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La choucroute JEAN RAY

La choucroute JEAN RAY 
 
 
 
Après « Maison à vendre » (n° 48), voici une autre des nouvelles assez brèves qui composent le recueil « Le Livre des Fantômes », un des ouvrages les moins connus de Jean Ray. On y retrouvera l'inspiration indéniable de Ray « conteur flamand », et on y verra que l'auteur ne dédaigne pas de créer une image de son univers fantastique à partir des plus menus détails.  
 
 
Rien n'est plus proche de nous que l'inconnu, bien qu'à notre idée, il n'appartienne qu'aux plus lointains rivages. 
 
Attribué à Carlyle. 
 
Encyclopédie de Brewster. 
 
 
 
Comme Dickens disait : « Tout en Squeers », je dis « tout en Buire » quand je songe à l'étrange aventure qui fut mienne. 
 
C'est par Buire qu'elle commence, par lui qu'elle s'est achevée. 
 
Je le considère comme ami parce que je perds rarement une de nos vastes parties d'échecs, qu'il essaye toujours de m'être agréable par de menus et fréquents services, peut-être aussi parce qu'il y a entre nous, au premier abord, une certaine ressemblance physique, depuis qu'il porte un Borsalino à très larges bords et qu'il fume une pipe bulldog de marque écossaise. 
 
Nous avons d'ailleurs des goûts communs, par exemple pour la choucroute, le vin des Côtes-Rôties et le tabac de Hollande. 
 
Buire est originaire du Cotentin, vieux pays de France qui fournit, paraît-il, à la joaillerie française le plus grand nombre de courtiers, aussi est-il employé chez Wilfer et Broways, firme très honorablement connue. 
 
Au dernier Nouvel An, ses patrons lui ont donné une prime appréciable et un abonnement sur tout le réseau ferroviaire ; il empocha l'argent avec plaisir, mais l'abonnement lui ouvrit un ciel de félicités sans nombre. 
 
— « Savez-vous comment je passe ma journée de congé hebdomadaire ? » me dit-il en rougissant de bonheur. « Je vais à la gare, je prends place dans le premier train venu, sans me soucier de sa destination et je descends selon mon caprice. De cette façon, je contente à peu de frais et sans perte de temps, mon insatiable désir d'inconnu. » 
 
Je trouvai l'idée heureuse, tout en ne cachant pas que je l'enviais quelque peu. Enfant, il me prenait souvent une fantaisie nomade qui me faisait marcher toujours droit, tout droit devant moi, espérant vaguement atteindre des horizons inconnus et prestigieux. 
 
— « Un jour je vous prêterai mon abonnement, » promit-il, « aucun contrôleur ne pourrait découvrir la petite supercherie puisque nous nous ressemblons comme des frères. » 
 
Il tint sa promesse. 
 
Tout au long de la journée j'hésitai à me servir de la précieuse carte d'abonnement, puis, entre chien et loup, je me décidai brusquement : le temps était sombre et les gares étaient mal éclairées. Je choisis un obscur train de banlieue, un sale petit tortillard blotti au long d'une voie en cul-de-sac, et m'installai sur des coussins de serge bleue, sous le regard fuyant d'une lampe à gazoline. 
 
Au moment où le train sifflait et que les freins débloqués hurlèrent, un bonhomme chargé de paquets sauta sur le marchepied. Je lui tendis une main secourable et, une fois installé en face de moi, le dos à la direction du convoi, il m'exprima sa reconnaissance. ? 
 
C'était un homme jovial et bavard, et j'ai retenu son discours : 
 
— « C'est la fête chez mes voisins, le Clifoires. Un nom bien drôle, n'est-il pas vrai ? C'est ainsi que dans mon pays on appelle les sarbacanes avec lesquelles s'amusent les enfants. Mais clifoires ou sarbacanes, ce sont de bien braves gens qui fêtent aujourd'hui leurs noces d'argent, parfaitement. J'apporte des pâtisseries, des tartes meringuées, des religieuses, des carrés aux pistaches. Entre nous, je crains pour les meringues qui m'ont paru fragiles, mais tout fera farine au moulin car nous sommes entre vieux amis. Il y aura un vol-au-vent aux crevettes, un gigot, un poulet aux olives…» 
 
Je souris et l'homme me fut sympathique car il venait de citer trois plats dont je raffole. 
 
« Pour moi, » continua-t-il, « je me serais contenté d'une ordinaire mais bonne choucroute, avec des saucisses, du lard, des tranches de porc rissolées. » 
 
Je bâillai doucement, non d'ennui, car j'adore parler cuisine, mais d'une faim brusquement venue : je fais grand cas d'une choucroute bien conditionnée. 
 
La suite de la conversation ne comporta guère de changement de sujet ; nous établîmes un parallèle entre les choucroutes d'Alsace et celles d'Allemagne. Puis entre celles servies en Ardenne, garnies de jambonneaux, et celles présentées en spécialité autrichienne, avec des saucisses à la chipolata. 
 
Sur ces entrefaites, le train, qui avait déjà fait d'assez nombreuses haltes, ralentit de nouveau et je me levai. 
 
— « Je descends ici, bien du plaisir, Monsieur, et au revoir ! » 
 
Je lui tendis la main. 
 
Il la retint avec force et je vis que son gros et cordial visage avait soudainement blêmi. 
 
— « Ce n'est pas possible ! » balbutia-t-il, « vous ne pouvez pas descendre… pas descendre… ici. » 
 
— « Mais si… Adieu ! » 
 
J'avais ouvert la portière et sauté sur le quai. 
 
Il fit un geste inutile et, à ce qui me semblait, désespéré, pour me retenir. 
 
— « Vous ne pouvez descendre… ici ! » hurla-t-il. 
 
Le train se remettait en marche ; je vis le visage de mon compagnon de route se coller, tordu d'angoisse, contre la vitre de la portière. Le train prit de l'allure et ne fut plus qu'une ombre fuyante piquée d'un œil flamboyant de cyclope. 
 
J'étais seul sur le quai d'une gare affreusement quelconque, aux lumières avares. Une sonnette, cachée dans une niche de bois, grelottait. Je jetai un regard distrait dans des locaux absolument vides et. sans avoir vu un percepteur de tickets ou un quelconque agent de contrôle, je débouchai sur une esplanade morne et complètement déserte. 
 
Or, à cette heure, une unique chose me préoccupait : celle de m'installer sur une banquette de restaurant et de commander une choucroute ; mon ami d'une heure et ses gourmands propos avaient fait naître en moi un féroce appétit dont je m'étonnais moi-même. 
 
Une rue s'allongeait devant moi, longue, interminable, toute en ombres et chichement étoilée de réverbères à flamme bleue. 
 
Il faisait froid, il bruinait ; la nue semblait peser à même les pignons et les toits. Je ne vis aucun passant et nulle part la clarté accueillante d'une vitrine marchande ni même, tout au long de cette énorme artère bordée de hautes et noires maisons, une fenêtre éclairée trouant de rose la nuit d'alentour. 
 
— « Je me demande où je suis ? » murmurai-je, regrettant déjà l'aventure selon Buire. 
 
Et tout à coup je me trouvai face au havre de grâce : une baie cintrée ternie de buée humide, mais claire et laissant entrevoir des contours flous de tables, de glaces et d'un comptoir confortablement garni. 
 
Il n'y avait personne à l'intérieur, mais la banquette était large et tendue de chaude peluche rouge et sur le comptoir flambait un double arc-en-ciel de bouteilles. 
 
— « Holà ! Quelqu'un ? » 
 
Il me semblait que ma voix portait loin, fameusement loin, s'achevant dans de vastes profondeurs en longues résonances. 
 
— « Monsieur désire ? » 
 
L'étrange bonhomme ! Je ne l'avais vu, ni entendu venir et il s'était dressé devant ma table comme surgi d'une trappe. 
 
Il avait un curieux visage décati de clown, tout blanc, à la bouche mince et rentrante, aux yeux tapis derrière un rempart de bourrelets graisseux. 
 
— « Une bonne choucroute, s'il y a moyen d'en avoir une. » 
 
— « Certainement, Monsieur ! » 
 
Je ne vis partir ni revenir le serveur, du moins je ne m'en souviens guère, mais la choucroute se trouvait placée sur la table, énorme, splendide, dressée sur un gigantesque plat d'étain frotté, bardée de lards épais, étayée de saucisses dorées, flanquée de puissantes tranches de jambon et de rôti. 
 
Tout à coup, avant que j'y eusse porté la fourchette, une haute flamme bleue s'en éleva. 
 
— « Nous servons toujours la choucroute flambée. Spécialité de la maison, » dit une voix. 
 
Je ne revis pas le serveur, mais je m'écriai de bonne humeur : 
 
— « Qu'importe, elle ne pourra qu'en être meilleure ! » 
 
Et j'ajoutai, mais mentalement : 
 
« Une choucroute flambée, voilà une recette bien nouvelle que je me promets de passer à Buire ! » 
 
Pourtant je n'en mangeai pas.. Une chaleur terrible, formidable, se dégageait du pâle brasier, et je dus reculer sur la banquette. J'appelai le garçon, il ne vint pas. 
 
Je quittai la table et, dépassant 1e comptoir, je poussai une porte qui devait s'ouvrir dans une arrière-salle. 
 
Ici commença la suite des étonnements sans nombre de cette soirée. 
 
L'arrière-salle était là, en effet, mais absolument vide et nue, comme une pièce d'une maison fraîchement bâtie ou consciencieusement vidée par les déménageurs. 
 
J'allumai ma lampe de poche et décidai de pousser plus loin mon exploration. Eh bien ! je circulai un temps relativement long, par une maison vide, déserte, inhabitée, sans trace de meubles ou même de présences anciennes. 
 
Je garde, de mon origine anglo-saxonne, une certaine dose d'humour, cette joie intérieure à froid, qui s'extériorise mal, mais vous sert admirablement dans les circonstances les plus difficiles. 
 
« Je n'en mangerai pas moins la choucroute, » me dis-je, « et avec bien des chances de ne pas la payer. » 
 
Car en dépit de ce mystère du vide et du silence, ma fringale ne s'apaisait pas, au contraire, je ne rêvais que saucisses, lardons, côtelettes… Je retournai dans la salle de restaurant. 
 
Il y faisait une chaleur torride et je ne pus approcher de ma table. La flamme montait à présent à mi-plafond ; je voyais les saucisses, les magnifiques tranches de viande grasse, la colline ruisselante de la choucroute, la crème de la purée de pommes de terre à travers un léger voile azuré, mais ardent comme l'enfer même. 
 
« Si je ne puis manger, je boirai ! » décidai-je en saisissant une bouteille de liqueur grenat. 
 
Elle était très lourde, solidement bouchée et capsulée. 
 
D'un geste rageur je cognai le goulot contre le marbre du comptoir. La bouteille éclata en morceaux : elle était de verre plein ! Il en était de même des autres : les jaunes, les transparentes, les vertes, les azurines. 
 
Alors la peur me poussa aux épaules et je m'enfuis. 
 
Je m'enfuis dans une cité horrible, noire, vide, silencieuse au-delà de toute comparaison. 
 
Je tirai des sonnettes, d'antiques pieds-de-biche, accrochés à des chaînes forgées, appuyai sur des boutons électriques, aucun son ne répondit à mon appel. 
 
J'avais égaré mon briquet et je n'avais pas d'allumettes ; je grimpai sur un des hauts réverbères à flammes bleues : elles répandaient une chaleur atroce, mais je ne pus y enflammer une cigarette. Je me battis avec des volets et des portes férocement obstinés. À la fin, une de ces dernières, plus fragile sans doute, céda. 
 
Savez-vous ce qu'il y avait derrière ? 
 
Un mur énorme, noir, massif comme le roc. 
 
Il en fut de même d'une autre, puis d'une autre encore : j'étais prisonnier d'une ville toute en façades, sans bruit et sans autre vie que celle des flammes bleues épouvantablement ardentes et pourtant ne brûlant pas. 
 
C'est alors que je retrouvai la longue rue de la gare et revis le restaurant. 
 
Il n'était plus qu'un vaste brasier de feu lunaire, la flamme de la choucroute « flambée » le consumait à présent. Je traversai en courant une fournaise immobile, poursuivi au long de ma course folle par une haleine centuplée de forge en furie. Et je revis la gare. 
 
La sonnette tintait, un train se rangeait sagement le long du quai. Je me laissai tomber, anéanti, sur la banquette d'un coupé obscur. 
 
Ce ne fut qu'après un temps bien long, une heure peut-être, que je vis que d'autres voyageurs l'occupaient également. Ils dormaient. Ils descendirent avec moi à la gare de départ, un contrôleur endormi ne jeta qu'un regard distrait sur la carte d'abonnement de Buire. 
 

 
* * 
 
Le lendemain, comme Buire vint me réclamer son abonnement, je ne lui soufflai mot de l'aventure car je m'accusais d'un rêve ou d'une hallucination. 
 
Mais en tirant la carte de ma poche, un gros morceau de verre rouge en tomba, c'était un tesson de la fameuse bouteille. 
 
Buire le ramassa. 
 
Je vis son visage se tordre curieusement. 
 
— « Dites donc, vous ! » s'écria-t-il en tournant le morceau de verre dans les mains. 
 
— « Alors… quoi ? » 
 
Il me regarda longuement, les yeux ronds, la lippe pendante, image de la plus complète hébétude. 
 
— « Puis-je emporter cela ? » balbutia-t-il… « Oh ! n'ayez aucune crainte, je vous le rendrai tel quel. Mais… Mais… Je voudrais…» 
 
— « Peuh… Faites ! » répondis-je avec indifférence. 
 
Il me le rapporta le soir même, il était très nerveux. 
 
— « Je l'ai montré à Wilfer et Broways… Ce sont des gens… euh… très discrets, soyez-en convaincu. Je leur ai dit que votre grand-père avait passé quelques années aux Indes…» 
 
— « Et vous n'avez pas menti, » dis-je en riant, « c'était même un fameux chenapan, à en croire feu mon père et mes oncles. » 
 
— « Tant mieux, » dit-il, tout à coup rasséréné, « je me sens très mal, excusez-moi. Mais revenons-en à notre affaire. » 
 
— « Nous avons donc une affaire en cours ? » 
 
— « Je l'espère bien ! » s'écria Buire. « Wilfer et Broways disent que ce n'est pas très vendable. Ils n'ont jamais rien vu de pareil et surtout l'étrange forme irrégulière les intrigue. Qu'importe, il faudra le couper en quatre, peut-être en six, et cela en diminue fortement la valeur. Bref ils vous offrent un million de votre rubis. » 
 
— « Ah ! » fis-je, et je gardai un long silence. 
 
Buire devint de plus en plus nerveux. 
 
— « Allons, jouons franc jeu, ils vous en offrent deux millions, mais n'espérez pas en obtenir davantage, sinon ce serait trop réduire ma commission et elle ne sera pas énorme si l'on vous donne deux millions. » 
 
Et comme je me taisais toujours, il cria : 
 
— « Et surtout, ne l'oubliez pas… personne ne vous posera jamais de questions ! » 
 
Tard dans la nuit il m'apportait un volumineux paquet : deux mille grands billets. 
 

 
* * 
 
Si j'avais mis en pièces et pris un large morceau de la blanche carafe de kummel, j'aurais eu un diamant digne de la Golconde à offrir à Wilfer et Broways, si je m'étais pris aux flacons de chartreuse ou de menthe verte, c'est une émeraude comme jamais n'en connut Pizarre que j'aurais emportée. 
 
Mais baste, je n'y songe guère. 
 
Je pense à la choucroute, et je meurs de regret de n'y avoir goûté. 
 
Je la revois sans cesse, elle hante mes jours et mes nuits. 
 
En vain, je réclame aux cuisines les plus réputées des plats géants où s'entassent les plus riches viandes pimentées. 
 
Dès la première bouchée, tout m'est cendre et poussière et d'un geste las je renvoie le chef-d'œuvre gourmand aux traiteurs désespérés. 
 
J'ai imploré les choucroutes les plus fastueuses de Strasbourg, de Luxembourg, de Vienne. Pouah ! Je suis parti, la nausée aux lèvres, criant mon dégoût et ma désespérance. 
 
Et j'ai tourné le dos à Buire, il n'est plus mon ami. 
 
 
 
 
La semaine de huit jours 
(Zeepsday) 
 
GORDON R. DICKSON 
 
 
 
Gordon R. Dickson, qui paraît pour la première fois au sommaire de « Fiction » et dont vous reverrez la signature, est un auteur familier avec tous les genres de la SF, du plus sérieux au plus humoristique. Il se tourne ici vers une veine peu exploitée : la parodie juridique interstellaire. Le résultat est délicieux.

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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