Ma pomme PIERRE VERSINS
Ma pomme PIERRE VERSINS
Après « Le dernier mur » (n° 29) et « La bille » (n° 36), Pierre Versins nous offre un conte imprévu où le fantasque atteint les proportions du canular. C'est là un ton auquel Versins excelle. En voici une preuve.
Mon nom est Georges Tenay. Je suis gros et j'ai trente ans. J'aime les pommes. D'autre part, je possède au 43, rue Juliette-de-Wils, à Champigny-sur-Marne, une villa sans prétention mais confortable dont le jardin, petit, s'orne d'un pommier maigre. Petites causes, grands effets, l'arbuste maigrichon a pour un temps changé la face de la Terre.
Le 14 juillet, j'ai arrosé le pied de l'arbre, comme je le fais avec constance afin d'avoir des fruits superbes que je mange avec délice. Des, c'est beaucoup dire car mon arbrisseau me donne une pomme annuelle, une belle mais unique pomme que je couve avec ferveur avant de la cueillir et la manger, un dimanche, au dessert, après un bon repas spécialement conçu pour préparer l'ingestion de ma pomme. J'ai soin au préalable, chaque année, de rafraîchir précieusement l'anneau immaculé de peinture choisie qui entoure le pied, peu au-dessus du sol, de mon arbre sacré, afin que les fourmis et autres ravageurs n'attaquent pas le fruit que je convoite et dont j'assiste l'éclosion, la croissance et la maturité de précautions jalouses. Bref, des envieux me croiront sans doute un peu maniaque, mais je n'en ai cure.
Fut-ce une impureté, déposée par malveillance au fond de l'arrosoir que je réserve aux traitements divers dont j'environne mon pommier ? Ou dois-je accuser le chimiste, qui composa le fluide blanc dont j'enduis sur cinq bons centimètres le juvénile tronc de l'arbre favori, d'avoir introduit par négligence un ingrédient étrange et étranger dans ma peinture coutumière ? Toujours est-il que reposant mon arrosoir et m'essuyant le front d'une main amicale, je sursautai, baissai les yeux, les relevai et m'ébaubis. Ma pomme, qui la veille encore offrait à mes regards une taille de pomme telle qu'elle se doit être à mi-juillet, c'est-à-dire 157 millimètres de circonférence à l'équateur sur 14 centimètres au méridien, avait prospéré, en un jour et une nuit, de telle sorte qu'elle me montrait l'aspect d'une Canada mûre et prête à consommer. Mais je ne m'y laissai pas prendre. J'exige de mes fruits d'abord qu'ils soient corrects. J'étais certes étonné, encore que d'un arbre aussi soigné que l'est le mien la reconnaissance active ne fût pas exclue. Je décidai d'attendre, toutefois, avant que de croquer ma pomme, qu'elle me paraisse mûre d'une autre façon que par son seul volume.
La journée passa comme en un rêve. Astreint depuis mon plus jeune âge à une discipline stricte que j'avais prise à mon compte en échappant aux lois de mon univers enfantin, je réussis sans trop de peine à ne pas me diriger vers mon pommier plus de trois fois par heure, chacune de mes visites aggravant pourtant le cas de ma pomme excentrique. Elle enflait sans à-coup, comme sans se presser, avec prudence encore semblait-il, et mon visage reflétait de plus en plus un étonnement coi, la vision du phénomène révoltant mon goût du raisonnable. Car elle avait, lorsque à dix heures il ne fit plus assez clair pour distinguer sa masse, atteint l'ampleur inhabituelle d'un chou-fleur de forte taille. L'arbre pliait, ne rompait point, mais il souffrait visiblement de l'excroissance cancéreuse qui usait ses forces. Je dus pourtant aller dormir, mon sommeil agité de cauchemars désagréables, comme on pense. À l'aurore, ayant fermé l'œil plus de trente fois, je me levai, plongeai ma face dans l'eau fraîche et sortis, décidé à couper court à tout cet extraordinaire en dévorant ma pomme sans cérémonie, comme un vulgaire fruit qui me faisait damner.
Lorsque j'ouvris la porte qui donnait sur le jardin, par un escalier de pierre à rampe métallique, je ne m'abandonnai pas comme les autres jours aux prestigieuses féeries de l'aube, non, je tressaillis, me retins un instant à la rampe et m'assis sur une marche sans aller plus loin, laissant libre cours à mon émoi. Ma pomme, nul besoin n'était de m'approcher pour constater mon infortune, inclinant par son poids l'arbre qui lui avait donné le jour, reposait sur le sol que sa masse affaissait, comme une citrouille exemplaire. Il était clair que je ne m'en repaîtrais pas, comme je l'avais décidé. Je le tentai, pourtant, un peu plus tard, remis de ma surprise, mais elle était déjà trop grosse pour deux maisonnées de dix enfants, et moi, je suis célibataire sans progéniture. Quand le soleil se leva, pas tellement plus tard, j'aurais juré qu'un régiment pourrait tenir une journée en s'alimentant exclusivement de ma pomme. Elle éclipsait par son immensité la maison même et je vis un peu plus tard encore mes voisins goguenards s'accouder aux clôtures qui nous séparaient et m'accabler cruellement de leurs lazzis. Mortifié plus qu'on ne saurait dire, je m'élançai, une hache à la main, hache de bûcheron. Autant j'avais couvé ma pomme et mon pommier quand ils étaient normaux dans un monde normal, autant à cet instant j'étais empli d'une ardeur sainte pour détruire de mes mains l'ouvrage de Satan. Car Dieu n'eût pas permis de me donner ainsi en proie aux quolibets cinglants. Je frappai comme un forcené, taillant la chair juteuse de ma pomme énorme, me frayant dans les entrailles de sa vastitude un passage saignant et réparant mes forces à sa source vive quand je défaillais. Elle croissait plus vite, hélas ! que je ne la freinais et je ne pus la contenir.
C'est alors que se manifesta à mes yeux misanthropes le plus bel exemple de la solidarité humaine. Quand ils me virent ressortir, le front courbé sous la malédiction et les yeux pleins de larmes, de la caverne que j'avais forée au milieu de ma pomme, il y eut d'abord un rire qui cessa presque aussitôt, et les voisins enfin s'émurent. À temps, car le fruit débordait déjà de part et d'autre du jardin, ployant les grillages de séparation de nos propriétés. Prospérant comme une aveugle, la pomme ne nous montrait plus sa forme bien connue, mais épousait exactement tous les plis du terrain, écrasant et abattant l'abricotier, les cerisiers et les salades, la bordure d'iris et le buisson qui formaient la limite entre la villa et le jardin. Le tilleul sous lequel j'aimais à prendre mes repas lorsque le temps était au beau craqua sous ses coups de boutoir et s'effondra, brisant deux vitres à une fenêtre. Comment puis-je, à coups de hache, avec l'aide des voisins, préserver ma maison de l'envahissement ? je ne sais. Nous y, parvînmes cependant. La pomme, cisaillée, tranchée, hachée, meurtrie de mille coups, enroba ma maison d'une voûte ogivale qu'elle referma du côté de la rue, me séparant avec six hommes et deux femmes du reste du monde. J'avais à peine, dans l'horreur du sauvetage, entendu la sirène qui présage les pompiers. Ils étaient là, pourtant, à l'œuvre comme moi, comme le quartier entier, luttant pied à pied contre l'emprise du monstre végétal que j'hésitais à appeler ma pomme. Il fallait opposer en hâte à son avance un front serré de haches et de pics devant chaque maison qu'elle attaquait. Elle se reformait un peu plus loin, isolant chaque maison dans une niche humide. Là où les immeubles se touchaient, les pompiers sur le toit empêchaient de la même manière la voûte de descendre avant la fin de l'agglomération. Depuis midi, nul d'entre nous n'avait vu le soleil. Il était quelque part en dehors de la pomme, et nous étions dedans. En hâte, la police et l'armée opéraient des trouées selon l'enfilade des rues, détachant des lambeaux de pomme des façades, rassurant les habitants de Champigny. Et Elle, comme si elle eût dédaigné de nous tuer, ne reconstituait jamais sa chair là où on l'entamait. Ce qui permit, non sans efforts, de préserver les voies de communication, au lance-flammes, et tous les bâtiments, sauf rares exceptions qui s'effondrèrent. Mais quant à tenter une contre-offensive, il n'y fallait pas songer, elle croissait trop vite.
Abruti par la fatigue, anéanti de désespoir et rongé de remords, je revins vers le soir dans ma maison par la suite de tunnels qui étaient maintenant les rues de Champigny, et m'endormis comme une brute sur le seuil, sans pouvoir faire un pas de plus, la tête vide. À deux mètres de moi, palpitant d'une vie que je jugeai haineuse en mon délire, s'élevait le mur de chair juteuse à laquelle néanmoins j'osai prendre des forces lorsqu'un peu plus tard je m'éveillai, courbatu et fataliste.
Je tournai vers minuit le bouton de mon poste et j'entendis avec effarement les dernières nouvelles, bien que je m'attendisse à quelque chose d'approchant. Sur Champigny, rien de nouveau, mais toutes les localités environnantes, Joinville-le-Pont et Saint-Maur-des-Fossés, Chennevières-sur-Marne et Villiers, Nogent, Noisy-le-Grand, Maisons-Alfort faisaient partie depuis plus de deux heures du terrifiant domaine de la pomme. Déjà je n'osais plus dire : ma pomme. Était-ce par prudence ? Par peur d'être accusé ? J'étais, en droit, l'auteur des catastrophes, comme un qui laisserait son chien méchant mordre la foule. Mais n'avais-je pas aussi montré comment, sinon vaincre la pomme, du moins préserver les maisons de son emprise enténébrée ? C'est ainsi que je me consolais, sans pouvoir en conscience ôter de ma poitrine l'écrasant fardeau de ma responsabilité, pourtant, comment aurais-je pu une seconde présager ?… Et puis, était-ce si fâcheux ? J'ai là des lettres d'inconnus qui m'ont félicité, et chaudement. Que déduire, quand la destinée fait de vous à la fois un bienfaiteur et un fauteur de troubles ?
Car il faut le reconnaître !… mais non, n'anticipons pas, malgré qu'il y paraisse…
Je frémissais à la pensée, à la vision funeste de Paris dévoré par la pomme. Cependant, par des mesures adéquates, calquées sur celles qui avaient sauvé notre banlieue de l'engloutissement, le gouvernement alerté réussit à soutenir, par des échafaudages gigantesques, la voûte formidable qui, d'heure en heure, grignotait le ciel pâle de l'Île-de-France. Vue de l'orée du bois de Vincennes, la capitale ressemblait au hall immense d'une gare à l'échelle du globe. Loin vers le nord-ouest, l'azur était visible mais disparaissait de plus en plus. Le 16 au soir, la pomme surplombait Paris jusqu'à la gare Montparnasse et la gare de l'Est, camouflant mieux qu'en temps de guerre Notre-Dame, le Palais du Luxembourg, les Tuileries, l'Observatoire. De la Tour Eiffel, où je me rendis un peu après quatre heures, on distinguait très nettement le dôme luisant de santé de ma pomme effroyable, au-dessus des Invalides, qui montait haut dans le ciel, retombant mollement vers Compiègne d'une part et vers Fontainebleau. Elle croissait toujours en force et en beauté, mûre à point maintenant. Il fallut songer à creuser dans la masse, verticalement, des bouches d'aération, sous peine de devoir rationner l'air au peuple de Paris. Ce fut l'œuvre de plusieurs hélicoptères qui, tels des excavatrices, rongeaient la chair juteuse de leurs pales, de la voûte obscure au ciel libre, et puis recommençaient plus loin, forant leurs puits parmi la pomme, cependant qu'en dessous les enfants tendaient le cou, la bouche ouverte, avalant le jus de fruit qui s'écoulait de ces mixeurs d'un nouveau genre. Le 17, à 14 heures, Paris était à l'intérieur d'une pomme splendide, posée au centre de la France comme un don de Dieu, et du monde entier on accourait pour admirer le phénomène. Je fus l'objet de plusieurs interviews, odieuses et cordiales à la fois.
Elle crût encore. À la fin de juillet, elle cachait dans son sein généreux la Seine-et-Oise, débordant un peu de tous côtés. Et parvenue à ce résultat déjà coquet, elle arrêta sa prolifération.
La France en eut bien pour dix ans à digérer ce fruit splendide. Car elle eut le bon goût de n'en point exporter, la livrant au contraire à la consommation gratuite. Et j'étais pour certains un véritable objet d’opprobre tandis que d'autres, la plupart en vérité, me vouaient comme un culte. C'est pourquoi, aujourd'hui encore, une qualité de pommes particulièrement savoureuses porte mon nom et mon prénom, malgré ma modestie native.
Il y eut des fêtes remarquables pour commémorer la libération de Paris, sa réapparition au grand soleil, et je dus me montrer en public maintes fois, mais bien des gens qui durent travailler à nouveau pour manger m'écrivent régulièrement des messages pressants, me demandant sans autre de recommencer.