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La sève de l'arb
Les enfers sont
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La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
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Assirata ou Le m
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L'Enchaîné - ZEN
Le cimetière de
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Clorinde par AND
Les prisonniers 
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Du fond des ténè
Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
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La filleule du d
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Suite au prochai
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Le bout de la route POUL ANDERSON

Le bout de la route POUL ANDERSON 
 
 
 
Notre « auteur maison » nous donne aujourd'hui, à son tour, une histoire sur la télépathie. Ce faisant, bien que venant après tant d'autres, il réussit à créer une évocation surprenante. Sa nouvelle est tout aussi remarquable, dans un genre similaire, que « L'asile » de Daniel F. Galouye (« Fiction » n° 44). 
 
 
…les honoraires du médecin & les pincements dans la poitrine mais ce ne doit pas être grave peut-être une indigestion & le dîner d'hier soir & Audrey qui me faisait de l'œil & comment diable un homme peut-il savoir & peut-être que je peux essayer de trouver & j'aurai l'air d'un ballot si elle ne…  
 
…d'un fichu idiot & il y a des gens à qui on ne devrait pas donner le permis de conduire & d'accord l'examinateur a été chic avec moi aussi mais je n'ai pas encore eu d'accident grave & bon sang de bon sang avouons-le j'ai la trouille de conduire & les autobus ne valent rien & devant à trois pas un homme à chapeau vert & bon sang j'ai passé le signal au rouge…  
 
En quinze ans, on s'y habituait, plus ou moins. On pouvait marcher dans la rue et garder ses pensées pour soi tandis que la marée de voix informulées ne restait qu'un murmure confus dans un coin du cerveau. Bien sûr, de temps en temps, on ressentait quelque chose de très néfaste, qui se dressait sous votre crâne et hurlait à votre adresse. 
 
Norman Kane, qui était venu ici par amour d'une fille qu'il n'avait jamais vue, arriva au coin des rues de l'Université et de Shattuck au moment même où le signal passa au rouge. Il s'immobilisa, prenant une cigarette entre ses doigts jaunis de nicotine, tandis que la circulation s'écoulait sous ses yeux. 
 
C'était un moment peu favorable, 4 h 30 de l'après-midi, alors que tous les systèmes nerveux ébranlés de fatigue se précipitaient vers la maison, haïssant toutes autres choses montées sur pied ou sur roues. Il eût peut-être mieux fait de rester dans le bar, un peu plus bas dans la rue. Il y faisait frais, dans une pénombre agréable, le barman avait l'esprit engourdi d'une douce somnolence, et Kane aurait pu effacer la conscience qu'il avait de la présence de la femme. 
 
Non, peut-être pas. Une fois que la ville vous avait mis les nerfs à vif, ces derniers ne résistaient guère aux ordures charriées par certains cerveaux. 
 
Bizarre, songeait-il, que les plus raffinés à l'extérieur fussent le plus souvent les plus terriblement pervertis à l'intérieur ! Ils n'auraient jamais la moindre idée de se mal conduire en public, mais juste au-dessous du niveau de la conscience… Mieux de ne pas y penser, mieux de ne pas se rappeler. Berkeley était en tout cas préférable à San Francisco ou Oakland. Plus la ville était grande, plus elle semblait renfermer de mal, dont le foyer était situé à trois centimètres sous l'os frontal. New York était pratiquement inhabitable. 
 
Il y avait un jeune homme qui attendait près de Kane. Une fille arriva sur le trottoir, jolie, avec de longs cheveux jaunes et un corsage bien rempli. Kane l'observa distraitement : oui, elle avait un appartement privé, qu'elle avait soigneusement choisi parce que le concierge était tolérant. La pensée de luxure fit tressauter les nerfs du jeune homme. Il suivit la fille des yeux, et elle passa… comme un simple mouvement harmonieux. 
 
Dommage. Ils auraient pu prendre du plaisir ensemble. Kane gloussa intérieurement. Il n'avait rien contre l'honnête désir, du moins pas dans son esprit conscient et libéré ; il ne pouvait rien contre un certain degré de puritanisme dans son subconscient. Seigneur ! Il était impossible d'être à la fois télépathe et prude. La vie des gens, c'était leur affaire, tant qu'ils ne faisaient pas trop de mal aux autres. 
 
…l'ennui, songea-t-il, c'est qu'ils me font du mal – mais je ne peux pas le leur dire – ils me mettraient en morceaux et me piétineraient ensuite – le gouvernement (les militaires) ne voudraient pas que vive un homme capable de lire leurs secrets – mais leur colère à base de peur ne serait qu'un caprice d'enfant à côté de la furie aveugle de l'homme du commun (père attentif bon mari honnête travailleur patriote ardent) dont on connaîtrait les péchés secrets – on peut parler à un prêtre ou à un psychiatre parce que ce ne sont que des mots et qu'il ne vit pas vos échecs avec vous…  
 
Le signal changea et Kane entreprit de traverser. C'était une claire journée d'automne – non que cette région eût des saisons nettement tranchées – mais un jour frais et ensoleillé avec une petite brise qui venait de l'eau. À quelques rues de distance, les terrains de l'Université faisaient une oasis de verdure bien entretenue devant les collines brunies. 
 
…écorché vif & brûlé brûlé brûlé la chair pourrissante décomposée & les os les os blanchis durs propres qui sortent gwtjklfmx…  
 
Kane s'arrêta pile. À travers son vertige, il sentait que sa chemise était inondée de sueur. 
 
Et l'homme qui venait de le croiser avait l'air tellement ordinaire ! 
 
— « Hé là, mon gars, réveille-toi ! Tu veux te faire écraser ? » 
 
Kane reprit le contrôle de lui-même et acheva de traverser la rue. Il y avait un banc à l'arrêt de l'autobus et il s'y laissa tomber en attendant que ses tremblements cessent. 
 
Il y avait des pensées insupportables. 
 
Il connaissait un moyen de se remettre. Il repensait au Père Schliemann. L'esprit du prêtre avait été comme un puits, un puits profond sous des arbres mouchetés de soleil, dont la surface était égayée de quelques feuilles aux teintes automnales… mais l'eau en avait un goût minéral acide, un parfum de terre vivante. Il avait souvent cherché refuge près du Père Schliemann, en ces jours de sa puberté, quand ses facultés télépathiques avaient commencé à s'éveiller. Depuis lors, il avait trouvé des esprits sains, des esprits heureux, mais aucun qui fût aussi serein, aussi vigoureux sous sa gentillesse. 
 
— « Je ne veux pas que tu tournes autour de ce papiste, fils, tu m'as compris ? » C'était son père, l'homme maigre et implacable qui portait toujours une cravate noire. « Avant de t'en apercevoir, tu en seras à adorer des idoles sculptées, tout comme lui. » 
 
— « Mais ce ne sont pas…» 
 
Les oreilles lui sifflaient encore de la gifle qu'il avait reçue. 
 
— « Monte dans ta chambre ! Tu ne redescendras pas avant demain matin. Et d'ici là tu m'auras appris par cœur deux chapitres de plus du Deutéronome. Peut-être que cela t'apprendra ce qu'est la vraie foi chrétienne. » 
 
Kane eut un sourire amer et alluma une nouvelle cigarette au mégot de la précédente. Il savait qu'il fumait trop. Et il buvait… mais pas trop. Ivre, il restait sans défense devant les assauts de pensées atroces. 
 
Il avait dû s'enfuir du foyer paternel à l'âge de quatorze ans. La seule alternative eût été le conflit avec en conclusion l'école de correction. Évidemment, cela l'avait éloigné du même coup du Père Schliemann, mais comment diable un adolescent sensitif eût-il pu cohabiter avec le cerveau de son père ? Les psychologues admettaient-ils à présent qu'on pût être à la fois sadique et masochiste ? Kane savait que ce double type existait. 
 
Dieu merci la portée télépathique extrême n'était que de quelques centaines de mètres. Et un gamin qui lisait dans les pensées n'était pas tout à fait sans ressources ; il pouvait éviter les autorités aussi bien que les pires horreurs de la pègre. Il pouvait trouver un couple convenable, d'âge moyen, à l'autre bout du continent, et se faire adopter. 
 
Kane se secoua et se releva. Il jeta sa cigarette à terre et l'écrasa sous son talon. Un millier d'exemples lui disaient l'obscur symbolisme sexuel que comportait cet acte, mais bon sang… c'était également une méthode pratique. Les armes à feu aussi sont phalliques, mais il y a des moments où l'on en a besoin. 
 
Les armes : il ne put s'empêcher de faire la grimace en se rappelant qu'il avait fui la conscription en 1949. Il avait assez voyagé pour savoir que son pays valait la peine d'être défendu. Mais il n'avait pas eu de difficulté à circonvenir le psychiatre et à se faire noter comme un psychonévrosé incurable… ce qu'il serait immanquablement devenu après deux ans passés parmi les hommes aux désirs refrénés. Il n'avait pas eu le choix, mais il ne pouvait s'empêcher d'éprouver un sentiment de dégradation. 
 
…ne péchons-nous pas tous (absolument tous) y a-t-il une seule créature humaine qui n'ait pas son fardeau de honte ?… 
 
Un homme sortait du drugstore, près de lui. Kane lui fouilla l'esprit, par oisiveté. On pouvait pénétrer profondément dans le moi d'un autre quand on le voulait ; d'ailleurs, on ne pouvait se retenir. Il était impossible de capter seulement des pensées formulées : l'organisme est trop étroitement intégré. La mémoire n'est pas un simple classeur, mais bien un processus continu au-dessous du niveau de la conscience ; en quelque sorte, on revit sans cesse tout son passé. Et plus le souvenir renferme de charge émotive, plus il irradie puissamment. 
 
L'étranger s'appelait… peu importe. Sa personnalité était comme une signature inimitable, au même titre que ses empreintes digitales. Kane avait pris l'habitude de considérer les gens comme un symbole topographique multi-dimensionnel ; leur nom n'était que jargon arbitraire. 
 
L'homme était professeur adjoint d'anglais à l'université. Âgé de 42 ans, marié, trois enfants, faisant des versements sur le prix d'une maison à Albany. Un type sobre et régulier, mais sociable, aimé de ses collègues, prêt à venir en aide à ses amis. Il pensait à ses cours du lendemain, avec des idées sous-jacentes relatives à un film qu'il désirait voir et un courant profond de peur d'avoir bien un cancer, en dépit de ce que disait le médecin. 
 
Enfouie plus profondément, la liste de ses crimes secrets. Dans l'enfance : il avait tourmenté un chat, il avait eu des appétits œdipiens bien dissimulés, il s'était masturbé, il avait commis de petits larcins… comme tout le monde. Plus tard : il avait triché à plusieurs examens, il y avait eu un ridicule essai avec une fille, sans résultat parce qu'il était trop nerveux, une fois il avait pris place dans une queue à une cafétéria et s'était fait expédier au bout avec une observation sèche et Dieu soit loué que Jim qui en avait été témoin habitât maintenant Chicago)… Encore plus tard : des souvenirs pénibles de borborygmes stomacaux incontrôlables à un dîner officiel, une femme dans une chambre d'hôtel un soir de congrès, une lâcheté, il avait laissé renvoyer le vieux Carver parce qu'il n'avait pas eu le courage de protester devant le doyen… Et pour le présent : le petit dernier était méchant, geignard, morveux, mais on ne peut pas montrer ce qu'on pense réellement, seul dans son bureau il lisait Rosamond Marshall, il tripotait de jeunes seins sous des pull-overs serrés, il y avait les rivalités académiques mesquines, il avait donné une bonne note imméritée au jeune Simonson parce que ce garçon était si beau, il était pris de panique honteuse et de sueurs la nuit quand il pensait à la mort qui supprimerait sa conscience… 
 
Et après ? C'était un brave homme, ce professeur adjoint, bon et honnête, et ses conflits eussent dû rester entre lui et l'Ange de Justice. Peu de ses pensées s'étaient traduites en actes, et peu le deviendraient. Qu'il s'en charge tout seul. Kane cessa de se concentrer sur lui. 
 
Le télépathe était devenu indulgent. Il attendait peu de chose de chacun ; personne n'était conforme à son masque, sauf peut-être le Père Schliemann et quelques rares autres… et c'étaient encore des humains, avec les faiblesses humaines, la seule différence étant qu'ils avaient trouvé la paix. C'était la teneur émotive sous-jacente de culpabilité qui effarouchait Kane. Dieu savait qu'il ne valait pas mieux, lui-même. Il était pire, peut-être, seulement c'était sa vie qui l'y avait poussé. Si l'on éprouvait un instinct sexuel normal, par exemple, mais qu'on ne puisse pas partager au sens propre du mot les pensées d'une femme, la vie devenait une succession de brèves rencontres ; il n'y avait pas d'autre recours, même si la formation austère de l'enfance continuait à protester. 
 
— « Excusez-moi, auriez-vous du feu ? » 
 
…lynn est morte je n'arrive pas encore à comprendre que je ne la verrai plus jamais & finalement on vit à la petite semaine mais ce qu'on fait entre temps comment on passe les soirées solitaires…  
 
— « Certainement. » …peut-être que c'est le pis : partager les peines sans pouvoir les soulager et ne pouvoir que lui donner du feu pour sa cigarette…  
 
Kane remit les allumettes dans sa poche et se dirigea vers l'université, faisant de nouveau halte à Oxford Street. Deux vastes bâtiments se dressaient à gauche ; d'autres se distinguaient devant et à droite, à travers un écran d'eucalyptus. Le soleil et l'ombre se partageaient la pelouse. Dans l'esprit d'un étudiant qui passait il lut où se trouvait la bibliothèque. Une grande bibliothèque… peut-être renfermait-elle une indication, enfouie dans les classeurs de périodiques. Il avait déjà pris ses dispositions pour obtenir la permission d'y fureter : une jeune auteur qui faisait des recherches pour son prochain roman. 
 
En traversant Oxford Street, Kane sourit intérieurement. Écrire était vraiment la seule occupation possible : il pouvait habiter la campagne et se tenir loin de l'insistance compacte de l'esprit de ses contemporains. Et avec la compréhension de l'âme humaine qu'il avait, cinq minutes passées à un coin de rue lui fournissaient une douzaine d'intrigues et il y gagnait largement sa vie. La seule difficulté était d'éviter la publicité, les convocations chez les éditeurs à New York, les séances d'autographes, les thés littéraires… tout cela lui déplaisait. Mais on pouvait rester anonyme si on le voulait bien. 
 
On prétendait que personne – hormis son agent – ne savait qui était B. Craven. Kane avait eu la folle pensée que Craven était peut-être un autre être comme lui. Il avait entrepris un long voyage pour s'en assurer… Non. Il était seul sur la terre, un mutant particulier et solitaire, excepté que… 
 
Cela frissonna en lui, de nouveau il se trouva assis dans le train. Il y avait trois ans de cela, il était en train de prendre un verre dans le wagon-bar tandis que le train aérodynamique fonçait à l'est dans les ténèbres du Wyoming. Ils avaient croisé un train filant à l'ouest, un train moins élégant. Son verre lui avait échappé des mains et il était resté plongé pendant un bref instant dans une cécité pénible. Un éclair de pensée, lui effleurant l'esprit, s'enflammant une fois reconnu, puis emporté de nouveau au loin… bon sang, bon sang, il aurait dû tirer le signal d'alarme, et elle aussi. Ils auraient dû arrêter les deux trains et marcher dans la cendrée et les buissons pour s'étreindre. 
 
Trop tard. Trois ans ne lui avaient apporté qu'un vide encore grandi. Quelque part dans le pays il y avait, ou il avait eu une jeune femme, et elle était télépathe, et le contact étonné de son cerveau avait été doux. Il n'avait pas eu le temps d'en apprendre davantage. Depuis lors, il avait abandonné tout espoir de la retrouver par l'intermédiaire des détectives privés. (Comment leur dire : « Je cherche une fille qui se trouvait dans tel train la nuit du…» ?) Les petites annonces dans tous les grands journaux ne lui avaient rapporté que quelques lettres de cinglés. Probablement ne lisait-elle pas les avis personnels. Lui-même ne l'avait jamais fait avant de commencer ses recherches, on y trouvait trop de détresse quand on comprenait l'humanité comme il la comprenait. 
 
Peut-être que dans la bibliothèque, un article passé inaperçu… Mais si l'on conçoit deux points dans un espace fini et que l'un se déplace de façon à occuper successivement toutes les situations possibles, il rencontrera l'autre dans un temps fini – à condition que le second point ne soit pas également en mouvement. 
 
Kane haussa les épaules et longea l'allée jusqu'à la grille. Le chemin montait légèrement. Il y avait un flic à l'air ennuyé sous l'abri, chargé de voir que seules les voitures autorisées étaient parquées sur les terrains. Le paradoxe du progrès : une tonne d'acier qui brûlait du pétrole irremplaçable pour déplacer un ou deux corps humains, et ce travail s'exécutant si bien qu'il devenait universel et étouffait les villes qui lui avaient donné naissance. Une société télépathique aurait été plus rationnelle. Quand on pourrait sentir et guérir la moindre blessures d'une âme d'enfant… quand le lourd fardeau de la culpabilité pourrait être déposé, parce que chacun saurait que tous avaient fait la même chose… quand les hommes ne pourraient pas tuer, parce que le soldat comme l'assassin sentiraient la victime mourir… 
 
…adam et ève ? on ne peut pas faire une race saine à partir de deux êtres – mais si nous avions des enfants télépathes (& ce serait inévitable il me semble parce que la mutation est récessive) alors nous pourrions en étudier l'hérédité & le don serait logiquement transmis aux autres courants sanguins & à chaque génération ils seraient plus nombreux de notre espèce jusqu'à ce que nous puissions nous montrer ouvertement & même les sourds de l'esprit pourraient recevoir l'aide de nos Psychiatres et de nos prêtres & la terre serait belle et propre et saine…  
 
Il y avait des étudiants assis sur l'herbe ou se promenant devant les bâtiments, s'interpellant, riant, bavardant. Le jour touchait à sa fin. Maintenant, il y aurait le dîner, un rendez-vous, un spectacle, peut-être un demi chez Robbie ou une balade en voiture dans les collines, pour s'embrasser en regardant les lumières de la ville comme autant d'étoiles prises au piège, et les constellations les surmontant… ou peut-être une soirée dans les livres, un monde qui s'ouvrirait soudain. Cela devait être bon d'être jeune et sourd à l'esprit d'autrui. Un chien arriva en trottant et Kane se décontracta dans le simple plaisir indicible d'être un épagneul admiré et en bonne santé. 
 
…alors peut-être vaut-il mieux être chien qu'homme ? non sûrement pas car si l'homme connaît plus de peines il connaît aussi plus de joies & il en est ainsi des télépathes : plus facilement blessés oui mais (seigneur) penser aux sourds de l'esprit toujours emmurés dans leur solitude & penser au partage non seulement d'un baiser mais d'une âme avec la bien-aimée…  
 
La pente était plus raide en approchant de la bibliothèque, mais Kane était en bonne forme et l'effort lui plaisait. Au bas du perron, il s'arrêta pour tirer quelques bouffée avant d'entrer. Un femme qui passait lui lança un coup d'œil et il apprit qu'il pouvait également fumer dans le hall. La lecture de pensées avait ses applications pratiques. Mais il se sentait bien, au soleil. Il s'étira, se tendant physiquement et mentalement. 
 
…voyons à présent l'intégrale de log x dx eh bien faisons une substitution supposons que nous appelions y l'égale de log x tiens c'est intéressant je me demande qui a dit qu'Euclide avait contemplé la beauté dans sa nudité…  
 
Soudain, la cigarette de Kane lui tomba des lèvres. 
 
Il lui semblait que le battement forcené de son cœur allait noyer la double pensée qui se répandait dans son cerveau : la pensée d'un étudiant en physique, d'un jeune homme très ordinaire sauf qu'il était totalement perdu dans la satisfaction primitive de résoudre un problème, et la pensée d'une autre, de celle qui écoutait. 
 
…elle… 
 
Il vacillait, les yeux clos, respirant durement comme s'il escaladait une montagne. …êtes-Vous là ? êtes-Vous là ?…  
 
…n'ose pas croire : qu'est-ce que j'éprouve ?… 
 
…j'étais l'homme du train… 
 
…et j'étais la femme… 
 
Un frisson d'union. 
 
— « Hé là ! Monsieur, cela ne va pas ? 
 
Kane faillit gronder. Sa pensée à elle était si lointaine, à peine discernable, il n'obtenait que des mots sous-vocalisés, rien d'elle-même, et cet importun… « Non, merci, tout va bien, seulement un peu essoufflé. » …où êtes-Vous ? Où puis-je Vous trouver, ma chérie ?…  
 
…Image d'un grand bâtiment blanc : juste ici je suis assise sur le banc dehors & venez vite je vous en prie soyez ici je n'aurais jamais cru que cela put être réel…  
 
Kane prit le pas de course. Pour la première fois depuis quinze ans il ne faisait pas attention aux humains qui l'entouraient. Il y eut des regards étonnés, mais il ne s'en aperçut pas, il courait vers elle, et elle courait aussi. 
 
…je m'appelle Norman Kane & ce n'est pas mon nom de naissance je l'ai pris à des gens qui m'ont adopté parce que je me suis enfui de chez mon père (affreux comme maman est morte dans les ténèbres & il n'a pas voulu qu'elle ait des calmants malgré son cancer & il disait que les drogues c'était le péché et que la douleur est bonne pour l'âme & il le croyait sincèrement) & quand mon pouvoir m'est apparu au début j'ai fait des erreurs & Il m'a battu en disant que c'était de la sorcellerie & j'ai cherché toute ma vie durant depuis & je suis écrivain mais seulement parce qu'il faut vivre mais ce n'était pas la vie jusqu'à maintenant… 
 
…à mon pauvre bien-aimé (j'ai eu plus de chance) en moi le pouvoir a mis plus longtemps à se manifester & j'ai appris à le cacher & et j'ai vingt ans & je viens étudier ici mais que sont les livres maintenant… 
 
Il la voyait, à présent. Elle n'était pas belle selon le terme courant, mais elle n'était pas laide, et il y avait de la bonté dans ses yeux et dans la courbe de ses lèvres. 
 
…comment vous appellerai-je ? Pour moi vous serez toujours Vous mais il faut un nom pour les sourds de l'esprit & j'ai une maison à la campagne parmi les vieux arbres & les rares voisins sont de bonnes gens aussi aimables que la vie le leur permet… 
 
…alors laissez-moi y aller avec vous & que je n'en parte plus jamais… 
 
Ils arrivèrent l'un près de l'autre et se tinrent à un pas de distance. Pas besoin de baiser ni même de serrement de mains… pas encore. Ce furent leurs esprits qui bondirent et ne firent plus qu'un. 
 
…À L'ÂGE DE TROIS ANS JE BUVAIS L'EAU DE LA CUVETTE DES CABINETS CELA AVAIT UNE FASCINATION SPÉCIALE POUR MOI & JE VOLAIS DE LA MONNAIE À MA MÈRE BIEN QU'ELLE EÛT BIEN PEU D'ARGENT AFIN D'ALLER MANGER DE LA GLACE AU DRUGSTORE & J'AI ÉVITÉ LA CONSCRIPTION & IL Y A LES SALETÉS AVEC LES FEMMES… 
 
…QUAND J'ÉTAIS PETITE JE N'AIMAIS PAS GRAND-MÈRE BIEN QU'ELLE ME CHÉRIT & UNE FOIS JE LUI AI JOUÉ CE MÉCHANT TOUR & À L'ÂGE DE SEIZE ANS J'AI FAIT UNE BÊTISE TERRIBLE DE LA FAÇON SUIVANTE & JE SUIS RESTÉE PHYSIQUEMENT CHASTE SURTOUT PAR PEUR MAIS MES EXPÉRIENCES PAR PERSONNES INTERPOSÉES SE CHIFFRENT PAR MILLIERS… 
 
Des yeux observèrent d'autres yeux avec horreur. 
 
…ce n'est pas que vous ayez péché car je sais que chacun a fait de même ou l'aurait fait avec notre don & je sais aussi que ce n'est rien de grave ni d'anormal & naturellement vous avez de bons instincts & vous avez honte… 
 
…oui mais c'est que vous savez ce que j'ai fait & vous connaissez le moindre désir et la moindre pensée et la moindre saleté enfouie & en haut de ma tête je sais que cela ne signifie rien mais au-dessous il y a tout ce qu'on m'a inculqué quand j'étais enfant & je n'avouerai à PERSONNE que de telles choses existent en MOI… 
 
Une voiture passa. Les arbres murmuraient à la brise légère. 
 
Dans l'allée un garçon et une fille passèrent, la main dans la main. La pensée resta suspendue froidement sous le ciel, une pensée unique en deux esprits. 
 
…allez-vous-en de moi – je vous déteste.  
 
(Traduit par Bruno Martin.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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