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Le Yoreille - PIERRE VÉRY

Le Yoreille - PIERRE VÉRY 
  
Pierre Véry est surtout connu pour être l'auteur d'une trentaine de « romans de mystère », qualificatif qu'il préfère à celui de « romans policiers ». Nul n'ignore ces réussites, consacrées par l'écran, que sont par exemple « L'assassinat du père Noël », « Les disparus de Saint-Agil » ou « Goupi Mains-Rouges » (récemment réédité par le Club du Livre Policier avec son complément, « Goupi Mains-Rouges à Paris »). Pour Pierre Véry, le roman policier est une sorte de conte de fées moderne, prétexte au déploiement de la poésie et du fantasque. Son sens du merveilleux l'a même poussé à écrire de purs romans fantastiques, tels que « Le meneur de jeu » ou l'inoubliable « Pays sans étoiles ».  
Le récit que vous allez lire constitue un événement, car c'est la première incursion de Véry dans le domaine de la science-fiction – genre qu'il a traité, il fallait s'y attendre, à sa manière habituelle, c'est-à-dire avec une fantaisie toute personnelle (teintée d'une gravité sous-jacente) et un attrayant parfum de mystère.  
    
Grand-papa Sydney n'avait plus sa tête. On n'allait pas le tuer pour si peu ! C'était de son âge : il trottinait allègrement vers son cent quatre-vingt-neuvième anniversaire. (On pouvait le conserver encore une bonne vingtaine d'années, en en prenant soin.) 
Pour la troisième fois ce mois-ci, il s'était offert une fugue, à un train d'enfer, à bord de son fauteuil à moteur. (Il n'allait jamais bien loin ; une « Guêpe » du Service de Récupération des Vieillards et des Bébés Errants le rattrapait toujours avant qu'il eût eu le temps d'abattre plus d'une ou deux centaines de milles.) 
Classique manie ambulatoire des vieux. On réglait la note de frais, on grondait grand-papa, on l'envoyait au coin et on lui faisait honte devant les intimes ; il jurait (sans en penser un traître mot) de ne jamais plus recommencer à jouer les grands-pères terribles. 
Mais voilà que maintenant grand-papa Sydney se mettait à avoir des hallucinations. 
D'abord, la Guitare. 
Ensuite, l'Épouvantail. 
Et, ce matin, la Tulipe. 
« Hallucinations » : c'était du moins ce qu'avait d'abord pensé la famille LaFontaine, de Milkeewhiskoff, U.R.S.S.A. (dans le très Vieux Temps : Milwaukee, Wisconsin, U.S.A.). 
Puis, brusquement, sur un mot du gamin Buster, les LaFontaine avaient regardé la tulipe d'un autre œil. Ils l'avaient contemplée avec horreur. Avec épouvante. 
Qui eut pu imaginer qu'une chose aussi ravissante, aussi innocente qu'une tulipe jaune et orange, posée sur la jupe vert jade d'une fillette de Hollande belle comme une petite sainte et tenant dans sa main gauche trois autres tulipes, pût provoquer un tel sentiment de terreur et de répulsion ? 
Une simple tulipe – peinte au Très Vieux Temps, avec de la couleur, sur une toile, par un nommé Frans Hais… 
Seulement était-ce bien une tulipe ? 
Était-ce vraiment une tulipe ? 
Ou si c'était… Si c'était le… (mais mieux vaut ne pas prononcer ce nom). 
Tout était venu de ces peintures : le dada de grand-papa Sydney. 
Il avait longtemps couru la planète, au titre d'interprète Itinérant pour le Bureau Intermondial des Contacts. « Quiconque a beaucoup vu peut avoir beaucoup retenu », assuraient ceux du Très Vieux Temps. Sydney LaFontaine avait effectivement beaucoup « retenu » : près de quatre cents toiles qu'il avait choisies dans ces bâtisses nommées « musées », au Très Vieux Temps, sur l'intérêt desquelles, ma foi, on se perdait en conjectures et que l'on détruisait systématiquement. 
Il avait ramené à Milkeewhiskoff ces « reliques » (c'était son mot) et en avait accroché le plus qu'il avait pu : toutes les murailles dégoulinaient de couleurs. 
Perché sur son fauteuil motorisé (cinq vitesses, marche arrière, bien entendu, et embrayage automatique), il passait son temps à rouler au pas devant ses tableaux et à murmurer en bavottant d'attendrissement les noms des responsables de ces peinturlures. (Il les appelait des « Maîtres ».) Vinci, Bernard Buffet, Michel-Ange, Botticelli, Van Dongen, Greco, Goya, Dupont, Rembrandt, Picasso, Bosch, Durand, Renoir, Gauguin, Dubois, Cézanne, Salvador Dali, etc. Des fainéants qui ne devaient savoir que faire de leurs dix doigts, réellement ! 
— « Quand il décédera, on brûlera ces nids à poussière avec lui, en l'incinérant ! » faisait avec indulgence sa bru : Arabella, une superbe créature dans la plénitude de sa féminité et de sa séduction : elle n'avait que quatre-vingt-douze printemps. 
Mais ce matin, donc, s'était produit l'incident de la tulipe. 
Grand-papa Sydney ameute la tribu des LaFontaine au complet et la traîne devant la toile du barbouilleur nommé Frans Hais. 
— « Tu vois cette tulipe sur la jupe de la fillette, mon petit Sam Popoff ? Est-ce que tu la vois ? » 
— « Je ne suis pas aveugle ! » lâche avec agacement Sam Popoff LaFontaine (cent vingt et un ans, l'époux d'Arabella). 
Et le benjamin des LaFontaine, le gamin Buster, un adorable petit monstre de onze ans : 
— « On n'a pas comme vous, grand-père, des vieux yeux d'où il sort toujours de l'eau ! » 
— « Eh bien, mes enfants, hier cette tulipe ne se trouvait pas sur la jupe de la fillette, mais dans sa main gauche avec les trois autres tulipes ! »  
Là-dessus, il se met à pleurnicher : 
« Un malfaisant s'introduit dans mes tableaux et s'amuse à les chambarder. » 
Consternation dans le clan des LaFontaine. 
— « Je puis vous proposer une hypothèse plus simple, grand-père, » suggère Dudley, conciliant. 
Attaché au Laboratoire de Détection, il aimait jouer le « détective » de la famille. 
« Un mauvais plaisant a tout bonnement peint cette tulipe sur la jupe de la fillette pendant que vous faisiez votre sieste. » 
— « J'ai examiné la tulipe aux infrarouges ; elle a exactement l'âge du tableau : quinze cents ans, à vue de nez ! » s'entêta le vieillard. 
La capiteuse Marylin (soixante-huit ans ; épouse de Dudley) eut ce voluptueux roucoulement de gorge dont elle savait de longue date l'irrésistible pouvoir sur les hommes. 
— « Vous pouvez rire ! » glapit grand-papa Sydney. « Si jamais je pince le malfaisant en flagrant délit…» (il se tourna vers le gamin Buster) « … je lui arrache les oreilles, tu m'entends, Buster ? » 
Sur quoi, il opéra un départ foudroyant à bord de son fauteuil à moteur. 
— « Je crains, Sam Popoff, » fit suavement Arabella, a que tu ne sois obligé d'expédier d'urgence ton cher vieux papa aux Services Municipaux d'Euthanasie, pour sénilité précoce. » 
Une semaine auparavant, Sydney, passant devant une toile représentant une guitare posée debout contre un mur, avait entendu distinctement un son aigu jaillir de l'instrument de musique, comme si une main invisible avait pincé une corde.  
Le lendemain, il avait vu nettement bouger, sur une autre toile, un épouvantail dans un arbre fruitier comme si un maraudeur invisible c'était trouvé dans cet arbre peint.  
Sam Popoff hocha tristement la tête. 
D'où le mal pouvait-il provenir ? 
Vraisemblablement de virus saugrenus, générateurs de maladies de la prime enfance de l'humanité : la peste noire, la fièvre jaune, le choléra bleu (depuis si longtemps vaincues que l'on ne possédait plus, contre elles, dans les Laboratoires, ni vaccins, ni sérums, ni antibiotiques et que leurs noms ne figuraient plus que dans les Encyclopédies Médicales). Ces virus, après avoir sommeillé un millénaire ou deux dans ces peinturlures, devaient s'envoler et, pénétrant par le nez, la bouche, les oreilles, grimper jusqu'aux circonvolutions cérébrales de grand-papa Sydney. 
Quoi qu'il en fût, Arabella avait raison (tous les LaFontaine pensaient comme elle), l'envoi d'urgence du cher vieil homme aux Services Municipaux d'Euthanasie s'imposait. 
C'était alors que l'on avait entendu la voix menue du gamin Buster. 
— « La tulipe sur la jupe de la petite fille, peut-être que c'est pas une vraie tulipe ? Peut-être que c'est… le Yoreille ? » 
— « Le… Veux-tu te taire ! » avait crié, épouvantée, la mère (Joan LaFontaine). « On t'a dit cent fois qu'il ne fallait pas prononcer ce mot-là. Jamais, jamais, jamais ! » 
Le Yoreille… 
Et pourtant… si c'était lui ? 

* * 
Un infect petit espion, voilà ce qu'était le Yoreille. 
Ils en avaient installé un à demeure dans chaque foyer. Sans exception. Chez toi. Chez moi. Chez vous. Chez nous. Partout. Sur toute la surface de la planète. Même dans les maisons abandonnées. (Ils : ceux du Comité Suprême de Sécurité, bien entendu.)  
Le type qui venait placer chez vous le Yoreille s'amenait, la bouche en fleur, un beau matin : « Je viens vous poser le Yoreille, M'sieurs-dames ! » Comme, dans le Très Vieux Temps, l'employé du Gaz, ou de l'Électricité, ou du Téléphone s'amenait chez vous, en bleus, avec sa sacoche bourrée de tournevis : « Je viens vous poser votre compteur de gaz – ou d'électricité – ou votre téléphone. M'sieurs-dames. » Les enfants se passionnaient à le regarder manipuler ses tournevis, ses clefs anglaises, bricoler son petit boulot avec des doigts aussi agiles et minutieux que ceux d'une dentellière. Et ensuite on lui disait : « Merci, m'sieur, merci beaucoup, m'sieur ! » et on lui donnait une pièce pour aller boire. 
Le sinistre individu qui apportait le Yoreille, celui-là, on l'aurait tué avec plaisir ! Mais le Yoreille personnel qui était enfermé sous la doublure de sa vareuse eût alerté instantanément la Centrale Locale du Comité Suprême de Sécurité. 
Et la famille n'aurait plus eu qu'à rejoindre, toutes affaires cessantes, la pitoyable légion des condamnés à casser, jusqu'à ce que mort s'ensuive, des cailloux d'ammoniaque, sous coupoles pressurisées, sur les routes à perte de vue de Jupiter, avec, pour seule « récréation », l'obligation d'entonner toutes les heures, sous l'œil goguenard de la chiourme jovienne, le Cantique du Saint Homme Virgile – un Prophète du Très Vieux Temps –, qui commence par ces mots : « Deus nobis haec otia fecit : Un dieu nous a préparé ces loisirs » ! 
Le sinistre individu, donc, n'était chargé d'aucune sacoche à outils. Il arrivait les mains vides, le Yoreille qui vous était destiné dans une de ses poches et son désintégrateur dans une autre, à l'intention des récalcitrants. 
— « Faites-moi l'amitié d'aller voir sur le trottoir d'en face si j'y suis ! » disait-il gracieusement. 
Afin que nul ne pût se rendre compte de l'endroit où il posait le Yoreille. 
Pas question de ne pas s'exécuter. 
D'ailleurs, fût-on resté là, à épier l'individu, que l'on n'aurait pas été plus avancé. Le Yoreille, il suffisait d'une seconde pour vous le « poser ». 
Le type du Comité le sortait de sa poche et le Yoreille sautait de lui-même sur le parquet et filait se dissimuler où ça lui plaisait. (Ils étaient livrés en parfait état de marche et remontés à perpétuité.) 
Vous pouviez toujours le chercher, ensuite. Sans compter que si, par miracle, vous « brûliez », le Yoreille se carapatait, puisque cette infernale petite mécanique était dotée du pouvoir ambulatoire. Et non seulement cela, ils lui avaient conféré le don de mimétisme (un peu comme les caméléons, qui prenaient la couleur de l'objet sur lequel ils se plaçaient, aux époques où il existait des caméléons, dans le Très Vieux Temps). Mais le Yoreille faisait beaucoup mieux. Il prenait, à volonté et à la perfection, l'apparence de n'importe quel objet de son choix. Un livre parmi d'autres sur un rayon de bibliothèque ; une pièce de monnaie parmi d'autres ; un bibelot, etc. Identique ! 
Vous n'étiez plus sûr de rien ; tout devenait suspect, hostile. L'œil de votre père ou de votre mère, sur une photographie accrochée au mur, ce pouvait être le Yoreille. Ce pouvait être, sur votre propre photographie, votre propre œil qui vous épiait, ou votre propre oreille, aux aguets. 
Diabolique ! 
Tout ce que l'on savait avec certitude, c'est que le Yoreille était constitué d'une infinitésimale caméra et d'un micro infinitésimal capables de tout photographier, même dans le noir, et de tout enregistrer. Et, il va sans dire, d'un émetteur. 
Le nom scientifique de cette monstruosité était : Audiophote. 
Mais le peuple, qui aimera toujours les mots qui font image, l'avait baptisé : le Yoreille – et, dans d'autres régions du globe : l'Oreilleux. 
« L'Œil-Oreille. » 
« Oreille-Yeux. » 
Maintenant, pourquoi cet infernal petit espion installé dans chaque foyer ? 
La politique ? Les idéologies ? Religion ou athéisme ? Les mœurs ? 
Du tout. 
C'était à cause d'un simple mot – à ne jamais prononcer. Même en rêve. 

* * 
Ce mot, grand-papa Sydney le prononça, hélas ! 
Toujours à cause de ses peintures… 
C'était le surlendemain de l'épisode de la tulipe. (Sam Popoff n'avait pas eu le cœur d'expédier le cher vieil homme à l'Euthanasie : il lui avait accordé un sursis.) On s'apprêtait à déjeuner – c'est-à-dire à déguster une nouvelle spécialité synthétique calorivitaminée, quand apparut grand-papa Sydney. 
— « Minute ! » mugit-il. « J'ai quelque chose à vous montrer. C'est de plus en plus grave. » 
— « Mais quoi ? » 
Sans répondre, grand-papa Sydney mettait en prise son fauteuil motorisé. Première, seconde, troisième. 
Coudes au corps, la tribu des LaFontaine (en tête le gamin Buster) franchit en trombe une, deux, trois, cinq, dix pièces, et des couloirs, et des couloirs, et encore des pièces, à la suite du cher vieil homme menant un train sévère. 
Après deux petites centaines de mètres de galopade (les LaFontaine n'étaient pas ce qui s'appelle grandement logés, mais enfin ils n'étaient pas à l'étroit ; ils avaient leurs aises, disons), grand-papa Sydney freina dur, vira sec, braqua pour se ranger, un petit coup de marche arrière, et stop. 
Il montra solennellement une toile. 
— « Est-elle belle, non, mais est-elle belle ? » 
L'émotion enrouait sa voix. 
La tribu regardait. 
Sur la toile était peint un portait de femme. 
Des moues se formaient et c'étaient des « Heu… Oui… Heu…» sans conviction. 
— « Un peu bien en chair ! » fit Marylin avec ce roucoulement de gorge qui suffisait à allumer trente-six chandelles dans les yeux de tous les mâles. 
— « Bien en chair ! Bien en chair ! » s'indigna Sydney. « C'est la plus belle de toutes les femmes qui aient jamais fait à cette planète l'honneur d'y naître ! Mona Lisa. La Joconde. D'abord, en latin, Jocunda, cela voulait dire : la Belle. »  
Le gamin Buster, nullement intéressé par les appas de la dame Lisa, chatouillait la plante des pieds d'un Enfant Jésus entre les bras d'une Vierge peinturlurée par un nommé Raphaël. 
— « Ne t'avise pas d'entrer dans mes tableaux, toi, hein ? » fulmina le vieux. « Tu aurais de mes nouvelles. » 
— « Bon, bon, » coupa Sam Popoff, « et alors, votre Mona Lisa, qu'est-ce qu'il lui arrive ? » 
— « Il lui arrive, » déclara grand-papa Sydney, » que, tout à l'heure, alors que je passais pour me rendre à table, elle a eu pour ainsi dire un sursaut. » 
— « Hein ? » 
— « Parfaitement. J'ai vu, de mes yeux vu, ses lèvres se crisper en une grimace, comme sous l'effet d'une intense surprise… Pour vous donner un exemple, elle m'a fait songer à une femme à qui…» 
— « Une femme à qui ? » 
Le cher vieux papa se tourna vers le gamin Buster : 
— « N'écoute pas, gamin ; ce ne sont pas des choses pour tes oreilles ! À une femme, » reprit-il, « à qui un inconnu mettrait sans préavis la main où je pense ! Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux dire. » 
Un échange de regards navrés fut la seule réaction des LaFontaine. À l'Euthanasie, le cher vieil homme ! Et au trot ! 
— « Je vous dis que quelqu'un s'introduit dans mes tableaux ! » gémissait Sydney. « Et c'est ce ravageur de Buster. Ce ne peut être que lui. » 
Joan LaFontaine, la mère du « ravageur », intervint. « Vous êtes injuste avec ce petit. Et d'abord, grand-père, vous savez bien que personne n'a ce pouvoir surnaturel, dieu merci ! » 
— « Personne ? » 
Ce fut à cet instant que grand-papa Sydney lâcha le mot terrible. Le mot interdit.  
— « Et les mutants… qu'est-ce que vous en faites ? » 

* * 
Les mutants… 
C'était à cette sale graine que l'humanité devait le triste privilège de connaître le Yoreille. Cette mécanique n'avait été inventée que dans le but de dépister les mutants, signaler chaque toit qui abritait un mutant et, tôt ou tard, inéluctablement, deviendrait un nid de mutants. 
Le mutant était aussitôt désintégré. Et en voiture toute la famille pour Jupiter et ses ignobles cailloux d'ammoniaque. 
De la nature exacte des mutants, de leur prévisible évolution, aucun savant n'eût pu savamment disserter. Une seule chose était certaine : nés de l'homme, ils étaient autres. Radicalement autres. Ils avaient des pouvoirs, d'étranges pouvoirs annonçant une race nouvelle qui, fatalement, éliminerait notre espèce. Aucune coexistence concevable. Pour l'humanité, leur destruction était une affaire de vie ou de mort. 
Pourquoi, quand, comment – cette mutation ? 
L'Office Intermondial d'Études Biochimiques pensait qu'elle remontait à une quinzaine d'années et était imputable à la dernière Purge. 
Des Purges, on en administrait une par siècle (au moins) à l'humanité. 
Mesure indispensable en raison de l'accroissement, en progression terrifiante, des naissances – à quoi il convenait d'ajouter la considérable augmentation de la durée moyenne de la longévité. 
Un certain Malthus, au Très Vieux Temps, avait proposé une méthode : le contrôle des naissances. Cela semblait plus humain. Mais, à second examen, non. C'était, au contraire, inhumain. Inhumain, d'empêcher de naître ce qui, du seul fait qu'il était en route pour la vie, avait acquis le droit de connaître la vie.  
Alors ? Opérer une sélection parmi ce qui avait déjà vécu ? 
Liquider les vieillards, imposer un âge limite ? Insuffisant. Et même inopérant, puisque c'est dans le jeune âge (de cinquante à quatre-vingts ans) que l'être humain se reproduit le plus énergiquement. 
Essaimer sur les planètes du système solaire ? Il avait fallu renoncer à cet espoir. Aucune planète n'était habitable pour l'homme. Tous les essais avaient échoué. 
Une seule solution : les Purges. 
Destructions massives chez les peuples les plus prolifiques : les noirs, les Arabes, les Hindous, les jaunes. 
Après nombre d'expérimentations, on avait cru tenir le fin du fin avec les bombes P (Pharmaceutiques).  
P 1 (Somnifère, à base d'isotopes lourds de phényléthylmalonylurée), appelée familièrement « Bombe Dodo ».  
Bons résultats. Mais trop, beaucoup trop d'enterrés vivants. 
Puis P 2 (Euphorisante, au Bichlorhydrade-Chlorbenzhydril 4 (2 (2-hydroxyéthoxy) éthyl) diéthylène diamine), baptisée « Bombe de la Bonne Mort ». 
Les sacrifiés mouraient – littéralement – de rire. Vulgairement parlant, « casser sa pipe » et « se fendre la pipe » devenaient synonymes. 
Ce n'était pourtant pas l'idéal. Trop de rescapés. 
Et, là encore, ces millions de cadavres, ensuite, à ensevelir ou brûler. Des morts de la meilleure humeur, certes, mais des morts toutefois. Et l'odeur, et les risques de retour offensif des Fléaux du Très Vieux Temps : pestes, choléras, etc. 
Enfin – tout récemment – une « bonne nouvelle » : la bombe Z, aux ultraviolets.  
On l'avait essayée sur la Chine, où ils étaient vingt milliards de jaunes serrés comme sardines en baril dans leur Asie de plus en plus exiguë. 
En dix secondes – pas une de plus ! – les vingt milliards de Célestes s'envolèrent, pulvérisés. Une sorte de nuage safran, comme une gigantesque fumée de pollen, retomba… Fini. Plus rien. Nulle trace. Néant. Il n'en réchappa guère qu'une pincée de millions : cinq à six, qui se cherchaient désespérément à travers leur Asie redevenue immense. 
Nulle corvée de nettoyage. Du travail sans bavures. Bref, le nec plus ultra.  
La bonne humeur populaire, que l'on ne saurait prendre au dépourvu, avait baptisé cette Bombe impeccable : « Bombe du Jugement Dernier ». 
Mais on avait compté sans ces retombées de « pollen » radio-actif et leur action sur les gènes. Elles les « retournaient », paraît-il, comme vous retourneriez un doigt de gant.  
Peu après, les premiers mutants avaient fait leur apparition. 

* * 
— « C'est pas vrai ! » hurlait le gamin Buster. « J'suis pas un mutant ! J'suis pas un mutant ! » 
— « Si ! Tu es un mutant, un affreux monstre de mutant ! » braillait, plus fort, Sydney LaFontaine. 
Chœur des LaFontaine, épouvantés : 
— « Mais non, les mutants n'existent pas ! » 
— « Ce sont des histoires de loups-garous. Il n'y a jamais eu de mutants. » 
— « Jamais de mutants ; jamais ! » 
Épouvantés parce qu'une fois de plus cette pensée leur était venue : 
« Le Yoreille nous voit, nous entend…»  
Le Yoreille – qui sait ? –, peut-être était-ce lui qui, rampant en quête d'une cachette sur le visage de Mona Lisa, avait provoqué cette crispation des lèvres de la jolie dame du Très Vieux Temps ? Peut-être le Yoreille était-il installé dans l'œil ou l'oreille de la Joconde et en train de photographier les LaFontaine, d'enregistrer ce mot mortel qu'ils jetaient tous, follement : Mutant… 
— « Vite, alerte ces messieurs de l'Euthanasie, qu'on nous débarrasse de Sydney ! » chuchota Arabella à Sam Popoff. 
— « J'y vais. » 
Toutefois, il n'y alla pas. (Comme quoi, s'il est louable d'être bon fils, trop est trop.) 

* * 
— « On m'a volé deux pommes ! » pleurnicha le chez vieil homme, deux heures plus tard, après sa sieste. 
— « On vous a volé deux pommes ? » 
— « Peintes ! » 
Un barbouilleur nommé Cézanne s'était taillé, paraît-il, une assez bonne réputation, au Très Vieux Temps, en peignant des pommes : c'était sa spécialité. 
Une des toiles de grand-papa Sydney, signée de ce Cézanne, représentait un guéridon sur lequel était posée une coupe dans laquelle se trouvaient six énormes pommes. 
Or, maintenant, il n'y avait plus que quatre pommes dans la coupe ! 
Une heure plus tard, la coupe ne contenait plus qu'une seule pomme ! 
Le fait était là, patent, flagrant. 
Il devint superlativement indéniable quand, un moment après, on découvrit que non seulement la coupe peinte ne contenait plus la moindre pomme peinte, mais encore que cette coupe était tombée du guéridon peint et s'était brisée sur le parquet peint ! 
— « Si ce n'est pas un mutant qui a fait ce coup-là, expliquez-moi qui cela peut être ? » 
— « J'avoue que c'est plutôt curieux, » commença Dudley, le détective de la famille. 
Sam Popoff lui coupa la parole. 
— « Je peux t'expliquer cette énigme, papa ! » fit-il avec un sourire finaud. « Il n'y a aucune diablerie là-dedans. Rien de surnaturel. C'est tout ce qu'il y a de naturel, au contraire. » 
— « Naturel ? Ah ! vraiment ? Ah ! tu trouves ? » bégaya le cher homme bavottant d'effarement. (Et il faut dire que tout le clan des LaFontaine n'était pas moins médusé.) 
Sam Popoff, tant il était content de lui, n'arrêtait pas de tapoter complaisamment sa Médaille (il était Commandeur de l'Ordre du Slogan Industriel, la Grande Médaille de Vermeil, s'il vous plaît !). À son revers de veston, la décoration resplendissait comme un petit soleil. Il en était si fier, le bon Sam Popoff, qu'il en avait fait accrocher une à tous ses vestons, et même à ses robes de chambre, et même à ses vestes de pyjama. 
— « Écoute-moi, papa. Mais fais-moi une promesse. Lorsque je t'aurai expliqué ce mystère et que je t'aurai convaincu, nous ne parlerons plus jamais de tout cela, veux-tu ? Nous ne parlerons surtout plus jamais de mutants. Parce que, » fit-il, enflant la voix pour que le Yoreille ne perdît pas un mot de ce qu'il disait, « il n'y a pas de mutants ici. Pas le moindre mutant, grâce au ciel, dans cette maison. »  
Et Sam Popoff entreprit sa démonstration : 
« Primo : La corde de guitare. Je dis que cette corde n'a jamais vibré, jamais émis le moindre son. Pure illusion auditive de ta part. Non, ne m'interromps pas, papa ; laisse-moi finir. Secundo : L'épouvantail dans l'arbre. Je dis que cet épouvantail n'a jamais bougé. Simple illusion d'optique de ta part. Tertio : Idem pour La grimace de la Joconde. Elle n'a jamais fait la grimace : pure illusion d'optique. Quarto : La tulipe sur la jupe de la fillette. Cette tulipe a toujours été sur la jupe. Simple petite défaillance de mémoire de ta part. Tu as tant de toiles, n'est-ce pas… Et, à force de les regarder, tu finis par ne plus les voir : c'est classique. » 
Le vieux s'agitait, s'irritait. 
« Laisse-moi finir, je te prie. Des défaillances de mémoire, des illusions d'optique ou auditives, tu m'accorderas que cela peut arriver à tout le monde. C'est exact, ou non, les LaFontaine ? » 
Tous les LaFontaine acquiescèrent. 
Dudley, l'homme des Services de Détection, était au paroxysme de la curiosité. 
— « Jusqu'ici, Sam Popoff, » fit-il, « tout s'explique en effet le plus naturellement du monde. Mais je t'attends aux pommes ! » 
— « Moi aussi, » ricana le cher vieux Sydney. « Admettons que je me sois trompé pour la guitare, l'épouvantail, la tulipe, la Joconde… (Je sais que je ne me suis pas trompé ! Mais admettons.) Comment te sors-tu des pommes ? Illusion d'optique, aussi, ou défaillance de mémoire ? » 
— « Non, papa, » répliqua paisiblement Sam Popoff, l'index glorieusement posé sur sa Médaille. « Il y avait bien six pommes sur la toile. » 
— « Ah ! Tout de même ! Et maintenant, il y en a… ? » 
— « Il n'y en a plus une seule, papa. Et la coupe est tombée du guéridon et s'est brisée. Et là où avaient été peintes les pommes et la coupe, on ne voit plus que la toile, toute grise. C'est exact…»  
— « Et c'est ça que tu appelles naturel ? » 
— « Tout ce qu'il y a de plus naturel, papa ! » 
— « Nom d'un chien, » lâcha Dudley, « ça me dépasse. » 
— « Ce n'est pas moi, le gâteux ! » rugit Sydney. « C'est toi, Sam Popoff… Qui les a prises, ces pommes ? Et qui a fait tomber la coupe ? » 
— « Moi, papa ! » dit flegmatiquement Sam Popoff. 
— « Quoi ? Toi ! C'est… Ce serait toi, le mutant ? Toi, mon fils ? » 
— « Je te répète, papa, qu'il n'y a aucun mutant dans cette maison, » reprit avec une patience infinie Sam Popoff, en continuant de palper délicatement sa Médaille. « Et tes pommes ne sont pas perdues ! Je vais te les rendre, toutes les six, ne pleure pas ! Et la coupe aussi, intacte. » 
Il montra un placard : 
« Elles sont là-dedans, tes pommes et ta coupe. » 
Il ouvrit le placard. 
Ils aperçurent, posées sur le parquet et appuyées contre la muraille, trois toiles. On ne pouvait voir ce qui était peint dessus car elles se présentaient « de dos » par rapport aux LaFontaine, mais elles étaient de dimensions identiques.  
« Je t'ai fait une blague, papa ! » expliqua Sam Popoff. « J'ai emprunté à notre voisine d'en face, Adine Pirajoc, l'Attachée au Service des Études Historiques, Section Architecture-Décoration, un Duplic-Celer, cet outil rudimentaire du Très Vieux Temps qui permettait d'établir des reproductions de n'importe quelle image quasi instantanément, sur n'importe quelle matière. Je savais qu'elle en conservait un : elle a le goût de l'antiquaille, comme moi. Pendant que tu faisais ta sieste, j'ai reproduit sur une toile blanche le tableau de Cézanne. J'avais pris soin au préalable de masquer deux pommes, par des caches. J'ai recommencé l'opération sur une autre toile en masquant, cette fois, cinq pommes. Puis j'ai encore recommencé en masquant la coupe et les six pommes. Chaque fois, bien entendu, je salissais ensuite avec de la poussière les parties de ces toiles demeurées blanches, pour leur donner l'air « vieux ». 
— « Pardon, » demanda Dudley, « la coupe brisée, sur le parquet ? » 
— « C'est Adine Pirajoc qui me l'a peinte ! Ensuite, j'ai accroché au mur, à la place du vrai Cézanne, les trois reproductions, les unes après les autres, dans l'ordre. Quatre pommes. Une pomme, et plus de pomme du tout. Et tu n'y as vu que du feu, mon cher collectionneur ! Voilà le mystère ! J'ai imaginé cela pour te retirer de l'esprit cette idée extravagante que quelqu'un s'introduisait dans tes tableaux pour les chambarder. » 
— « C'est tout ? Dieu, que c'est bête ! » fit Marylin avec ce roucoulement de gorge qui avait le pouvoir… (etc.). 
— « Ingénieux ! Mais décevant, » lâcha Dudley, désenchanté. 
— « Que veux-tu, il n'y a pas de miracles – Dieu merci ! » s'esclaffa Sam Popoff. 
Grand-papa Sydney, penaud, se taisait. 
Sam Popoff se courba pour retirer du placard les trois toiles : l'authentique Cézanne (six pommes) et les deux copies truquées (quatre pommes, une pomme). Total : onze pommes. 
Avec un bon sourire, il retourna les toiles. 
Et leurs pommes d'Adam, à tous, se mirent à monter, descendre, remonter, redescendre, comme prises de folie. 
Sur aucune des toiles on ne voyait de pommes ! 
Plus une seule, plus l'ombre d'une. Toutes avaient disparu. 

* * 
À cet instant, on entendit des gémissements dans le couloir. 
— « Buster ! » cria Joan LaFontaine. 
Le gamin Buster, en pyjama, entra en reniflant. Il était plié en deux et appuyait une main sur son ventre. Il se déplaçait précautionneusement, jambes écartées (comme quelqu'un qui vient de faire du cheval) – bref, d'une démarche dont la signification ne saurait échapper à aucune mère. 
— « Vilain sale ! Tu t'es oublié dans ta culotte ! » 
Ce genre de malheur n'a rien de tragique – en général. 
Mais, en l'occurrence, il était plus que tragique : il était irréparable. 
En effet, dans les selles du gamin Buster en proie aux tourments de l'indigestion, on découvrit une incroyable, une atterrante quantité de pépins de pomme.  
Or, depuis quatre siècles, on ne mangeait plus de pommes à Milkee-whiskoff – ni nulle part en U.R.S.S.A. – ni où que ce fût sur la planète. Pour la raison simple que les pommiers avaient intégralement disparu de la surface de la Terre. On attribuait cette disparition à une maladie particulière à cet arbre fruitier. 
La vérité était tout autre. Cette disparition des pommiers était la conséquence d'une décision occulte du XXe Concile Universel des Églises Unifiées. 
Un très savant moine versé en l'art de décrypter les grimoires avait découvert dans les Prophéties de Nostradamus, un Inspiré du Très Vieux Temps, qu'environ l'An 3000 après Jésus Christ, le péché originel, d'où étaient nés tous les maux de l'humanité, serait commis de nouveau. 
Cela découlait avec limpidité (selon ce moine) du Quatrain XXVI de la Quatrième Centurie dudit Nostradamus, que voici textuellement : 
« Lou grand eyssame le lavera d'albelhos 
« Que non saura bon te siegeno venguddos : 
« Denuech l'ébusque lougach dessous la treilhos 
« Cieutard trahido per cinq leugos non nudos. » 
Pour supprimer jusqu'à la possibilité d'une récidive du péché originel, l'Église avait obtenu du Comité Suprême la destruction, en tous lieux, implacablement, de l'arbre porteur du fruit maudit appelé pomme. 
Or le gamin Buster avait mangé les onze pommes peintes. Le péché originel, de ce fait, se trouvait-il commis de nouveau ? Seul, un maître en théologie pourrait (peut-être) répondre. 
Les yeux des LaFontaine semblaient s'être soudain vidés de lumière, leurs poumons vidés de souffle, leurs corps vidés de sang – à blanc. Le roucoulement de gorge de Marylin était devenu un râle. 
Car si le gamin Buster possédait le pouvoir abominable de manger des pommes peintes, c'est donc qu'il était un…  
— « Je le savais bien, que quelqu'un s'introduisait dans mes tableaux ! » bredouilla grand-papa Sydney avec la volupté du désespoir. 
Les LaFontaine écoutaient. De toutes leurs forces, ils écoutaient. Leur vie ramassée, concentrée, tapie dans leurs oreilles. 
« Mon Dieu, faites que, pour une fois, le Yoreille ait relâché sa vigilance… Qui sait ? il peut arriver que même le Yoreille soit susceptible, une fois, de distraction, d'assouplissement ? Ou même de se détraquer ? Mon Dieu, faites que le Yoreille n'ait pas entendu, n'ait pas vu…»  
La haute porte cochère éclata en miettes. 
Et ils furent là (les Exécuteurs des hautes œuvres du Comité Suprême de Sécurité). 
Tête perdue, Sam Popoff palpait, sur son revers de veston, la Grande Médaille de Vermeil, comme si quelque secours eût pu leur venir de ce dérisoire hochet. 
Au creux de sa paume, il éprouva un chatouillement, il retira vivement sa main. 
Tous les LaFontaine virent alors se détacher de la Médaille resplendissante une ignominie noire ayant l'apparence d'une énorme araignée : le Yoreille ! 
La Médaille : telle était la cachette dont le Yoreille avait fait choix, passant des vestons de ville de Sam Popoff à ses vestons d'intérieur, à ses vestes de pyjama, à ses robes de chambre. 
La hideuse bestiole artificielle bondit sur le parquet, fila avec vélocité vers l'Exécuteur en Chef, grimpa le long de sa botte. L'Exécuteur tendit sa main ouverte : le Yoreille sauta dedans et l'Exécuteur le glissa dans une poche de sa vareuse. Mission terminée. 
À la même seconde, le gamin Buster, avec un cri inhumain – surhumain – tenant du ricanement du vampire et du sanglot de la sirène, s'envola (car c'était un des pouvoirs des mutants et non le plus stupéfiant). Il fonça à la vitesse de la foudre vers une immense peinture, œuvre d'un certain Géricault. Elle représentait un radeau chargé de naufragés, disloqué, une voile gonflée par la tempête, en perdition sur une mer démontée. 
Le gamin Buster allait l'atteindre, il allait plonger dans les profondeurs de cet océan en furie… 
L'Exécuteur en Chef le tenait dans la ligne de mire de son désintégrateur. 
Une pression presque insensible du pouce sur la poire : le gamin Buster disparut. 
Sur le tableau, sur la frange écumeuse de la plus haute vague, on vit éclater une flaque rouge. 
Du sang. 
Très vite, ce sang se figea au sommet de la vague peinte au Très Vieux Temps par Géricault. 
L'Exécuteur en Chef grogna. 
Le gamin Buster avait-il été désintégré ? Ou bien, blessé seulement, avait-il réussi la première évasion, était-il le premier mutant à échapper à la Destruction ? 
Avec toutes les conséquences que cela ne manquerait pas de comporter pour l'Humanité… 
L'Exécuteur en Chef tendit de nouveau son bras armé : le tableau de Géricault, désintégré, disparut. 
Mais qu'est-ce que cela prouvait ? Que sait-on de ce qu'il y a de l'autre côté des choses ? 
L'Exécuteur en Chef n'avait pas abaissé son bras. À l'emplacement occupé précédemment par la toile, un vaste rectangle de muraille disparut, désintégré. 
Puis le même rectangle, sur le mur qui se trouvait derrière cette muraille, de l'autre côté du couloir, fut désintégré lui aussi. 
Et sur le mur qui se trouvait derrière ce mur, un troisième rectangle… Ainsi, de proche en proche, de pièce en pièce, de muraille en muraille, le même rectangle se découpait, jusqu'à ce qu'enfin cette sorte de puits qui s'ouvrait à travers la maison LaFontaine, sur une profondeur de cent cinquante mètres, débouchât sur l'océan du ciel. 
Il était lourd, grisâtre, chargé de nuages qu'un vent impétueux fouaillait ainsi que des vagues rageuses. 
Une seconde, on crut – mais sans doute n'était-ce qu'imagination, ou persistance, sur la rétine, de l'image peinte ? – on put croire que l'on avait entrevu, sur ce ciel pareil à un océan démonté, un radeau fantôme, une épave en perdition sur une mer de tragédie. Comme si, narguant le désintégrateur, la toile de Géricault eût reculé, se fût dérobée, dans l'espace et le temps, hors de toute atteinte humaine… 
Un gerbe de rayons troua les nuées et, de nouveau, ce fut le ciel de tous les jours. 
Grand-papa Sydney avait passé l'âge légal du voyage sur Jupiter. 
— « À l'Euthanasie ! » décréta l'Exécuteur en Chef. 
Puis, d'un geste, il poussa devant lui tous les autres, la troupe abrutie des LaFontaine. 
Adieu la Terre ! Plus rien désormais, pour les LaFontaine, jusqu'à ce que mort s'ensuive, que Jupiter, les entrelacs labyrinthiques de ses routes fuyant au diable vauvert, ses coupoles pressurisées, ses infects cailloux d'ammoniaque ! Un dieu nous a préparé ces loisirs…

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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