Dieu n'a pas de mémoire - JEAN-CHARLES PICHON
Dieu n'a pas de mémoire - JEAN-CHARLES PICHON
Avec Jean-Charles Pichon, c'est un écrivain français consacré qui fait son entrée à « Fiction ». Âgé de 39 ans, il est l'auteur d'une dizaine de romans, dont « Il faut que je tue M. Rumann », « Sérum et Cie », « La loutre » (ces trois ouvrages chez Corrêa), « Les clefs et la prison » (Stock) et « L'autobiographe » (Grasset) ; le dernier en date, « L'enfer bleu », doit paraître bientôt. Il a également écrit pour le théâtre (deux pièces : « La dame d'Avignon » et « Le plaisir des parents », jouées naguère à Paris). Enfin, il a débuté récemment dans le cinéma, comme dialoguiste pour « La tête contre les murs » de Franju, co-scénariste et co-dialoguiste pour « Les dragueurs » de Mocky, et co-scénariste et dialoguiste pour « La main chaude » de Gérard Oury (sorti récemment à Paris). Jean-Charles Pichon a remporté le prix Sainte-Beuve 1950 et le grand prix de la Société des Gens de Lettres 1955.
Dans le domaine qui nous intéresse, il a déjà publié dans diverses revues une demi-douzaine de nouvelles se rattachant au fantastique. Cet aspect de sa personnalité d'écrivain, Jean-Charles Pichon ne le livre donc que secrètement et avec parcimonie. Mais nous avons pu nous rendre compte, en nous entretenant avec lui, que le fantastique avait pour lui une extrême importance. Et d'ailleurs, la plupart de ses romans ne se déroulent-ils pas dans un monde qui semble en marge du réel, comme s'il cherchait à percer au-delà des apparences ?
« Dieu n'a pas de mémoire » est une nouvelle d'un abord difficile, qui se déroule sur un double plan. Il faut un temps de réflexion pour saisir l'interaction entre chacun de ces plans. On mesure alors la subtilité dont l'auteur a fait preuve. Son récit est un rare exemple de fantastique complètement interne, impliqué derrière les faits au lieu d'être situé dans leur déroulement.
I
Tôt levé, l'enfant déjeunait vite dans la cuisine, où attendaient sur un coin de la cuisinière tiède les casseroles de café et de lait, puis il chaussait ses espadrilles usées, sans bruit. Silencieusement, pour ne pas attirer l'attention de sa mère, occupée dans les chambres ou dans le poulailler, il traversait le jardin clos de murs, avec un long regard vers le parterre de fleurs et la plate-bande en friche, et pas de regard du tout pour les carrés de pommes de terre et de laitues. Lentement, il approchait de la porte verte au fond du jardin, dans l'attente crispée d'un cri de sa mère : « Allons ! Te voilà encore sorti ! Où t'en vas-tu ? »
Doucement, il levait le loquet de la porte que, doucement, il entrouvrait, épiant si Mme Mède, la voisine, prenait le soleil sur son seuil, prête à l'arrêter d'un mot : « Ta mère va encore te chercher partout ! »
Puis, la porte refermée sans prudence, enfin libre et comme suspendu entre le ciel trop bleu et la poussière blonde, il se prenait à courir de toutes ses forces, non vers le bourg mais vers la route qui longeait les murs de l'hospice et qui, par le chemin des Bonnes Sœurs, allait se perdre dans la campagne.
La campagne, au mois d'août, est sèche et rase. Parfois, le feu prend dans un champ ; un fossé plein d'eau arrête l'incendie ; ou bien la dune ; car, sur tout le pourtour de la pointe, la campagne mène à la mer. L'enfant aimait ces parties de sol brûlé, où de courts tronçons d'herbe jaune parsèment la terre noircie. Il aimait aussi, bien sûr, les herbes hautes et vertes, les petits bois de pins, les couleurs gaies sous le soleil. Mais les champs calcinés le touchaient différemment, comme quelque chose qui n'eût pas condamné l'amertume de sa mère…
Les hommes, son père, ses oncles, son grand-père, n'étaient pas amers, même s'ils étaient tristes. Ils savaient et disaient ce qui n'allait pas : trop de travail cette semaine, le terme du loyer avant la fin du mois, les notes du gosse en classe, mauvaises… À tout, il y avait des remèdes : au long travail, un long sommeil (« tu vas me foutre la paix, la vieille, ce matin ») ; à la tuile du loyer, des économies plus sévères : on mangerait du pot-au-feu et des patates pendant quinze jours, il n'y aurait ni gâteau ni muscadet dimanche ; et, aux notes en classe, l'habituelle menace : « Si ce n'est pas mieux la semaine prochaine, prépare ton cul. » Mais, aux bouderies de la mère, il n'y avait rien à comprendre et pas de réponse. Car elle croyait en un Dieu bon, la mère, mais « la vie est à vivre, qui est aux plus habiles, aux plus méchants » et, quand l'enfant demandait lequel est le plus fort, de la vie ou de Dieu, elle s'irritait et le traitait d'impie.
Les couleurs gaies, les pins, les herbes hautes causaient une joie malsaine, mêlée de remords et qui raillait la mère. Une seule beauté ne la raillait pas : le sombre océan, la grosse rumeur des vagues vertes, les rochers nus et déchirés où toutefois l'écume fleurit comme un sourire sur le visage dur d'une femme économe.
Alors, l'enfant quittait la route, dernier obstacle avant la joie. Sur les roches, il courait, un pied plus haut que l'autre, les yeux emplis d'un énorme silence et les oreilles d'un tumulte incessant… Ici, les rêves devenaient possibles et même ceux-là qui font pleurer, le soir avant le sommeil, dans l'ombre de la chambre. Ici, on comprenait que l'instituteur se trompe et que les contes de fées disent vrai ; on recevait de face et debout l'éternelle promesse des génies et des songes : ton souhait sera réalisé.
Les souhaits de l'enfant étaient innombrables ; il ne se pressait pas de choisir. Car la seule exigence des fées, dans les histoires, est que l'enfant, ou l'homme, réfléchisse longtemps avant de dire : je veux.
Allongé sur une pierre chaude un peu plus plate que les autres, il contemplait la longue suite de rochers bruns, pareils, avec leurs creux et leurs aspérités, au papier d'emballage chiffonné pour les crèches – jusqu'au seul édifice qui s'élevait près de la mer, le seul hôtel du pays, le lieu privilégié…
Ailleurs, dans le café (qui louait des chambres) de la place du Requiert, dans l'auberge près du cimetière ou dans la gargote du port, il venait des étrangers aussi, riches, élégants : ils voyageaient en voiture ou par le train ; les hommes portaient des chapeaux de paille et des chemises blanches qui semblaient toujours neufs ; les femmes, de drôles de jupes, courtes comme des culottes, quand elles se baignaient (et la mère disait qu'il faudrait les fesser sur la place publique pour leur apprendre la décence). Ces étrangers-là, pourtant, n'étaient pas d'un autre monde : ils pouvaient arrêter le grand-père sur le port pour lui demander un renseignement ou pour parler d'une montée de nuages dans le ciel. Les femmes souriaient au père et aux cousins (tout un après-midi, l'une d'elles s'était promenée avec le cousin Pierre sur la route des marais salants, lui donnant le bras) ; et, parfois, devant une carriole arrêtée près de la porte de l'auberge ou du café, papa jurait d'en acheter une semblable l'an prochain. Mais les femmes du Grand Hôtel ne souriaient pas au cousin Pierre et, des voitures sans chevaux qui stationnaient devant l'Hôtel, ni papa ni les oncles ne promettaient de s'en payer une comme celles-là un jour. L'Hôtel, c'était un autre monde, peuplé de véritables étrangers, aussi étranges que les anges et les démons (sans qu'on pût très bien savoir s'ils étaient du ciel ou de l'enfer, car la Famille parlait d'eux avec horreur, comme d'inévitables damnés, mais les sourires qu'ils échangeaient, les inflexions soigneuses de leurs paroles, les lumières des salons, le métal blanc des voitures brillaient et séduisaient comme le paradis).
Plusieurs fois, l'enfant avait essayé de savoir à quoi s'en tenir au sujet des Étrangers, son excessive curiosité le rendant d'abord maladroit :
— « Pourquoi iraient-ils en enfer, maman ? »
— « Parce que ce sont des égoïstes et des menteurs. »
Les mots, dont l'enfant connaissait le sens, ne suffisaient pas à tout expliquer : ils n'évoquaient ni les lumières ni l'or. Mais le diable est malin et les lumières et l'or sont peut-être là justement pour cacher aux pécheurs les abîmes de l'enfer…
— « Savent-ils qu'ils seront damnés, maman ? »
— « On a dû leur dire, dans le temps… Monsieur le curé a dû leur dire. »
— « Ils ont peut-être oublié…»
La mère souriait vaguement. Heureux de ce sourire, l'enfant insistait (pour le plaisir trouble de se faire admirer : « Il est étonnant, ce gosse ! »)
— « Il faudrait leur redire, maman. »
Alors, le visage de la mère se fermait ; ses yeux cessaient de sourire. Et toute la joie abandonnait l'enfant, devant ce mur élevé à la place même où il avait attendu un passage.
— « Occupe-toi donc plutôt de bien étudier en classe et ne cherche donc pas toujours midi à quatorze heures ! »
La colère brisait le mur. La mère cessait d'être seulement la mère, souriante ou refermée ; elle apparaissait une femme déjà vieille, vêtue d'une robe tachée, coiffée à la diable du matin, elle-même étrangère… L'enfant n'osait encore penser : ennemie.
— « Pourquoi je dois apprendre, maman ? »
— « Tu le sais très bien. Pour gagner plus d'argent que ton père et vivre mieux que nous. »
— « Pour vivre comme les gens du Grand Hôtel ? »
— « Oui, » disait-elle, lassée et il ne comprenait plus, épouvanté par cette facilité avec laquelle sa propre mère acceptait sa damnation future.
Choisir entre ses souhaits ? Comme s'il avait le choix ? Il voudrait être riche, c'est vrai, pour satisfaire sa mère. Peut-être vivre un jour au Grand Hôtel mais aussi gagner le paradis. Il voudrait ne pas déplaire à Dieu, et puis savoir qui a tort ou raison, des contes de fées ou de l'instituteur ; si les étrangers de l'Hôtel seront damnés ou sauvés et s'il le sera lui-même ; d'autres choses, qui n'ont pas de nom… Oui, un vœu contenait tout, « Je veux savoir, » dit l'enfant, puis il attend. Mais rien ne vient.
Doucement, sans bruit, pour ne pas effrayer les anges, et lentement pour laisser le temps aux fées d'agir, l'enfant glisse sur les rochers. Les semelles de ses espadrilles sont trouées, de sorte que la peau endurcie de ses pieds frotte parfois la pierre.
Soixante mètres avant l'hôtel, les grands rochers s'interrompent. Là s'étend une plage, jusqu'au pied de l'édifice, lui-même construit sur un rocher. Le sable de la plage est humide, l'enfant s'en étonne vaguement. Il y a dans l'air, dans la couleur des vagues, un changement subtil. La mer est ainsi : sans cesse différente… Mais aujourd'hui la mer n'est pas seule différente : la route est plus large et comme recouverte d'une carapace noire, d'étranges voitures automobiles, longues et rapides, y roulent en un flot sans fin et des maisons s'y dressent, toute une file de maisons qu'il n'a jamais remarquées. Sur la plage même, des gens sont allongés, assis, lisant, dormant les yeux au ciel. Des gens qu'on dirait nus…
C'est souvent que l'enfant se raconte des histoires et les histoires, parfois, lui semblent arriver. Mais l'illusion, cette fois, est si précise que le fracas des voitures lui donne mal à la tête et que les gens, s'il voulait, il pourrait les toucher. Et le sable est humide. Il s'assied sur une pierre et se déchausse, pour ne pas tremper ses espadrilles, puis il reprend sa marche au bord de l'eau.
Les vagues lèchent ses pieds, qu'il appuie durement sur le sable pour y laisser de profondes empreintes. Il tourne souvent la tête, pour voir l'eau s'engouffrer dans ces lacs miniatures que ses pieds ont creusés. Il se sent tout heureux, tout fier, d'avoir lui-même changé le monde. Il en a oublié les voitures et les gens. Il en a oublié son souhait ; il se le rappelle en découvrant devant lui, loin au-dessus de lui pourtant, la terrasse de l'Hôtel. Des gens – les étrangers – y bavardent, assis autour de petites tables qu'ombragent des parasols orange.
L'enfant se met à courir et ne voit plus rien ; les roches qu'il atteint lui cachent la terrasse…
Il y jette les mains, lâchant ses espadrilles, qui tombent sur le sable.
Ses pieds s'accrochent aux pierres. Une main devance l'autre. Les pieds suivent. Au-dessus des roches est une épaisse plaque de ciment gris : l'enfant doit s'y reprendre pour la saisir, trop glissante et trop large pour ses petites mains humides. Dans la plaque s'enfoncent les montants de fer d'une balustrade dont les dentelures figurent des feuilles de lierre et des épis. L'enfant s'y écorche la main droite, mais ne lâche pas prise et se hisse plus haut. Sa tête surgit, de niveau avec les pieds d'un homme assis. Encore une main, puis l'autre. L'enfant se dresse debout sur la terrasse, où seule la balustrade le sépare de l'homme assis.
Plus loin, deux autres hommes et une femme conversent. Mais l'enfant n'a qu'un bref regard vers ces deux hommes, vers la femme spectaculaire, à la gorge et aux épaules nues, aux boucles d'oreilles brillantes et vers les grands verres bleus où des prismes de glace, réfractant le soleil, mettent d'autres rayons…
Il ne contemple qu'un visage – aux joues rasées, d'une roseur de bébé joufflu, où éclate la blancheur d'un court collier de barbe exactement taillée. Sous le crâne à demi chauve, le front de l'homme, large et haut, semble démesuré. Une étrange chemise à ramages rouges et noirs, à col ouvert, découvre le départ d'une toison blanche aussi, qui doit couvrir toute la poitrine de l'homme. De là, le regard de l'enfant descend le long des bras, maigres pour le grand corps mais rosés comme les joues ; il s'arrête sur les mains potelées, jointes près du bord de la table ronde – et l'enfant frissonne de dégoût.
Jamais encore il n'a vu le diable. Il ne sait à quoi il le reconnaît. Ou peut-être à ceci qu'il ne voit pas seulement mais ressent l'homme – l'être – comme s'il était lui.
Les mains grasses de l'homme ne sont pas seules en cause, ni ses poils blancs ni même la roseur de ses joues. L'horreur naît de l'écart entre cette apparence et quelque chose d'autre qui, plus secrètement, est l'homme : une insoutenable accumulation de jours, de mois, d'années… L'enfant sourit à la pensée de ce que diraient la mère, les oncles, s'il « leur » racontait cette rencontre.
Mais, naturellement, il ne racontera rien. Le sourire chasse un peu la peur ; puis, de nouveau, la peur est là, car le visage a fait un léger mouvement, comme appelé par son regard, et il reçoit tout droit le regard de l'homme.
Les yeux de l'homme sont noirs. Tristes comme ceux de la mère (mais ceux de la mère, au milieu même de l'angoisse semblent moins tristes, parce qu'ils sont bleus), tristes comme seront les siens peut-être, puisqu'ils sont noirs, lorsqu'il aura beaucoup vieilli…
Cette pensée lui fait mal. Si brutale et si forte qu'il a envie de pleurer soudain ; pas seulement de pleurer, mais de hurler à perte de voix, jusqu'à faire accourir des gens. Cette pensée qu'un jour, vieilli, lui-même sera l'homme… Puis, du port vient une odeur de poisson, de sel. Mieux que des passants, l'odeur le calme. « Tu deviendras fou, à te raconter toutes ces histoires ! » Son père avait raison : on ne peut pas, toute sa vie, se raconter des histoires, certaines sont trop horribles.
Son père avait raison, sa mère et le maître d'école. Les fées n'existent pas ; ou, ce qui revient au même, elles ne réalisent pas les souhaits. Tous les autres ont raison : la vie est dégueulasse… Ouvrant les doigts, l'enfant les referma plus bas, sur une barbe d'épi ; à genoux sur le ciment, laissa pendre son pied gauche à la recherche d'un creux où le poser ; les mains cramponnées à la plaque, commença lentement de descendre.
Son corps tremblait, non de peur mais de refus. Seule sa grande habitude des escalades guidait ses mains, ses pieds. Sur le sable, il s'assit. Le sable était sec.
Il touchait le sable des deux mains, incrédule. Puis il chercha ses espadrilles ; près des rochers, plus loin, se levant et courant sur la plage, vers la mer lointaine qui montait. Plus d'espadrilles… Quelqu'un avait dû les lui prendre pendant qu'il était là-haut. Il leva la tête. Des gens parlaient encore sur la terrasse, dont il ne distinguait pas nettement les visages, mais il n'y avait plus personne sur la plage – à cause de l'heure.
Immobile au milieu de la grève déserte, il pensait qu'il serait bientôt midi, qu'il arriverait en retard pour le repas et se ferait attraper par sa mère… À moins qu'il n'invente une histoire pour expliquer… Des petits voleurs, pas des gosses du village, des étrangers, se seraient jetés sur lui, l'auraient battu, lui auraient pris ses espadrilles…
Sa main blessée prouvait l'histoire. Il regarda sa main, rougit. C'était la première fois qu'il songeait à tromper quelqu'un, sa mère. Mais s'il n'y a pas de fées, si Dieu n'est pas aussi puissant que la vie, pourquoi s'empêcher de mentir ? Il se sentait vieux, chargé d'une vaste expérience dont il ne guérirait plus… Posément, de la main droite, il saisit la manche gauche, trouée, de son chandail de laine rouge et acheva de la déchirer.
II
— « Quelle idée de venir vous enterrer dans ce trou ! » dit Fred Panelle.
Et Michelle sourit méchamment. Elle-même ne comprend pas qu'il ait choisi ce bourg de préférence aux stations célèbres de la côte et, dans le bourg, cet hôtel, si vieux et si misérable que son propriétaire ne s'inquiète plus d'en faire ravaler la façade et redorer la marquise. (Sur l'avenue de la Gare, deux « étoiles d'or », tout neufs, offrent aux voyageurs et aux touristes de vrais appartements avec la salle de bains et le téléphone privés.)
— « Vous ne savez pas ? M. Panelle n'a pas l'eau courante dans sa chambre… Je trouve cela inadmissible. »
— « Je ne vous retiens pas, ma chère, » dit le vieil homme. « Moi, je me plais ici. »
Comme toujours quand il emploie ce ton provocant et cruel (qui le venge des heures de silence), elle se calme et lui sourit. Un temps passera, pendant lequel elle s'imposera une voix nouvelle, en accord avec le sourire. Elle lui dira, ce soir, quand ils seront seuls, qu'il a raison de la gronder et qu'elle est sotte. En attendant, froidement, il mesurera l'effort qu'elle accomplit pour dompter sa colère.
Mais il n'est pas vrai qu'il se plaise ici. De son transatlantique d'osier, il regarde très loin vers l'horizon. (Un des rares bienfaits de l'âge : la faculté de voir loin. Pendant des années, il a dû porter des lunettes de myope…) Les rochers, la mer l'ennuient, ridicules décors pour cette farce étroite que se jouent les hommes. Il ne sait apprécier, il ne sait voir que des herbes jaunissantes contre un mur, les ravenaux, les ciguës, les trèfles d'une plate-bande abandonnée, les plantes dites mauvaises, qui luttent contre la pierre, le carrelage, les soins intéressés des hommes…
— « Il se trouve que je suis né dans ce trou, » dit le vieil homme, « il y a soixante-huit ans, et que j'y ai passé mes premières années. »
— « Chéri, vous ne m'aviez pas dit ! »
« Qu'est-ce que cela eût changé ? » pense-t-il. De toute façon, il a eu tort. On ne retrouve pas l'enfance : ce serait retrouver cette plénitude des sens, peut-être le sens de la vie…
Fred Panelle, assis, fume à petits coups, car tout ce qu'il fait, il le fait vite, les mains, la voix toujours actives, dans l'espoir de faire oublier son âge (cinquante-deux, cinquante-trois ans ?), son innommable paresse d'esprit, son gras visage, seul immobile.
— « Le confort, moi ! » dit-il. « Je resterais volontiers deux ou trois jours. Mais il faut que je rapporte quelque chose à Paris. Vaubel a signé pour novembre, Maryse est libre de la Toussaint aux Fêtes. Cela nous laisse peu de temps… comme je vous le disais, j'ai là des textes… Ils n'enchantent pas monsieur Polistrow mais vous y trouverez des idées…»
— « Laissez-les-nous, » dit le vieil homme. « Got les lira. »
Comme tous les imbéciles, Panelle croit aux idées, à la pensée, au travail solitaire… Lui, le vieil homme pense peu, rarement, ayant tant de fois fait le tour de ses problèmes que la pensée n'est pour lui qu'un retour sans hasard. « Je n'écris pas avec des pensées, » dit-il, « j'écris avec des mots, » et c'est si vrai que cela va jusqu'au plagiat, jusqu'à d'habiles plagiats que personne ne remarque : les lecteurs sont incultes et les critiques vivent de leur métier… Il étend le bras vers son verre ; le verre est vide.
Les yeux à demi fermés, il regarde les mains de Michelle et de Fernand Got sur la balustrade. Elles ne se touchent pas, mais les doigts du jeune homme se lèvent l'un après l'autre, comme s'ils battaient une marche ; la main de Michelle, immobile, attend. Le vieil homme sait qu'un jour ils ne pourront plus attendre, ils n'en pourront plus de vivre ensemble sans se toucher. Un peu d'alcool lui ferait du bien. Quand il a bu, il dort ; les mains de Michelle ne le tourmentent plus.
— « Garçon ! »
— « La même chose, monsieur ? »
— « Ne buvez pas trop, chéri, » dit la femme.
— « Voilà trente ans, chérie, que je me l'entends dire. »
Son rire bref n'est pas pour camoufler sa gêne. Il lui plaît que Michelle s'inquiète de lui – ou fasse semblant. D'elle seule il supporte ces prévenances maternelles : il faut qu'un homme, si vieux soit-il, supporte cela de quelqu'un.
— « Je me demande, » dit-il parfois, « si ce n'est pas cher payer ce que je vous donne. »
Elle dit qu'elle ne comprend pas ; elle dit qu'elle l'admire et qu'elle l'aime. Il la croit à demi, car il s'étonnerait qu'on ne l'admirât pas. Mais il ne croit pas qu'une femme puisse aimer un homme de trente ans plus vieux qu'elle. Il représente pour Michelle l'argent, la considération et la sécurité. Le luxe aussi, et peut-être la fierté d'être vue partout avec lui. Elle paie cela comme elle peut, non de vraies caresses, il en a passé l'âge et n'a jamais été un amant bien expert, mais en soumission apparente.
Fernand Got n'est pas moins soumis. Parce qu'il faut vivre. Mais, un jour, la prudence, la peur ne les retiendront plus. Alors, il sera là, lui, le maître, à qui rien n'échappe. Cette fausse dignité que lui oppose Fernand Got, cette sorte de recul qu'il ressent chez la femme s'effriteront sous le besoin de dissimuler. Comme d'autres avant eux, tout le temps qu'il voudra, ils seront ses esclaves ; la jouissance de savoir et de pouvoir mépriser apaisera la souffrance de n'avoir pas été jeune…
Le vieil homme sursaute. Il a dû s'endormir. Quand il ouvre les yeux, il ne voit que l'océan, verticalement dressé comme une étoffe tendue, une soie, bleu clair en son sommet, puis bleu sombre et rayée de reflets noirs et verts. Non, pas comme une étoffe… En cet instant qui suit le réveil, où la perspective s'abolit, une autre connaissance intime et millénaire contient on ne sait quelle dimension nouvelle, la nature même des choses : la transparence du ciel et l'épaisseur de l'eau, l'une et l'autre refermées sur un visage d'enfant…
Il n'aime pas les gosses. Depuis longtemps, les siens sont de grandes personnes et il ne voit guère ses petits-fils. S'il essaie de se rappeler ce qu'il était lui-même vers cinq, six ans, quelque chose obstrue sa vision, comme s'il avait été un petit monstre, que toute sa vie il eût tendu à oublier. Les souvenirs commencent plus tard, à l'époque du lycée et de la grande ville et même cela se présente comme un cauchemar. Des bagarres, des mensonges, des injustices… L'homme sort de la nuit ; il y rentre. Mais ce gosse…
Il se tient en équilibre – et l'on dirait un rêve – ses petites mains agrippées aux ferrures ouvragées de la balustrade, ses yeux noirs au niveau du visage de l'homme. Il porte un pull-over troué aux coudes, ses mains et ses joues sont sales. Mais ses cheveux blonds bouclent comme ceux d'un ange saint-sulpicien ; ses yeux noirs brillent comme la mer au réveil…
La voix de Michelle :
— « Chéri, monsieur Panelle te parle. »
— « Oui, » dit le vieil homme. « Je regardais cet enfant. »
— « Quel enfant ? » dit la femme.
Et Fernand Got se penche au-dessus de la balustrade pour voir de qui le vieil homme veut parler.
— « Quel enfant ? » demande-t-il à son tour.
Le vieil homme tourne la tête. Puis, les deux mains serrant les accoudoirs d'osier, il se redresse, lui aussi ; les rochers tombent tout d'un bloc sur la plage humide, que le flot vient d'abandonner. Il n'y a d'enfant nulle part. Lentement il dit, parce qu'il lui faut dire quelque chose :
— « À cet âge-là, on ne sait pas ce que c'est que le vertige. Le vertige, moi, aussi loin que je me souvienne, il me semble que je l'ai toujours eu…»
Puis il se tait. Il sent sur lui les regards de Michelle et de Fernand Got. « Le vieux est maintenant complètement fou ! » Voilà ce qu'ils pensent. Mais le regard de Fernand Got demeure obséquieux ; seul le silence de Michelle désapprouve. Le vieil homme n'en rit pas (mais sourit en lui-même de ce rêve toujours refait et toujours démenti qu'un jour il se rira du mutisme d'une femme). Il sourit, puis s'attriste, étrangement sensible à la stupidité de se taire ainsi, lorsqu'on n'est pas d'accord.
Pour la première fois – depuis quand ? il craint de ne pas expliquer Michelle (et toutes les femmes) par l'habileté, la ruse ; car il en a connu qui vivaient de coups de tête et mouraient de coups de cœur et lui-même, cent fois, il a dû opposer l'égoïsme et la ruse à des élans indubitables. Mais la Femme l'inquiète, qui l'attire et le nie : il lui faut s'en garder, même par la mauvaise foi. Un peu de honte lui vient, tardive :
— « Pourquoi n'iriez-vous pas, tout à l'heure, à la Baule, pour vous distraire ? Je veux réfléchir et travailler tranquille, et je n'aurai pas besoin du chauffeur aujourd'hui. »
— « Vraiment, je peux ? »
« Travailler tranquille. » Ce fragile alibi, nul ne le discuterait… Vingt-cinq volumes témoignent que le vieil homme a toujours travaillé (et que d'articles, d'études, de scénarios, de lettres impubliés !) Mais à vingt-cinq ans déjà, lui-même s'avouait la naïveté de l'excuse ; à trente ans, son hypocrisie. Il a toujours travaillé n'importe où, dans une cuisine sur un coin de table, entre la femme et les enfants, dans des compartiments bondés, dans la cohue des salles de rédaction Ou des studios, dans l'atmosphère surchauffée des meetings. Partout, sauf dans la solitude. Sitôt qu'il se retrouve seul, son cerveau sonne le creux et son corps est avide de soleil ou d'alcool, d'amour. Ce que le voisinage d'autrui, l'orgueil et la décence ont empêché soudain déborde, comme l'eau d'un torrent sur une digue rompue… Tout mon malheur, pense-t-il : l'impuissance de me soustraire et de me soumettre au monde !
— « Cet enfant, » dit Panelle, « vous l'avez vu, vraiment ? »
— « Comme je vous vois. »
Il se moque bien qu'ils le croient, fou ! Il ne s'est jamais senti si gai, si jeune et si lucide…
— « Quelqu'un n'a pas une cigarette ? »
Quand il décide qu'il ne fumera plus (une fois tous les cinq ou six ans), il n'achète plus de cigarettes, pour s'épargner la tentation. Panelle fouille dans ses poches – le vieil avare – et attend que Fernand Got ait tendu son étui pour sortir son propre paquet. L'étui contient des blondes.
— « Je préfère une française, » dit le vieil homme.
Un éclair de plaisir malin flambe dans ses yeux tandis que Panelle lui présente le paquet à demi rempoché déjà. Michelle offre le feu. La main de la femme tremble, mais ses yeux sourient. Ce tremblement et ce sourire le troublent. Est-elle si différente, si mystérieuse qu'il croit ? Ne peut-il admettre sa prudence, plaindre sa peur ? Dans les moments anciens d'échec et de misère, lui-même n'a-t-il jamais, inconsciemment tenace, tendu à ressembler à une herbe invincible ? Était-ce l'orgueil, alors, qui permettait de tenir, ou bien cette inertie où se rassemblent les forces ? Un seul instant d'humilité, pense-t-il, fait plus gagner que vingt ans d'efforts… C'est excessif – et faux. Il ne s'agit pas de gagner.
Il ne lui importait pas de gagner ou de perdre, jadis, mais que, s'il gagnait, ce fût de l'assentiment du vaincu ; avec l'estime du vainqueur, s'il perdait. Il était fait pour vivre parmi les hommes… Et il ne s'agissait pas d'humilité non plus, mais d'une autre exigence, qui ne se contentait pas des techniques apprises, qui refusait le plagiat. Il se souvient.
À trente ans comme à vingt, partout il s'endormait. Dans les fauteuils des salles d'attente où il venait quêter un impossible emploi ; aux tables des bistrots où le prix d'un café crème payait des heures de rêverie amoureuse au passage des filles ; sur la banquette d'une rame de métro qui le promenait de çà et là dans le ventre d'un Paris aussi creux que lui-même.
Dans les trains, il s'endormait. Et c'était son régal que ces réveils soudains devant un paysage chaque fois autre, dont l'inattendu lui semblait poursuivre l'insolite du rêve, bien qu'ils n'eussent rien d'insolite, ces chalets de banlieue, ces arbres droits, ces buissons secs au bord des routes, ces petits vieux sur le seuil d'un cimetière, d'une église, tout de suite reconnus et reclassés dans l'établissement de la mémoire. Mais, pendant quelques secondes, coupés par le réveil de toute signification, ils avaient existé au bord de la conscience, comme des choses nées de rien et repoussées au néant par le voyage même…
Toute sa vie, le vieil homme a rêvé d'exprimer la joie de ses réveils. Il n'y est jamais parvenu (car comment contenir dans les mots qui s'égrènent la coexistence du regard et de l'objet, de la forme et du temps ?), mais l'ombre de talent qu'il se reconnaît encore, c'est à cette patience entêtée qu'il le doit… Se taire. Se lever du fauteuil, en s'aidant de ses mains. Traverser le salon, le hall. Souhaiter de ne rencontrer personne. Quitter la femme, les serviteurs, l'ami…
Fuite inutile. On ne peut toujours s'éveiller et dormir. À mesure que s'éloigne le merveilleux instant, la conscience immédiate des choses disparaît. S'il tournait maintenant la tête vers la mer, dont il connaît la densité, la teneur en sel, la vieille histoire, il ne retrouverait pas la soie dressée. La blancheur de l'écume et le bleu dur du ciel lui indiqueraient l'heure, la saison, le jour de la semaine. Et Michelle près de la balustrade, près de Fernand Got, lui rappellerait des amours trahies, dont il ne veut plus savoir qui, de l'autre ou de lui, fut le traître…
Sur le seuil, il s'arrête, se retourne. La balustrade dentelée, menaçante… Les parasols au-dessus des tables… Les mains de Michelle et toute l'attente des femmes dans ces mains…
Un seul instant d'humilité, pense-t-il… Et tout à coup, étrange idée, il pense que Dieu n'a pas de mémoire. Tout simplement. Il y a des gens qui ne croient pas en Dieu et d'autres qui lui prêtent des idées fixes et s'imaginent que nulle action n'est tout à fait sans conséquence sur le salut final ou sur la damnation. Dieu ne prend pas les gens pour ce qu'ils furent, mais pour ce qu'ils sont lorsqu'il les prend. Dieu regarde ; il dit, c'est bien, c'est mal, à ce qu'il voit. Ou ne dit rien et ne regarde pas vraiment : ceux qu'il prend le voient – s'ils ne regardent pas ailleurs. La plus horrible des pensées… Ce qui serait exigé de l'homme : ne jamais cesser de L'attendre…
— « Demandez-moi Paris, » dit-il. « La F.I.C.A. »
Le jeune secrétaire regarde Michelle ; imperceptiblement les yeux de la femme répondent : vous me retrouverez ici.
— « Pardon, monsieur, » dit Fernand Got en passant devant le vieil homme.
La mémoire : l'inconnu… Les vieux hommes sont comme Dieu : ils ont tout oublié. Mais leur manque de mémoire dessèche la vie (comme un beau et bon fruit, sucé jusqu'à l'écorce, que l'on déchire encore avec les dents) ; l'oubli de Dieu est la vie même… L'amour, c'est aussi cela.
— « Michelle ! » dit le vieil homme.
Il a parlé tout bas. Pourtant, au même instant, la femme regarde vers lui. « Je pourrais vouloir que tu sois heureuse sans plus, tout accepter pour ton bonheur – et même que, sans cesse, tu sois différente…»
— « Vous avez Paris, monsieur, » dit Fernand Got.
— « Prenez votre bloc, vous resterez près de l'appareil, que je n'aie pas à me répéter. »
Avant qu'il ait porté le récepteur à l'oreille, Polistrow gueule déjà :
— « Et vous m'avez promis un sujet pour le 15 ! »
— « Eh bien, nous sommes le 13. J'ai ce qu'il vous faut. »
— « Un sujet vraiment neuf ? »
Il n'en sait rien et s'en fout.
— « Les bonnes histoires sont brèves, » dit-il. « Celle-ci tient en peu de mots : un homme rencontre son enfance…»
Il croit entendre la grimace de Polistrow au bout du fil.
— « Citizen Kane », « Les fraises sauvages », c'est vrai… Il s'agit d'autre chose. Cet enfant que l'homme rencontre, un enfant, remarquez-le, de chair et d'os, c'est lui-même, soixante années plus tôt…»
Polistrow étouffe :
— « De la science-fiction ! »
— « Du fantastique, au plus… Pour rendre cela, il suffit d'une certaine couleur…»
— « Quinze, vingt millions ! »
— « Alors, pas de couleur. Imaginez seulement que les amis, les parents de l'homme ne voient pas l'enfant. L'homme seul…»
Un bredouillement lui parvient, où il distingue le mot : formidable ! Puis le débit de Polistrow se ralentit, on le comprend de nouveau et le vieil homme fait signe à Fernand Got de prendre l'écouteur d'une main.
Polistrow achève l'histoire : les parents, la femme du vieillard n'ont-ils pas intérêt à le croire fou ? Il faudrait un procès, des experts, des psychiatres (le Psychiatre est la bête noire du producteur). Le vieillard devant ce choix : ou renier sa vision et trahir son enfance ou finir à l'asile… Le secrétaire note sans lever la tête. Le vieil homme écarte l'écouteur. Une belle histoire, très différente de celle qu'il a rêvée. Mais qu'avait-il rêvé ? Il ne sait plus.
— «… Indispensable, la jeune fille. Elle doit permettre une happy end. Comment ? C'est à vous d'y penser. »
— « D'accord, » dit-il. « Vous aurez le traitement avant la fin du mois. Je serai à Paris vers cette date. Prévenez Fred. J'aurai besoin de lui. »
Il raccroche et regarde Fernand Got qui l'admire. Pour cette admiration fréquente, il ne le fichera pas à la porte…
— « Vous êtes inouï, monsieur. »
— « Oui, » dit le vieil homme.
Il tourne la tête ; il voit la fenêtre ouverte et, plus loin que la fenêtre, la mer irradiée. Trois nuages blancs dans le ciel lui évoquent soudain, comme toujours des nuages, les temps bibliques où Dieu parlait aux hommes, les habituant à ses métamorphoses… Plus accablant que sa lassitude, surnage en lui (sur quel flot d'inconscience ?) le sentiment presque effacé d'une révélation prodigieuse, le pâle reflet d'une lumière éclatante qui eût fondu en une question puis dissipé tous les problèmes, si seulement elle avait duré. S'il n'avait pas eu, peut-être, cette magistrale idée de faire un scénario de… quoi ?
— « Vous commanderez le déjeuner pour deux heures, » dit-il. « Je vais dormir un peu. »
Mais il regarde vers la mer. « Vers Michelle, » pense Fernand Got. Non : le chasseur de l'hôtel remonte de la plage, des espadrilles bleues à la main. Le vieil homme se souvient d'un jour de son enfance où lui-même est rentré pieds nus à la maison.