La ville entrevue - MICHEL DEMUTH
La ville entrevue - MICHEL DEMUTH
Voici le premier récit dans « Fiction » d'un jeune auteur sur lequel nous attirons votre attention. Âgé seulement de vingt ans, Michel Demuth écrit déjà depuis cinq ans. Il a une cinquantaine de nouvelles de SF à son actif et a collaboré fréquemment dans le passé aux magazines « Galaxie » et « Satellite ». Il est en outre l'auteur de romans édités régulièrement… au Portugal.
Cette précocité littéraire ne serait rien si Michel Demuth n'y joignait des dons certains. Depuis ses débuts, il a fait beaucoup de progrès, et il témoigne aujourd'hui d'une maturité et d'un métier assez impressionnants pour son âge. Vous en jugerez par ce tableau d'une société à venir, où ce qui frappe le plus est l'envergure des thèmes et l'habileté avec laquelle ils sont échafaudés.
Depuis quelques mois, Michel Demuth est sous les drapeaux, ce qui va amener un « trou » dans sa carrière. Mais plus tard, s'il continue sur sa lancée, il pourrait s'affirmer comme un concurrent dangereux pour les meilleurs auteurs de SF français.
I
Il se jeta au sol et tenta de lui saisir la cheville. Elle l'évita facilement, mais sa dérobade lui fit perdre l'équilibre. Elle tomba sur sa main droite et gémit quand la douleur fulgura dans tout son corps. Lui s'était arrêté, indécis. Une seconde, il crut qu'elle jouait la comédie, lançait un nouveau jeu : il rit au vent imperceptible qui balayait la prairie, puis se tut aussitôt. En se penchant vers sa compagne, il sentit son cœur battre très fort à l'idée que sa blessure pût être grave. Les Belles étaient si fragiles et leurs os si minces !
— « Dyrië ! Qu'avez-vous ? D'où souffrez-vous ? »
Elle demeura étendue, ses bras bruns et lisses parcourus de légers frémissements. Son visage se crispait dans l'effort qu'elle faisait pour retenir ses larmes. Pourtant, à présent, la douleur diminuait, s'estompait en vagues douces jusqu'à n'être plus qu'un pénible souvenir.
— « Votre main, Dyrië ! Montrez-moi votre main ! »
Elle se mit à détester l'homme pour son manque de connaissances : on ne demandait pas à un être normal de remuer un membre brisé. La question restait cependant posée : était-elle normale ?
— « Ne me touchez pas, Criguy ! Ne faites rien, surtout ! Il faut appeler l'Assistance aux Belles. »
— « Mais…»
— « Cherchez une Veine et tirez-la par ici ! »
— « Oui, Dyrië. »
Malgré tout le désir qu'elle en avait, elle ne réussit pas à tourner la tête pour le voir s'éloigner, en quête d'une Veine. Les yeux mi-clos, elle essaya de drainer ses pensées vers le proche avenir : les vacances allaient être abrégées, certainement. Qu'elle le veuille ou non… L'Assistance se refuserait à garder une Belle dans un Pays après un accident, même bénin. Lorsque Criguy (le lourdaud ! Pas capable de jouer sans faire du mal !) lorsque Criguy aurait alerté le plus proche bureau, le traîneau serait vite là. On l'embarquerait après l'avoir endormie. Sans doute se retrouverait-elle dans le Tunnel à son réveil, prête à être refoulée vers les Structures… Jamais, auparavant, elle n'avait ressenti à ce point tout l'arbitraire des lois, du découpage du vaste monde. Une Belle ne pouvait donc demeurer dans un Pays ? Même en compagnie d'un homme comme Criguy ?
Dyrië réussit à bouger de quelques centimètres. Les yeux grands ouverts, soudain, sur le paysage roux, elle chercha la haute silhouette de son compagnon. Il revenait et la réponse était gravée sur lui, sur son visage, dans sa démarche qui le rivait au sol à chacun de ses pas : une Belle ne pouvait demeurer ici, surtout, surtout avec un homme comme Criguy… il n'y avait pas plus naturel, plus rude et plus brutal. Au fond, c'était à cause de lui qu'elle s'était brisé le poignet.
— « Voilà… J'ai dû aller loin. C'est bien cela, n'est-ce pas ? »
Il lui tendait le fil écarlate, brillant, souillé de terre humide par endroits. C'était bien une Veine, une « minimum » de très petit diamètre, adaptée aux dangers de ce Pays chaotique. Elle eut presque un sourire en songeant qu'un homme comme Criguy aurait pu confondre une Veine avec une quelconque liane, ou un animal filiforme…
« C'est bien cela ? » répéta-t-il, inquiété par son expression rêveuse.
— « Oui… Oui…, bien sûr. Donnez-la-moi. »
Le fil était froid et visqueux. Il avait dû reposer dans ces marais nommés Pondianes Gelés que l'on trouvait en quantité dans le Pays.
— « Bureau d'Assistance ! Bureau d'Assistance ! »
— « Point 3 ! Oui ?…»
— « Dyrië Aphar, ici… Je… je me suis cassé le poignet. »
Un silence au bout du fil. Des parasites en essaims doux, créés par une lointaine colonne d'insectes.
— « Le naturel qui vous accompagne est-il près de vous ? »
— « Oui. »
— « Qu'il nous donne les coordonnées à peu près exactes du lieu ! »
— « 50 jalons à l'est de la forêt des ruines, 180 au nord de Tunnel Central ; près des Pondianes Gelés. »
Un autre silence.
— « Nous arrivons, Dyrië Aphar ! »
Ils durent attendre, l'un près de l'autre, impatients de voir poindre le traîneau. À l'approche du soir, le vent se faisait plus fort, poussant et portant sur des rubans de sable blond des animalcules voyageurs à la recherche de nourriture.
— « Vous voulez vous redresser ? »
— « Simplement vous voir, Criguy. »
Il la prit sous les aisselles et usa de toute sa délicatesse. Le peu qu'il en possédait suffit à l'amener à la position assise sans douleur aucune.
— « Je suis mieux. »
Tranquillement, il se laissa contempler, détailler sans retenue. Elle lui trouvait un beau visage et des bras immenses, des yeux grands et noirs. Mais les cicatrices étaient trop nombreuses, ainsi que les plis aux commissures des lèvres et les marbrures mauves aux ongles.
— « Est-ce vrai, Criguy, que vous avez 38 ans ? »
— « Pourquoi mentirais-je ? »
Elle inclina son fin menton.
— « Oui, pourquoi…» Elle réfléchit puis reprit : « Quelle sensation cela vous fait-il ? »
— « D'avoir 38 ans ? Aucune, Dyrië. J'ai tant de souvenirs qu'il me semble être plus âgé, c'est tout. »
« Plus âgé ! » pensa-t-elle. « Plus âgé… quelle sensation cela fait-il d'être plus âgé ? » Elle eut envie de lui demander cela puis se moqua d'elle-même : « Plus âgé que quoi ? Plus âgé que moi ? »
— « Un animal ! » s'écria Criguy.
La douleur explosa dans le bras de Dyrië, puis repartit aussitôt, la laissant tremblante.
— « Vous n'auriez pas dû…»
— « Excusez-moi… Je… je voulais vous montrer une scène intéressante. »
Elle avait bougé et elle pouvait voir. L'animal était petit et laid, semblable à un tubercule comestible des Structures, porté par une foule de pattes sans os, souples et écailleuses. Il n'y avait pas de tête visible. Le cerveau, ou ce qui en tenait lieu, devait être logé près de l'estomac, ou sous la peau… À moins que les prétendues pattes…
— « Criguy, pourquoi n'a-t-il pas de nom ? »
— « Nous n'avons pas encore pu baptiser tous les êtres de ce monde, Dyrië. Il y en a près de 88 000 espèces, selon le Comité d'Étude, et nous ne sommes ici que depuis 32 révolutions planétaires. »
— « Bien sûr, Criguy, bien sûr…»
Elle se demanda s'il lui disait la vérité.
— « Le traîneau ! »
Il se leva et agita le bras. C'était stupide car l'engin les avait sûrement repérés. Mais on ne pouvait exiger d'un naturel qu'il se conduisît en Beau.
Le traîneau chuinta faiblement et se posa sur l'herbe rousse. L'animal sans nom et sans tête s'enfuit de toute la vitesse de ses multiples jambes.
Criguy se pencha vers Dyrië comme la paroi du traîneau se rabattait, livrant passage à trois femmes du Bureau d'Assistance.
— « Puis-je demander à vous accompagner ? »
— « Non, Criguy, je ne crois pas… Mais rien ne vous empêche de poser la question à l'une des trois hôtesses. »
Il secoua la tête. Il était fier et n'aurait pas voulu se heurter à un refus sans pouvoir défendre sa cause.
Immobile, les mains sur les hanches, il ne quitta pas des yeux le visage de sa compagne que l'on emmenait vers l'engin. Aucune hôtesse ne lui adressa la parole.
Au moment où la paroi allait se rabattre au-dessus d'elle, Dyrië se permit un sourire à l'adresse de la haute silhouette. Puis elle perçut dans la pénombre le départ du traîneau, le frottement de l'atmosphère sur les ailerons, la longue glissade vers un quelconque bureau, celui de Point 3 ou de Tunnel Central.
Le jet de gaz la surprit. Un bref instant, elle étouffa, avant d'être totalement prise par le sommeil.
II
Au virage, les sièges-voyageurs heurtaient immanquablement la muraille, tanguaient désespérément et reprenaient peu à peu leur allure normale. Diève Aphar quitta le sien avec soulagement et se fit annoncer par la pellicule d'identité placée à droite de l'entrée. Une sonnerie retentit. Le battant pivota et le sol s'avança sous Diève pour le déposer au centre de la pièce, face au bureau du chef. Thiale Gamton avait 56 ans passés et ses traits en accusaient bien plus. Ses cheveux noirs étaient de plus en plus rares, ramenés sur les tempes et lissés avec précaution.
— « Votre sœur. Diève. »
— « Dyrië ? » Diève ne s'était pas encore assis, bien que les deux barres révélatrices d'un fauteuil eussent surgi à ses côtés. « Que lui est-il arrivé ? »
— « Rien de grave, du moins physiquement… Vous autres, gens des Structures, êtes fragiles d'ossature mais facilement guérissables. Votre sœur est encore sur Domaine-Roux, mais ne tardera pas à rentrer ici. Elle s'est brisé le poignet droit, sans plus. Cependant, vous savez que l'Assistance ne peut se permettre une dérogation aux règlements habituels : à savoir, qu'une Belle victime d'un accident ne doit pas poursuivre un séjour solitaire en Pays. »
Diève haussa ses étroites épaules. Gamton remarqua en lui-même que l'émotion pourtant visible du Beau ne réussissait pas à détruire l'harmonie de son visage.
« Mais ce n'est pas la raison de ma convocation, » reprit-il. Il fixa le jeune homme : « Vous devriez vous asseoir, Diève. »
— « Ah… Oh ! oui. »
Diève se coula dans le fauteuil. La tournure d'esprit des Beaux, qui les rendait si superficiels, faisait que, sachant maintenant sa sœur sur le chemin du retour, il avait de la peine à prendre intérêt aux paroles du Chef.
— « Dyrië nous cause énormément d'ennuis, » dit Gamton. « Tellement, que nous allons être dans l'obligation de la cloîtrer ou de lui interdire l'accès des Tunnels. »
Intentionnellement, il parlait du pire, créait un effet de choc pour fixer l'attention vagabonde de son interlocuteur.
— « La cloîtrer ? Mais… mais c'est une peine capitale ! »
— « Je sais, Diève, pourtant nous risquons d'en venir là. Les Beaux n'ont pas une mémoire spécialement, euh… excellente, mais je vous demande de vous souvenir d'une conversation que nous avons eue, il y a un an, dans ce même bureau. »
— « Oui, Chef, je m'en souviens parfaitement. » Diève fronça les sourcils. « Par contre, il ne me reste rien à propos de ce bureau. »
— « Aucune importance… Vous rappelez-vous exactement l'essentiel de cette conversation ? »
— « Bien sûr, mais… Oh ! je vois ! Il y a un rapport entre Dyrië et ce plan d'intégration progressive. Vous m'aviez dit… voyons… que nous allions être, nous autres Beaux et Belles, intégrés peu à peu à la société normale. Du moins, qu'un essai allait être fait en ce sens. Vous pensiez que le premier point était de permettre aux femmes de notre espèce la fréquentation des hommes normaux, de susciter et de provoquer des alliances, des mariages. C'était cela, n'est-ce pas ? »
Gamton hocha la tête. Sur le bureau, ses deux larges mains sans élégance tournaient et retournaient une feuille de métal mince avec un bruit irritant.
— « Dyrië, » reprit Diève, « ne s'acquitte-t-elle pas de sa tâche ? »
— « Il ne s'agit pas d'une tâche ! Nous ne forçons pas les Belles à fréquenter les hommes des Pays ! C'est un service que nous vous rendons, Diève ! Je suis normal, moi, tous les auteurs de ce plan d'intégration sont normaux et heureux de l'être. Nous ne désirons que votre mieux-être en tentant de vous fondre à notre société. Si cela réussit, vous verrez peu à peu vos enfants devenir semblables à nous, vos facultés et vos possibilités grandir. Vous cesserez d'être tenus à l'écart et vous pourrez parcourir les Pays en dehors de la période des vacances ! »
Il y eut un long moment de silence. Gamton observait le jeune homme avec une vague colère. Ses mains agitaient très fort la feuille de métal.
— « Vous vous trompez, » dit doucement Diève. « Mais que reprochez-vous à ma sœur ? »
Gamton hésita puis lâcha d'un ton sourd :
— « La même chose qu'à toutes les Belles sur qui nous comptions ! Au lieu de s'assimiler les mœurs des Pays, d'offrir son amitié et… enfin de faire ce que nous attendions, elle visite, discute, mais avec condescendance ! »
Diève sourit et s'agita dans le fauteuil, mal à l'aise.
— « C'est cela, Chef. »
— « Quoi, cela ? »
— « Votre erreur. Nous ne voulons pas être intégrés, nous ne tenons pas à vivre comme vous, à travailler sur les points lointains où débouchent les nouveaux Tunnels… Comprenez cela : nous sommes contents de notre sort, contents d'être ce que nous sommes. Nous… Eh bien, nous nous jugeons supérieurs à vous. »
La bouche de Gamton, si laide avec ses lèvres gercées par le froid d'un Pays appelé Montagne-Givre, béa d'étonnement et d'indignation. Finalement, le Chef de l'Assistance pour les Structures n'agit pas comme l'avait prévu Diève. Les premiers stigmates de la colère qui étaient apparus aux coins de ses yeux légèrement plissés disparurent.
— « C'est bon, Diève. Attendez un instant, voulez-vous ? »
Les gros doigts lâchèrent le feuillet de métal, saisirent le communicateur en forme de coquillage.
— « Ranhet ? J'ai Diève Aphar, ici. J'aimerais qu'on lui déniche un logement dans le périmètre !… Comment ? Non, simplement pour la nuit. Autre chose : quand Dyrië arrivera, envoyez-la immédiatement à mon bureau, sans les formalités habituelles. »
Il reposa le communicateur et souffla nerveusement entre ses doigts.
— « Diève, » dit-il, « ce n'est pas la première fois qu'un Beau me dit cela, savez-vous ? »
Le jeune homme inclina sa fine tête.
« Aujourd'hui, cependant, je vais prendre cette déclaration comme une vérité, c'est-à-dire exactement comme si vous, gens des Structures, ne deviez pas être mêlés à notre société. »
D'un signe de la main, il fit taire l'observation que Diève allait faire.
« Laissez-moi terminer, voulez-vous ? Vous n'êtes pas nombreux et je me demande pourquoi nous vous avons toujours accordé tant d'importance… De toutes manières, j'ai plein pouvoir pour stopper le développement du plan et faire revenir sur-le-champ les Belles réparties dans les soixante Pays.
» Vous ne voulez pas que vos enfants nous ressemblent, vous ne voulez pas niveler les montagnes et acclimater les plantes utilitaires… Soit. Mais alors, vous demeurerez dans les Structures. »
Diève devint très pâle et, ce faisant, ses yeux semblèrent encore plus beaux, plus fendus vers les tempes où ondulaient les cheveux sombres.
— « Chef, vous ne pouvez pas prendre cette décision comme cela, seul, simplement parce que… parce que je vous ai dit que nous ne voulions pas de mariages forcés. »
— « Vous ne voulez ni mariages forcés, ni mariages simples. Vous souffrez de la cohabitation, avouez-le, bien que vous appréciiez la diversité des Pays et leur attrait exotique. »
Le ton de la voix de Gamton avait monté jusqu'à atteindre un degré tonnant de fureur.
Chez Diève, la réaction ne se fit pas attendre. Submergeant la crainte de bouleversements graves, la colère monta en lui, en vagues brûlantes.
— « Assez, Gamton ! Oui, nous ne voulons rien de tout ceci ! Oui, nous nous jugeons supérieurs ! Nous ne voulons pas que nos enfants aient des mains larges et laides comme les vôtres, ni vos visages d'animaux ! Nous apprécions la diversité des Pays, comme vous dites, et leur attrait exotique que nous sommes seuls à percevoir. Jamais une Belle n'aura de rapports avec un homme comme vous, jamais elle ne le voudrait Et si cela était, leur union physique amènerait tant de douleur et de dégoût chez la Belle que…»
La gifle que Gamton lui envoya à toute volée coupa net le flot des paroles du jeune homme. Il s'était mis debout et recula jusqu'à la porte contre laquelle il s'appuya.
Le Chef tendit l'index :
— « Jamais un Beau n'a manqué à ce point de respect pour un homme, Diève ! J'ai de la sympathie pour vous et vos semblables et je ne sévirai pas, cette fois-ci du moins. Mais ne vous avisez pas de recommencer, car je pourrais mûrir un autre plan en votre défaveur. Il sera un jour nécessaire d'éteindre votre sale petit orgueil et de vous mêler à notre société, que vous le vouliez ou non ! »
Le sol glissa sous Diève, la porte s'ouvrit avec un souffle d'air froid. Il se retrouva dans le couloir, éjecté bel et bien du bureau. Il était blême de fureur. En se retournant, il découvrit Dyrië.
*
* *
Sa sœur descendait d'un siège-voyageur en compagnie de deux hommes de l'Assistance, qui portaient l'insigne des proches collaborateurs de Gamton.
— « Dyrië ! »
— « Diève ! Ils m'ont mise à la porte de Domaine-Roux et…»
Elle se tut et grimaça de douleur : un des deux gardes venait de tenter de l'entraîner et l'avait saisie malencontreusement par le poignet droit. Il la lâcha aussitôt et s'excusa :
— « Je ne savais pas, Belle. Je suis désolé. »
— « Elle n'a pas eu vraiment mal, » dit son compagnon en fixant Diève qui s'avançait, « son poignet a été soigné par accélération cellulaire et il est tout à fait normal. »
— « Lâchez ma sœur, » dit Diève. Il tendit le poing : « Éloignez-vous ! »
— « Pour qui vous prenez-vous ? Vous êtes aussi faible qu'un enfant, Beau ! »
Les deux hommes avaient repris Dyrië en main. Ils firent un pas vers le jeune homme qui les attendait, ployé en avant.
— « Qu'est-ce que c'est, Diève ? Encore vous ? »
La porte venait de s'ouvrir et Thiale Gamton se tenait sur le seuil. Un revolver à aiguilles brillait dans sa main, « Sortez de là, » reprit-il, « sortez de là, Diève, et quittez le bâtiment avant que je ne vous fasse incarcérer ! »
— « Je m'en irai si Dyrië vient avec moi ! »
— « Je crois que vous êtes devenu fou, Diève. Votre sœur doit me faire un rapport sur son accident, c'est tout. »
— « Je l'attendrai ici. »
La face large de Gamton se plissa. Il haussa les épaules, rentra dans son bureau et posa le pied sur un objet qui offrait l'apparence d'un caillou blanc, d'un galet de plage.
Diève était resté immobile dans le couloir, à trois pas des deux gardes et de sa sœur, tenu en respect par l'arme à aiguilles de Gamton, toujours pointée sur lui. Il sursauta quand le plafond s'ouvrit par endroits. Avant qu'il ait pu tenter un geste, quatre nouveaux gardes touchèrent le sol et se saisirent de lui.
Écumant de rage et luttant contre la douleur provoquée par la brutale emprise, il fut placé sur un siège et repartit vers l'angle du couloir. L'appareil hésita et tangua comme chaque fois, puis se rétablit et continua vers l'extérieur.
Il surgit sur l'immense esplanade qui dominait la mer frangée d'écume. Son mécanisme modifié par des mains expertes l'éloigna de son point d'arrivée ordinaire, face à l'escalier d'accès. Traversant en trombe l'esplanade, il alla buter contre un arbuste rabougri originaire d'un Pays. Éjecté avec violence, Diève traversa l'espace jusqu'à la mer, plongea entre deux vagues et ressurgit après une seconde, à demi étouffé.
Le grand bâtiment de l'Assistance le dominait et semblait vouloir l'écraser, lourd, laid et grisâtre sur le fond dentelé des Structures.
III
Il y avait d'abord l'herbe verte et les petits tas de terre sombre que déversaient les taupes aux orifices de leur nid. Le soleil était encore assez haut dans le ciel pour être chaud surtout en cette fin d'été. Diève s'étendit sur l'herbe, dégoulinant et frissonnant. Il avait froid et il resta longtemps ainsi, le visage levé vers le coin de ciel éblouissant où régnait le soleil, les mains posées sur le sol tiède.
Il percevait très nettement la signification de la zone inculte et déserte où il se trouvait, plus nettement que jamais auparavant. L'herbe verte, tout autour du bâtiment de l'Assistance, était une frontière, une frontière symbolique et efficace où les taupes avaient élu domicile.
Des taupes, il n'en restait plus beaucoup sur Terre. Leur race semblait en régression, comme le peuple des Structures. Les taupes se groupaient, se tassaient et luttaient heure par heure. Beaux et Belles se cantonnaient dans les Structures, resserraient leur communauté aux dimensions psychologiques de la famille. La famille chère aux normaux, aux gens laids qui habitaient les Pays, ainsi que toute la Terre, en dehors des Structures.
Ces gens qui venaient de jeter dehors, comme un quelconque animal, Diève Aphar.
« Même pas comme un animal, pensa-t-il, car ils respectent les animaux et tout ce qui est naturel ! »
Il se sentait souillé, humide et poisseux. L'envie le prit de retourner se laver dans la mer mais il se rappela le froid glacial de l'eau et, en promenant sa langue sur ses lèvres, il sentit l'horrible goût du sel.
Pourtant, il ne pouvait regagner les Structures dans l'état où il se trouvait. Il attendit donc patiemment, les yeux clos, imaginant pour se distraire de possibles systèmes d'accélération du rayonnement solaire. Dans ce genre de choses, il n'y avait guère que les rayonneurs d'infrarouges anciens que la mode avait ramenés au premier plan dans les Structures.
Avec eux, il se serait retrouvé séché en un rien de temps. Il perdit son esprit dans des considérations superficielles, songeant aux vêtements qu'il endosserait une fois rentré chez lui, à la douche qu'il prendrait (tiède, puis chaude, puis froide, pour finir par : parfumée) jusqu'à oublier sa colère et la brûlure de son humiliation.
*
* *
Il redressa la tête à un bruit de pas.
— « Dyrië ! »
Sa sœur sourit et lui tendit la main.
— « Lève-toi, Diève, tu es presque sec ! »
Il défroissa sa veste flottante et étira ses grands bras tout en regardant vers le bâtiment de l'Assistance.
— « Que t'a-t-il demandé ? »
— « Viens…»
Elle l'entraîna loin de l'herbe, posant avec précaution ses pieds finement chaussés entre les taupinières. Il observait son visage, de profil, et y lut quelque chose de nouveau. Il s'arrêta comme ils quittaient définitivement la ceinture d'herbe pour un des grands trottoirs qui menaient aux Portes.
— « Dyrië ? »
— « Oui ? »
— « Il t'a dit quelque chose ! Tu… tu es triste. »
Elle leva son visage vers lui.
— « Nous ne nous mentons pas pour les questions graves, Diève… Oui, Gamton m'a parlé de… de réformes. Ou plutôt, il a un plan dans le genre de celui que nous avons fait échouer, moi et les autres. »
— « Quel plan ? »
— « Il veut nous enfermer ici, dans les Structures, sans possibilité de voyager. »
Diève secoua la tâte. Au fond de lui-même, il ressentait un intense soulagement : le chef de l'Assistance locale n'avait rien conçu de nouveau ni de dangereux.
Il passa un bras autour des épaules de sa sœur.
— « Rien de dramatique, » dit-il.
— « Libre à toi de penser ainsi, mais, pour ma part, j'aime les Pays, les Tunnels et tous les spectacles qui y sont offerts. »
— « Tu es une Belle et toutes les Belles pensent ainsi. De plus, tu es jeune, Dyrië. Mais tu ne m'as pas compris. Gamton a déjà formé ce plan plusieurs fois. Il y a fait allusion au cours de notre dispute, tout à l'heure. »
— « Tu l'as mis hors de lui, Diève. Je ne l'avais encore jamais vu comme cela. Il paraît que tu lui as dit que nous n'accepterions jamais l'intégration et que nous ne souhaitions pas cohabiter avec eux. C'est aller au-devant de…»
— « Je ne suis pas le premier, » coupa-t-il. « Gamton, cette fois, nous prenait de trop haut. Je tenais à ce qu'il sache mon opinion sur la question. C'est aussi la tienne, d'ailleurs, et celle de tous les gens des Structures. »
Elle rejeta son bras et s'éloigna.
— « Tu m'énerves… Évidemment, je pense comme toi, mais j'ai un peu plus de diplomatie. Mes voyages m'ont appris beaucoup à propos des normaux. J'ai vu la puissance dont ils disposent et je les ai observés jusqu'aux plus lointains Pays. Si tu savais à quel point ils nous ignorent. Sur Domaine-Roux, j'étais la seule Belle, en dehors de celles de l'Assistance. Nous ne sommes pas importants, Diève, nous ne sommes pas importants ! »
Il lui avait tendu la main, un instant. Il la rabaissa et détourna les yeux.
— « Il m'est pénible de te voir prendre cette route, Dyrië… Au fond, Gamton aurait raison s'il n'y avait personne pour résister, comme moi. Tu lui donnerais raison. Les femmes aiment trop les voyages. Elles se perdent au milieu des étoiles et épousent un gros défricheur de Pays pour lui donner des enfants normaux. Peu à peu, il n'y aurait plus ni Beaux, ni Belles… Et les Structures deviendraient des ruines. »
— « Qu'elles le deviennent ! Qu'elles le deviennent tout de suite ! Je veux voir des troupeaux se promener dans les rues, fienter sur les trottoirs ! Rien que pour te punir de ton sale petit orgueil ! »
*
* *
« Sale petit orgueil ! Votre sale petit orgueil !…» Gamton avait prononcé ces mots et Dyrië aussi. Un tel rapprochement engendrait une sensation angoissante d'abandon, de désertion totale.
« Suis-je seul ? » se demanda Diève, « seul à penser ainsi ? »
Il allait pénétrer dans les Structures. Au-devant de lui, à un jalon de distance, le vaste trottoir se scindait en quatre voies minces, dallées de pierre verte. Plus loin, les grands bâtiments de non-habitation évoquaient les arbres d'une prodigieuse forêt. Ils étaient hauts et droits. Leurs flèches de verre, de métal et de pierre étaient autant de feuilles et de branches.
« Non ! Je ne dois pas penser comme cela ! » Il tourna la tête, essayant d'embrasser, d'un seul regard, les Structures entières. « Les bâtiments ne ressemblent pas à des arbres ! Rien, ici, ne ressemble à quoi que ce soit ! »
Dyrië l'avait quitté pour de bon. Du moins, jusqu'à ce qu'ils se retrouvent, ce soir ou plus tard, dans un des restaurants foyers. Elle marchait, courait presque, enjambant les fausses balustrades colorées qui n'étaient là que pour répondre au crépitement polychrome des stores, sur les groupes d'habitation.
Il ne l'appela pas. Sa sœur pouvait aller au diable, avec ses idées défaitistes qu'elle ramenait à chacun de ses voyages. « Elle m'influence, » pensa-t-il, « je me sens amer, sans force ! » C'était à regretter de s'être fait éjecter pour elle du bureau de l'Assistance.
Diève pressa le pas sur une des étroites routes vertes qui traçaient une courbe avant d'atteindre les Jardins de Plaisance. Il savait où il allait. Une conversation avec Jichol lui ferait le plus grand bien. En même temps, elle lui permettrait de savoir la réponse à des questions qui dormaient depuis trop longtemps dans son esprit, des questions qu'il sentait prêtes à s'éveiller.
IV
Jichol était le moins beau des habitants des Structures. Il n'avait rien, bien sûr, d'un normal. Ses traits conservaient toute la finesse et l'élégance nécessaires, mais il leur manquait la touche minuscule, l'étincelle que possédait Diève, au même titre que les autres jeunes hommes. Jichol n'en faisait pas de complexe et les Belles ne l'avaient jamais repoussé. Ses enfants étaient au nombre de quatre et la beauté, chez eux, reprenait son plein éclat…
— « Je suis ennuyé, » dit Diève, « pourrions-nous discuter ? »
— « Toujours à ta disposition, fils. Entre, mais ne laisse pas sortir mon couple de Pelucheux ! »
Le visage tanné de Jichol s'effaça de l'écran et la porte à trois battants laissa pénétrer Diève, se refermant très vite sur le museau des célèbres Pelucheux. Ceux-ci étaient des êtres mécaniques recouverts de fin plastique et de véritables plumes d'oiseaux de Pays. Jichol les avait construits trois ans auparavant pour une de ses compagnes, qui portait le doux nom de Sizre. Sizre était partie pour les Pays et n'était pas revenue. Jichol avait conservé les Pelucheux.
— « Assieds-toi, fils ! »
Il était difficile de distinguer les sièges des autres meubles, dans l'appartement immense et bigarré. Diève parvint malgré tout à s'asseoir et à laisser progressivement reposer son dos. Il n'aimait pas la façon qu'avait Jichol de dire : fils, à tous ses visiteurs. Il n'était pas vieux, après tout ! Du moins pas si vieux !
— « Il n'y a personne, aujourd'hui ? »
— « Tu le vois bien. J'ai fixé un horaire pour mes réceptions, depuis une semaine, et je ne tolère les visites que le soir. »
— « Oh !… En ce cas, je…»
Diève fit mine de se lever. Jichol fronça les sourcils d'un air irrité.
— « J'ai dit visite et non entrevue ! »
Diève se détendit et sourit.
« Je t'en prie, épargne-moi tes préambules, » reprit Jichol, « il est des occasions où ils ne sont pas de mise ! Qu'est-ce qui t'amène ici ? »
Le jeune homme se lança dans le récit de sa dispute avec Thiale Gamton.
*
* *
La nuit était venue. L'inépuisable pile reposant au sous-sol des Structures dispensait lumière, couleur, tapage et musique. Des bassins-gigognes se déployèrent auprès des bâtiments de non-habitation, mêlèrent des tons diaprés et des efflorescences inédites. Pourtant, jamais le spectacle n'avait paru aussi pauvre à Diève. Jamais les Structures n'avaient été aussi resserrées, tassées au centre d'un inconnu noir qui était la Terre.
Dans le ciel, intact entre les faisceaux de givre des projecteurs, les étoiles étaient immobiles, sans apprêt, naturelles…
— « Je sais ce qui se passe en toi, » dit Jichol, « sans doute parce que, depuis tant d'années, je suis le confident des Beaux et Belles et aussi parce que tu m'as raconté en détails ton entrevue avec Gamton.
» Les paroles de ta sœur t'ont heurté, n'est-ce pas ? »
Diève inclina la tête.
« C'est normal… Les hommes, plus que les femmes, ont l'esprit de conservation. Notre taux de natalité a baissé d'une manière effarante et les Belles désirent, pour la plus grande part, être mères. Quand les jeunes comme toi ne sont pas capables de leur donner satisfaction, elles vont… Eh bien ! elles se mêlent aux normaux, elles s'immiscent dans cette société qui nous entoure. »
— « Nous courons à la ruine, Jichol ! »
— « Non… Pas de cette façon, en tout cas. Sur quatre Belles qui essayent d'épouser un normal (car en dehors des Structures règne le mariage), trois reviennent après quelques jours et un essai infructueux. Vois-tu, nous avons un atout pour garantir notre isolement parfait : c'est cette différence même qui existe entre Belles et normaux. C'est exactement comme s'il y avait réaction chimique au niveau cellulaire, comme si la sueur des normaux corrodait la peau des Belles. »
— « N'est-ce pas cela, en réalité ? »
— « Peut-être, fils, peut-être, quoique seul le ressentiment te fasse dire ces mots. Cesse de fixer la ville comme si tu ne l'avais jamais vue et écoute-moi… Tu savais très bien, en venant ici, ce dont tu avais besoin. À chaque difficulté que rencontre un Beau, il veut faire le point, savoir ce qu'il en est du monde, du « pourquoi » et du « comment » de la réalité. C'est ce que tu désires, non ? »
Diève hocha la tête.
« Cerveau vide, » dit Jichol, « tu as oublié que tu étais venu ici-même il y a cinq ans me demander semblable chose. À l'époque, je t'avais complètement satisfait et…»
— « Je n'ai pas oublié, » dit Diève. « Je me rappelle ce que vous m'avez dit. »
Un étonnement heureux put se lire dans les yeux de Jichol.
— « Très bien, fils… Dis-moi ce que tu te rappelles. »
*
* *
Elle s'éveilla et s'assit dans le lit qui l'avait bercée longtemps. Il y avait eu un bruit, et maintenant c'était à nouveau le silence. Par-delà le balcon, les colonnes en spirales et les clochetons des immeubles voisins luisaient doucement sur le fond noir du ciel.
— « Dyrië ! »
Elle allait crier quand la main se posa sur sa bouche. Une main tiède, un peu moite, trop rude pour être celle de Diève.
« Dyrië… C'est moi, Criguy. »
La lumière jaillit quand elle toucha du pied la tige de contact.
Criguy était penché sur le lit.
— « Êtes-vous fou ? Que faites-vous ici ? Les Structures sont interdites aux…»
De nouveau, il la fit taire en posant sa lourde main sur ses lèvres. Elle se dégagea d'un mouvement nerveux.
— « Ne soyez pas en colère, » dit-il. Il se retira dans la pénombre bleue, hors du cercle de lumière qui dominait le lit froissé. « Je… je voulais simplement vous voir. »
— « Vous me voyez, à présent ! Si mon frère vous trouve ici, Criguy, il vous frappera. »
Il se mit à rire, doucement, tranquillement.
« Pourquoi riez-vous ? »
— « À cause du mot. Et puis, je doute qu'un Beau s'attaque à un normal. »
— « Taisez-vous ! Mon frère, cet après-midi même, a provoqué deux gardes de l'Assistance. »
Criguy redevint sérieux.
— « En ce cas, il n'est pas comme les autres. »
Nullement gênée par la présence de l'homme, Dyrië se levait, s'étirait gracieusement et s'habillait.
— « Où voulez-vous aller ? » demanda-t-il.
— « Vous reconduire au-dehors, loin des Structures. »
— « Pourquoi ? »
— « La police, la police normale vous condamnera à la relégation si elle vous trouve en domaine interdit. »
Il s'assit au bord du lit.
— « Il m'est arrivé de nombreuses fois d'être dans l'illégalité. Vous continuez de vous croire très importants, vous autres gens des Structures. Je ne crois pas que personne puisse être relégué pour avoir pénétré dans votre ville. »
Vexée, Dyrië sortit sur le balcon. Il se redressa et la suivit. À ses côtés, il contempla les voies montantes, les arches de verre, signes d'un raffinement esthétique inconnu dans les Pays.
— « Vous m'ennuyez, » dit-elle. Puis elle ajouta, après une seconde : « Comment trouvez-vous cela ? »
— « Les Structures ? Moins belles que vous, Dyrië. »
Elle le fixa, étonnée et contrariée.
— « Vous n'avez rien de pareil, dans aucun Pays. »
— « C'est vrai. C'est curieux, pittoresque. Cela ressemble aux alignements cristallins sur Victoire-Jaune. »
— « Ce n'est ni Victoire-Jaune, ni Domaine-Roux, ni Chien-Blanc ! Ce sont les Structures ! »
— « Alors à quoi préférez-vous que je les compare ? Aux ruines que l'on trouve sur Océan-Calme, dans les îles ? »
Elle crut que son cœur allait s'arrêter en comprenant qu'il venait de la blesser intentionnellement. Pourtant, elle ne put parler, protester, tempêter, lui demander de sortir avec un infini mépris. Elle resta appuyée à une borne de bronze et ce fut lui qui parla de nouveau :
« Vous êtes énervante, avec vos idées, Dyrië. Tout le temps de notre voyage, sur Domaine-Roux, vous m'avez décrit votre ville comme s'il s'était agi de la capitale de l'univers. Mais elle est unique, votre ville, Dyrië ! Unique, non par sa beauté, mais simplement par son état ! Il n'y en a pas d'autre, sur aucun Pays, et il n'y en aura jamais d'autre ! Quand les Structures se seront effondrées, personne n'en reconstruira de nouvelles ! »
Il se tourna vers l'enchevêtrement des tours et des dômes, vers les failles de lumière et les viaducs d'ombre se détachant sur fond pastel.
« Comprenez donc que tout ceci n'est pour nous qu'une curiosité entre des millions d'autres ! Pas plus intéressante que les vallées à mirages de Montagne-Givre ou les jungles de fleurs de Jardin-Maléfice ! »
« Je suis venu pour vous, Dyrië, et pas pour votre tanière prétentieuse et antique… Je ne suis pas entré avec mille précautions, en me cachant de redoutables gardes. C'est vous qui ne pouvez ou ne voulez pas sortir de cet endroit. Mais n'importe qui peut y pénétrer quand bon lui semble. Seulement, voyez-vous, il y a plus passionnant dans d'autres Pays. »
Elle haletait presque, face à ce normal insultant qui tournait le dos aux Structures. Il approcha d'un pas, puis de deux. Il marchait vers elle et elle le laissa venir, sans un geste.
V
À l'origine, il y avait eu les nomades. Les grandes tribus, les hordes avaient fini par mourir, par s'amenuiser jusqu'à se perdre dans les premiers sables de la terre, les steppes à l'herbe courte. Il n'y avait pas lieu, pour un sédentaire, de les regretter. Ou alors, s'il se penchait sur les nomades avec un rien de mélancolie, c'était parce que son subconscient lui ramenait le souvenir des âges lointains. Des âges où la tribu de passage signifiait l'arrivée de denrées, l'abondance passagère surgie du troc.
Les sédentaires avaient gagné. Par leur force d'inertie même, sans vraiment combattre. Ils s'étaient installés et avaient repoussé les errants comme s'il se fût agi d'animaux bruyants et affamés. L'histoire ne portait presque plus de trace des nomades… En revanche, les cités l'avaient marquée d'autant de points scintillants. Cités aux carrefours des grandes voies du monde, cités au fond de golfes abrités, cités exposées au détour des continents, commandant deux à trois mers, cités placées en rempart, cités en sacrifice, perpétuel enjeu des guerres, cités marchandes, industrielles, religieuses, belliqueuses.
*
* *
Pour parler des villes, lors de l'entretien avec Diève cinq ans plus tôt, la voix de Jichol avait pris des inflexions impressionnantes, ses yeux avaient reflété un enthousiasme sans borne mêlé de regret.
— « Les cités étaient obligatoires, Diève, il faut comprendre cela. Obligatoires, s'entend, avec une civilisation sédentaire.
» La rançon du nomadisme aurait été l'absence de véritable technologie… La rançon de la civilisation sédentaire fut un pacifisme tardif, terriblement tardif. Les races s'assemblèrent, se séparèrent et se battirent dans une sorte de folie de la subdivision. L'histoire que je connais est un fourmillement, une confusion de noms, de symboles et d'idéaux dépassés. »
» Les cités franchirent l'étape super-technologique de la civilisation avec brio. Elles en sortirent même grandies, leur pouvoir confirmé. Dans l'intervalle, bien sûr, leur logique avait évolué. Les immeubles d'habitation, plus élevés, s'écartèrent. Les espaces vides furent assainis par de la végétation. La locomotion se fit aérienne et l'on supprima les voies de communication. »
» Avec la conquête des étoiles, la Cité perdit son caractère utilitaire qu'elle abandonna au Port, point de départ et d'arrivée des antiques machines à traverser l'espace. Elle ne connut plus qu'une raison d'être uniquement esthétique. Les hommes revenant des gouffres du lointain espace trouvaient en ville tout ce qui leur avait manqué : l'artificiel, l'art et l'amour dans sa forme la plus évoluée, bien loin de la brutale étreinte des animaux. »
» Cela dura longtemps, fils, très longtemps. Ce n'est point de l'immodestie de te dire que je suis le plus instruit des habitants des Structures. Je suis le plus âgé et ma mémoire ne flanche pas. De plus, les femmes ont apaisé mes… passions-parasites. Donc, tu peux tenir pour certain que l'expansion à travers les soleils a été longue si je te déclare que je n'en ai qu'une très faible idée. Imagine simplement un désert de sable… Oui, un peu comme la plage, si tu veux. Maintenant, essaye de reconnaître chaque grain de sable en lançant une poignée d'aiguilles toutes les heures. Avant qu'il y ait un rapport d'une aiguille par grain de sable, crois-moi, il te faudra du temps. »
La comparaison avait touché Diève et il s'était senti, une seconde, confondu par l'ampleur de l'évocation. Cela était bien loin des Tunnels, en vérité !
« Si longue que fût cette conquête, avait repris Jichol, elle prit fin quand les hommes conçurent un moyen de communication idéal et instantané. Ce moyen consistait à supprimer la trame espace-temps, à déterminer un chemin de monde à monde. »
— « Les Tunnels ! » s'était écrié Diève.
— « Les Tunnels, oui… Tu le savais déjà, fils, mais à chaque fois tu es surpris. Les Tunnels ne sont pas un miracle, pourtant. Ils sont une splendide réalisation de l'humanité. »
» Dès leur apparition, cependant, les cités surent qu'elles étaient condamnées. Les Tunnels mettaient à portée de chacun les mondes les plus lointains : les hommes se répandirent dans ce qu'on nommait la Galaxie avant de l'appeler banalement : le Monde. Les planètes, ou, si tu préfères, les Pays, furent mis en valeur, aménagés, conquis avec une rapidité extrême. »
» Les cités perdirent leur raison d'être quand la psychologie de l'homme s'adapta à la nouvelle dimension de son habitat. Le petit groupe, ou même l'individu solitaire, prévalut sur la métropole, la mégalopole. Mais je vais te dire quelque chose, fils, qui achèvera de t'ouvrir les yeux : nous assistons, en ce moment, au retour du nomadisme. »
Diève avait sursauté, incrédule.
« Oh ! bien sûr, cela n'a rien à voir avec les hordes de guerriers hirsutes qui pataugeaient dans le delta des fleuves il y a des centaines et des centaines d'années terrestres. C'est un nomadisme pratique, facile parce que les chemins de communication sont faciles. Il n'est besoin que de se présenter à un Tunnel pour se retrouver sur Domaine-Roux, Jardin-Maléfice ou Talus-Perdu.
» Les hommes voyagent comme jamais ils ne l'ont fait. L'espace n'est plus qu'un réseau de fils, de couloirs, d'antichambres amovibles. On a besoin d'un expert en bois sur Forêt-Bleue ? En voici un, venu de Bocage-Huit. Un expert en métal ? En voici un, arrivé tout droit des astéroïdes à minerai de Pendule-Verte. Toute cette humanité est en mouvement. Chacun se porte aux endroits où il est utile.
» Maintenant, dis-moi, fils, quelle serait la valeur des cités dans le monde des Pays ? Quelle sorte de cohésion les justifierait ? »
— « Mais… La beauté, » avait dit Diève, « les Structures sont belles, Jichol, elles n'existent que pour cela. »
— « Tu vas me juger bien défaitiste. Si je te dis que la beauté existe ailleurs qu'ici. Qu'elle n'a pas besoin d'être artificielle pour être appréciée. Les Structures n'existent que parce que nous nous y raccrochons, c'est tout !
» Cette ville, là, dehors, est la dernière, la toute dernière du monde. Et nul ne s'en préoccupe, hormis nous, Beaux et Belles ! Les Structures mourront avec nous ! »
*
* *
La maison, tapie dans l'ombre, avait quelque chose de répugnant. Diève s'arrêta, surpris et interdit. Elle évoquait un animal ou la feuille énorme d'une plante en sentinelle. Elle était profondément et horriblement naturelle, elle avait capté les angoisses en sommeil de la jungle, des montagnes, des vallées houleuses… Elle n'était plus un ensemble cohérent et net de matières colorées.
Un long frisson parcourut Diève. Il essaya de chasser les pensées parasitaires. Il fit un pas en avant, puis deux, commença de monter vers le palier-véranda. La maison pouvait-elle receler de vivantes cellules ? Des organes, des glandes ? Pouvait-elle bouger ?
« Je suis fou ! » pensa-t-il. « Je suis fou ! » Jichol n'avait-il pas dit cela à un moment ? Que la sophistication et le goût de l'artificiel risquaient d'aboutir à une névrose mortelle ? Diève traversa le palier, entre les statues que la mode renouvelait mois après mois. Présentement, le thème général était le « tronc de cône et triangles ». Au seuil de l'appartement, le jeune homme s'arrêta.
Il éprouvait l'envie d'aller dire quelques mots à sa sœur. Était-ce le résultat de l'entrevue avec Jichol ? Mais, maintenant qu'il savait où il était dans le temps et l'espace, il se sentait plus enclin à l'indulgence.
« Est-ce sa faute si elle éprouve un certain plaisir à fréquenter les normaux des Pays ? Elle est une Belle, après tout, avec tout ce que cela comporte de curiosité et de perversions minimes… Mais elle ne risque pas d'aller jusqu'au bout… Et puis, ces normaux sont sans finesse et assez peu audacieux. Avant que l'un d'eux ait pu… J'aurais dû lui parler de son poignet. Elle est guérie mais j'aurais dû…»
Il avait quitté le premier salon, celui des tableaux vivants, pour le second où les bandes olfactives se croisaient et se recroisaient, provoquant à leurs points de rencontre des éclosions de parfums à la mode.
De là, Diève sortit sur le balcon. Il s'appuya à la balustrade, découvrant les tourelles de lumière et les voies désertes à cette heure. Les fenêtres de l'appartement de Jichol étaient encore ouvertes et illuminées. Le jeune homme se retourna et marcha vers la chambre obscure.
« Curieux, » pensa-t-il. « D'ordinaire, elle tire les grands rideaux pour se protéger de la clarté ! »
Il fit un pas et demeura sur place, pétrifié. La sensation d'une présence insolite s'imposa à lui et fit trembler sa voix comme il appelait :
— « Dyrië ? »
Une forme le bouscula violemment, jaillit à l'extérieur. D'une main, il se cramponna à une des colonnes du lit. Puis il se lança à la poursuite de l'homme. Il entrevit la haute silhouette, en équilibre sur la balustrade, légèrement ployée comme pour un plongeon ! Un normal. Un sale type de quelque Pays !
— « Arrêtez ! Espèce de…»
Un instant, il crut que l'autre allait s'écraser en bas. C'est ce qui serait advenu d'un Beau. Mais l'homme roula sur le sable, se releva et s'adossa à la muraille. Il avait devant lui un véritable précipice, impossible à franchir, celui-là.
« Il va contourner la maison ! » pensa Diève. « Et je l'attendrai ! »
Il courut jusqu'au salon. Dyrië était invisible. Pourtant, il savait que l'instant d'avant elle était dans sa chambre avec le normal. Dans sa chambre, en train de…
Il jura abominablement en fouillant l'armoire, à la recherche des aiguilles. Comme il les ouvrait et les repoussait, les tiroirs s'allumaient et s'éteignaient. L'ombre de la pièce semblait abriter un orage d'été.
Dyrië ! C'était surtout la pensée de sa sœur qui l'habitait, l'idée qu'elle avait, en accomplissant cet acte, brisé la cohésion de la société, piétiné toute l'histoire des cités. Une à une, il glissa les aiguilles à charge tétanique dans le revolver.
Sur le palier, il s'orienta, repéra l'endroit idéal, entre deux massives compositions de béryl. Il s'accroupit, l'arme froide aux creux de sa main. La bande de sable aboutissait ici, rejoignait l'escalier principal.
Diève prêta l'oreille : les pas de l'homme crissaient, de plus en plus proches. Il fut là, brusquement, visage illuminé par la clarté de la ville. Au dernier moment, il aperçut Diève. Il s'arrêta et tendit la main :
— « Écoutez, Beau, je ne…»
Diève tira. L'aiguille fit un bruit mat dans la poitrine de l'homme qui bascula. Diève tira une seconde fois et resta immobile, au-dessus du vide où le normal avait disparu.
VI
Thiale Gamton se saisit du grand communicateur en forme de conque marine :
— « Tunnel Central, ici ! »
— « Gamton… Si Diève Aphar se montre dans votre secteur, emparez-vous de lui ! Ensuite, amenez-le-moi ! Compris ? »
— « Compris ! »
Il déposa l'appareil, en prit un autre, plus petit :
« Ranhet ? Hier, je vous avais demandé de me dénicher un logement ici, pour Aphar. C'est aujourd'hui, qu'il me le faudrait. »
— « Il est à votre disposition, chef. »
— « C'est parfait… Comment se comportent Beaux et Belles ? »
— « Tout à fait comme d'habitude. Indifférents et froids. Mais leur satisfaction éclate jusqu'à Montagne-Givre ! »
Gamton émit un grognement vague. Dans la minute qui suivit, il fixa la porte sans vraiment la voir, la tête dans les mains. Il se sentait furieux et triste en même temps. De plus, il ne savait pas du tout quelle ligne de conduite adopter…
« Diève… Quel gâchis… Quel gâchis ! »
*
* *
Diève s'éveilla. À la hauteur du soleil sur la cité, il calcula que son sommeil n'avait duré que trois ou quatre heures. Il sortit en rampant de l'alvéole de pierre bleue et s'assit sur une borne d'éclairage. L'extrémité nord des Structures était surtout constituée de vieux immeubles. Dans les fondations, au-delà des voies les plus souterraines, il devait se trouver les restes intacts de bâtiments extraordinairement anciens. Jichol avait dit que la cité, cette cité, celle des Structures, n'avait pas changé de place en huit cents ans d'histoire connue.
Impossible de préciser jusqu'à quelle période cela remontait. Mais ici, dans ce secteur, un homme en fuite pouvait trouver refuge.
« Ce ne sera qu'un répit, » pensa Diève, « qu'un répit. Mais ensuite ?… » Ensuite, il ignorait tout de ce qu'il devrait faire.
Très loin, il aperçut quelques jeunes gens se rendant à une réunion de club et il envia leur insouciance. Cependant, il ne regrettait rien. Il avait fait la seule chose à faire. L'acte pleinement conçu résultant de ses conceptions profondes.
Le normal était mort et c'était très bien ainsi. Il se détendit sous la caresse du soleil, encore engourdi par son bref sommeil. Un instant, après avoir tué le normal, il avait pensé faire subir le même sort à Dyrië.
Mais Dyrië était Dyrië. Elle était allée très loin au-delà des limites permises. Elle s'était conduite comme les pires Belles, comme celles qui donnaient des enfants laids à des hommes laids, dans des Pays perdus.
Psychologiquement, il ne pouvait y avoir de pardon pour elle. Mais la punir physiquement, la blesser ou la tuer, était un acte impossible.
*
* *
Il se redressa et se mit en marche, s'efforçant de trouver un chemin vers le sous-sol. Il ne craignait pas les maisons habitées, d'ailleurs rares dans cette partie de la cité. Quant aux tourelles, aux caches et aux promenades, elles étaient autant d'abris possibles. Il se demandait ce qu'allait faire Gamton. L'Assistance devait obligatoirement participer à la poursuite d'un Beau meurtrier. La police, elle… Oui, sûrement, elle aussi le recherchait La police des normaux ferait fouiller la cité, appartement par appartement. Elle n'aurait de cesse de le trouver et de le punir. Le punir, comment, au fait ?
Il devait être près de midi quand il s'arrêta à proximité d'une villa, dans un recoin d'ombre fraîche. Aujourd'hui, il se le rappelait, le service climatologique n'avait pas décidé de pluie ni même de vent frais. Obstacle ou avantage ? Nul moyen d'en décider. Diève ferma les yeux. Plus que la marche, qu'il pratiquait un peu, sa situation d'être à part, d'homme traqué, l'épuisait. Fuir sans savoir quel but atteindre… Fuir avec des dizaines de questions en tête.
Ce qu'il fallait, c'était trouver un cas semblable. Un Beau avait déjà tué un normal, quatre ans auparavant. À moins que ce ne fût cinq. La date n'avait pas d'importance. Un Beau, bien avant Diève, avait abattu un homme des Pays, un officiel venu de Trois-Océans. La poursuite avait animé la cité pendant une journée, et puis… Plus personne n'avait entendu parler du Beau criminel. Plus personne ! Cela signifiait-il qu'il avait été pris et exécuté ou qu'il avait réussi à s'enfuir ?
Diève sursauta et ouvrit les yeux. L'heure de midi était chaude et, dans le silence, un appareil approchait. Le jeune homme rampa sur quelques mètres et risqua un coup d'œil entre deux piliers : Un monoporteur arrivait. Sur sa coque en forme d'œuf, les deux P entrelacés de Pays et Police se détachaient en noir brillant.
L'homme qui était à l'intérieur tenait une arme à aiguilles. Automatiquement, Diève regarda à sa ceinture et vit qu'il avait toujours la sienne, celle qui lui avait servi à tuer le normal.
« Venez-y ! » pensa-t-il. « Venez me débusquer et j'abattrai autant de rustres qu'il me sera possible ! » Une vague de rage et de haine le parcourut. Son cœur battait très fort.
Il rampa plus loin, sauta en contrebas et contourna la villa. Du coin de l'œil, il surprit deux Belles qui l'observaient de la plus haute baie. Il esquissa un signe pour les inviter à rentrer : elles risquaient de le faire repérer. Mais elles ne comprirent pas et lui sourirent.
Il jura intérieurement et marcha plus vite. Le grésillement de l'œuf volant semblait s'attacher à ses pas comme un ombre ou comme ces breloques que l'on vendait dans le quartier commerçant, et qui demeuraient en place par magnétisme.
Jusqu'où pourrait-il fuir ? Le désespoir s'insinuait en lui quand il tomba en arrêt devant une plaque de marbre vert. Il identifia l'entrée d'un souterrain. Enfant, il était venu souvent jouer dans ce quartier, parce que le passé et des choses mystérieuses y affleuraient fréquemment.
Il s'agenouilla et essaya de tirer la plaque, ses ongles longs et fins s'accrochant et se cassant à la muraille rugueuse.
Jichol appelait ce quartier le Nombril. Parce que, disait-il, c'était par cet endroit que se succédaient les âges. C'était ici que les Structures avaient commencé leur expansion.
Au ciel bleu pâle, l'œuf volant de la police dessina un court virage, revint en grésillant.
« Il m'a vu ! C'est certain…» La plaque céda et tomba avec un bruit retentissant. Une bouffée d'air fade jaillit du sombre conduit.
Mais Diève n'avait pas le choix. Les pieds en avant, il s'introduisit dans l'obscurité et progressa en s'aidant des mains et des hanches.
*
* *
— « Oui ? »
Thiale Gamton prit le communicateur devant deux de ses assistants qui attendaient, face au bureau, mal à l'aise dans l'uniforme des grandes circonstances.
— « Extrémité nord des Structures, Chef ! »
— « Déjà ? Passez-moi en direct ! »
Une interruption, un souffle bruyant qui semblait venir des propulseurs de l'appareil.
— « Patrouilleur 460, Chef ! »
— « Vous le voyez toujours ? »
— « Il vient de se glisser dans un des conduits souterrains qui atteignent les Dessous ! »
— « Les Dessous. ? Il est complètement fou… Quoique… Attendez, donnez-moi le numéro du conduit, si vous le pouvez ! »
— « J'ai la carte automatique, ici. C'est le B-55, Chef. Il aboutit…»
— « Je sais où il aboutit ! » coupa Gamton, brusquement excité et le souffle court.
*
* *
Diève progressait toujours. De plus en plus vite, comme l'étroit boyau de métal descendait, s'inclinait vers les profondeurs des Structures.
Il s'arrêta au sein d'une tiède noirceur. Il pouvait continuer ou bien attendre et tenter de remonter. Tout dépendait des risques qu'il acceptait de courir. Il réfléchit aux possibles moyens de punition des normaux et à la colère de Thiale Gamton. C'était une chose que de haïr et de désirer la lutte durant des années, c'en était une autre de vivre cette lutte et d'y avoir le dessous.
Il choisit de continuer. Le conduit s'inclina encore, suivit un angle tel que ramper devint inutile. Diève se laissa entraîner par son poids, freinant de temps à autre de ses mains étendues.
La glissade devint chute, la sensation de fuite devint panique. Tout le corps du jeune homme se contracta dans une panique folle. Une eau glacée le reçut à l'arrivée. Il lutta pour remonter, emplit ses poumons d'air froid et sentit sous lui une berge molle.
À tâtons, il progressa vers un mince rai de clarté, essayant de ne pas retomber dans l'eau qu'il devinait toute proche. « Jamais, » pensa-t-il, « un Beau n'est venu ici ! » Tout à coup, ses bras s'empêtrèrent dans un réseau de fils légers. Maîtrisant difficilement sa peur, il se lança en avant. Il surgit de l'autre côté du mince rideau et ses yeux habitués à l'obscurité clignèrent. Ce nouvel endroit était éclairé. Faiblement, mais suffisamment pour se rendre compte de ses dimensions vastes et de son ancienneté.
VII
— « Il doit y être, à présent, » dit Gamton.
Ses deux assistants approuvèrent du menton. Le chef de l'Assistance pour les Structures ne tempêtait ni ne jurait plus. Recroquevillé dans son fauteuil, il poursuivait sa pensée. Il imaginait Diève dans la grande salle, S-l (S pour Sanctuaire) et il voyait presque, par les yeux du Beau, les objets qui…
*
* *
Sur le sol de pierre, il y avait des globes faits d'une matière transparente et mince. Cinq en tout. Quatre, de petite taille, disposés en carré autour du cinquième, bien plus volumineux. Dans chacun, pourtant, l'appareil était le même. Constitué de disques épais dont la succession formait un cylindre, il était entouré, pris dans un réseau doré de fils. Diève n'aimait pas les comparaisons se rapportant à la nature, mais, cette fois, il ne put s'empêcher d'évoquer le travail d'une insolite araignée.
Il restait debout, immobile, au seuil de la salle. Après quelques secondes, ce fut le froid qui le décida. Un léger courant d'air devait circuler et ses vêtements trempés, s'évaporant sur sa peau, lui donnaient l'impression d'un bain de glace.
Il avança jusqu'à l'un des globes de petite taille. Après une brève hésitation, il tendit la main et toucha l'enveloppe transparente. À l'intérieur, le cylindre, dans son cocon de fils, paraissait avoir cessé toute activité depuis des millénaires. « Dans quelle sorte de catacombe suis-je tombé ? » songea Diève. Une vague de crainte passa en lui et lui fit chercher, d'un air égaré, une possible voie de sortie. Mais la seule était celle-là même par laquelle il était venu. Et remonter à la surface par le conduit, il ne fallait pas y penser !
*
* *
Les deux assistants quittèrent le bureau en toute hâte. Les communicateurs grésillaient frénétiquement autour de Gamton. Mais il savait ceux qui apportaient des rapports intéressants, capitaux, et il ne gardait, n'écoutait que ceux-là, laissant les autres se lasser et se taire.
— « Ranhet ? »
— « Oui, chef ? »
— « Il vous faut faire vite, très vite. »
— « Pour Sanctuaire 1 ? »
— « Exactement. » Le chef sourit, heureux de s'apercevoir d'une initiative intelligente et rapide. « Dites-moi, Ranhet, je vous laisse le choix du pire… Je veux dire qu'il ne faut pas lui servir la Reddition du dernier Khan sous la technocratie marchande ! »
— « Cela ne me serait pas venu à l'esprit, chef. »
Soudain, ce fut le silence, dans le bureau, une fois la communication terminée. Thiale Gamton posa la tête entre ses mains. Rarement il s'était senti aussi triste. Il n'y avait pourtant pas lieu de l'être. La société tout entière allait remporter une nouvelle victoire, par la paix et la douceur. Une nouvelle victoire…
— « Ici, Gamton ! »
— « Ici, Tunnel 2 ! La sœur du fugitif vient de se présenter au sélecteur de départ sous un nom d'emprunt. Évidemment, je vous l'envoie. »
— « Lui avez-vous dit quelque chose ? »
— « Rien, absolument rien. Elle pourrait embarquer tout de suite et…»
— « Alors, laissez-la faire, » trancha Gamton, « laissez-la partir. »
Il coupa la communication, bizarrement furieux de la lenteur d'esprit de son interlocuteur. Quand donc comprendraient-ils, tous, que l'intérêt du Monde était de laisser partir les Belles le plus loin possible ?
— « Ici, Ranhet ! J'ai choisi les Noires Années, vers la fin du règne de Chaune. »
Gamton soupira.
— « Très bien… Il s'agit maintenant qu'il soit encore là-bas. »
*
* *
La panique déferla sur Diève quand il perçut la baisse de clarté ambiante. Qu'allait-il devenir, ici, à des dizaines de mètres sous les Structures, en pleine obscurité ?
Puis l'idée que les normaux seuls pouvaient être responsables de cet inquiétant crépuscule le ramena au calme. Peut-être ne savaient-ils pas exactement où le trouver ? Peut-être comptaient-ils sur la peur pour le faire sortir de son refuge comme… comme une taupe ? En ce cas, l'effet était raté !
Dans la demi-obscurité, prêtant l'oreille à de possibles bruits, il brandit son arme à aiguilles et chercha un abri. Le gros globe était proche, assez volumineux pour constituer un rempart. Il s'accroupit et attendit. Après une minute, comme la salle était complètement obscure, il prit conscience de la subsistance d'une lueur. Se redressant, il vit, dans le globe, le cylindre devenu luminescent. Les fils d'enrobement eux-mêmes dispensaient une sourde clarté jaune.
Piège ? Prudemment, il recula. L'amère pensée que son arme à aiguilles ne pourrait rien contre une machine l'effleura. Puis une chose fantastique se produisit. Il ferma les yeux, pris de nausée. Lorsqu'il les rouvrit, il était dans une ville.
*
* *
Les Tunnels étaient des portes ouvertes en permanence. Une multitude de portes braquées sur la multitude des Pays. Les Pays étaient des planètes et il suffisait d'ouvrir la porte pour… Jardin-Maléfice !
Une seconde, ç'avait été la Terre, la proximité des Structures ; la seconde d'après, maintenant, c'était Jardin-Maléfice.
Elle ignorait pour quelle raison elle avait choisi ce Pays entre tous. À cause du nom ? À moins que ce ne fût parce qu'il se trouvait loin, très loin de Domaine-Roux où elle avait rencontré Criguy.
« C'est faux ! Rien n'est loin avec les Tunnels ! »
Elle avait craint un sévère contrôle de l'autre côté de la chambre de conversion, mais personne ne l'interpella. Elle suivit un couloir sans hublots, descendit un escalier et perçut une première bouffée de l'air du Pays.
— « Excusez-moi, Belle ! »
Le normal avait failli passer avant elle. Il se rejeta en arrière et la regarda sortir.
Elle s'arrêta au seuil du bâtiment. Elle voyait une savane d'herbe bleue, comme faite de brins de glace, et, plus loin, tout contre l'horizon incroyablement proche, le mur sombre d'une jungle. Des fleurs y naissaient, montaient et retombaient. C'était elles qui emplissaient l'air de craquements sonores et d'effluves lourds.
« Je vais aller à l'Assistance, » pensa Dyrië, « je dirai que je ne veux plus jamais retourner aux Structures. Plus jamais…» Elle fit quelques pas dans l'herbe, vit que les brins cherchaient à éviter ses pieds.
« Ensuite, je verrai, » songea-t-elle encore.
VIII
Diève s'éveilla. Vaguement, très vaguement, il se souvenait d'un monde brumeux, noir, à goût de fumée et d'eau saumâtre. Il se leva. Il était sur une terrasse qui dominait la ville, sa ville, celle des Structures, des Beaux et des Belles.
« Je ne devrais plus être là ! » pensa-t-il. « Je ne devrais pas ! Je n'ai rien fait pour cela ! »
L'urgence qu'il y avait à trouver un refuge le sortit de son trouble.
Il quitta la terrasse et descendit vers la ville par un escalier qui semblait n'en plus finir. Les marches étaient usées, corrodées. Elles amenèrent de nouveau à l'esprit de Diève la vision d'une autre ville, différente et usée, corrodée. Une ville horrible, une ville…
Le souvenir seul, qui commençait à se préciser, baignait toutes les autres pensées d'un indicible effroi.
Diève pressa le pas, au bas des marches. Il était toujours dans le Nombril, l'extrémité nord des Structures. Le Nombril ! Le nom lui imposa sa destination. C'était chez Jichol qu'il trouverait la sécurité !
*
* *
— « Vous n'êtes pas bête, » dit Gamton, « vous ne pouvez donc refuser. En fait, c'est par vous que nous comptons réussir. »
— « Impossible ! » dit Jichol. Il alla jusqu'à la baie ouverte sur le chevauchement des voies et des tourelles. « Je ne peux faire cela, Gamton ! »
— « Si, vous le pouvez ! Vous n'êtes pas superficiel, Jichol. Vous savez exactement ce qu'il en est. Nous n'avons pas pris Diève Aphar. Nous l'avons sorti de Sanctuaire 1 et maintenant, il est certain qu'il va venir ici. »
— « Je n'ignore rien à propos de Sanctuaire 1. Je me suis souvent demandé, Gamton, pour quelle raison vous ne l'utilisiez pas plus souvent et même… de force. »
— « Ne jouez pas à l'imbécile que vous n'êtes pas, Jichol ! Vous savez aussi bien que moi que les Structures ne sont pas véritablement importantes. Mais ce serait une grande victoire que d'intégrer la poignée d'êtres humains qu'il y a ici, une victoire spirituelle. »
— « Les Beaux ont confiance en moi ! »
— « Alors, soyez digne de cette confiance ! N'agissez pas contre leur bien ! Diève sera ici d'un instant à l'autre. Je vous demande d'écouter ce qu'il vous dira et de nous laisser agir ensuite. »
Jichol se retourna. Il avait l'air très las et très vieux.
— « C'est bon, Gamton. J'ai toujours agi pour le bien de la société, je veux dire de la plus grande société… J'écouterai Diève et je vous le laisserai ensuite. »
— « Nous ne lui réservons aucun châtiment, Jichol. Criguy Cotts, l'homme qu'il a tué, était honnête et intelligent, mais… nous préférons gagner un Beau. »
*
* *
Diève s'était assis, le dos à la fenêtre. Jichol, resté debout, allait et venait dans la grande pièce.
— « J'étais dans cette salle, » disait le jeune homme, « et la lumière a baissé. Elle s'est éteinte et il n'est resté que ce globe, au milieu des ténèbres ! Les quatre autres brillaient aussi mais plus faiblement. J'ai cru… J'ai cru à un piège de la police et pendant un instant j'ai gardé mon arme braquée. J'étais prêt à tirer, Jichol, et je ne sais pas pourquoi je ne l'ai pas fait…»
— « Aucun danger ne vous menaçait. C'est pour cela…»
— « Oui. Sans doute… Et puis, je n'ai plus rien vu d'autre que cette ville. En même temps, je pensais avec l'esprit d'un autre, d'un habitant de cette ville. »
— « Comment était-elle, fils ? »
— « Oh… Très différente des Structures. » Diève ferma à demi les yeux. « Je ne pourrais pas dire combien de temps cela a duré mais c'était horrible. J'avais… j'avais envie de fuir la ville. Jichol ! »
— « Calme-toi… Pourquoi était-ce si horrible ? »
Le jeune homme cherchait visiblement à coordonner, à rassembler ses impressions. Un flot d'émotions violentes semblait l'habiter et ses lèvres tremblaient légèrement tandis qu'il parlait.
— « Tout d'abord, la ville était laide, Jichol, laide à un point que je n'aurais pu soupçonner. Rien n'y était à sa place. Les immeubles étaient trop hauts et trop larges et les rues qui les séparaient ressemblaient plutôt à des caniveaux.
» C'était le jour, l'après-midi même, et… et pourtant, une sorte de brume stagnait. J'étais dans le coins de cet habitant de la cité et, tout au long de sa promenade, il ne cessait de penser, de se rappeler.
» Si seulement il avait été bon, Jichol ! Mais il était un des pires… Du moins je le souhaite, car c'est à se demander ce qu'il en aurait été des autres. L'esprit de cet homme n'était que haine et envie. Il se rappelait avoir souffert et il en rejetait la responsabilité sur tous ses pareils. Ses souvenirs montraient des couloirs, des bureaux, des rues sans fin et des files de gens en attente. »
— « Fonctionnariat, » murmura Jichol.
Diève n'y prit point garde et poursuivit :
— « Je voudrais pouvoir raconter minute après minute ce qui m'est advenu, mais… c'est véritablement impossible. À présent, tout cela me semble s'être déroulé en quelques brèves secondes et ne constituer qu'un ramassis d'impressions et de dégoût. »
— « Où allait cet homme, fils ? Quelle était sa principale préoccupation ? »
— « Il… il marchait vers un endroit, une maison immense et grise. Il pensait y acheter de la nourriture, des légumes grossiers. Il comptait pouvoir s'en servir ensuite comme… comme appât. »
— « Appâts ? Des légumes ? »
— « Oui, Jichol. C'étaient des filles qui occupaient surtout ses pensées, des filles et des concepts orduriers. L'appât devait servir à cela… Attirer les filles. »
» Les gens de cette ville étaient tous affamés à ce qu'il semblait. Tandis que l'homme marchait, il rencontrait des spectacles. Et ceux-ci ne lui procuraient pas d'émotion spéciale, il les jugeait familiers et banaux. »
— « Quels étaient ces spectacles ? » demanda Jichol.
— « Des meurtres. Des meurtres organisés. Des batailles de rue insensées où… où la Police de la ville prêtait main-forte aux pillards et aux voleurs.
» Tout n'était que violence, Jichol. Corruption, violence et désespoir. Dans l'esprit de l'homme, il n'y avait place pour rien d'autre. »
Le jeune homme essaya de reprendre. Mais son visage blême révélait rétrospectivement son épouvante. Jichol lui prit la main et la serra d'un geste apaisant.
— « C'était un film, » dit-il, « un film enregistré par neuro-fixation. Les techniciens de Chaune ont réalisé les premiers, durant les Années Noires. »
Diève ne l'écoutait pas. Il se tenait assis, tournant le dos à la baie ouverte sur les Structures.
— « Jichol, » reprit-il enfin, « Jichol, ce qui se passe en moi est bizarre et… et pénible, mais je crois que cette cité, cette cité-ci, me répugne à présent.
» De savoir qu'il a pu exister, en quelque temps que ce soit, un nid de perversion et de haine portant le nom de ville…»
« Ils ont réussi ! » songea Jichol. « Ils ont réussi au-delà de toute espérance ! »
Maintenant, le jeune homme était dégoûté par les Structures. Le film avait fait son effet : le temps passerait, mais jamais il n'effacerait complètement cette trace, cette empreinte indélébile sur laquelle Gamton avait compté.
Gamton ! Subitement, Jichol sentit en lui une rancune amère à l'égard du chef de l'Assistance.
— « Où est ma sœur ? »
Diève venait de poser la question, subitement alarmé malgré son état de désarroi mental.
— « Elle… elle est partie, » dit Jichol.
Diève parut réfléchir une seconde.
— « Partie ? Où…»
— « Diève… Tu avais tué cet homme, ce normal. On te poursuivait par toute la ville. C'était le meilleur parti qu'elle pouvait prendre. »
— « J'ai tué cet homme et je ne le regrette pas ! Oh ! Jichol… Il… il était dans sa chambre, avec elle, et tous les deux…»
— « Je sais, je comprends… Mais que vas-tu faire à présent ? »
— « La rejoindre… Dites-moi où elle se trouve, et…»
— « Dans les Pays, Diève ! Elle a emprunté un Tunnel. »
— « Les Pays ? Mais c'est impossible, Jichol, elle ne peut pas. Les normaux ne voudront pas d'elle…»
Il se tut soudain. Ses mains tremblaient convulsivement.
« Maintenant, » pensa Jichol, « Gamton va entrer. Et toute cette histoire sera terminée… Et le rôle le plus pénible, après celui de Diève, c'est encore le mien ! »
Mais Gamton n'eut pas le temps d'entrer. Le visage de Diève s'était crispé.
— « Il faut que je la rattrape, Jichol ! »
Et il s'élança au-dehors. La porte battit derrière lui.
Jichol ne fit pas un geste. Il prêta seulement l'oreille à des bruits confus venus de l'extérieur.
IX
— « Excellent, » disait Thiale Gamton, « vraiment excellent. Vous nous aviez offert votre concours, Jichol. La simple loyauté vous commandait de tenir votre rôle jusqu'au bout ! »
— « Je ne pouvais pas savoir, Gamton. »
— « Quoi ? Ne venez pas me dire à moi que vous avez été incapable d'évaluer Diève. Vous saviez très bien que le sentiment qui le liait à sa sœur était fort, plus fort que ne le veut la normale. Votre mode de vie sophistiqué engendre obligatoirement de ces distorsions émotionnelles… Il y en a autant chez nous, c'est ce que vous ne voulez pas comprendre. »
— « Vous l'avez rattrapé ? C'est l'important, n'est-ce pas ? »
— « Nous l'avons rattrapé après une longue poursuite, Jichol ! Il est tombé dans les récifs et actuellement, on l'opère à l'Assistance ! »
Jichol inclina la tête, regarda vers les Structures, au-dehors. Le soir venait et des reflets mauves doublaient, triplaient les balcons aux formes multiples.
— « On le sauvera, Gamton ? »
Le chef de l'Assistance locale haussa ses fortes épaules.
— « Cette question… Je ne serais pas là si c'était le contraire, Jichol. Je tenais seulement à vous reprocher votre conduite. »
— « Je ne l'ai pas fait intentionnellement, cela devrait suffire à me justifier…» Il ajouta, après un silence : « Et Dyrië, où est-elle ? »
— « Nous tâchons de la récupérer du côté de Jardin-Maléfice ou de Diamant-Rubis. Sa présence hâtera la conclusion de l'affaire. »
À ce point de leur entrevue, les deux hommes, le normal et le Beau, comprirent qu'ils n'avaient plus rien à se dire. Gamton sortit, laissant Jichol songeur.
*
* *
Le monde des hommes était un caméléon. La société changeait de forme et de tonalité quand l'environnement variait.
Cette réflexion courait en cercle dans l'esprit de Gamton. Il se tenait dans son bureau, s'efforçant d'oublier les bourdonnements des communicateurs.
À la fin, pourtant, il fit une concession et saisit un appareil.
— « Gamton ? Ici Ranhet. L'Assistance de Jardin-Maléfice nous transmet Dyrië Aphar. »
— « C'est bon. Faites-la attendre. Parlez-lui de son frère. »
À l'autre bout du circuit, Ranhet souffla : il détestait les tâches psychologiques bien qu'il y excellât.
La communication terminée, Gamton fit taire tous les appareils et demanda au central de l'isoler du monde extérieur pour quatre minutes.
Ensuite, il se renversa dans son fauteuil et pensa à ce qu'il dirait à Diève lorsque le jeune homme s'éveillerait, après l'opération. Il lui dirait…
*
* *
Le monde des hommes est un caméléon. La société change de forme et de tonalité quand l'environnement varie…
Seulement, elle en revient toujours à une certaine approximation du mode de vie raffiné, jongleur d'abstractions et de néologismes.
La ville de cauchemar que tu as vue, Diève, dans la salle de Sanctuaire 1, a existé. Elle est l'ancêtre de cette ville-ci, des Structures.
C'est pour cela que tu existes, toi, c'est pour cela qu'il y a des Beaux et des Belles au physique différent des autres hommes qui vivent ici. Parce que cette cité n'a été, durant des centaines d'années, que meurtre, misère et haine, il a fallu l'isoler. Tandis que l'humanité traçait des Tunnels entre les mondes, la Terre originelle recelait cette tache, ce nid de pourriture : la ville, la dernière des villes, tenue soigneusement isolée. L'isolement a pris la dernière des villes, tenu soigneusement isolée. L'isolement a pris fin. Il a fallu créer l'Assistance pour aider Beaux et Belles à se réintégrer à la société.
Seulement, seulement c'est là une tâche très dure parce que vous, Beaux et Belles, avez encore en vous de ce mauvais ferment. Vous vous croyez les ultimes représentants de l'intellectualisation souveraine de l'art pour l'art. En un mot, vous vous croyez La Ville et vous nous jugez, nous, comme l'opposé. Nous sommes les Rustres, les Béotiens, sans grâce et sans esprit, les défricheurs de terre qui plantent des légumes et oublient les fleurs…
Et sur quoi vous basez-vous ? Sur le fait que nos corps ont l'héritage de longues années de luttes avec les planètes d'empoignade avec l'univers. Ils ne possèdent pas la finesse des vôtres. Mais vous n'avez pas bougé de la cité et votre victoire, si c'est une victoire, n'a pas de mérite.
Vous dites aussi. Beaux et Belles, que nous sommes incapables d'abstraction. Vous regardez nos Communicateurs : ils ressemblent à des coquillages. Nos appareils volants : ils évoquent des œufs. Nos appareils de commande : ils sont comme des galets de plage.
Tout est à l'image de la nature, chez nous, et il n'est rien que vous méprisiez autant. Mais sachez que la stylisation est le commencement de l'abstraction.
Rappelle-toi, Diève, ce que je t'ai dit il y a une minute : la société revient toujours à une certaine forme.
Voyage dans les Pays et regarde autour de toi en ouvrant vraiment les yeux : les Tunnels s'étendent, deviennent des lieux de réunion. Les fermes se multiplient et finissent par se toucher. Les routes se croisent et se recroisent, se bordent de bâtiments et ressemblent à des rues jusqu'à devenir des rues.
En vérité, Diève, c'est cela que nous voulons faire comprendre aux gens des Structures :
Encore quelques années et l'ensemble des Pays sera l'ébauche d'une cité. Une cité plus vaste que toutes celles des légendes et des films de Sanctuaire 1. Une cité aux dimensions du Monde. Car, quoi que l'on puisse faire, Diève, on en revient toujours à la Ville.
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* *
Voilà ce qu'il dirait à Diève, voilà ce qu'il plaiderait… À condition que le jeune homme s'éveille de son opération… Ils parleraient alors de la fantastique Cité à naître. Ils chercheraient des noms à lui donner : Diève, Gamton, pourquoi pas ? Ou Dyrië ?… Ou bien encore Babel.