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Les premiers jours de mai - CLAUDE VEILLOT

Les premiers jours de mai - CLAUDE VEILLOT 
  
Claude Veillot est l'un des rares nouveaux venus que nous avions choisis, l'an dernier, pour figurer dans noire numéro spécial d'auteurs français. Le récit de lui publié alors, « Araignées dans le plafond », fut bien accueilli par nos lecteurs, puisqu'il se classa sixième sur vingt-quatre au référendum organisé à cette occasion. Voici aujourd'hui la seconde nouvelle de science-fiction de Claude Veillot. On y retrouve, comme dans la précédente, la marque d'un talent vigoureux et prometteur.  
    
C'est le bruit qui m'a attiré vers les fentes des volets clos. Un bruit furtif d'effritement, de mica écrasé, de noix doucement broyée. Depuis deux jours, plus un son ne s'est élevé dans cette rue dont je connais par cœur l'apparence : l'épicerie en face, avec ses vitrines brisées par les pillards, ses sacs de légumes secs éventrés jusque dans le caniveau ; l'immeuble du coin, à demi effondré et dont la façade répandue sur la chaussée a laissé apparaître des tranches d'appartements, des meubles dérisoires suspendus au-dessus du vide ; les voitures abandonnées, certaines rangées le long du trottoir, d'autres plantées là, en travers de la voie, pneus à plat ; et puis tous ces vestiges incongrus parsemant les dalles et le bitume, sacs à main, ballots de linge, une poussette d'enfant, des bouteilles cassées, des journaux déchirés, un rouleau de couvertures, quelques souliers dépareillés, une machine à coudre… 
Il y a quatre jours, quatre jours seulement, cette rue-là était pleine de passants. On ne pouvait pas savoir alors que le lit de l'appartement du troisième étage, dans l'immeuble d'en face, était couvert de cretonne rose, parce que la façade était encore debout. Dans l'épicerie les clients entraient, « Et pour madame, ce sera ? » Un bébé bavait dans la poussette, la machine à coudre ronronnait derrière une fenêtre aux vitres intactes et les voitures embrayaient dans de rues où ne traînait aucun déballage de chiffonnier. 
Quatre jours seulement, et l'on n'a déjà plus l'impression que tout cela fut. Ne s'agissait-il pas d'un rêve ? Ai-je vraiment un jour, il y a très longtemps, marché au soleil parmi mes semblables ? Rejoint le soir une femme que j'aimais ? Écouté des disques ? Protesté contre la vie chère ? Lu des livres ? Fait l'amour ? 
La réalité d'aujourd'hui, c'est cette chambre obscure où je suis enfermé, cette odeur de moisi qui sort des murs, ces croûtons que je grignote en tendant l'oreille comme lièvre en gîte. 
La réalité d'aujourd'hui, c'est ce bruit ignoble, ce crissement doux et continu dont je connais maintenant la signification. Ils sont deux, accouplés juste sous mes volets, près d'une auto aux vitres brisées, et l'horrible grignotement indique simplement que la femelle est en train de dévorer le mâle. 
On les a trop comparés à des mantes religieuses. En fait, la mante religieuse qui nous impressionnait tant, dressée sur une branche, avec ses yeux globuleux et ses pattes armées, on avait toujours la ressource de l'écraser d'une taloche, quitte à réprimer une contraction de dégoût. Mais quand la mante atteint la taille d'un kangourou…  
Et puis quelle genre de mante serait-ce donc, capable de concevoir et d'utiliser ces engins qu'on a vus apparaître le premier jour, le jour où tout commença ? (Ou devrais-je dire : le jour où tout se termina ?) 
Je ne peux détacher mon regard de l'effrayant spectacle. Un vertige l'horreur me contraint de contempler cette monstrueuse copulation, l'accolement de ces abdomens verdâtres, ces élytres vibrant et surtout cette espèce de bec de perroquet broyant le corselet du mâle encore vivant, frissonnant doucement de toutes ses pattes comme en une horrible extase. 
Un autre bruit s'élève, ténu comme un chant de grillon puis s'enflant en un sifflet perçant, tels naguère ces micros défectueux dans les meetings et les bals de quartier. 
Je n'ai pu m'empêcher de faire un pas en arrière. C'est la femelle qui stride. C'est de là que vient leur nom : les Strides. Personne n'a eu le temps ni le goût de trouver autre chose et, somme toute, c'est ce qui les désigne le mieux. 
Leur vraie, leur seule force, ça n'est pas d'être effrayants et cruels au point de nous avoir fait oublier nos pires cauchemars. Ça n'est pas non plus d'être si nombreux qu'on n'a jamais pu en donner une exacte estimation. Leur vraie, leur seule supériorité, c'est de pouvoir strider. Quand leur sifflement modulé dépasse le suraigu, devient inaudible à toute oreille terrestre, on peut voir hommes et bêtes tomber comme des mouches et ne plus jamais se relever pour peu que persiste l'émission. 
Mais il y a pis encore, puisque cette particularité physiologique, ils ont su l'analyser, la définir puis l'appliquer à des instruments de combat en en décuplant les effets. Les Strides n'ont pas eu besoin de canons pour éventrer nos immeubles : leurs ultra-sons ont suffi. 
En bas, dans la rue, la femelle Stride continue de moduler son sifflement d'amour. Une vague de peur et de haine me submerge. Faire cesser ce bruit affreux, ce grignotage écœurant, toute cette chose obscène ! Dans ma valise ouverte sur la table, j'ai saisi mon revolver à barillet. Les volets s'en vont battre le mur. Le soleil inonde d'un coup cette miteuse chambre d'hôtel où j'ai vécu quatre jours seul, englué dans ma peur, quand tous les autres avaient fui.  
Les coups de feu claquent, sonores, presque joyeux dans le silence sinistre de la banlieue désertée. Un, deux, trois coups… La tête aux yeux monstrueux a éclaté. La femelle Stride est morte entre deux spasmes mais je ne peux m'arrêter de tirer, quatre, cinq, six, avant que le chien du pistolet ne retombe à vide sur la première douille. 
Après tant d'heures de claustration, d'ombre et de silence feutré, que de lumière, de bruit, d'action… Je n'ai plus peur. L'odeur de la poudre flotte encore. Le fait que le Stride à demi dévoré tremble toujours ne m'effraie pas et me met au contraire dans une rage folle. 
J'ai jailli de ma chambre, dégringolé les escaliers, démoli l'échafaudage de meubles et de matelas que j'avais entassés derrière la porte d'entrée… Le jerrycan attaché à la voiture abandonnée, je l'ai décroché en quelques coups de lame dans les cordelettes. J'ai arrosé les deux Strides. Dix, vingt litres d'essence… 
Je regarde leurs corps brûler, crépiter, craquer, se fendiller, éclater, suppurer dans le brasier qui, dès le début, a emporté les ailes et les élytres en une haute et brusque flambée. Je suis si près des flammes que je transpire, haletant, et que des fragments carbonisés, projetés par les pétarades du foyer, viennent se coller dans mes cheveux. Et je ris. 

* *  
Des heures que je marche dans les rues silencieuses, encombrées de gravats et d'épaves. L'odeur qui monte des immeubles effondrés est épouvantable. 
Je ne pouvais plus rester dans ma chambre d'hôtel. Peut-être des Strides patrouillent-ils par là ? S'ils avaient trouvé les deux monstres incinérés, ils auraient eu vite fait de me dénicher à mon tour.  
Il est vrai que les cadavres de Strides ne manquent pas. En traversant un parc, j'en ai vu plus de cinquante pourrissant dans les allées, sur la rive de l'étang et jusqu'au milieu des petites autos rouges et des vélos miniatures d'un manège. Ils avaient été déchiquetés par des balles. 
J'ai vu aussi ceux qui avaient réussi ce beau carnage : les servants de deux mitrailleuses lourdes installées aux issues du parc. Ils étaient tordus sur le sol, les mains crispées sur les oreilles, dans la poignante immobilité de la mort violente. Un gros casque avait roulé au pied d'un platane. Des bandes de mitrailleuse traînaient. 
Il doit y en avoir un peu partout dans la ville, de ces éléments d'arrière-garde qu'on avait laissés là pour permettre l'évacuation de la population civile. Des sacrifiés, chargés de retarder l'invasion de quelques minutes, de quelques secondes, avant que les immeubles ne commencent à se désagréger autour d'eux et que n'apparaissent aux carrefours les silhouettes répugnantes, portant dans leurs yeux à facettes le centuple reflet du même visage humain chargé d'horreur. 
Ne suis-je pas en train de commettre une pure folie ? Il n'y a plus un seul habitant dans la ville, c'est évident. Pourquoi Maria serait-elle restée ? L'aurait-elle voulu, on l'aura forcée à partir avec les autres. Je me souviens, le premier jour, les voitures-radio ont circulé dans tous les quartiers : « Appel à la population ! Il est nécessaire d'évacuer momentanément la ville ! l'envahisseur à réussi à déborder nos troupes ! Gagnez les campagnes ! Ne restez pas en ville ! Gagnez les campagnes ! Toute personne qui ne tiendra pas compte de cet ordre sera en danger de mort ! » 
Par la fenêtre de mon hôtel j'ai vu l'infernale débandade, la brutalité, le désordre et la peur, cet exode effervescent auquel des appels officiels sans conviction ne réussissaient pas à donner même un semblant de dignité. 
Moi, je ne pouvais pas partir. Pas sans Maria. Et peut-être aussi parce que j'avais plus peur encore que tous les autres, peur au point de rester cloîtré quatre jours dans une chambre obscure. Comme un lâche, au fond. Mais qu'est-ce qu'un lâche, qu'est-ce qu'un héros quand il s'agit des Strides ? 
Je me suis figé sur place quand j'ai entendu le bruit. Dans le silence mortel de la ville abandonnée, il a retenti comme une explosion. Pourtant, à mesure que les battements de mon cœur s'apaisent, je l'identifie, ce bruit. Souvenirs de cafés-crème, odeurs de pastis, de Martini, de cognac, brouhaha de voix et de rires… C'est la sonnette autoritaire d'une caisse enregistreuse.  
J'ai poussé la porte vitrée du café. Coussins de moleskine. Tables de marbre. Est-il possible qu'à ce décor si familier corresponde, là, dehors, tant d'horreur saugrenue ? 
L'homme ne m'a pas vu. Penché sur le tiroir-caisse, il compte soigneusement les billets en léchant fréquemment son doigt. 
Je lui ai à peine touché l'épaule. Avec une agilité extraordinaire il s'est retourné et a dégainé, dans le même mouvement, un gros colt à gueule bleue. Dans son visage maigre, mangé de barbe, ses yeux sont à la fois cruels et inquiets et il montre ses dents comme un chien. 
— « Qu'est-ce que vous foutez là, vous ? » 
C'est un sous-officier. Il a un galon sur sa manche kaki d'ailleurs sale et déchirée. 
— « Je n'ai vu personne depuis quatre jours, » dis-je. « Je cherche ma femme. » Et après une hésitation : « Quelles nouvelles ? » 
Avec désinvolture il fait tourner son arme autour de son index avant de rengainer : 
— « Vous fatiguez pas à parler ! » Et de se tapoter l'oreille : « Complètement sourdingue ! Voilà ce qu'elles ont réussi à faire, avec leurs vibrations, ces espèces de bêtes ! » 
De nouveau soupçonneux, il m'examine des pieds à la tête. « Dites donc, vous ne savez pas que tous les civils doivent avoir évacué la ville ? » 
Puis le voilà qui hausse les épaules, fait le tour du comptoir, sort une bouteilles et deux verres, « Civils, militaires, qu'est-ce que ça fout, maintenant, tout ça ? Il y a deux jours, on était en position près des usines de plastique, de l'autre côté du fleuve. Connaissez ? Fallait voir les gens défiler, les camions, les autobus, les voitures, les vélos, les charrettes, les piétons… Y en avait sûrement pas la moitié qui comprenaient ce qui leur arrivait. La radio avait à peine eu le temps d'expliquer ce qui se passait et crac ! Plus de radio ! « C'est les Russes ! » qu'ils disaient, ou bien : « C'est les Américains ! » Personne voulait croire le communiqué, l'histoire des envahisseurs… comment déjà ? extra-terrestres. » 
Il lève son verre pour trinquer. « Pas besoin de me dire tchin-tchin, j'entendrai pas !… Nous non plus, d'ailleurs, on n'y croyait pas beaucoup à cette histoire. C'était gros à avaler, non ? On nous avait bien expliqué pourtant que c'était des types venus d'une autre planète. Mais laquelle ? Qu'il y en avait déjà aux États-Unis, au Canada, et aussi en Angleterre, et peut-être bien en Russie. Mais comment le savoir ? Qu'il allait falloir combattre, cette fois, pas pour des surfaces de terre ou pour des idées, mais bien pour notre peau. Oui, mais avec quels moyens ? » 
Les deux index pointés dans le prolongement l'un de l'autre, il fait siffler l'air entre ses dents : 
« Oh ! les lance-flammes, ça n'a pas mal marché au début. On y allait de bon cœur, je vous le dis ! Vous avez vu de près ces bestioles-là ? Je sais pas pourquoi, on a une envie folle de les tuer, de les écraser, de les détruire. Peut-être parce qu'elles dégoûtent, parce qu'elles font peur ? On s'en est donné, avec nos lampes à souder ! On en a brûlé des tas et des tas ! Mais ça n'a pas duré. Ils se sont mis à strider. Presque toute la compagnie a été mise au tapis. On s'est replié de ce côté-ci du fleuve, et, tenez-vous bien, le Génie a fait sauter le pont ! »  
Il éclate d'un rire qui évoque tout, sauf la gaieté. 
« Comme si ça les empêchait de sauter, ces bestioles ! Elle ont une détente qui les envoie bien à vingt mètres et, avec leurs espèces d'ailes, elles peuvent tenir encore un petit peu plus. Paraît que si la pesanteur terrestre les gênait pas, elles pourraient faire beaucoup mieux encore ! Non, non, vous fatiguez pas à ouvrir la bouche, que je vous dis ! J'entends rien ! Vous savez ce qu'on va faire, vous et moi ? On va essayer de trouver une auto, ou une jeep de l'armée, et on va sortir de cette sacrée ville. Les gens sont bien quelque part, non ? » 
Je secoue la tête. 
« Quoi ? Vous n'allez pas finir votre vie ici ? » 
J'ouvre la bouche, me ravise, arrache une feuille de mon agenda et écris : « Je dois retrouver ma femme. »  
Accoudé derrière le comptoir, dans l'attitude familière des patrons de bistrot, il se gratte l'oreille, à la fois ironique et compatissant : 
« Eh ben, ça au moins, c'est de l'amour ! » 

* * 
Comme c'est étrange de faire ce geste : sortir une clé de sa poche, la glisser dans la serrure. Des centaines de fois je suis entré ainsi chez moi. Maria m'attendait. Je trouvais cela naturel. Jamais je n'aurai assez de temps pour regretter l'indifférence avec laquelle j'acceptais ce simple bonheur. 
L'appartement est plongé dans l'ombre. Tous les volets sont tirés. Je ne reconnais pas le parfum familier grâce auquel on identifie son foyer. À la place, une odeur persistance, lourde, qui s'impose : l'odeur du cigare. 
Je pousse une porte. Un homme est assis de travers dans un fauteuil, les jambes pendant sur l'accoudoir. Il porte un tricot de peau grisâtre, fume un cigare énorme et lit un de mes bouquins en grattant une barbe de trois jours. 
Le comble, c'est que c'est lui qui s'exclame en me regardant : 
— « Eh bien ! Il ne faut plus se gêner ! » 
Seules l'éclairent trois bougies collées sur la première étagère de la bibliothèque. Il a les joues creuses, les yeux anxieux. Ai-je aussi cet air traqué ? 
Je fais un pas. 
— « Peut-être l'ignorez-vous, mais vous êtes dans mon fauteuil ! » 
Il pouffe : 
— « La persistance des concepts bourgeois par-delà la disparition de la société qui les créa est un des aspects les plus hilarants de l'événement. » 
Un phraseur. Bon. Il ne doit pas être bien dangereux. Le voici qui balaie l'espace d'un geste : 
« Plus rien ! Tout est consommé ! Tout s'est écroulé dans la plus frénétique, la plus répugnante, la plus définitive des débandades ! Et que voit-on alors ? Un survivant… Qui sait ? Le dernier, peut-être ? Et que fait-il ? Il se repent ? Il jure de refaire un monde meilleur ? Non. Il demande son fauteuil. » 
Je me laisse tomber sur le divan. La fatigue me cisaille les jarrets. Dans la lumière vacillante des chandelles, je regarde l'homme sucer son cigare. Il l'ôte de sa bouche et prononce doucement : 
« Ces sauterelles ressemblaient à des chevaux…» Sa voix s'élève légèrement. « Elles ressemblaient à des chevaux préparés pour le combat… Et leurs visages étaient comme des visages d'hommes…» Les yeux au plafond, il semble y déchiffrer le texte prophétique. « Et elles avaient des cheveux comme des cheveux de femmes ! Et leurs dents étaient comme des dents de lions ! » 
L'Apocalypse ! 
— « Je vous reconnais ! Vous habitez au sixième. C'est vous qui écrivez des bouquins…» 
— « J'habitais au sixième, exact ! Mais ici, c'est plus grand, c'est plus confortable. Et puis il y a le bar, et aussi la bibliothèque. Dites, vous étiez un homme de goût ! » 
— « Je cherche ma femme. » 
— « Pour ça aussi, vous étiez un homme de goût ! Mais je dois vous dire qu'elle n'est pas là. Quand j'ai crocheté votre serrure, c'est parce que je savais qu'il n'y avait plus personne. » 
— « Elle est partie ? » 
Il fait un geste vague qui couche un instant la flamme des bougies : 
— « Partie avec tous les autres, quand ils sont passés avec leurs haut-parleurs. Foutaises ! Partir pour aller où ? » 
Elle est partie. Elle ne m'a pas attendu. Elle a eu peur. Mais moi-même, ne suis-je pas resté calfeutré quatre jours dans un hôtel, trop terrorisé pour ouvrir seulement les volets ? 
— « Et vous, vous avez préféré rester ? » 
Il prend un air profondément dégoûté : 
— « C'est parce que j'ai horreur de la foule. Pendant l'exode, en 40, alors que j'étais gosse, on m'a trop marché sur les pieds. Matin et soir, pendant des semaines, des tas de gens qui m'ont écrasé les pieds ! D'ailleurs, vous voulez que je vous dise où ils se sont tous retrouvés, ceux qui ont écouté les haut-parleurs ? Dans des camps. »  
— « Des camps ? » 
— « Des camps, oui. Des camps de prisonniers. C'est ça que je ne comprends pas. Après avoir fait une hécatombe, les Strides ont pris soin des survivants. Dès que nous avons cessé de résister, ils ont cessé de détruire. Curieux, non ? » 
Il rallume son cigare éteint. 
« Vous croyez que je suis resté ici sans bouger ? Erreur. Je suis sorti, j'ai marché, j'ai fauché des bicyclettes et même une voiture. Pas pour me sauver. Pour regarder. J'ai vu des choses, des choses… Quel spectacle ! Vous êtes descendu dans les couloirs du métro ? Il y a des milliers de Strides carbonisés. On marche dans la bouillie jusqu'aux genoux. Ils avaient installé là leurs premières colonies. L'armée a déversé des tonnes de liquides incendiaires par toutes les entrées et les bouches d'air… Bien sûr, après ça a stridé !  
» J'ai aussi discuté avec des tas de gens, des militaires, des types de la Protection civile, des chimistes, des biologistes, des savants… Ils cherchaient quelque chose, un moyen… Quelques-uns parlaient de prendre des contacts, de négocier une entente… Pitoyable ! Les Strides n'ont jamais essayé de communiquer. Ils arrivent, ils strident et c'est tout ! Ils sont organisés, donc intelligents, affirment certains. Bien sûr ! Les fourmis et les abeilles aussi, après tout ! Mais il faut prendre le problème dans l'autre sens : imaginez un peu qu'aux yeux des Strides, les fourmis, ce soit nous. Est-ce que ça vous dérange beaucoup de disperser une fourmilière à coups de pied ? Et avez-vous jamais pensé à négocier quoi que ce soit avec des fourmis ? » 
Il se lève, ouvre mon bar avec un grand naturel et sort deux verres qu'il emplit chichement. 
« Je ménage le whisky. Il n'en reste plus beaucoup. Vous savez, ces Strides, au fond, ils m'intéressent. Qu'est-ce qu'ils veulent ? On ne sait même pas d'où ils viennent. D'une des lunes de Jupiter, prétendait un savant, l'autre soir à la radio, avant que la radio ne s'arrête comme tout le reste. Mais qu'est-ce qu'il en savait, hein ? Je vous le demande. En tout cas, une chose est sûre : ils se désintéressent totalement de nous en tant qu'êtres pensants. Ils ne semblent même pas s'être aperçus de cette particularité dont nous sommes si fiers. Eux aussi sont intelligents et évolués, sans doute, mais d'une façon tellement différente de la nôtre que ça n'est même pas la peine de chercher des points de comparaison. » 
Il pointe vers moi son tronçon de cigare. 
« Vous avez vu un Stride visiter seulement une maison ? Examiner une machine ? Essayer de faire marcher une automobile ? Montrer un soupçon de curiosité pour une mitrailleuse lourde ou une cabine téléphonique ? Non. Sans les engins qui les ont amenés, on pourrait penser qu'ils ignorent jusqu'à la notion de technologie. Bien sûr, je n'oublie pas les machines à strider, celles qui font tomber les immeubles, mais qui peut se vanter d'en avoir vu une seule ? J'ai entendu un biologiste affirmer qu'ils pouvaient tout aussi bien arriver aux mêmes résultats rien qu'en stridant en commun. Alors ? » 
Il continue de parler comme pour lui seul, égrenant à voix haute les pensées ressassées pendant des heures et des jours de solitude. 
« Ils n'ont même pas essayé de reconstruire, ou simplement d'occuper les villes endommagées. Même les colonies dans le métro étaient provisoires. Ils se sont contentés depuis d'élever dans les campagnes leurs cités gélatineuses, semblables à des entassements de cocons jaunâtres, à des amas de nids d'insectes. Activité collectiviste, civilisation purement fonctionnelle dont les normes échappent totalement à l'esprit humain. » 
Il se frappe sur le genou. 
« Et pourtant, nom d'un chien, s'ils sont venus de si loin, il y a bien une raison ! » 
Je vide mon verre et me lève brusquement. 
— « Je n'ai pas l'intention de chercher cette raison ici, en me contentant de bredouiller dans un verre de whisky. Je veux retrouver ma femme. » 
Il salue en portant à son sourcil une main nonchalante. 
— « Bon courage, généreux époux ! Fermez bien la porte en sortant. » 
— « Ces camps dont vous m'avez parlé, où sont-ils ? » 
— « Aux sorties de la ville. Ce ne sont pas à proprement parler des Camps. On dirait plutôt des bivouacs de romanichels ou des campings de congés payés. Pas de clôtures, pas de barbelés. Les Strides les cernent, c'est tout. J'en ai observé un, de loin naturellement, du haut d'un immeuble HLM, avec une paire de jumelles. Les gens avaient l'air en bon état. Il y a des corvées de ravitaillement. La vie s'organise. J'ai vu des femmes laver du linge dans des baquets, des types jouer aux boules. J'ai vu des gosses, aussi. » 
Il s'est tu. Je retrouve dans son regard brûlant la flamme angoissée du début. 
« Ne me demandez pas d'aller avec vous. Je n'irai pas. Ce camp avec ces baraques en planches, ces tentes, ces lessives sur des fils, ces gosses qui jouent, et puis tout autour, de place en place, ces espèces de grandes sauterelles…» 
Ses épaules tressaillent de dégoût. 
« Ces gens gardés par… par ça, c'était plus horrible que tout, que les maisons détruites, les morts dans les rues, les soldats fous avec les mains sur les oreilles, la puanteur du métro… Ce camp, je ne veux plus le revoir. » 
— « Si j'y reconnaissais ma femme, pourrais-je la rejoindre ? » 
— « Oh ! mais bien sûr ! Les Strides sont compréhensifs, pensez donc ! Pendant que j'observais, du haut de cette terrasse, j'ai vu plusieurs personnes entrer, de pauvres types affamés, attirés par la bonne soupe. Mais pour ce qui est de sortir… Non, je n'irai pas avec vous, même si je dois crever ici de faim et de soif. » 
Je pose mon verre, me dirige lentement vers la porte et me retourne en l'entendant glousser : 
« Je parie que vous n'avez pas lu mes livres. Vous savez ce que j'écrivais ? C'est à mourir de rire : des bouquins de science-fiction ! » 
Je ne peux m'empêcher de sourire : 
— « Est-ce que vous avez regardé dans la cuisine, sur la dernière étagère du placard ? Il doit rester une bouteille pleine. » 

* * 
Je ne suis pas arrivé jusqu'au camp. J'ai rencontré l'homme bien avant, il marchait au milieu de la rue avec une assurance, un manque de prudence absolument stupéfiants. Sa casquette à visière de cuir, le baudrier qu'il avait serré par-dessus son bleu de chauffe, la carabine qu'il portait à la bretelle suffisaient-ils donc à lui donner cette certitude fanfaronne, ce détachement total, comme s'il eût été convaincu de son invulnérabilité ?  
Quand je l'ai interpellé, il a pourtant saisi rapidement son arme pour la porter à sa hanche. Il la maniait avec une dextérité redoutable. 
Je me suis écarté de l'autobus aux pneus dégonflés derrière lequel je m'étais d'abord dissimulé en entendant ses pas. 
— « Qu'est-ce que vous faites là ? Vous n'êtes pas au camp avec les autres ? » 
Il me scrutait, le doigt sur la détente. 
— « Justement, je cherche le camp où je pourrais retrouver ma femme. Il faut que je la retrouve, vous comprenez ? » 
Il s'est un peu détendu. Un sourire a découvert ses dents. 
— « Vous cherchez réellement à rentrer dans un camp ? » 
— « Dans celui où je trouverai ma femme, oui. Il faut que je la trouve. La guerre est finie, n'est-ce pas ? » 
Son sourire s'est accentué : 
— « Sûr, elle est bien finie ! Et pour longtemps ! Et puisque vous voulez aller au camp, eh bien on va vous y amener. » 
Il a remis son arme à la bretelle et s'est retourné. Un autre homme, un petit maigre avec de grosses lunettes de myope, venait d'apparaître au coin d'une boulangerie dévastée. Sur son dos étroit couvert d'une veste à carreaux, le fusil Garant paraissait à la fois énorme et incongru. Cinq autres le suivaient mais ceux-là désarmés, les épaules voûtées, les yeux chargés d'une morne angoisse. Ils étaient poussés aux reins par des canons de mitraillettes. 
— « Ce monsieur voudrait aller au camp ! » 
Le ton de la voix m'a glacé. Les hommes armés ont écrasé de surprenants sourires, les autres m'ont dévisagé avec effarement et le petit myope a émis une sorte de glapissement : 
— « Un volontaire ! On aura tout vu, tout vu ! » 
Il en trépignait de joie. 
L'homme à la visière de cuir s'est incliné avec une politesse affectée : 
— « Monsieur permettra-t-il qu'on le fouille ? » 
Le petit myope s'est mis à me faire les poches avec maladresse. Il a fini par sortir mon portefeuille, l'a examiné, refermé, puis a fait mine de me le rendre. Quand j'ai voulu m'en emparer le portefeuille lui a échappé des mains et j'ai presque eu l'impression qu'il l'avait fait exprès. Je me suis baissé avec la sensation de me mouvoir au centre d'un cauchemar, de me regarder vivre une histoire inventée par moi-même dans je ne sais quel but d'horrible délectation. Au moment où j'allais saisir le portefeuille, un pied l'a envoyé à toute volée au milieu de la rue. Je me suis redressé. Derrière leurs verres épais comme des hublots, les yeux du petit myope ressemblaient à ceux d'un poisson. Pas plus haineux, pas plus amicaux. 
Maintenant je marche avec les autres. L'homme à la visière de cuir avance à cinquante mètres devant nous à travers les éboulis et les épaves. Le petit myope et ses tirailleurs nous suivent en ordre dispersé. 
— « Qu'est-ce qui vous a pris ? Vous êtes fou ou quoi ? » 
C'est mon voisin qui murmure entre ses dents, sans tourner la tête vers moi. Sur les revers de sa tenue bleu marine, on peut voir les écussons dorés des transports en commun. Pour empêcher ses mains de trembler, il les serre l'une contre l'autre dans son dos. 
— « Je veux retrouver ma femme. Elle est sûrement dans un camp. » 
— « Ma femme aussi était au camp. Elle y était avec moi. Et puis hier, ils sont venus la chercher. » 
— « Les Strides ? » 
— « Non. Bien sûr que non. Les Strides n'entrent pas dans les camps. Ils se contentent de rester autour. Ce sont ceux-là qui viennent chercher les gens. » 
— « Ces hommes-là ? Mais qui sont-ils ? Je croyais…» 
Il ricane : 
— « Vous avez vu le petit avec ses grosses lunettes ? Ne discutez pas avec lui, faites tout ce qu'il dit. Je l'ai vu tuer avec son fusil deux femmes qui voulaient s'enfuir du camp. » 
Une nausée. Je trouvais ignobles les Strides. Mais les Strides ne sont pas des hommes. 
— « Et maintenant, où nous emmènent-ils ? » 
— « Je ne sais pas. Quand ceux-là emmènent un groupe comme le nôtre, on ne le voit pas revenir. J'ai attendu ma femme. On ne l'a pas ramenée. » 
— « Peut-être regroupe-t-on les gens dans d'autres camps ? Peut-être allons-nous vers le camp où se trouve déjà votre femme ? » 
Il haussa les épaules. 
— « Vous voulez rire ! Vous avez vu ce qui s'est passé, non ? Vous avez vu comment ces bestioles ont tout détruit, tout tué en quatre jours ? Vous avez vu ces types qui nous gardent ? Si on nous emmène ailleurs, c'est que ça leur est utile à eux, les Strides. Rien de plus. » 
— « Si c'est vraiment comme vous dites, pourquoi ne pas fuir ? » 
Il tourne la tête vers moi avec un pâle sourire : 
— « Eh bien, essayez ! » 

* * 
À l'entrée du cirque d'hiver, plusieurs Strides sont accroupis sur leurs pattes barbelées. Ce sont les premiers que je vois depuis ceux que j'ai fait brûler ce matin, devant l'hôtel. Je m'arrête net, le sang figé. Plus que la peur, c'est une répulsion insurmontable qui me cloue les pieds au sol.  
Une main me pousse aux omoplates, celle du petit myope : 
— « Avance ! Ils ne vont pas te bouffer ! » 
Les autres gardes s'esclaffent. 
Est-ce du cirque que parvient cette rumeur surprenante, ce bruissement à la fois ample et ténu évoquant celui des criquets dans les garrigues de Provence ? Et d'où vient cette odeur lourde, épaisse et fade, cette odeur verte ?  
Je n'ai vu d'abord que la grille circulaire dressée sur le pourtour de la piste. Et dans cette cage, un Stride. Il se tenait dressé, les pattes antérieures raidies à l'horizontale, et pivotait lentement sur lui-même. J'ai compris aussitôt pourquoi il tournait ainsi et j'ai senti ma nuque se hérisser : un homme lui faisait face, qui marchait lentement autour de lui, une baïonnette plate à la main.  
J'entends un de mes voisins soupirer : « Mon Dieu ! » cependant que nos gardiens nous poussent dans un box. Je m'approche du grillage, fasciné. Là-bas, l'homme et le Stride s'affrontent toujours. Tous deux sont sur la défensive, s'observent, se guettent. La sueur ruisselle sur le torse de l'homme à la baïonnette. Ses chevilles sont serrées dans des guêtres en cuir. C'est un soldat. Dans ses yeux fous, je ne sais si je dois lire la terreur animale ou le courage du désespoir. Les deux, peut-être. 
Les pattes, tranchantes comme des lames de scie, ont fouetté l'air soudain. L'homme, avec une souplesse prodigieuse, a bondi de côté. Une estafilade entaille son épaule nue. 
Le crissement doux qui habite tout le cirque s'est brusquement amplifié et, du même coup, je vois ce que le terrible spectacle de la cage m'avait empêché de remarquer. Sur les gradins, dans la pénombre qui cerne la piste, ils sont là. Des centaines et des centaines. Presque pétrifiés dans l'immobilité, prodigieusement attentifs. Les Strides. 
Mais ce n'est pas le pire : parmi les Strides je distingue, le visage pâli par un plaisir anxieux, la bouche entrouverte, les yeux fixes, rivés dans la même attente, des hommes et aussi quelques femmes L'une d'elle s'est endimanchée. Elle a un chapeau blanc et un clip splendide au revers de son tailleur. Je ne peux détacher les yeux de ce clip.  
De nouveau, l'ample vibration collective est devenue fébrile. La femme au clip a poussé un cri. L'homme dans la cage s'arrache à l'étreinte au moment même où le bec de perroquet va saisir sa nuque. Le sang jaillit de son dos déchiré. D'où je suis, je peux entendre siffler ses poumons. 
— « Ça va être à vous ! Préparez-vous ! » 
À travers le grillage derrière lequel il nous a enfermés, l'homme à la visière de cuir nous regarde. Un sourire sans arrière-pensée découvre ses dents mal plantées. 
— « Vous ne pouvez pas laisser faire ça ! Vous ne pouvez pas ! Vous ne vous rendez donc pas compte ? » 
Un de mes compagnons, un gros homme qui n'a cessé jusqu'à maintenant d'ôter et de remettre ses lunettes sans monture, s'est accroché au grillage auquel il communique son tremblement. 
« Vous ne pouvez pas ! Vous êtes un homme comme nous ! » 
L'autre recule d'un pas. 
— « Et pourquoi, je ne pourrais pas ? La rencontre est régulière, non ? D'abord, on vous donne une baïonnette. Et puis votre adversaire n'a pas le droit de strider. Le public non plus, bien entendu. » 
Il ajoute en détournant la tête : « Qu'est-ce que vous croyez ? Que c'est moi qui ai inventé ce jeu ? » 
Les autres se précipitent aussi sur le grillage. L'un d'eux, un grand jeune homme en blue-jeans, sanglote d'une façon hystérique et tombe sur les genoux. Seul, l'homme à la vareuse bleu marine, celui qui m'a parlé tout à l'heure, reste à l'écart. Il est pâle, les narines pincées, et se tient très droit en fermant les yeux. S'il n'était pas là, moi aussi je m'agripperais au grillage, moi aussi je hurlerais comme le font les autres. 
Le murmure est devenu soudain un intense bourdonnement, tel celui qui s'échappe d'une ruche renversée. Je ne peux m'empêcher de regarder. Le soldat a réussi à sauter sur le dos de son adversaire. Son courage me bouleverse. Pourquoi tant de vitalité, quand il n'y a aucun espoir ? 
Tout se passe alors très vite. La baïonnette plate fauche l'air. La tête du Stride vole comme un ballon de football cependant que le grand corps frémissant, dans une ultime détente, envoie l'homme rouler dans la sciure. Il se relève, se précipite, lacère de son arme l'abdomen vert qui éclate et se vide, s'acharne sur le corselet qui craque. Mais tout est bien fini. Les longues pattes armées ne sont plus agitées que par un imperceptible, interminable frisson. Le bourdonnement frénétique m'emplit les oreilles. J'entends la voix de l'homme à la visière de cuir : 
— « Vous en avez, de la chance ! Ça n'est pas souvent qu'il y en a un qui dérouille ! Quand c'est comme ça, les jeux sont interrompus pour la journée. Allez, en route ! » 

* * 
« Les premiers jours de mai, ce sont les plus beaux pour les vacances. Tu te rappelles le bois ? L'odeur du bois ? L'odeur des feuilles ? Tu te rappelles l'écureuil de la forêt de Mervent ? Le moulin au bord de l'eau ? Tu te rappelles la clairière perdue où le silence est si beau qu'on en pleure ? Le seul bruit, c'est celui du pic-vert. Toc, toc ! On dirait un lutin têtu qui frappe interminablement à la porte. Sa femme ne veut pas lui ouvrir alors il frappe, il frappe… C'est en mai que nous y retournerons ! » 
Ainsi parlait Maria. 
Nous sommes en mai et je roule à travers la campagne, mais c'est dans un camion qui sent le mazout et la sueur, entassé avec des inconnus, des hommes et des femmes prostrés, les yeux vides. 
Ceux qui nous gardent ont des casques métalliques ou des casquettes de toile. L'arme entre les genoux, ils sont à la fois attentifs et distants, comme détachés de nous. 
Je les regarde. Certains sont des brutes obtuses, d'autres des demi-fous, d'autres encore sont des lâches. Mais ce sont des hommes. Ne comprennent-ils pas ce qu'ils font ? Je les regarde mais eux fuient les regards. Je sais comment ils réagissent lorsque à ces regards s'ajoutent les questions. L'un d'entre nous est couché sur le plancher, le front ouvert par un coup de crosse. 
Quand le camion s'est arrêté, j'ai d'abord vu la ferme. Elle semblait si simple, si naturelle avec ses vieux murs crépis, sa vigne vierge grimpant autour des lucarnes, si simple et si belle que les larmes me sont montées aux yeux. Mais le silence l'environnait et personne ne bougeait dans la maison, ni dans l'étable inoccupée, ni dans la basse-cour déserte. Même la niche du chien était vide. Sur le siège d'un tracteur rouge on voyait un poupon, un de ces gros poupons en celluloïd que les petites filles s'amusent à revêtir de barboteuses en laine. Il lui manquait un bras. 
Puis j'ai regardé au-delà, dans les champs. 
« Des masses gélatineuses, semblables à des entassements de cocons jaunâtres, à des amas de nids d'insectes, » C'est ainsi que mon voisin l'écrivain décrivait la cité Stride. 
Les sentiers que nous avons suivis pour aller vers elle étaient durs et tassés comme si des milliers de pieds les avaient foulés avant nous. Quand les premiers Strides se sont montrés, certains de mes compagnons sont tombés à genoux et il a fallu les traîner. 
Je ne crois pas que je devienne jamais fou, car alors je devrais l'être maintenant. Comment avons-nous pu nous laisser pousser, tirer à l'intérieur de… de quoi, au fait ? Comment appeler cité ces dômes accolés, entassés les uns sur les autres, ces collines d'ouate humide sécrétées sans doute par ceux-là même qui les habitent ? 
Quelqu'un rit doucement près de moi, une jeune femme aux cheveux courts qui regarde autour d'elle d'un air réjoui, comme en un rêve. Celle-là, peut-être, a trouvé la délivrance. 
Dans les tunnels, l'odeur fade et visqueuse devient presque palpable tant elle est épaisse. Un jour pâle et froid, sans éclat, sourd d'on ne sait où, peut-être simplement de ces parois fibreuses qui, lorsqu'on les heurte par accident – et non sans répulsion – laissent sur les manches des particules cotonneuses et gluantes, faiblement lumineuses. 
D'autres gardiens ont remplacé les premiers, et il y a maintenant des Strides avec eux. Nous marchons, mais nous ne savons plus que nous marchons. Certains pleurent sans un bruit, mais ils ne savent pas qu'ils pleurent. Sommes-nous seulement vivants et savons-nous encore qui nous sommes ? 
Les tunnels s'entrecroisent et se multiplient sans jamais monter ni descendre. Et pourquoi s'étonner quand nous traversons cette galerie plus vaste, large comme une station de métro, aux parois creusées de mille alvéoles ? Pourquoi s'étonner si, dans chacune de ces alvéoles, est allongée une forme oblongue, enveloppée comme dans un cocon par cette matière cotonneuse et gluante ? Nous ne sommes plus de ce monde, n'est-ce pas, et ailleurs n'a jamais existé. 
Ils ne bougent pas mais leurs yeux sont ouverts. Ils ne parlent pas, leurs traits sont figés, mais on voit dans leurs prunelles la flamme vacillante de la vie. Horreur et désespérance, incrédulité, haine et folie. 
Encore des tunnels. Encore des alvéoles. Des centaines, des milliers d'alvéoles et bientôt cet arrêt. Ce temps soudain suspendu. Ce silence et ces Strides qui attendent. 
Leur ventre vert est énorme, gonflé à craquer. Ce sont des femelles. Les premiers jours de mai, c'est aussi le temps de la ponte. 
Pourquoi ce vieil homme, et aussi cette femme aux cheveux teints, brusquement se débattent-ils ? Puisque trois gardiens, facilement, peuvent les maintenir ? Puisque le dard des femelles Strides est si rapide ? Puisque l'ankylose et la paralysie saisissent en quelques minutes à peine leurs membres engourdis, leurs muscles vaincus, ne laissant en état que les organes vitaux, et lucide que le cerveau ? 
Ces cheveux blonds qui s'étalent au fond d'une alvéole ressemblent aux cheveux de Maria, et ces yeux dorés qui me fixent ressemblent aux yeux de Maria. Celle-là qui me regarde, engluée dans son cauchemar, pétrifiée dans l'horreur, sent-elle déjà en elle le lent travail de l'incubation ? Depuis combien de temps est-elle là et combien de petits Strides naîtront-ils en elle, se nourriront-ils d'elle avant d'émerger de sa chair déchirée à la lumière glauque des tunnels ? 
Je t'ai retrouvée, Maria. Car tu peux bien être Maria, n'est-ce pas ? Tu veux bien l'être ? Tu es de ma race et tu es ma femme et je t'ai cherchée et retrouvée. Les Strides ne savent pas ce que nous sommes. Les Strides nous gardent dans des camps comme nous gardions les troupeaux dans les prairies, mais nous ne sommes pas du bétail. Les Strides nous mènent au combat comme des taureaux dans l'arène, mais nous sommes quand même des hommes. Les Strides nous entreposent et nous entassent telles les guêpes sauvages leur provision de mouches pour l'hiver, mais nous ne sommes pas des mouches. Et les femelles Strides pondent en nous et nous font dévorer vivants par leurs petits, mais tu es malgré tout Maria et je suis celui que tu as aimé. Les Strides ne le savent pas, ne le sauront jamais et c'est pourquoi nous sommes plus grands que les Strides, Maria. 
Deux gardes me prennent par les coudes. Je leur désigne du menton l'ombre d'où me fixent toujours les yeux dorés grands ouverts. 
— « C'est près de celle-ci que je veux être ! » 
— « Bon, dit l'un des deux sans me regarder. Et il ajoute, avec une bizarre défaillance dans la voix : « Nous, vous comprenez, on n'est pas responsables ! » 
Pas responsables ? Bien sûr. Responsable, personne ne l'est, ou bien c'est tout le monde. 
L'homme qui buvait mon whisky avait de la mémoire : 
« Ces sauterelles ressemblaient à des chevaux… Et leurs visages étaient comme des visages d'hommes… Et elles avaient des cheveux comme des cheveux de femmes… Et leurs dents étaient comme des dents de lions…» 
La femelle Stride qui s'approche, je ne la trouve même pas horrible.

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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