Culbute dans le temps - CHAD OLIVER
Culbute dans le temps - CHAD OLIVER
Une petite ville de l'Est du Texas, pleine de réminiscences sudistes, et une visite des Grands Galactiques qui se déroule comme jamais encore on n'y avait assisté. Sur ces données, Chad Oliver a réussi une nouvelle imprévue et fort drôle.
Grand-père Erskine avait décidément quelque chose qui n'allait pas et tout Pryorville le savait. Il ne s'agissait pas, bien entendu, du simple fait que grand-père était un incurable hurluberlu. Cela, c'était depuis cinquante ans l'évidence même et les excentricités de grand-père faisaient partie du mode de vie de Pryorville au même titre que les pique-niques, le jeu des charades ou la jolie fille de la maison voisine.
Cette fois-ci, c'était autrement alarmant.
D'abord, Grand-père était heureux. Il faisait aux gamins des sourires rayonnants et ses remarques d'ordinaire acides avaient perdu beaucoup de leur mordant. Ensuite, Grand-père travaillait, et cela en dépit de sa ferme conviction hautement proclamée que l'application laborieuse était la marque infaillible d'un esprit faible. Il est vrai que personne n'avait une idée bien nette de ce que Grand-père pouvait faire, mais toujours est-il qu'il travaillait. Et, signe le plus inquiétant, Grand-père avait été surpris exprimant son enthousiasme à propos du prochain Pèlerinage annuel de Pryorville. Quand on se rappelait l'avoir entendu déclarer péremptoirement que le Pèlerinage représentait l'institution la plus ennuyeuse que l'humanité eût jamais mise sur pied, il y avait vraiment de quoi être effrayé.
Deux jours avant le Pèlerinage, tous ces symptômes étaient manifestes et l'on sentait qu'une crise approchait. Grand-père Erskine se réveilla aux premières lueurs de l'aube et ne prit même pas la peine de canarder, avec la carabine à air comprimé qu'il gardait sous la main à cet effet, le geai bleu aux cris rauques qui logeait dans l'arbre en face de sa fenêtre. Chaussé de ses pantoufles antédiluviennes claquant à chaque pas, il enfila le vestibule, en maudissant à voix basse les carpettes jetées çà et là sur le parquet bien ciré, et entra majestueusement dans la salle de bains. Il se savonna le visage et passa sur sa peau rose et luisante la lame d'un rasoir à manche, après quoi il se frictionna avec une bonne dose de lotion du Cerf Sauvage. Et comme la cousine Bess avait en horreur l'odeur du Cerf Sauvage, qui, déclarait-elle, lui soulevait le cœur, il s'arrangea pour en asperger généreusement la pièce. Il employa deux brosses noires ovales pour lisser ses cheveux blancs coiffés en arrière, passa avec soin le peigne dans son bouc, et revint dans le vestibule, nu comme un ver.
De nombreuses pensées pieuses étaient accrochées, dans de petits cadres bruns, aux murs tapissés d'un papier jaune à fleurs. Grand-père les détestait toutes, mais il réserva son regard le plus corrosif à celle qui affirmait : UNE FEMME VERTUEUSE AVEC UN BEAU BÉBÉ DANS UNE MAISON BIEN TENUE FAIT LE BONHEUR D'UN BON CHRÉTIEN. Une surface de deux mètres carrés de mur était occupée par une galerie de portraits, photographies jaunies des membres défunts du clan Erskine avec leurs femmes à la mine aussi austère qu'eux et leurs enfants. Bon nombre de ces hommes portaient l'uniforme des États confédérés et avaient le visage encadré d'une imposante barbe noire. Les femmes portaient des robes à col montant, étaient coiffées avec de lourds bandeaux et affichaient toutes une expression de désapprobation générale. Les enfants étaient guindés, intimidés et propres comme des sous neufs. Grand-mère était là aussi, dans le bas à droite. Grand-père lui trouvait l'air un peu fatigué.
Une fois dans sa chambre, Grand-père s'habilla avec un soin digne d'un maniaque. Il passa son pantalon noir collant et boucla ses bretelles par-dessus sa fine chemise blanche. Il noua méticuleusement sa cravate noire, boutonna son gilet doublé de soie et endossa sa redingote noire. Puis il s'assit sur le bord de son lit et, après maints soupirs accompagnés de jurons, parvint à enfiler ses bottes de cow-boy aux reflets éblouissants. Il compléta sa tenue avec un chapeau noir à larges bords, admira son image dans la glace fêlée et s'approcha de la bibliothèque. Il tira sur son bouc et réfléchit un moment. Dans le passé, il avait obtenu d'excellents résultats avec la Vie du Marquis de Sade, ainsi qu'avec Ulysse, de James Joyce, mais seulement avec les quelques personnes cultivées de la ville. Il tendit la main pour prendre L'amant de Lady Chatterley, une valeur sûre, mais se ravisa et choisit un gros volume intitulé : Le Général Sherman, un héros américain. Il eut un petit ricanement de satisfaction. Le général Sherman, cela devait réussir infailliblement.
Grand-père émergea de sa chambre, le livre sous le bras. Il descendit lourdement l'escalier en colimaçon et s'arrêta sur le palier pour écouter. Oui, il entendait un caquetage de voix féminines ; ces dames étaient levées et déjà actives. Grand-père respira profondément et continua de descendre l'escalier en chantant avec entrain 1'« Hymne de Combat de la République ».
Les voix féminines se turent immédiatement.
Grand-père entra dans le living-room, enleva son chapeau et fit une magnifique révérence. « Je vous souhaite le bonjour, cousine Bess, » dit-il, « et à vous aussi, ma chère Mrs. Jackson. Où est mon déjeuner, nom de Dieu ! »
La cousine Bess, une grande femme à tête de gallinacé, qui jouait le rôle d'une femme de pionnier dans le Pèlerinage, ne cilla pas. Mrs. Jackson, qui siégeait au Comité de Direction et était taillée à peu près comme un échalas, agita son petit éventail et rougit.
— « Le café est sur le poêle, » dit la cousine Bess.
Grand-père soupira.
— « La courtoisie est-elle morte ? » questionna-t-il. « En est-on arrivé là… à ce qu'un gentleman doive faire cuire lui-même ses œufs sur le plat ? »
— « Vous n'êtes pas un gentleman, » dit la cousine Bess. « C'est moi qui vous le dis. »
Grand-père rejeta son chapeau sur sa nuque.
— « Je vais aller déjeuner à l'hôtel et exposer mes griefs, » annonça-t-il. « En tant que femme de pionnier, ma chère, vous devriez être sacrifiée aux Indiens au premier accident de chariot. »
— « Ça c'est trop fort ! » dit cousine Bess.
— « Ça c'est trop fort ! » fit, en écho, Mrs. Jackson.
— « C'est bien mon avis, » dit Grand-père en gagnant la porte de son pas pesant et en la claquant derrière lui.
Il s'arrêta sur la grande véranda et se mit derrière une des colonnes blanches pour allumer un bon cigare noir à l'abri du vent. Il en tira avec délice quelques bouffées, descendit les marches et partit en direction de la ville.
Grand-père se sentait en forme.
Il allait s'offrir un bon petit déjeuner avec quatre tasses de café, puis il pourrait attaquer son travail de la journée.
Son seul problème était qu'il ne savait pas encore exactement où il volerait le poste de télévision.
*
* *
Loin au-dessus de la ville, où l'azur du ciel cédait la place au vide noir de l'espace semé d'étoiles, le grand astronef attendait. Il se déplaçait juste assez pour compenser la rotation de la Terre. Sa mission était presque terminée, mais la curiosité des savants qui l'occupaient n'était pas entièrement satisfaite. Il était d'usage, naturellement, d'agir par l'entremise d'un indigène, et de préférence d'un indigène disposé à violer les tabous de sa culture contre une récompense appropriée. Mais le mode de paiement choisi par le vieux bonhomme était d'une étrangeté déconcertante.
*
* *
Il serait inexact de dire que Pryorville était dans la fièvre des préparatifs du Pèlerinage, mais on ne pouvait nier que la ville était nettement moins morte que d'habitude. Le vieil Hôtel du Bayou (construit en 1839) avait été repeint à neuf et la longue balustrade en fer qui courait le long du balcon brillait au soleil matinal. Chaque femme en ville était occupée à mettre la dernière main à son costume du XIXe siècle plus ou moins authentique et le corral aux barrières de bois souffrait de l'affluence annuelle des chevaux devant participer au défilé. D'antiques automobiles étaient stationnées le long des rues et l'on voyait même un vieux chariot du temps de la conquête de l'Ouest arrêté près du pont à la sortie de la ville. Une fenêtre sur deux était pavoisée aux couleurs des États confédérés.
Grand-père traversa toute cette splendeur fanée, son exemplaire du Général Sherman, un héros américain serré fortement sous son bras. Sa voix résonnait gaiement dans la rue et les paroles inattendues de l'« Hymne de Combat de la République » cinglaient l'air printanier comme un blasphème. Non pas que Grand-père éprouvât une sympathie débordante pour les Yankees ; il n'était pas excentrique à ce point. Mais il aimait simplement ennuyer le monde. L'étroitesse d'esprit et l'hypocrisie de la ville l'irritaient au-delà de toute expression. Il chantait l'hymne yankee pour la même raison qu'il s'appliquait à tituber un peu en marchant. Pryorville était sèche comme de l'amadou – même la vente de la bière était interdite dans le comté – et un homme devait avoir l'air légèrement ivre s'il voulait conserver le respect de soi-même.
Et il y avait une lueur mauvaise dans les yeux de Grand-père, une lueur de satisfaction anticipée qui rendait tout le monde nerveux.
Grand-père rencontra le maire vêtu de son déguisement complet de cow-boy, revolver à six coups y compris. Le maire fit de son mieux pour l'ignorer, mais Grand-père était un homme qui ne se laissait pas ignorer. Grand-père s'arrangea pour placer quelques allusions perfides au sujet d'opérations véreuses sur le pétrole avant que l'autre pût lui échapper. Puis il coinça Mrs. Audrey Busby devant l'hôtel. Mrs. Busby était déjà équipée de ses bottes de squaw et de sa verroterie navajo.
— « Ah ! Mrs. Busby, « dit Grand-père avec une profonde révérence. « Vous avez passé l'aspirateur dans le wigwam, au moins ? »
Mrs. Busby pinça ses lèvres minces en une moue sévère.
— « Vous ne devriez pas vous moquer du Peau Rouge, » dit-elle.
— « Je ne me moquais pas, » affirma-t-il.
— « Nous aurions tous beaucoup à apprendre du Noble Sauvage, » déclara Mrs. Busby. « Il savait vivre en harmonie avec la Nature. C'était un enfant des solitudes élevé à rude école. Il vivait en liberté avec les créatures des bois. »
— « Le seul bon Indien, » dit froidement Grand-père, « c'est l'Indien mort. »
Tandis que Mrs. Busby cherchait dans ses souvenirs du folklore indien une repartie appropriée, Grand-père fit son entrée dans la salle à manger de l'hôtel où il fut enchanté d'apercevoir Allan Garner en train de déjeuner seul à une petite table sous un énorme lustre. Allan était un avocat du pays, partisan convaincu des Droits des États4 . On l'avait vu fondre en larmes en entendant jouer « Dixie »5 .
— « Vous permettez que je me mette près de vous ? » demanda Grand-père en s'asseyant.
Allan considéra sans enthousiasme visible le livre que Grand-père déposa sur la table.
Grand-père se régala d'un splendide petit déjeuner comprenant jambon, œufs, biscuits et bouillie de maïs et au cours duquel il toucha à de nombreux sujets. Il fit remarquer la supériorité du Général Grant sur le Général Lee et disserta abondamment sur le rôle de la Cour Suprême dans la société américaine.
— « Vous direz ce que vous voudrez, monsieur, » dit Allan Garner, avant la Guerre de Sécession, on menait une vie douce et distinguée dans les plantations. Remarquez bien que je ne suis pas pour l'esclavage sous quelque forme que ce soit… »
— « Vous voulez simplement de la main d'œuvre gratuite pour pouvoir siroter en paix votre punch à la menthe, hein ? »
— « Je ne bois pas, » dit Allan Garner.
— « Dommage, » fit observer Grand-père. « C'est une coutume qui passe pour changer certaines personnes en êtres humains. »
— « Un jour, monsieur, vous irez trop loin. »
Pour une raison ou une autre, cette remarque déchaîna chez Grand-père une violente crise de rire. Il en gloussait encore dans sa barbe après qu'Allan eut quitté l'hôtel en fureur.
En finissant sa dernière tasse de café, Grand-père décida que l'endroit idéal où voler un poste de télévision serait sa propre maison. Certes, le poste appartenait à la cousine Bess, mais c'était là un détail sans importance.
Il régla l'addition et regagna d'un pas nonchalant la maison blanche qu'il partageait avec la cousine Bess. Il s'introduisit dans la cour de derrière par la grille en fer et jeta un regard dépourvu d'affection aux poules qui caquetaient dans le poulailler. Il y avait trois chats à l'air satisfait d'eux-mêmes sous la véranda de derrière et Grand-père s'arrêta pour les saluer. Il admirait les chats. C'étaient des créatures indépendantes. Les chats survivraient, pensait-il, quoi qu'il arrive.
Il ouvrit sans bruit la porte en toile métallique de la véranda de derrière et entra dans la maison. Tant qu'elle était éveillée, la cousine Bess parlait – toute seule au besoin, bien qu'il y eût presque toujours quelqu'un de la famille pour lui donner la réplique. Cela rendait l'entreprise ridiculement facile. Il détecta la cousine Bess à la voix et en déduisit qu'elle devait être à la cuisine en train de préparer des sandwiches avec sa sœur May. Grand-père se déchaussa et se glissa par le vestibule jusqu'à ce qui était autrefois le salon de musique. Un piano s'y trouvait encore, mais le meuble qui occupait maintenant la place d'honneur était le petit appareil de télévision. Grand-père débrancha la prise, souleva le poste en poussant un grognement, et l'emporta sans faire de bruit jusqu'à la véranda de derrière. Là, il remit ses bottes et transporta le poste au garage derrière le poulailler. Il le posa sur le plancher de sa voiture, la seule Volkswagen de la ville, et le recouvrit d'un sac à grains taché de moisissure. Puis il se mit au volant et sortit à reculons dans la rue.
Il lança à toute vitesse la petite voiture semblable à une punaise sur la grand-route en direction du nord-est. Il eut bientôt dépassé les limites de Pryorville et, à cinq kilomètres de la ville, il bifurqua dans une route qui s'enfonçait dans la fraîche forêt de pins. Il fit encore une dizaine de kilomètres et, juste avant de parvenir à l'embarcadère sur le bayou6 du Poisson-chat, il obliqua une nouvelle fois pour prendre un chemin de terre qui serpentait à travers les taillis sombres et conduisait à une vieille cabane au bord de l'eau. Cette cabane avait appartenu jadis au vieux McGee, qui s'en servait lorsqu'il venait à la pêche, mais elle était abandonnée depuis la mort de McGee. Grand-père s'arrêta le temps nécessaire pour poser le poste de télévision sur ce qui restait de l'appontement, puis remonta dans sa voiture et continua jusqu'à l'embarcadère de Perry. Là, il loua un bateau à rames au jeune Perry, déclina une offre de canne à pêche et de vers de terre, et s'éloigna à la rame dans le bayou tout en tirant sur son cigare. Quand il eut contourné le promontoire qui le dissimulait aux regards, il vint accoster devant la cabane du vieux McGee et chargea dans le bateau le poste de télévision volé. Puis il reprit les avirons et repartit.
L'air était chargé d'odeurs d'eau écumeuse, de poisson et de végétaux en décomposition. Il se faufila avec son bateau entre les grands cyprès dont les racines noueuses se tordaient comme des serpents dans l'eau noirâtre et peu profonde. Le soleil lui chauffait le dos, mais il y avait assez de vent pour tempérer l'ardeur de ses rayons.
Grand-père rama pendant presque une heure, sans cesser de blasphémer, et il arriva finalement à l'un des îlots désolés qui émergeaient par endroits du bayou aux eaux basses. Il attacha son bateau à une souche d'arbre, mit le poste de télévision sur son épaule et posa le pied sur le sol spongieux d'où l'eau gicla sous la pression. Il suivit la piste à peine visible qu'il avait tracée jusqu'au centre de l'île et plaça le poste sur un roc plat et sec. Puis il s'épongea le front.
Ça y était. Le dernier paiement avait été effectué. Il n'avait pas encore sa récompense, naturellement, mais on ne revenait pas sur un marché conclu – et puis, de toute façon, il n'y pouvait rien : la source d'énergie était commandée par les passagers de l'astronef.
Il restait un jour et demi à attendre.
Il leva la tête, mettant la main en visière sur ses yeux pour se protéger du soleil. Il ne distinguait rien. Depuis le premier contact, l'astronef était demeuré invisible ; il faisait simplement descendre une petite sphère la nuit pour prendre le butin que Grand-père apportait dans l'île.
Enfin, cela n'avait pas d'importance.
Ils stationnaient là-haut et cela suffisait.
Grand-père retourna à son bateau, détacha l'amarre et reprit le long trajet jusqu'à l'embarcadère de Perry.
*
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Cette nuit-là, tandis que la pleine lune baignait le bois de pins d'une lueur argentée, l'astronef fit descendre sa sphère sur l'île dans le bayou du Poisson-chat pour y cueillir le poste de télévision et hissa à bord contenant et contenu. Les savants mirent le poste en pièces détachées, l'étudièrent, inscrivirent son numéro dans un répertoire et le rangèrent avec le reste des spécimens ethnologiques de la Terre.
On était encore à quelques jours du Pèlerinage, mais les officiers et les membres d'équipage de l'astronef se pressaient déjà autour des écrans de vision réglés sur les rues de Pryorville, loin en dessous d'eux. La fonction essentielle des écrans était de leur permettre de se constituer une documentation d'ordre social et culturel sur les indigènes, mais ils observaient maintenant les images avec un enthousiasme qui n'était pas uniquement scientifique. Après tout, on ne tombait pas souvent sur un indigène à l'esprit aussi biscornu que celui de Grand-père.
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* *
Le jour du Pèlerinage se leva et un soleil aux reflets cuivrés commença sa longue ascension dans un ciel bleu et pur. C'était une agréable journée de printemps. La chaleur n'était pas excessive et les touristes affluaient en masse à Pryorville. La plupart venaient du Texas et de la Louisiane, mais il en arrivait aussi de l'Oklahoma et d'autres États voisins.
Pryorville était une localité à l'histoire pleine d'intérêt dont le Pèlerinage tirait un parti maximum. Avant l'arrivée des Blancs, le pays, couvert de bois de pins, était l'habitat des Indiens Caddo. Par la suite, du fait de sa situation sur le bayou du Poisson-chat, la ville était devenue un centre important d'expéditions de marchandises par bateaux à vapeur. De longues files de chariots y apportaient des chargements de peaux de buffles qui étaient entassées dans les vieux vapeurs à roue arrière et transportées à la Nouvelle-Orléans par la voie de la Rivière Rouge. Pryorville avait connu une ère de rapide développement au cours de laquelle les gracieuses demeures de style méridional et les débits de boissons avaient surgi du sol en nombre à peu près égal. Elle se faisait même gloire d'un meurtre célèbre, perpétré par un riche Yankee sur la personne d'une dame de petite vertu, une certaine « Saphir » Sadie, originaire du pays.
Malheureusement pour Pryorville, ses clairvoyants fondateurs, considérant le chemin de fer comme une attraction éphémère, avaient refusé de lui laisser étendre ses services à la région, si bien que les ingénieurs avaient fait passer la voie ferrée par Deputy et que Pryorville en avait été quitte pour garder ses bateaux à vapeur et ses souvenirs. Elle était devenue une ville tournée résolument vers le passé ; elle périclitait. Chaque année, au printemps, les vieilles maisons où s'entassaient les antiquités étaient ouvertes au public, une pièce de théâtre rappelant le meurtre de Saphir Sadie était jouée et un défilé avait lieu, servant de prétexte à une reconstitution historique des faits romanesques dont Pryorville avait été témoin.
La ville vivait pour le Pèlerinage. En fait, le Pèlerinage était un reflet exact de ce qu'il y avait maintenant d'artificiel, de compassé et de desséché dans Pryorville.
Et c'était aujourd'hui le grand jour.
Chacun avait revêtu son costume.
Les piles de sandwiches rivalisaient de hauteur dans les stands.
La cousine Bess apportait les dernières retouches à sa robe entièrement filée à la main et à sa capeline de femme de pionnier. Son sang d'ordinaire paresseux courait précipitamment dans ses veines. Elle était une admiratrice convaincue et une ardente propagandiste de ce qu'elle nommait souvent l'esprit des pionniers et elle ne se sentait réellement vivre qu'une fois l'an, lors du Pèlerinage.
Le maire était déjà en selle. Il chevauchait un splendide étalon bai, mais l'effet imposant qui aurait dû en résulter était quelque peu gâté par l'embonpoint du cavalier et par son chapeau blanc dont les larges bords battaient au rythme du trot de sa monture. Il était déguisé en ce qu'il se représentait comme la tenue classique du cow-boy, costume qui lui plaisait particulièrement, car il lui fournissait une bonne excuse pour avoir un revolver. Il parcourait la rue dans un sens puis dans l'autre, l'air heureux, s'appliquant à dégainer son arme en un éclair et tirant sur tous les touristes des cartouches à blanc. Son vieux colt faisait autant de bruit qu'un canon et le maire se sentait dans son élément. Il était fermement convaincu d'être un tireur né dont l'œil restait de glace en toutes circonstances.
Ses douleurs et son lumbago oubliés, Mrs. Audrey Busby n'avait pas seulement l'aspect extérieur d'une Indienne ; dans sa propre pensée, elle était une Indienne. Depuis sa coiffure à plumes jusqu'à ses bottes de squaw, elle était un musée ambulant. Son visage peint était figé dans une immobilité absolue. Elle parlait en phrases courtes, hachées, et il y avait quelque chose comme du dédain dans le regard qu'elle promenait autour d'elle. Au diable les maisons exiguës et les rues encombrées du monde des visages pâles ! Elle était libre, libre comme le vent, et tout ce qu'elle désirait, c'était retourner à son wigwam… ou le mot exact n'était-il pas plutôt wickiup ?
Brun, élégant dans son costume noir, sa cravate noire filiforme soigneusement nouée, Allan Garner était à l'hôtel, regardant par la fenêtre. Ce qu'il voyait ne lui causait pas une impression extraordinaire. Pour lui, bien qu'il y eût vécu toute sa vie, Pryorville était le symbole de la décadence du Sud. L'ancienne façon de vivre n'avait jamais été la même « après la Guerre ». Son cœur était resté dans la plantation qu'il n'avait jamais possédée. Il pensait avec mélancolie à la douceur de la vie à l'époque où les gentlemen pouvaient s'asseoir dehors avec leurs dames sur une grande terrasse blanche sous les étoiles, en écoutant les accents lointains des banjos. Il considérait le Pèlerinage comme une pâle imitation de ce qui avait existé réellement, mais cela valait mieux que rien.
Alignés le long de la Grand-rue, hommes, femmes, enfants attendaient.
Le défilé devait commencer à dix heures.
À dix heures moins cinq exactement, Grand-père Erskine se glissa en ricanant dans le grenier de la maison qu'il partageait avec la cousine Bess et alla directement à une curieuse machine qu'il avait cachée dans une caisse d'emballage. Il caressa sa barbe blanche, se frappa du plat de la main sur la cuisse et abaissa un interrupteur à bascule qui brillait dans la pénombre.
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Dans l'astronef, loin au-dessus des rues de Pryorville, les lumières baissèrent momentanément quand un énorme flot d'énergie fut tiré de l'installation atomique et dirigé dans la machine que Grand-père Erskine avait mise en marche dans son grenier. Presque tous les occupants de l'astronef se groupèrent en souriant autour des écrans de vision. Ce défilé allait valoir la peine d'être observé…
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À dix heures et quelques minutes, la tête du défilé apparut. Les touristes et les citoyens de Pryorville massés le long de la Grand-rue poussèrent une exclamation d'enthousiasme. Ils entendaient la musique de la fanfare de l'École Supérieure de Pryorville. Les jeunes filles en jupes de satin courtes et chaussées de bottes blanches parurent les premières, levant haut les genoux et souriant aux coups de sifflet de la foule.
La fanfare suivait.
Au dernier rang des musiciens, les joueurs de tuba paraissaient quelque peu nerveux…
Derrière les joueurs de tuba, venaient les Indiens.
Pour commencer, les spectateurs ne remarquèrent rien d'anormal. Les uns riaient et faisaient des signes d'amitié aux Indiens. D'autres les montraient du doigt et les contemplaient avec curiosité. Deux gamins s'égosillèrent pour pousser ce qu'ils s'imaginaient naïvement être des cris de guerre. Un homme habillé comme un joueur professionnel tira de sa poche un petit pistolet qu'il déchargea en l'air.
Et alors la foule regarda de plus près et le silence se fit soudain. La dernière chose qu'on eût attendue d'un Indien participant à un défilé, c'était bien qu'il fût un authentique Indien. Or ceux-ci…
Il y avait là cinq Indiens foulant de leurs pieds nus la chaussée goudronnée. Ils portaient de simples bandes-culottes en peau de bête et leur torse brun était orné de tatouages compliqués. Leurs cheveux noirs avaient été arrachés, laissant leur tête chauve à l'exception d'une mèche sur le dessus du crâne. Deux des hommes portaient des masses de bataille en bois dur hérissées de dents d'orphie. Deux autres avaient des arcs et le cinquième une lance à la pointe munie d'une pierre et un petit bouclier ovale.
Deux Indiennes suivaient les hommes. Elles étaient courtes sur jambes et grassouillettes. Un morceau d'étoffe leur ceignait la taille en guise de jupe et elles ne portaient pour toute autre parure qu'un collier de coquillages.
Il était évident que Mrs. Audrey Busby ne se fût jamais montrée en public dans une telle tenue.
Les Indiens dégageaient une odeur bien personnelle et avançaient dans la Grand-rue comme s'ils étaient les maîtres de la localité. Quand une des femmes de Pryorville s'évanouit sur le trottoir à leur passage, l'un de ces farouches guerriers caressa machinalement le manche de son couteau à scalper, mais ne rompit pas la formation.
De la véranda de la maison blanche au coin de la rue partit un éclat de rire sardonique. C'était Grand-père Erskine qui, confortablement installé dans son fauteuil à bascule, regardait l'histoire authentique de Pryorville défiler devant lui.
Il y avait un chariot fatigué et boueux tiré par des bœufs autour desquels évoluait un nuage de mouches. Une femme aux cheveux gris enserrés dans un foulard faisait claquer un long fouet et excitait les bœufs avec des jurons qui amenèrent sur les lèvres de Grand-père un sourire approbateur. Un garçon au visage criblé de taches de son se posta à l'arrière du chariot pour utiliser la Grand-rue comme un urinoir envoyé à point par la Providence. Un homme grisonnant, à cheval, précédait le chariot, un très long fusil appuyé sur sa selle. Quand un chien s'élança en aboyant dans la rue, l'homme lui logea tranquillement une balle dans la tête.
Oui, ils étaient tous là : les chasseurs de buffles crottés jusqu'aux yeux, dévisageant les jeunes femmes avec des airs de concupiscence qu'ils ne cherchaient pas à dissimuler, les cow-boys tirant des coups de revolver dans les devantures, les soldats confédérés aux yeux rougis par la fatigue.
Et Saphir Sadie était là, elle aussi, dans une belle voiture. En personne, elle était loin de ressembler à la délicate dame en robe blanche qui jouait son rôle dans la pièce. Saphir Sadie était un fameux brin de fille et sa profession ne faisait pas le moindre doute.
Longtemps avant la fin du défilé, les spectateurs s'étaient éclipsés. Les touristes prirent la fuite avec ensemble tandis que les habitants de Pryorville s'enfermaient dans leurs maisons.
Mais le spectacle n'en continuait pas moins.
Le whisky se mit à couler en abondance. Les Indiens établirent leur camp dans un terrain vague et les squaws entreprirent aussitôt de rôtir le chien abattu. Saphir Sadie établit son commerce à l'Hôtel du Bayou cependant que des plaisanteries obscènes soulevaient des tempêtes de rire à la table de poker. Les cow-boys et les chasseurs de buffles se mirent à prospecter les maisons une à une pour en déloger les jolies filles du Sud. Deux excellentes batailles se déroulèrent en l'espace d'une demi-heure, dont la plus meurtrière eut lieu avec des fusils de chasse à vingt pas de distance.
Sur la véranda de la maison que la cousine Bess n'était plus là pour partager avec lui. Grand-père se frottait les mains de joie.
— « Sacré nom d'un chien ! » s'exclama-t-il en cherchant un cigare dans ses poches. « Il va y avoir du sport ce soir dans cette bonne vieille ville ! »
Grand-père n'avait qu'un léger regret.
Il eût voulu pouvoir observer l'autre extrémité de la grande opération de basculement dans le Temps…
*
* *
Les occupants de l'astronef, eux, pouvaient l'observer, et ils ne s'en privèrent pas. Une loi fondamentale de la nature veut que la matière ne puisse être ni créée ni détruite. Si certaines personnes étaient arrachées au passé par le Dislocateur Temporel Sélectif (que Grand-père s'obstinait à appeler une Machine à explorer le Temps), certains contemporains devaient alors être expédiés pour les remplacer, en remontant le cours du Temps. Le plus grand soin était pris naturellement, pour qu'aucune personne moderne ne soit envoyée dans une époque qui ne lui convînt pas. Il pouvait peut-être en résulter quelque gêne pour les indigènes, mais Grand-père avait gagné sa récompense en constituant fidèlement une collection de spécimens ethnologiques. Le DTS cesserait de fonctionner quand la source d'énergie de l'astronef ne serait plus là ; pour tous les intéressés, il s'agissait donc d'un voyage sans retour. L'équipage de l'astronef avait pris plaisir au défilé, mais l'autre extrémité du déplacement dans le temps était non moins intéressante. Ils s'assemblèrent autour des écrans de vision temporels…
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* *
La cousine Bess revint brusquement à elle. La dernière chose dont elle conservait un souvenir précis était d'avoir revêtu son costume de femme de pionnier, tissé à la maison, et coiffé sa capeline avant le défilé. Ensuite, il y avait eu ce bourdonnement dans ses oreilles… un coup de soleil, probablement.
Un martèlement de lourdes bottes se fit entendre sur la véranda. La véranda ? Où était-elle ? Cette cabane en rondins…
La porte s'ouvrit avec fracas et un homme sale, porteur d'une barbe noire qui lui donnait un air féroce, entra en coup de vent dans la cabane. La cousine Bess ne l'avait jamais vu de sa vie.
— « Salut, mon bijou ! » lança-t-il d'une voix de stentor, écarquillant les yeux dans la pénombre et appliquant une claque sonore sur son postérieur de femme de pionnier. « Qu'est-ce que tu m'as fait à croûter ? »
— « À croûter ? » répéta la cousine Bess.
Le visage de l'homme s'assombrit comme un ciel d'orage.
— « Tu veux dire que la tambouille est pas prête ? C'est-y une dérouillée que t'attends, Lucy ? »
— « Lucy ? » questionna la cousine Bess en reculant jusqu'au mur. « Je crains qu'il n'y ait une terrible méprise. Je vous assure que j'ignore totalement…»
— « Nom de Dieu ! » hurla l'homme en jetant à terre son chapeau crasseux. Il la regarda sous le nez. « C'est pourtant vrai que c'est pas Lucy ! Cette salope-là a encore foutu le camp ? Où est-elle ? »
— « Vraiment, je n'en sais rien, monsieur. Je suis la cousine Bess – c'est ainsi qu'on m'appelle – et j'habite Pryorville. Cette personne du nom de Lucy…»
Écumant de rage, l'homme allait et venait dans la cabane, regardant sous le lit et dans les placards. Il revint se placer devant la cousine Bess et la dévisagea d'un air menaçant.
— « Si tu crois, femme, que tu peux aider Lucy à se cavaler et que je vais laisser passer ça…» dit-il. « On t'a encore jamais appris à te conduire ? »
La cousine Bess mit ses mains sur ses larges hanches.
— « Je vous assure que je n'ai jamais entendu parler de cette créature du nom de Lucy. Et d'abord, tâchez d'être poli quand vous parlez à une dame ! »
L'homme éclaircit sa gorge barbue et cracha avec précision sur le sol en terre battue. Il allongea le bras et pinça l'épaule de la cousine Bess d'un air songeur, comme s'il évaluait les mérites d'une vache primée à un concours.
— « Une dame, hein ? Ma foi, Bess, j'ai jamais eu le défaut d'être rancunier. Un échange est un échange, c'est ce que je dis toujours. Je m'appelle Amos, Amos Carneo, et je veux bien t'avoir pour femme jusqu'à ce que ma Lucy rentre au bercail. Allez, embrasse-moi. »
La cousine Bess appuya son dos encore plus fort contre le mur, sans égard pour les échardes. Elle couvrit de ses mains son visage empourpré.
— « Non, je vous en prie…» murmura-t-elle.
Amos Carrico pouffa de rire.
— « Timide, hein ? V'là qui me change ! Ça fait rien, Bess. On verra ça plus tard, on a tout le temps. Seulement, faut qu'un homme mange, pas vrai ? T'es encore un peu troublée, à ce que je vois, alors je vais m'occuper de la boustifaille. Va m'écorcher ce cochon que j'ai tué là-dehors. Et on va avoir besoin de bois pour le feu, aussi. »
— « Écorcher ? » balbutia cousine Bess. « Le cochon ? »
Amos planta sur ses hanches ses mains grosses comme des jambons et l'observa avec curiosité.
— « Qu'est-ce que t'as, femme ? T'as pas l'air de piger. Sors avant que je te flanque une rossée. »
— « Une rossée, » fit la cousine Bess. Elle se demanda si elle ne devrait pas s'évanouir, mais elle chassa cette pensée. Amos pourrait la hacher menu pour son dîner. Une horrible certitude se faisait jour dans son esprit. Dieu savait que ce n'était pas la sorte de vie qu'elle avait imaginée pour une femme de pionnier, mais mieux valait se tenir à carreau.
Elle baissa la tête avec soumission, entrebâilla la porte et se glissa dehors.
Oui, mais comment s'y prenait-on pour écorcher un cochon ?
*
* *
Mrs. Audrey Busby avait l'impression d'avoir été battue comme plâtre.
Chaque pas qu'elle faisait lui ébranlait tout le corps et ses pieds saignaient. Elle secoua la tête comme pour chasser les innombrables toiles d'araignées qui lui obscurcissaient le cerveau. Le réalisme dans un défilé, c'était parfait, mais vraiment…
Quand elle parvint enfin à recouvrer une vision nette de ce qui l'entourait, la première chose qu'elle aperçut fut un Indien à moitié nu et tatoué qui la précédait sur un poney moucheté. Sur un poney ! Et elle qui marchait, qui avalait la poussière qu'il soulevait, et qui portait un fardeau sur son dos par-dessus le marché !
— « Hé ! Vous ! » cria-t-elle. « Vous là-devant ! »
Le sauvage arrêta son poney et regarda en arrière. Ses yeux étaient noirs comme la nuit et son visage portait les traces d'une lutte inégale contre un accès de petite vérole. Tout d'abord, il ne répondit pas. Puis il fit faire demi-tour à sa monture et vint regarder de près Mrs. Busby. Il la considéra longuement, puis éclata de rire.
— « Qu'y a-t-il de si drôle ? » demanda Mrs. Busby.
L'Indien se pencha pour toucher la coiffure emplumée de Mrs. Busby. Il jeta un coup d'œil sur sa verroterie navajo et sur ses bottes de squaw que la marche avait mises en lambeaux. Il eut un regard soupçonneux pour sa peau blanche et lui dit quelque chose qui était certainement une question, mais formulée dans un langage totalement inconnu d'elle.
— « Parlez anglais pour commencer, » dit Mrs. Busby.
Le sauvage plissa le nez, poussa un grognement et donna un coup de talon à son poney. Celui-ci prit le petit trot, laissant Mrs. Busby dans la poussière. Mrs. Busby regarda autour d'elle, se souvenant de cet étrange bourdonnement dans ses oreilles. Elle ne voyait qu'une terre désolée et sans chemin. Au loin, elle entendit le hurlement lugubre de ce qu'elle espéra n'être qu'un coyote.
L'Indien s'éloignait d'elle et ne regardait même pas derrière lui.
Mrs. Audrey Busby épongea la sueur qui lui coulait dans les yeux et se mit à courir pour essayer de le rattraper. Il lui était vraiment impossible de rester là seule au milieu de cet horrible désert. Elle pleurait un peu, mais reprit visiblement confiance en apercevant un village.
Assurément, les femmes n'étaient pas habillées de façon décente, et cela menaçait d'être plutôt gênant. Mrs. Busby ricana nerveusement. Elle n'y pouvait rien. Quoi qu'il se fût passé, elle arrivait chez des Indiens.
« Attendez-moi ! » cria-t-elle en continuant de courir tout en retenant d'une main sa coiffure de plumes instable sur sa tête.
Si elle pouvait seulement se rappeler le nom de ces habitations ; étaient-ce des wigwams ou des wickiups ?
*
* *
L'homme qui avait été le maire de Pryorville se trouva soudain au bout d'une longue rue poussiéreuse. Un soleil implacable luisait dans un ciel bleu sans nuages. Des deux côtés de la rue s'alignaient des boutiques aux devantures factices et des saloons où l'on menait grand tapage.
Des saloons ? À Pryorville ? Sacrebleu ! On poussait un peu trop loin cette mascarade !
Le maire remonta son pantalon de cow-boy et enfonça son grand chapeau plus profondément sur ses yeux. Il ressentait une impression vraiment étrange. Quelque part, en route, il avait perdu son cheval. Du beau travail ! Pourtant, il aurait dû s'y attendre, avec toute cette racaille étrangère à la ville.
Bizarre. Cet endroit n'était pas du tout Pryorville…
De l'autre côté de la rue, une silhouette sombre venait à sa rencontre. L'homme marchait légèrement courbé, d'une allure posée trop familière. Il avait un revolver au côté.
Le maire s'immobilisa, trop terrifié pour faire le moindre geste. Il avait son colt dans son étui, mais il venait de perdre tout intérêt pour les batailles à coups de revolver. Il fit un pâle sourire et regarda l'homme qui venait vers lui.
L'autre continuait d'approcher. C'était un homme de haute taille, squelettique. Il devait mesurer un mètre quatre-vingts et ne pas peser plus de soixante kilos. Il portait un vêtement d'un noir de deuil et un feutre de prix. Il avait une petite toux sèche à la résonance macabre. Il s'arrêta. Ses yeux étaient froids comme la glace.
— « Mon Dieu, » murmura le maire, « c'est Doc Holliday. Vous n'êtes donc pas mort ? »
— « Pas encore, » dit l'homme avec calme. « Et vous ? »
— « Moi ? » Les mains du maire tremblaient violemment et il prenait soin de les tenir loin, le plus loin possible, de la crosse de son colt, « Non, je ne suis pas mort. Du moins, je ne crois pas. »
— « C'est difficile à dire parfois, » fit observer Doc. « C'est un fameux colt que vous avez là, étranger. »
Le maire avala sa salive.
— « Ce vieux pétard ? » Il sourit avec effort. « Je le porte simplement pour rire. Il est chargé à blanc, vous comprenez. Avec des cartouches à blanc. »
— « Un type ne trimbale pas de la quincaillerie comme ça s'il n'a pas l'intention de s'en servir. »
— « D'accord, » convint le maire sans difficulté. « Oh ! c'est tout à fait juste. » Avec une précaution infinie, il déboucla la ceinture à laquelle pendait son arme et la laissa tomber dans la poussière de la rue. « Vous n'avez jamais rien dit d'aussi juste. Peut-être accepteriez-vous… euh… de boire un coup avec moi, vieux Doc ? »
— « Une bouteille ou deux ne seraient pas de refus, » dit Doc Holliday. « C'est chic de votre part, étranger. Oui, j'ai nettement l'impression qu'une bouteille ou deux ne me feraient pas de mal. »
— « Moi aussi, » dit le maire.
Il suivit le bandit squelettique dans le plus proche saloon, se demandant vaguement quelle était la situation politique dans cette ville. De toute façon, il ne serait sûrement pas mauvais d'avoir Doc Holliday de son côté…
*
* *
Pendant un moment terrible, quand ses oreilles eurent cessé de bourdonner, Allan Garner crut qu'il était mort et qu'il se trouvait dans un Walhalla sudiste. Il le voyait là, devant lui, exactement comme dans ses rêves : une magnifique demeure blanche en haut d'une éminence verte, de majestueux piliers bordant une longue et fraîche véranda, le chant des oiseaux dans les grands magnolias.
Il éprouvait une sensation d'étouffement dans la poitrine. Il ne pouvait imaginer ce qui s'était passé et il s'en souciait peu. Il savait qu'il était dans son cher vieux Sud… tous ses sens le lui disaient. Chère vieille terre ancestrale !
Il était sur cette terre bénie et c'était tout ce qui importait.
Oh ! une fille ravissante foulait d'un pas gracieux la pelouse verte. Une charmante beauté du Sud, toute crinoline et coton fin…
Et écoutez ! Le son des banjos dans les quartiers des esclaves. Les nègres heureux qui savaient que leur rôle était de chanter et de rire. Point de Ligne Nationale pour l'Émancipation des Peuples de Couleur, pour les exciter et semer le désordre…
Oh ! c'était le paradis !
Mais c'était si loin, là-bas sur la haute colline verte. Pourquoi était-il ici dans la vallée ? Une soudaine sueur froide envahit ses paumes. Il baissa la tête pour se regarder. Non, il était toujours lui-même, Dieu merci ! Il était toujours Allan Garner. Il portait toujours le costume noir et la cravate mince qu'il avait mis pour le Pèlerinage. Mais…
Il se retourna et aperçut une vieille case décrépite avec des trous béants en guise de fenêtres et dont les côtés étaient faits de planches disjointes et gauchies. Un poulet famélique grattait la terre durcie de la cour. Une odeur rance émanait de la cuisine.
Il savait de quoi il s'agissait. Allan Garner n'avait pas besoin d'un dessin pour saisir la réalité.
C'était sa maison.
Il éclata en sanglots comme un enfant. Oh ! ignominie !
— « Métayer ! » s'écria-t-il. « Moi, un métayer ! »
Il s'effondra en pleurnichant. Et, sans pouvoir expliquer par quel miracle, il comprit.
— « Grand-père Erskine, » s'écria-t-il, frappant de ses poings la terre sèche et compacte. « Oh ! misérable vieillard ! Oh ! traître à la Cause… ! »
*
* *
Pendant ce temps, le vieillard en question se payait du bon temps. Il avait mis son costume de l'étoffe la plus fine, sa barbe était taillée de frais et peignée et il sentait à une lieue la Lotion du Cerf Sauvage. Il s'assit gaiement à la table de poker (celle-ci avait été une pièce d'antiquité précieuse appartenant à la cousine Bess, mais il n'y avait plus à s'inquiéter de la cousine Bess maintenant) et il tira vers lui une poignée de jetons.
Grand-père fit claquer ses doigts.
— « Repassez-moi le whisky, » dit-il.
Un Indien au sourire grimaçant vint le servir, non sans en profiter pour en boire une lampée.
— « À toi de faire, Saphir, » dit d'une voix traînante un chasseur de buffles grisonnant tout en secouant nonchalamment la cendre de son cigare sur le tapis.
Saphir Sadie ajusta son châle pour découvrir un peu plus sa gorge généreuse et battit les cartes de ses doigts habiles et parfumés.
Dehors, les coups de feu et les vociférations se succédaient sans interruption.
Grand-père rayonnait de satisfaction. Il avait l'impression, assez peu justifiée, de tirer d'une vie de labeur la plus magnifique des récoltes.
— « C'est une petite ville bougrement agréable que vous avez là, » dit un cow-boy en étudiant ses cartes. « On s'y sent comme chez soi. »
— « Vous l'avez dit, » fit Grand-père, le visage épanoui, « Oh ! on a eu des hauts et des bas, je suis le premier à le reconnaître. Mais on tient le bon bout maintenant, et on n'est pas prêt de le lâcher. Tout ce qui nous manquait, c'était un brin de sang nouveau, » Il alluma un nouveau cigare. « Verse-nous une autre tournée de ce whisky, Sitting Bull ! »
L'Indien s'approcha en titubant pour saisir la bouteille. Une chanson aux paroles obscures, mais nettement joyeuse, s'échappait de ses lèvres.
*
* *
L'astronef avait accompli sa mission. Loin au-dessus de la Terre, ses réacteurs crachèrent de longues flammes et il disparut dans l'immensité noire qui était son domaine. Dans son sillage, s'attardait le doux éclat argenté d'un rire.
(Traduit par Roger Durand.)