Et le temps ne s’écoula pas…par JOANNA RUSS
Et le temps ne s’écoula pas…par JOANNA RUSS
L’auteur de cette nouvelle est une jeune étudiante de vingt-deux ans, qui a eu un grand prix au concours organisé par Westinghouse pour détecter des vocations scientifiques parmi les étudiants. À l’âge de dix-neuf ans, elle avait fait au laboratoire de son lycée une étude parfaitement originale sur l’action des radiations lumineuses sur les champignons. Elle prétend d’ailleurs maintenant qu’elle n’a en réalité aucune vocation scientifique, et qu’elle veut devenir poète. Sa première nouvelle, satirique et poétique à la fois, décrit la solution définitive de la crise du logement, dans un lointain futur, avec d’étranges répercussions sur la psychologie des locataires.
ILS avaient découvert l’immortalité. Pas pour les gens, non, pas du tout.
C’étaient les Maisons qui étaient immortelles. La Maison de Harry et Freda était dans leur famille depuis quinze générations. Quinze générations qui représentaient naturellement une durée beaucoup plus longue que dix ou douze siècles plus tôt, car les Maisons, grâce à leur atmosphère de sécurité et à leur apaisante monotonie, prolongeaient la vie humaine d’une bonne quantité d’années. Ils étaient fiers de leur Maison, car, comme le disait toujours la Compagnie (après avoir prouvé à Harry et Freda que leur Maison était en parfait état de fonctionnement) : « Nos Maisons ne durent pas une vie, mais une éternité. »
La Maison était plaisante, de forme semi-sphérique. Elle était bâtie sur une petite colline à quatre ou cinq kilomètres de la grand-route. Quand il faisait beau, Freda pouvait aller se promener sur la colline et regarder passer les voitures, mais habituellement elle préférait regarder la représentation artificielle (de la même chose) que la Maison lui montrait dans la fenêtre artificielle. Il y avait une scène artificielle qu’elle aimait particulièrement, c’était celle de la petite fille en rouge qui courait jusqu’à la route pour ramasser son petit seau. Freda espérait souvent que la petite fille lèverait la tête et jetterait un coup d’œil dans le salon, ç’aurait été un petit perfectionnement que la Maison aurait pu apporter à la scène artificielle, mais naturellement personne ne songeait à changer le moindre détail dans une Maison. La Maison était parfaite. Elle leur fournissait l’air (les fenêtres étaient hermétiquement scellées), elle leur fournissait l’énergie, elle permettait de choisir n’importe quel plat raffiné dont on avait envie, envoyant sa voix électrique lancer des appels à la ville voisine pour pouvoir vous l’apporter. Si on voulait de la nourriture à cuire soi-même, elle la fabriquait à partir du roc sur lequel elle était fondée. Car là, enfouie à des kilomètres sous terre, il y avait la source d’énergie de la Maison, un noyau effroyablement brûlant et dangereux, dont nul ne devait jamais s’approcher. C’était ce noyau qui s’occupait de tout, qui digérait du roc pour faire de l’air et de la nourriture, c’était lui qui fournissait l’énergie de la voiture de Harry, annexée à la Maison, au-dessous du niveau du sol, dans une petite dépendance bâtie à côté de la Maison. Harry et Freda n’étaient pas riches et ils n’avaient pas acheté de voiture, de Vraie Voiture, avant que leurs enfants eussent grandi et fussent partis de leur côté ; on ne pouvait connaître totalement le confort et la sécurité tant qu’on n’avait pas une Vraie Voiture. Avec une voiture auto-propulsée, il fallait faire à pied, en plein air, le trajet de la voiture à la Maison. Naturellement, on ne mettait pas son écharpe et ses gants (pour un si petit trajet) et on attrapait un mauvais rhume. Car Harry et Freda vivaient dans ce qui avait été le Canada, et les hivers étaient rigoureux. Mais maintenant ils avaient une Voiture ; Harry pouvait en la quittant déboucher directement dans la Maison, en passant par le tunnel prévu par la Maison à cet usage.
Ce fut le soir qui suivit la réception donnée en l’honneur de la retraite d’Harry, que quelque chose commença à clocher. Ils avaient tous parlé d’un sujet sérieux que Freda ne comprenait pas, avec Wilberforce, un type de la boîte d’Harry, qui affirmait que la vie c’était le risque, et Harry qui affirmait le contraire ; et puis Harry avait dit que les propriétés qu’avaient les Maisons d’allonger la vie venaient du fait qu’elles ne changeaient jamais.
— « Voyons, » disait-il, « si on change la vie d’une personne, elle doit obligatoirement changer. Elle doit prendre des décisions. Elle doit vieillir. La chose à faire, c’est de ne pas changer, pas une cellule, pas une molécule. » Et Wilberforce (que Freda avait toujours trouvé beaucoup trop ours) s’était mis en colère et avait crié que la Monotonie, c’était la Mort, et Harry avait crié que la Monotonie c’était la Vie, et pour finir ils étaient tous deux dans une colère noire, et Wilberforce dit qu’il espérait qu’avant longtemps Harry aurait une forte dose de Monotonie qui lui ferait voir à quelle vitesse il vieillirait, lui. Les invités étaient en train de monter en voiture dans l’Auto-port supplémentaire du sous-sol, quand Freda vit ce qui n’allait pas et vint rejoindre son mari au bas de l’escalier du sous-sol.
— « Harold, » dit-elle. « Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans la Maison. » Mais Harold était très occupé à dire à Wilberforce que le Changement c’était la Mort, et que la plus haute sagesse humaine consistait à trouver un moment parfait et à le revivre indéfiniment.
— « Harold. » dit-elle. Mais à ce moment les invités étaient partis. Ils entrèrent dans le living-room et là – comme le fit remarquer Freda – là, sur le panneau encastré dans le mur, sur le panneau qui contrôlait tout dans la Maison, il y avait une lumière rouge qui brillait sans cligner, comme un œil de rubis.
« Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas. » dit Freda. Harry alla chercher le Manuel d’Entretien de la Maison et le tint près de l’œil, mais l’œil ne s’éteignait pas. Il ouvrit le manuel et le feuilleta.
— « Transport III. » dit-il. « Peu grave. » (Freda fit « oh », de soulagement.) « Peu grave. Comme l’indique toute lueur sur votre panneau, il y a une légère fuite à votre conduite de carburant. Ne mettez pas votre voiture en route, ne vous en servez pas. Cela est extrêmement important. Une légère fuite peut s’agrandir si vous utilisez cette portion de votre Maison et devenir une large brèche, signalée par une lumière verte. Les brèches importantes sont extrêmement graves. »
Freda et Harry se regardèrent. Tout le monde savait ce que cela signifiait. Une fois – une fois seulement – s’était produite une large brèche chez une famille, mais tout le monde s’en souviendrait jusqu’à la fin de ses jours. Harry prit l’air sérieux.
— « Freda, » dit-il, « je vais débrancher la Voiture. Et il faut que tu téléphones à la Compagnie. »
Mais, quand, emmitouflé d’un pardessus et d’un cache-col, il eut fermé la porte de la voiture et poussé les boutons appropriés, Freda était plus bouleversée qu’auparavant.
— « Ils ne veulent pas venir, » dit-elle. « Non, Harry, ils ne viendront pas ; ils disent qu’ils ont trop de travail – et pas assez de personnel – et que c’est le milieu de l’hiver, et qu’on ne peut faire ce genre de réparations avant le printemps. Il y avait à l’autre bout du fil une jeune personne parfaitement insolente, elle m’a dit que nous pouvions bien nous passer de notre voiture quelque temps, d’ailleurs l’heure de la fermeture était passée et nous n’avions qu’à rappeler demain. »
— « Voyons chérie, » dit Harry, « ce n’est pas grave. »
— « Mais, Harry… »
— « Prends cela du bon côté, ma chérie. Cela n’a rien de sérieux tant que nous ne nous servons pas de la Voiture. Ce genre de choses prend du temps, et maintenant que je suis à la retraite, nous n’avons qu’à le considérer comme une partie de nos vacances. En tout cas… » (et il prit un air triomphant) « j’en suis presque content ; j’aurais plaisir à montrer à ce vieux Wilberforce comme on reste jeune si on ne se triture pas la cervelle à changer tout autour de soi ! Nous allons agir chaque jour juste comme si c’était n’importe quel autre jour, et tu verras comme le temps va passer vite. »
Donc, Harry et Freda prirent des vacances. Ils regardèrent la télévision, ils se firent apporter par la Maison toutes les publications nouvelles par des tubes postaux, et pour la première fois Freda se fit donner par la Maison de la « Vraie Nourriture », de la nourriture qu’elle pouvait cuire elle-même, au lieu de commander les repas au loin. Ce fut une journée radieuse. Freda téléphona à quelques amis et dit qu’Harry et elle prenaient des vacances, qu’il ne fallait pas leur rendre visite cet hiver parce que… hum, eh bien parce, que c’était une sorte d’expérience.
Le lendemain matin une autre lumière rouge apparut sur le Panneau.
— « Oh ! regarde ! » dit Freda, ennuyée, car elle s’était habituée à l’idée d’une petite fuite et cela ne la tracassait plus, « Regarde, qu’est-ce que c’est cette fois ? » et tandis qu’Harry parcourait le Manuel elle pensait aux phrases cinglantes qu’elle dirait à la jeune personne de la Compagnie, et à l’air sévère qu’elle prendrait devant l’écran quand elle téléphonerait.
— « C’est le téléphone, » dit Harry. Un instant il eut l’air troublé, puis il ferma brusquement le Manuel, « Eh bien, ce sera d’autant mieux pour Wilberforce, » dit-il.
— « Mais tu ne crois pas que je devrais écrire à quelqu’un ? » dit-elle. Après tout, ils étaient plutôt isolés, et elle venait de dire à ses amis de ne pas venir les voir et…
— « Ne fais pas la sotte, » dit-il. « Nous vivons dans une communauté civilisée. »
— « Tu ne crois pas tout de même que je ferais mieux de leur écrire maintenant ? » dit-elle.
— « Bien sûr que non. »
— « Mais, Harry, si l’air flanchait, ou la chaleur… »
— « En ce cas, je mettrais mon manteau, et je descendrais la route à pied jusque chez les Wilberforce, à un kilomètre. »
— « Mais Harry, je crois que je ferais mieux… »
— « Écris, si ça te fait tant plaisir ! » dit-il d’un ton hargneux.
Elle alla dans la cuisine pour dicter sa lettre à la section postale, mais tandis qu’elle le faisait, une autre lumière rouge apparut sur le panneau. Harry consulta le Manuel.
— « C’est la Section Postale, » dit-il. « Allons, Freda… » mais elle se contentait de le regarder.
— « Je sais, » dit-elle un instant plus tard, « Une autre petite lumière, ce n’est rien, mais Harry, Harry, je suis ennuyée. Mets ton manteau et descends par la route. »
— « Mais cela fait plus d’un kilomètre, » dit-il sans enthousiasme, car il faisait très froid dehors.
— « Mais, mon chéri, si c’est l’air qui flanche ensuite. »
— « Ma chérie, si l’air flanche, nous ferons comme dit le Manuel. »
— « Oui, il dit d’appeler la Compagnie, et nous ne pouvons pas nous servir du téléphone. »
— « Non, il dit simplement d’ouvrir la porte d’entrée et de faire entrer un peu d’air naturel. »
— « Je déteste l’air naturel. »
— « Mais, Freda… »
— « D’ailleurs, il fait froid dehors et nous prendrons du mal. »
Il se leva d’un air las, prêt à partir, (« Où est mon écharpe ? » demanda-t-il), mais ensuite, d’un air décidé, il se rassit.
— « Allons, ma chérie, » dit-il, « ne dramatise pas. Cela n’a rien de grave. »
— « Voyons… »
— « Ce n’est pas grave tant qu’il n’y a pas de lumière verte, ce qui signifie une large brèche. Et tu sais bien… la famille qui… eh bien eux, ils ont vécu six mois pleins avec une lumière verte avant de… Ils ne s’étaient même pas donné la peine de regarder dans leur Manuel. Si quelque chose n’allait pas, je descendrais en courant jusque chez Wilberforce. » Il contempla gravement sa femme. « Freda, tu n’as donc pas confiance en notre Maison ? »
— « Je pense que si. » dit-elle.
Rien ne changea le lendemain, et il n’y eut pas non plus de nouvelles lumières. Les journaux arrivèrent. Ils reçurent les films demandés. Freda commença à faire des mots croisés. Elle cuisina de la « Vraie Nourriture » dans la cuisine, heureuse et satisfaite des loisirs que lui procurait la Maison. Le soir, elle quitta la cuisine ensoleillée, chaude comme en plein midi (imitation parfaite du vrai soleil), pour passer dans la lueur confortable d’après-midi qui régnait dans le salon, puis dans la douceur de début de soirée de la chambre à coucher. Les jours étaient tous coulés dans le même moule – journaux, films, revues, livres. Petit déjeuner, déjeuner puis dîner dans le crépuscule de la salle à manger ; crépuscule perpétuel, les fenêtres artificielles en train de s’assombrir pour laisser voir le bleu encore clair du début de la soirée. Comme le fit justement remarquer Harry, la Maison était sans aucun doute une bonne Maison puisque les premiers ennuis (et quinze générations, encore !) s’étaient produits dans des accessoires, dans les moyens de communication qui en fait avaient été ajoutés après sa construction, en surplus. Et, disait-il, s’il y avait de vrais ennuis – avec l’air ou le chauffage par exemple, naturellement il mettrait son manteau et irait chez les voisins plus bas le long de la route. Alors, la Compagnie se précipiterait, mais si les ennuis étaient superficiels, naturellement, ils avaient tant à faire… Et réparer les conduites de carburant, c’était du sale boulot, et naturellement ils préféraient attendre le printemps. Mais bien sûr, ce que Freda avait dit à la jeune personne de la Compagnie avait été enregistré, sans aucun doute. Les Maisons, disait-il avec ferveur, les Maisons étaient l’œuvre la plus parfaite qu’ait jamais accomplie le génie de l’homme.
Ce ne fut que plusieurs semaines plus tard (ou plusieurs mois ?) qu’une quatrième lumière fit son apparition – les revues et les journaux cessèrent d’arriver et ils ne purent utiliser les films. Mais, comme le fit remarquer Harry, la Maison semblait avoir la sagesse de consacrer ses capacités de restauration (car les Maisons pouvaient se réparer elles-mêmes jusqu’à un certain point) à maintenir en bon état ses principales fonctions. Freda ne pouvait plus commander des repas tout préparés, mais en avait-elle envie ? Non. Non, non, disait-il (en secouant la tête), ils pouvaient voir des films enregistrés à la place des films télévisés, manger de la « Vraie Nourriture » pour un bout de temps ; cela ne leur ferait aucun mal.
Le matin, Freda se levait quand l’horloge électrique indiquait exactement 8 heures et demie, elle cuisait un petit déjeuner d’œufs brouillés et de « vrai » bacon. À 9 heures et demie, elle éveillait Harry et tous deux prenaient leur petit déjeuner. Tandis que la Maison lavait la vaisselle et faisait les lits, ils faisaient leurs mots croisés du matin (un chacun) et lisaient ensuite jusqu’à l’heure du déjeuner. Ils avaient toujours le même menu pour déjeuner, et également pour dîner (ils dînaient après avoir fini leurs livres.) Après dîner, ils regardaient un film enregistré. Et puis, à minuit sonnant, ils allaient se coucher. Le lendemain matin, Freda se lèverait à 8 heures et demie précises, et le surlendemain matin, elle se lèverait encore à 8 heures et demie précises, et le matin suivant…
Naturellement, au bout de quelque temps, ils avaient vu tous les films et lu tous les livres, et c’était un peu ennuyeux. Il n’y avait rien à y faire, sinon les relire et les revoir, en oubliant qu’elle les connaissait. Chaque matin, après avoir fini son problème de mots croisés, elle le gommait ; heureusement le problème était imprimé sur papier synthétique qui ne s’usait jamais.
— « Je voudrais bien, » disait-elle, « que ce soit bientôt le printemps. » (Par malchance, un beau jour Harry avait essayé de tripoter le calendrier électrique et maintenant il portait perpétuellement la date du 17 mars.) « Je voudrais, » disait-elle, « qu’il fasse chaud. » bien qu’il fît suffisamment chaud à l’intérieur de la Maison. Très confortable et très chaud. Les jours coulaient. Sûrement, il n’y avait pas si longtemps que la première lumière était apparue sur le panneau ; et il n’y eut que deux événements bizarres pour interrompre le plaisir que les Allenbury prenaient en vacances.
Comme ils avaient rendu toutes les fenêtres opaques, pour y projeter les scènes mouvantes artificielles, ils ne remarquèrent pas le jeune homme avant qu’il crie par le tube acoustique à côté de la porte d’entrée pour qu’on le fasse entrer ; avec lui, entrèrent une grande bouffée de neige, et l’air le plus froid et le plus coupant que Freda eût jamais senti. Quand ils lui demandèrent si sa voiture était en panne, il eut un rire idiot, la mâchoire pendante d’une façon stupide, et quand il tenta de leur parler, ils s’aperçurent qu’ils ne le comprenaient pas.
— « Votre voiture est en panne ? » dit Harry, très lentement et soigneusement, mais l’étranger eut simplement l’air stupéfait. Pour finir (tout en murmurant à l’oreille de Freda : « Je crois qu’il est sourd-muet, à moins qu’il n’ait le palais fendu…») Harry écrivit sur un bout de papier : « Est-ce que votre voiture est en panne ? » et à leur grande surprise l’étranger écrivit : « Oui oui » au-dessous. « Il a le palais fendu, » murmura Harry.
L’étranger partagea leur lait de « Vraie Nourriture » en claquant des lèvres, puis il mangea leurs beignets. Quand Harry écrivit : « Vous devez aller en ville ? » il écrivit en dessous tout un grimoire, dont un mot sur deux paraissait appartenir à un argot quelconque.
Freda commençait à avoir peur de lui. Harry écrivit sur le papier : « Il est peut-être temps de partir, » et l’étranger hurla de rire, haletant et s’étouffant de façon hystérique en buvant son lait. Mais il se leva et écrivit « Merssi » et puis dessous quelque chose qui ne voulait rien dire : « vide vide entiquités », seulement son orthographe était bien plus bizarre que ça, et Harry avait dû se creuser la cervelle pour déchiffrer.
— « Antiquités ? » dit Freda, d’un ton froid.
— « Antiquités ? » dit Harry. « Dites donc, jeune homme, si nous ne sommes pas au courant des dernières nouveautés, c’est seulement parce que notre Maison ne marche pas depuis deux mois. Croyez-moi, jeune homme, quand la Compagnie nous enverra quelqu’un au printemps…»
Cette fois, le jeune homme écrivit : « Survivances archéologiques » ou du moins c’est à cela que ça ressemblait, et quand Harry, en colère, déchira le papier, le jeune homme s’enveloppa dans sa couverture et se leva. Il portait quelque chose qui ressemblait beaucoup à une couverture ; ils supposèrent qu’il l’avait mise par-dessus ses vêtements pour avoir chaud dans sa voiture. Il commença à s’incliner, une fois, puis une autre, jusqu’à ce qu’Harry regrette d’avoir déchiré le papier et écrive : « Vous ne viendrez pas nous voir au printemps ? », sur quoi le jeune homme devint tout pâle et prit précipitamment la porte. Freda eut un soupir de soulagement quand il fut parti.
— « Je crois vraiment qu’il était fou, Harry, pas toi ? » demanda-t-elle.
Son mari approuva de la tête.
— « Je n’ai pas l’impression qu’il ait eu autre chose sur lui que cette couverture, » s’écria-t-il. « Et as-tu vu son orthographe ? On n’enseigne plus aux enfants de la même façon qu’on le faisait quand j’étais jeune. » Il réfléchit un moment, « Freda, nous allons rendre les fenêtres opaques en permanence et verrouiller la porte la nuit. »
Ainsi fut fait. Et pendant quelque temps, rien ne se produisit qui sortit de l’ordinaire. Mais une nuit…
***
Une nuit, Freda fit un cauchemar. Ils s’étaient levés à l’heure habituelle, avaient préparé le petit déjeuner, fait leurs mots croisés, lu, bref, passé la journée comme d’habitude, et ils dormaient, couchés dans leur lit, quand Freda commença à rêver. Elle rêva qu’elle voyait un homme aller à grands pas à travers la grande forêt enneigée, près de la Maison. Il ne ressemblait à aucun homme qu’elle ait jamais vu, car il était vêtu de fourrures de la tête aux pieds ; c’était un homme solide et de haute taille, le visage presque couvert de fourrure. À la ceinture, il portait une torche électrique qui se balançait au rythme de sa marche et éclairait la neige puis les arbres dénudés, les rochers, les pins chargés de neige à travers lesquels il marchait. La neige était très profonde, dans ce rêve, et tassée ; il marchait dessus sans enfoncer, parce qu’elle était tassée, et il tenait une sorte de petit instrument à la main. L’instrument bourdonnait ; d’abord il se tournait dans une direction et quand le bourdonnement se faisait plus fort, il allait dans cette direction. Si le bourdonnement devenait plus faible, il revenait et partait d’un autre côté. Alors Freda rêva que le petit instrument le conduisait jusqu’à leur porte d’entrée, et qu’il commençait à frapper à la porte avec son poing pesant ganté de fourrure, martelant la porte et appelant. Il essaya de forcer la porte d’entrée, mais elle était verrouillée pour la nuit, et il ne pouvait pas crier par le tube de communication parce que la Maison était bien trop avisée pour ouvrir le tube de communication à l’air froid de la nuit. Ses poings pesants martelaient la porte, à grands coups destructeurs, essayant d’éveiller ceux qui étaient à l’intérieur, et Freda rêva qu’il lui criait quelque chose au sujet du temps, quelque chose de terrible… trop de temps, pas assez de temps. Elle s’éveilla.
— « Harry, » haleta-t-elle. « Harry, il y a un homme dehors. »
Son mari se retourna dans son lit.
« Il y a un homme, » dit-elle, « Il frappe à la porte. Et il dit quelque chose de terrible, que nous devons partir. »
— « Ouais ? » dit Harry tout ensommeillé.
— « Il y a un homme, » répéta-t-elle. « Dehors. Tout habillé de fourrure, un homme énorme qui veut que nous ouvrions la porte. »
— « Tu rêves, » dit son mari, et cela en avait bien l’air quand elle regarda la chambre. La lampe voilée de rose éclairait le plafond, les meubles confortables et familiers étaient à leur place accoutumée. La chambre était chaude et calme (totalement insonorisée, à la vérité) et le parquet était couvert d’une moquette épaisse et luxueuse (qui se renouvelait toute seule). Évidemment, il ne pouvait pas y avoir d’homme dehors, et pourtant Freda croyait presque encore entendre la vibration lointaine des coups…
— « Harry, » dit-elle, la voix tremblante. « Il disait quelque chose de terrible, qu’il était trop tard, et qu’il fallait que nous partions tous. »
— « Où ? »
— « Je n’en sais rien, quelque part, mais c’était trop tard. Il cherchait les gens qui devaient partir avec les autres. »
— « Quels autres ? »
— « Je ne sais pas. Il en faisait partie. Harry, quel jour sommes-nous ? »
— « Mon Dieu, Freda, vers la fin de mars, à peu près, je ne sais pas. Mais… ! »
— « Mais tout était enneigé dehors. »
Sans un mot, Harry se leva et se tint debout sur le tapis épais. Obéissantes, ses pantoufles glissèrent sur le plancher et se placèrent sous ses pieds. L’air las, il marcha, d’un pas pesant, jusqu’au salon et la porte d’entrée, sa femme sur les talons. Tout était absolument tranquille.
— « Si nous sommes en mars, il ne devrait pas y avoir tant de neige, » dit Freda.
Avec soin, Harry alluma la lumière, inondant de lumière la zone devant la porte. La neige n’avait que quelques centimètres d’épaisseur.
— « Tu vois, » dit Harry.
— « Mais, » dit sa femme, « nous sommes sur une colline et le vent chasse toute la neige. Plus bas, il y en avait bien plus. »
— « Comment le sais-tu ? »
— « Mon rêve. »
Son mari eut l’air amusé.
— « Freda, » dit-il. « Tu es bouleversée. Ces quelques semaines ont été trop pour t0i. » Il éteignit la lumière. « Et même s’il y avait des empreintes dehors… je crois que j’en ai vues, en fait, que la neige chassée par le vent était en train de recouvrir… qu’est-ce que cela prouverait ? Que la voiture d’un autre jeune homme est tombée en panne, c’est tout. Comme l’autre, la semaine dernière. »
— « Oh ! non, c’était le mois dernier, chéri. »
— « Il n’y a pas si longtemps. »
— « Oh ! si, cela fait bien un mois. »
Bien sûr, il n’y avait pas moyen de savoir qui avait raison, puisque le calendrier était cassé, mais c’était sûrement (pensait Harry) la semaine précédente, puisque c’était si manifestement l’hiver, dehors. Un hiver bien curieux, pensa-t-il (ils étaient en train de regagner leur chambre), car il avait l’air plus froid qu’aucun hiver dont il se souvienne. Une vague pensée s’agita dans son esprit ; au moment où il avait allumé la lumière de la porte d’entrée, il avait jeté un coup d’œil au thermomètre extérieur près de la porte, et on eût dit que la cuvette avait éclaté.
C’était vraiment bizarre ; car le thermomètre était censé descendre à moins quarante, mais bien sûr il n’y avait jamais eu d’hiver aussi froid. Il entra dans son lit, à côté de sa femme, chassant l’importune pensée. La camelote qu’on fabriquait maintenant ne valait rien. Ce n’était pas comme sa Maison.
— « Nous devons être en train de manquer les articles de journaux sur la plus forte vague de froid de l’histoire. »
— « Oui, Harry, » dit-elle.
— « Tu as besoin de dormir une bonne nuit. »
— « Oui, Harry. »
Et à nouveau ils se remirent à attendre le printemps.
***
Freda termina son problème de mots croisés et le posa sur la table de la cuisine, comme elle le faisait chaque jour avec un problème depuis que leur système de communications ne marchait plus. La pensée lui vint qu’il n’y en aurait pas de nouveau le lendemain matin, et qu’elle ferait mieux de gommer celui-ci, ce qu’elle fit. Mais, voyons, celui-ci, c’était celui d’hier. Ou celui d’avant-hier ? Non, celui d’hier ; elle en était tout à fait sûre. Derrière elle, l’annonce d’arrivée de « Vraie Nourriture » émettait un bourdonnement annonçant le café. Cela au moins marchait toujours ; ce serait une honte de devoir envoyer Harry dehors dans le froid chez un voisin, parce que leur Maison serait tombée en panne. Mais bien sûr, cela ne pouvait faire de mal à personne d’être privé quelques jours du système de communications.
Bâillant, Freda passa dans le salon et s’assit (avec ses mots croisés) près de sa fenêtre préférée, celle qui dominait la grand-route. Elle commença à faire son problème et tout à coup se rendit compte qu’elle venait déjà de le faire. En était-elle bien sûre ? Toutes les cases étaient vides.
« Voyons, » pensa-t-elle, « ne fais pas l’idiote ; bien sûr, tu l’as fait. Tu le fais toujours dans la cuisine, et là, tu es dans le salon. » Harry dormait encore, bien sûr, mais il n’y avait que quelques jours qu’il ne travaillait plus, aussi, bien sûr, il était plus satisfait qu’elle de ses vacances.
Elle regarda les voitures passer à toute allure sur la route. Un jour, il faudrait qu’elle mette une scène artificielle. Mais cela… était-ce une scène artificielle, ou non ? Elle ne pouvait arriver à une certitude. Tout à coup, elle remarqua que les arbres au-dehors étaient en feuilles, tout verts, oh ! que c’était agréable. Elle bondit pour aller le dire à Harry (le problème tomba de ses genoux), mais l’idée lui vint qu’après tout c’était seulement une scène artificielle.
« Il faut que je sorte. » pensa-t-elle. Mais il y avait toujours une raison pour ne pas sortir. Il faisait trop froid. Mais il ne pouvait pas faire trop froid si les arbres avaient des feuilles. Et puis, sur le bas-côté de la route, une petite fille habillée de rouge courut pour récupérer son seau à sable, et revint sous les arbres en courant, « Ils doivent pique-niquer, c’est le premier pique-nique de l’été. » Non, non… quelque chose s’agitait au fond de l’esprit de Freda, avec difficulté. Elle avait déjà vu la petite fille. La veille au matin, la petite fille avait couru juste de cette façon. Et l’avant-veille ? Oui, l’avant-veille, et le jour d’avant.
— « Harry, » appela Freda d’une voix hésitante, « Combien y a-t-il de temps… » Mais c’était ridicule, se dit-elle. Il ne pouvait y avoir plus de quelques semaines, puisque personne n’était venu les voir.
(Oui, répondaient ses pensées, mais tu leur avais dit de ne pas venir, et puis tu as débranché la section postale et le téléphone.)
Personne n’était venu de la part de la Compagnie.
(Tu n’as jamais rappelé.)
Il n’y a ni poussière, ni traces d’usure, ni égratignures nulle part.
(La Maison se nettoie et se renouvelle elle-même chaque jour.)
Combien de temps cela avait-il duré ? pensa-t-elle. Un mois, plusieurs mois, une année ? Pouvait-il s’être passé une année entière ? Ou dix ? Ou vingt ?
— « Nous n’avons pas vieilli d’un jour, » s’écria-t-elle, épouvantée.
(Mais, répondirent ses pensées, chaque jour ressemble à tous les autres jours. Peut-être que si l’on fait chaque jour la même chose, dit la même chose, mange la même chose, toujours à la même heure…)
— « Harry, » cria Freda, mais pas assez fort pour qu’il l’entende de la chambre à coucher. Oh ! c’est idiot ! pensa-t-elle ; pour se sentir mieux, elle alla de nouveau regarder par la fenêtre. Les voitures passaient toujours. Une petite fille en robe rouge courut pour récupérer son seau de sable et…
— « Ça y est, c’est figé ! » dit Freda, car brusquement la scène s’était arrêtée, gelée sur place, comme une photographie. « Mon Dieu, mon Dieu, » pensa-t-elle, effrayée, « alors, c’est vraiment une scène artificielle. »
De voir quelque chose changer pour de bon dans la Maison l’oppressait, elle en respirait mal. Elle devrait mettre une autre scène, juste au moment où elle était habituée à celle-là, et Harry se fâcherait et dirait que tout changement dans leur routine les ferait vieillir. Freda poussa le bouton qui éclairait la fenêtre et la rendait transparente. Comme elle le faisait, les feuilles des arbres, les arbres, les autos, la route, tout vacilla, trembla, commença à fondre et à glisser comme de l’eau. Freda resta assise dans son fauteuil, bien au chaud et confortable dans la Maison, attendant avec impatience et quelque nervosité que la fenêtre devînt claire et que le paysage extérieur se montrât. La fenêtre s’éclaira. Freda se mit à trembler.
Elle se trouvait face à un mur de neige. Perpendiculaire, rectiligne comme de l’acier, il dominait la Maison, et au-dessus, presque en haut des fenêtres, brillaient les étoiles dans un ciel nocturne. Le ciel était si noir et les étoiles si éclatantes qu’elles transpercèrent les yeux de Freda et l’obligèrent à baisser les yeux sur le mur de neige.
Même sans la lumière de la Maison, elle aurait vu la neige, car la lueur des étoiles paraissait aussi intense que le clair de lune et elle se répandait le long du mur de neige. Le mur était à six mètres environ du flanc de la Maison, il paraissait impénétrable, effroyablement solide, mais au bord du mur, là où la chaleur émanant de la Maison avait créé un espace libre autour d’elle, il se passait quelque chose d’extrêmement étrange. La neige fondait sans fondre ; elle respirait, elle exhalait une vapeur blanche, elle bouillait, elle se formait en tourbillons qui se tordaient vers le haut en formes fantastiques, montant vers le ciel nocturne et brillant. Au sommet du mur (qu’on voyait à peine de la Maison) il y avait des flaques de liquide brillantes, scintillantes, qui bougeaient paresseusement ici et là.
Derrière Freda, la Maison répandait sa chaleur rosée, comme de coutume, midi dans la cuisine, après-midi dans le salon, crépuscule dans la salle à manger. Mais ici, le printemps, l’été, l’automne et même l’hiver étaient morts. Ce froid éternel était astronomiquement éloigné de l’hiver.
« Ainsi, la neige était vraiment plus épaisse dans la vallée, » pensa stupidement Freda, « car quand tout l’air sur terre a gelé, la plus grande partie doit s’y être accumulée, et mon rêve était exact. Mais non, non, ce ne pouvait pas être l’air dans mon rêve, puisqu’un homme y marchait, il doit y avoir longtemps, longtemps. Combien de temps ? Cent ans ? Mille ans ? Un million d’années ? Non, non, » pensa-t-elle, « plus que cela, bien plus que cela. » Mais… comment était-ce possible ? La Maison n’avait commencé à tomber en panne que la veille. « J’en suis sûre, » pensa-t-elle, « c’était seulement hier. »
Harry sortit de sa chambre en bâillant comme il le faisait chaque matin au moment où il se levait et, tandis qu’il regardait, et qu’il voyait, Freda se retourna. Le panneau, près de la fenêtre, brillait de ses cinq yeux de rubis. Cinq ? Non, six. Douze. Vingt. Plus, plus encore, et le panneau entier étincela de rouge, comme un bouquet de cerises. Si l’air manque, ouvrez la porte d’entrée, et faites entrer de l’air naturel dans la Maison. « Oh ! Harry, qu’allons-nous faire ? » dit-elle, mais il n’y avait pas besoin de répondre ; les cerises pâlirent, perdirent leur éclat et devinrent vertes comme des feuilles d’érable, vertes comme les jeunes feuilles sur les haies.
Freda n’eut que le temps de dire : « Oh ! Harry ! » et lui de dire : « Freda, qu’est-ce que…» et la Maison tenta de se secouer, puis s’ébroua une deuxième fois, et s’éparpilla en cent – non, en un million – non, en une multitude infiniment plus grande d’atomes, d’atomes qui firent jaillir la neige aérienne en un geyser. L’impeccable cuisine où il était toujours midi, le confortable salon, l’arrivée de « Vraie Nourriture », le tapis qui se renouvelait tout seul, les fenêtres scellées, tout fut projeté en l’air en un formidable tourbillon. Non, pas en l’air, mais dans l’espace au-dessus de l’air, et puis ils retombèrent sur l’air gelé, sur les paresseuses petites flaques d’hydrogène liquide, ils rebondirent, firent quelques vagues, et finirent par se répandre, calmement et de façon invisible, dans un rayon de quelque cent kilomètres.
La Maison avait vraiment duré presque éternellement… autant que faire se pouvait.
(Traduit par Anne Merlin.)