Un homme d’expédition par FREDRIC BROWN
Un homme d’expédition par FREDRIC BROWN
Fredric Brown est par excellence l’humoriste de la science-fiction (voir pour référence ses romans : « L’univers en folie » et « Martiens go home ! »). Sa grande spécialité est le conte d’une ou deux pages, où il ramasse en peu de lignes une idée hilarante. Vous en avez eu un exemple avec « Du sang ! » (« Fiction » n°33). En voici un autre, pourvu, notons-le, du titre le plus approprié que nous ayons vu depuis longtemps.
LA première expédition martienne, » dit le professeur d’histoire, « celle qui suivit l’exploration préliminaire par des astronefs de reconnaissance n’ayant qu’un seul homme à bord et qui visait à établir une colonie permanente sur la planète, posa un grand nombre de problèmes. L’un des plus embarrassants était : en combien d’hommes et en combien de femmes devait se répartir l’équipe de trente personnes qui s’envolerait pour Mars ?
» Trois théories s’affrontaient à ce propos.
» Selon la première, l’astronef devait emporter quinze hommes et quinze femmes, dont, sans aucun doute, la plupart se trouveraient réciproquement une compagne ou un compagnon et feraient prendre ainsi à la colonie un départ rapide.
» Selon la seconde, il devait y avoir vingt-cinq hommes et cinq femmes (tous disposés à signer une renonciation à toute velléité de monogamie), pour la raison que cinq femmes pourraient facilement satisfaire vingt-cinq hommes et que vingt-cinq hommes satisferaient cinq femmes encore bien davantage.
» Enfin, les tenants de la troisième théorie déclaraient que l’expédition devait se composer de trente hommes, parce que, dans ces conditions, les hommes seraient à même de se concentrer plus efficacement sur le travail qui les attendait. Et l’on ajoutait que puisqu’un second navire interplanétaire suivrait dans un an environ et qu’il pourrait contenir principalement des femmes, ce ne serait pas une privation trop cruelle pour les hommes que d’endurer le célibat dans l’intervalle. D’autant plus qu’ils y étaient habitués ; les deux écoles des Cadets de l’Espace, l’une pour les hommes, l’autre pour les femmes, n’admettaient pas de dérogation à la séparation des sexes.
» Le Directeur des Expéditions Interplanétaires régla la querelle au moyen d’un simple expédient. Il… Oui, Miss Ambrose ? » Une fille, dans la classe, venait de lever la main.
— « Monsieur le professeur, cette expédition était-elle celle commandée par le capitaine Maxon ? Celui qu’on a appelé Maxon le Champion ? Pouvez-vous nous dire d’où lui est venu ce surnom ? »
— « J’y arrive, Miss Ambrose. Dans les classes inférieures, on vous a raconté l’histoire de l’expédition, mais pas toute l’histoire. Vous êtes maintenant assez grands pour l’entendre. »
» Le Directeur des Expéditions Interplanétaires régla la dispute, trancha le nœud gordien, en annonçant que les membres de l’expédition seraient choisis par tirage au sort, sans considération de sexe, parmi les élèves des classes de fin d’études des deux académies de l’Espace. Il ne fait guère de doute qu’il était personnellement en faveur de vingt-cinq hommes et cinq femmes, pour, la raison que l’école des jeunes gens comptait environ cinq cents élèves dans la classe supérieure et celle des jeunes filles cent seulement. Par la loi des moyennes, la proportion des élus aurait dû être de cinq hommes pour une femme.
» Seulement la loi des moyennes n’est pas applicable à une série de coups considérée en particulier. Et il arriva que dans la loterie qui nous occupe, vingt-neuf femmes tirèrent un bon numéro, contre un seul homme.
» Tout le monde, sauf les heureuses gagnantes, bien entendu, protesta avec véhémence, mais le Directeur resta intraitable ; le tirage avait été honnête et il refusa de changer quoi que ce fût à la liste établie. Sa seule concession destinée à apaiser les rancœurs masculines fut de désigner Maxon, le seul homme, comme capitaine. L’astronef prit le départ et le voyage fut excellent.
» Et quand la seconde expédition débarqua sur Mars, elle trouva la population doublée. Exactement doublée : chaque femme membre de la première équipe avait un enfant, et l’une d’elles avait des jumeaux, ce qui faisait un total de trente enfants.
» Oui, Miss Ambrose, je vois votre main prête à se lever, mais veuillez me laisser achever. Non, il n’y a rien de sensationnel dans ce que je vous ai dit jusqu’ici. Certes, bien des gens peuvent penser que la moralité n’y trouva pas son compte, mais ce n’est pas un grand exploit pour un homme, si on lui en donne le temps, de rendre enceintes vingt-neuf femmes.
» Le surnom du capitaine Maxon vient du fait que les travaux sur le second astronef allèrent beaucoup plus vite qu’il n’avait été prévu et que la seconde expédition arriva non pas un an, mais seulement neuf mois et deux jours plus tard.
» Cette précision fournit-elle la réponse à votre question, Miss Ambrose ? »
(Traduit par Roger Durand.)