, » répéta-t-elle. « Allez-vous-en. »
Pas possible, elle me donnait des ordres, maintenant. Je ne voulus pas entamer de discussion avec elle pendant que mes élèves étaient seuls dans le dortoir. Je lui tournai le dos ; elle jeta alors :
« C’est pas pour mon pétit qué jé parle, lui, il a la clef. »
Qu’entendait-elle par là ? La clef ? Mais je la voyais, la clef, elle était là, sur la porte, à l’extérieur.
À cet instant, une idée saugrenue me traversa l’esprit ; pourquoi n’aurais-je pas cru, moi qui avais vu la porte s’ouvrir après que Ferlussi y eut frappé avec cette règle un peu insolite, qu’il s’agissait d’une baguette magique ouvrant les portes fermées ?
Je rentrai dans le dortoir, et je poussai le lourd vantail pour le cas où elle serait venue faire de l’esclandre. Une sorcière ? Certainement pas, une folle plutôt.
Lorsqu’on quitte la cage de l’escalier, on passe d’abord dans la salle des lavabos : vingt-cinq cuvettes hémisphériques font le tour de la salle, scellées contre le mur ; une porte vitrée toujours ouverte donne dans le dortoir proprement dit : ce dernier s’étire interminablement et deux rangées de lits de fer filent là-bas, avec pour horizon un mur pisseux et délabré où de larges plaques d’enduit s’écaillent, lui donnant un faux air de carte de géographie qui ne contiendrait que des « terrae incognitae ». Les fenêtres sont d’une étroitesse de meurtrières, mais leur nombre incroyable supplée à leur peu de largeur. On ne le croirait pas, mais mon dortoir compte trente-six fenêtres et quatre cent quarante-huit carreaux, j’ai compté. Inutile de dire que lorsque la tramontane secoue de ses coups rageurs les vieux volets mal clos, la température est glaciale et sinistre à souhait. Certaines nuits, malgré la présence rassurante de mes vingt-huit élèves et le souffle régulier de leur calme respiration, il m’arrive de me dresser brusquement sur ma couche rigide et de scruter avec méfiance les recoins éloignés où n’atteint pas la lueur jaunâtre et tremblotante des veilleuses.
Quand j’ai pénétré dans mon dortoir, les volets étaient fermés, le gaz était allumé. « Tant mieux ! » me suis-je dit. « Nous aurons moins froid ce soir au moment du coucher. »
Les enfants sont debout au pied de leur lit, je m’avance entre les deux rangées et, monté sur l’estrade, le dos appuyé aux barreaux de fer de mon lit, je frappe dans mes mains. En silence, les élèves commencent à ôter leur blouse.
Seul, Ferlussi quitte sa place et vient vers moi, le doigt levé :
— « M’sieur, je peux sortir ? »
— « Non ! »
C’est parti sans que je puisse le retenir ; et j’ai une façon de dire Nnnon avec deux ou trois « n » devant la nasale qui calme les élèves les plus sûrs de leurs droits.
Ferlussi me regarde d’un air où transparaissent à la fois l’humilité, et je ne sais quel désir de me répondre : « Ce que tu peux dire ou rien… »
Je veux être indulgent avec lui ; je corrige un peu la négation brutale :
— « De toute façon, si Monsieur le Surveillant Général vous laisse sortir, il faudra que vous soyez en tenue de promenade. Allez vous habiller et ne discutez pas. »
Il me tourne le dos et, à travers sa mince blouse noire, je vois son épaule déjetée et j’ai pitié de lui, au fond de moi… Mais quoi ? La discipline !
Jusqu’à présent, rien de bien extraordinaire n’est venu troubler l’ordre habituel dans lequel se déroule, tous les jeudis, cette préparation au départ de la promenade. À part la présence insolite de cette grande femme en robe bleue, qui rompt bien sûr la routine quotidienne, ainsi que les lumières rendues plus jaunâtres par la lueur diffuse filtrant entre les volets et, peut-être, une légère sensation de malaise qui ne m’a pas quitté depuis que j’ai commencé à grimper l’escalier : mais cela peut provenir d’un rien, que sais-je ? d’une digestion mal commencée, ou bien de ce que le gaz est allumé en plein midi.
Je me mets à faire les cent pas, et c’est alors que me frappe le premier événement insolite. Les deux élèves qui se trouvent au fond du dortoir. Lévèque et Aleix, assis sur leur lit, ôtent leurs souliers.
— « Pressez-vous, » leur dis-je, « ce n’est guère le moment de changer de chaussettes. »
Ni l’un ni l’autre ne paraît m’entendre, et Aleix, s’étant dressé pieds nus, commence à enlever son pantalon.
« Qu’est-ce qui vous prend, Aleix, vous n’allez pas vous coucher, non ? Vous croyez qu’il est huit heures du soir ? »
Silence ! Exactement comme si je n’avais rien dit. Le dortoir semble mort. À ce moment j’entends derrière moi un rire bas, une sorte de ricanement saccadé. Je me retourne, furieux, la privation de sortie prête à jaillir, quand j’aperçois, à l’autre bout du dortoir, la tête de Ferlussi qui passe par la porte entrebâillée des lavabos. C’est lui qui fait entendre ce ricanement grinçant en me regardant d’un air provocateur.
Je suis, Dieu merci ! un maître, sinon aimé, du moins respecté et même craint de mes élèves ; cette manifestation incongrue me laisse quelques secondes pantois.
Les sourcils froncés, l’œil mauvais, je franchis en vingt enjambées la distance qui me sépare de la porte vitrée et, tout en avançant, j’entends, très nets dans le silence, trois coups frappés légèrement par un objet de bois contre la porte du dortoir que j’ai repoussée en entrant. Trois coups qui résonnent exactement comme ceux que Ferlussi a portés tout à l’heure, avec sa règle, à la porte de l’annexe. Une idée stupide et que je repousse aussitôt me traverse l’esprit d’une manière fulgurante :
« J’avais raison, cette règle est bien la clef dont parlait sa mère ! »
Ferlussi ne m’a pas attendu, sa tête que porte un maigre cou a disparu dans l’entrebâillement de la porte des lavabos, son ombre s’est estompée derrière le verre dépoli, et quand je l’ouvre toute grande, il est trop tard, l’hypocrite bossu a franchi la lourde porte de bois qui donne sur le palier, et j’entends tourner la grosse clef à l’extérieur.
Cette conduite est proprement inimaginable, surtout de la part d’un sournois aussi renfermé que Ferlussi ! Enfin, il n’espère tout de même pas qu’il va m’échapper. Il n’importe, nous réglerons cela plus tard, dans la cour : en voilà un qui va passer son dimanche en retenue. Pourtant, je connais le règlement avec assez de précision pour ne pas commettre la maladresse de courir après un seul élève, et d’en laisser vingt-sept livrés à eux-mêmes dans un dortoir ; après tout, la mère de Ferlussi, qui a dû continuer d’attendre son fils sur le palier, va peut-être rouvrir la porte, et si elle ne le fait pas, il y a la fenêtre par laquelle je peux appeler Pierroti.
Je rentre dans le dortoir. Autre histoire… tous les élèves sont en train de se déshabiller. J’en vois un qui se glisse déjà dans les draps ; est-ce qu’ils sont tous frappés d’aliénation mentale ? Ça ne va pas se passer comme ça ; je me précipite sur le plus rapproché et je le prends par le bras ; et là, je reçois un choc ! Je retiens son bras dans ma main pendant une seconde peut-être, puis irrésistiblement, il m’échappe ; l’enfant a continué, sans me voir, le mouvement amorcé et je n’ai pas pu l’en empêcher. Moi, un homme de vingt-cinq ans, assez vigoureux de surcroît, je n’ai pas pu immobiliser le bras maigre de l’élève Casalta, 10 ans. Qu’on me comprenne bien, j’ai eu très exactement l’impression de saisir un morceau de métal, un piston de machine tout enduit de savon ou d’huile, et qui aurait continué en avant sa course lente, mais inexorable.
Malgré la température glaciale du dortoir, la sueur commence à perler à mon front.
Le voisin de Casalta, Belluc, se dirige vers la tête de son lit ; son avance me repousse sans violence mais sans faiblesse dans la ruelle, il pose un genou sur son matelas. Pris d’une colère subite, les mâchoires crispées, je le plaque dans le dos (je joue trois quarts aile dans l’équipe du collège), mes mains se rejoignent sur son ventre ; je serre, mais la chair cède à peine sous ma pression, il continue de grimper sur son lit, son corps frêle d’enfant mal nourri glisse entre mes bras serrés et, sans effort apparent de sa part, écarte mes mains dont les doigts s’entrelacent ; je tombe en arrière, assis sur le lit de Casalta, quand Belluc m’échappe. Mes muscles sont encore noués par l’effort.
Ils sont tous couchés, maintenant ; même les objets me résistent ; j’ai essayé d’arracher les draps du lit de l’un d’entre eux : impossible ! On dirait au toucher les plis de ces étoffes de marbre qui ornent certains tombeaux.
La lumière blafarde et vacillante du gaz a baissé progressivement, le dortoir est plongé dans l’ombre. Nous sommes embarqués pour une nuit éternelle, et machinalement, comme chaque soir, j’ai commencé à arpenter le dortoir entre les deux rangées de lits.
Soudain, une bouffée de rage me monte à la tête ; je fonce dans la salle des lavabos ; il y a un lourd banc de chêne où les élèves appuient leurs pieds pour cirer leurs chaussures.
Je le saisis par un bout et, comme un bélier, je le projette contre les vantaux épais de la porte. Rien n’a bougé : le bruit même que produit le banc contre la porte est ridiculement faible, alors qu’il devrait se répercuter dans la cage de l’escalier avec un fracas tonitruant. Il me semble que j’ai cogné contre un mur de pierres de taille, et non contre un vantail de bois. Je n’y suis pas allé de main morte, pourtant ; le banc est fendu sur toute sa longueur.
J’essaie de passer mes doigts tremblants sur la porte. Impossible ; mes mains sont arrêtées par une force invisible à deux centimètres du bois.
Tout à coup… une idée : les fenêtres ! Comment n’ai-je pas pensé aux fenêtres ? Je saisis à nouveau ce qui reste du banc et le projette à travers une vitre ; j’aurais dû m’en douter… pas de résultat. La vitre est protégée elle aussi par un plan de forces impossible à franchir.
Je suis rompu ; je rentre dans le dortoir et vais m’asseoir sur ma chaise, à l’abri des rideaux qui cachent partiellement mon lit à la vue des élèves.
C’est alors que j’aperçois sur le plancher très sombre, presque entre mes pieds, une mince lueur ronde, d’une pâleur de ver luisant dans le crépuscule ; pendant que je reste là, prostré, la lueur disparaît tout doucement, puis au bout de quelques secondes, reparaît, s’intensifie, diminue et disparaît.
Je me mets à genoux et je passe la main sur cette luminosité : c’est un petit trou dans le plancher. Mon doigt s’y introduit sans peine. Je m’allonge et j’y colle mon œil. Pardi ! C’est la classe de géographie qui est juste au-dessous.
Tandis que j’observe, le jour grandit dans la classe ; il me semble y distinguer des ombres mouvantes extrêmement rapides, un peu comme des masses humaines aux contours imprécis qui apparaîtraient et disparaîtraient à toute allure.
Par contre, le tableau que je vois sur le côté reste immobile.
Puis, la lumière baisse très rapidement et la nuit se fait. Quelques secondes après, voilà que la fantasmagorie recommence. On croirait qu’une journée entière vient de se dérouler en quelques secondes. Tenez ! Le globe terrestre, que je voyais nettement sur le haut de l’armoire, a disparu et est apparu subitement sur le bureau ; la nuit est venue ; puis, quand la clarté a lui, il était posé à nouveau sur l’armoire.
Je vais essayer de chronométrer les périodes de clarté et d’obscurité dans la classe. Je me relève pour tirer ma montre, c’est un beau chronomètre d’or à répétition qui me vient de mon grand-père ; je m’approche de la veilleuse qui répand un reflet tremblotant au-dessus de mon lit, j’appuie sur le poussoir. Tiens ! la trotteuse ne marche plus. J’approche la montre de mon oreille ; pas étonnant ! Elle est arrêtée. Aurais-je oublié de la remonter ?
Quand j’ai fini de tourner le remontoir, je regarde le cadran. L’aiguille des minutes tourne à une vitesse folle, elle doit faire un tour complet en une seconde environ. Voilà que mon chronomètre, un solide et honnête chronomètre qui n’a jamais varié, abat maintenant ses vingt-quatre heures en une demi-minute.
Si j’établis un rapport entre la folie de ma montre et les alternances de jour et de nuit que je constate dans la classe au-dessous du dortoir, je dois en déduire que je me trouve placé sur un plan temporel différent, un plan où l’heure dure une seconde comparativement au plan normal. Ainsi, dans mon dortoir le temps s’écoulerait 3 600 fois moins vite que sur terre.
Je viens de parcourir encore une fois le dortoir, entre les deux rangées de lits ; les pauvres enfants ont l’air d’être partis pour un sommeil paisible, mais définitif ; moi seul, par un privilège incompréhensible, suis éveillé dans ce monde étrange. Et pendant que je regarde, sous la veilleuse, les joues bien rondes et dodues du petit Casalta, une effroyable réalité vient me frapper soudain…
J’ai terriblement faim, à présent…
***
« L’INDEPENDANT DES PYRENEES TRANSMONTANES »
Perpignan, le 10 novembre 1929.
ÉTRANGE ET MACABRE DÉCOUVERTE
On se souvient qu’en 1925, au moment de la Libération, une bombe au strontium, la seule qui ait endommagé notre belle cité, était tombée sur l’annexe de l’ancien Institut Royal. Depuis cette époque, l’Administration des Réparations Pacifiques avait par ses lenteurs empêché la démolition de l’immeuble. Or, au cours de cette année, l’adjudication ayant été lancée et le financement réalisé, Monsieur Cathala, entrepreneur honorablement connu, fit déclouer les vieilles planches qui barricadaient l’entrée du bâtiment, fermé depuis quinze ans ; l’escalier principal était complètement effondré et il fallut dresser une grande échelle pour atteindre au premier palier.
Quelle ne fut pas la surprise et l’horreur des ouvriers quand, après avoir ouvert la porte qui était simplement fermée de l’extérieur, et dont la clef était encore sur la serrure, ils pénétrèrent dans la salle du premier étage, vraisemblablement un dortoir.
Deux rangées de lits absolument intacts s’étendaient le long de l’immense pièce, et sur chacun d’eux, sauf un, reposait, couché dans des draps recouverts d’une impalpable poussière, le cadavre momifié d’un enfant.
Le corps d’un adulte était accroupi sur une sorte d’estrade séparée du reste du dortoir par des draps tendus sur des tringles, et autour de lui, les ossements dispersés d’un enfant, ainsi qu’un canif à la lame rouillée, semblaient attester une atroce histoire de cannibalisme.
Nous faisons actuellement d’actives recherches dans les archives de la ville, pour savoir avec quel fait éloigné la découverte de cette nécropole peut avoir rapport.
Une chose pourtant reste troublante : le docteur Pareyre, médecin-légiste, après un examen superficiel de ces tristes restes, assure qu’ils remonteraient à une période d’environ vingt ans. Or, nous savons qu’il y a vingt ans, l’ancien Institut fonctionnait encore, puisque la nouvelle Académie n’a été construite qu’en 1914, soit une vingtaine d’années après la première guerre mondiale. Certains de nos concitoyens, anciens élèves de l’Institut se souviennent qu’ils ont été pensionnaires dans ce dortoir et y ont couché pendant des années. On se souvient aussi que, lorsque la bombe est tombée sur l’annexe, il n’y avait pas d’élèves dans l’établissement à cause des vacances printanières.
Oserons-nous prendre au sérieux l’affirmation d’un de nos amis physiciens qui a soulevé l’hypothèse suivante : entre notre univers et celui qui nous est parallèle, mais en avance sur nous de quelques années, il existerait une zone neutre entre les deux continuums. Pour une raison que nous ignorons, la salle du dortoir se serait trouvée coincée entre nos deux mondes. C’est alors que l’éclatement de la bombe, créant une aspiration, un vide à cet endroit précis, aurait fait surgir subitement ce morceau perdu d’une terre inconnue dans notre continuum. Nous laissons à plus savants que nous le soin d’approuver ou d’infirmer cette opinion.