Le jardin du diable - ROBERT ARTHUR
Le jardin du diable - ROBERT ARTHUR
Après « Un caractère négatif » (n° 60) et « Mr. Milton se met aux vers » (n° 67), voici une autre des histoires que raconte, dans le club anglais dont il est l'habitué, l'inépuisable Mr. Murchison Morks. C'est une occasion de plus pour l'auteur de développer ce fantastique en demi-teintes, avec une touche de fantaisie, dans lequel il excelle.
« À Calcutta, j'ai assisté à une scène stupéfiante, » dit Henderson, le gros fabricant de peinture qui est membre de notre club. Il revenait d'une croisière autour du monde et la racontait en détail. « J'ai vu un fakir hindou, vêtu d'un simple pagne, étendu sur une couche formée de clous pointus et soutenant sans broncher, sur la poitrine, un rocher de cinquante livres ! Il…»
— « À Bombay, » interrompit une voix mélancolique, « j'ai été le témoin d'un scène beaucoup plus étrange encore. »
Le teint d'Henderson vira au rouge brique. C'était Murchison Morks qui l'avait interrompu.
— « Ce fakir, dis-je, » poursuivit Henderson en élevant la voix, « ce fakir était étendu sur des clous pointus comme des aiguilles, soutenant toujours ce rocher sur sa poitrine. Puis, deux assistants grimpèrent sur le rocher et se mirent à sauter de haut en bas. »
— « Le fakir que je vis à Bombay, » poursuivit Murchinson Morks, « était assis dans un petit jardin, entouré de crapauds, de serpents, de lézards et de rats, dans une saleté indescriptible. De temps en temps, il prenait une longue épingle pointue et l'enfonçait entièrement dans sa main, son pied, son bras, sa jambe, la fichait profondément dans la chair de sa cuisse ou dans d'autres endroits de son anatomie.
» Chaque fois qu'il le faisait, il riait. Et, chaque fois qu'il riait, je voyais un autre homme, l'un de mes amis, tressaillir de douleur comme si l'épingle s'était enfoncée dans sa propre chair. »
— « Et alors, » dit Henderson d'une voix forte, « juste au moment où je pensais que rien de plus ne pouvait…»
— « J'appris plus tard…» (la voix de Morks avait une puissance qui submergeait les paroles d'Henderson comme s'il se fût agi des vagissements d'un nouveau-né) « j'appris que ce vieillard crasseux, sans jamais s'écarter de son jardin d'ordures, de son nid de serpents, de rongeurs et autres immondes créatures rampantes, avait tué au moins trois hommes (je veux dire trois hommes blancs) exactement de la même manière que celle qu'il comptait utiliser pour assassiner mon ami. En s'enfonçant des épingles dans la chair, en s'inondant de fumier, en caressant, tripotant, touchant enfin ses abominables compagnons. »
Henderson émit un profond soupir. Son visage était furieux, mais il savait que ses efforts resteraient vains. Morks avait capté l'attention de tous les membres du club qui se trouvaient à portée de sa voix. Quand il en fut certain, Morks se laissa tomber dans un grand fauteuil moelleux, prit d'un air absent un verre qu'on avait posé là pour quelqu'un d'autre, et nous contempla, impassible, avec son long visage solennel.
« Mais je sais que vous ne me croirez pas si je ne vous raconte pas toute l'histoire, » murmura-t-il d'un ton désapprobateur, « donc…»
L'histoire, toutefois, ne commence pas à Bombay (dit Morks). Du moins, la partie qui me concerne et je ne vous parlerai que de celle où j'ai joué un rôle, puisque d'elle seule je puis jurer qu'elle est indubitablement vraie.
Mon récit commence aux antipodes de l'Inde, dans l'atmosphère calme et paisible du comté de Surrey, en Angleterre. J'étais allé rendre visite à l'un de mes vieux amis, John Paget, récemment promu au titre de Comte de Quimberley, et fiancé à Lucy Horrocks, l'une des plus jolies filles qui ait jamais disposé d'un revenu annuel de vingt mille livres, à son propre nom.
Étant à Londres, j'avais projeté de descendre chez Jack pour la durée d'un simple week-end. Mais je le trouvai si nerveux, si hagard, si peu semblable à lui-même, que je décidai de rester aussi longtemps qu'il le faudrait pour découvrir ce qui n'allait pas. Car quelque chose n'allait pas, c'était évident.
Je n'avais pas vu Jack depuis de nombreuses années. Lors de notre dernière rencontre, c'était un jeune homme bronzé, bien bâti, peut-être un peu survolté, mais l'un des plus beaux spécimens que l'Angleterre soit jamais susceptible de produire.
Et à présent, alors qu'il aurait dû rayonner de bonheur à la pensée d'épouser Lucy et de restituer à ses domaines ancestraux leur ancienne splendeur, il était pâle, blafard, agité de tics comme une vieille femme nerveuse, les yeux cernés et hagards. Il lui arrivait également, tout à fait à l'improviste, de sursauter violemment ; geste qu'il tentait de réprimer mais sans jamais y parvenir.
Il fallut un incident qui survint trois jours après mon arrivée pour qu'il s'effondrât et me dévoilât les raisons du changement qui s'était effectué en lui.
Nous étions en train de prendre un verre dans la bibliothèque du vieux Quimberley Hall, et Jack ajoutait au mien un soupçon de soda quand sa main tressaillit ; il lâcha le siphon et d'un mouvement involontaire, porta sa main à sa bouche.
Puis, pâle et tremblant, il se mit à marmonner quelque chose au sujet de ses nerfs ; mais je ne m'y laissai pas prendre, je lui ordonnai de tendre la main. Son poignet portait la trace d'une minuscule piqûre d'où suintait une goutte de sang. Exactement comme si une épingle l'avait piqué. Une épingle invisible maniée par des mains invisibles.
Et, en regardant de plus près, je vis une demi-douzaine de minuscules points qui représentaient des piqûres similaires, guéries ou en cours de cicatrisation.
L'espace d'une horrible seconde, je le soupçonnai de s'adonner à la drogue. Mais le bon sens me fit rapidement abandonner mes soupçons : s'il était évident que quelque chose troublait Jack, ce ne pouvait être la drogue. Car il était précisément en train de faire gicler le soda dans mon verre au moment où la piqûre d'épingle – à supposer que c'en fût une – s'était produite. Et rien n'avait pu la provoquer. Absolument rien.
Quand il vit que j'avais remarqué les autres traces, Paget, d'un air penaud, me montra sa main gauche. Elle était marquée de la même manière.
— « J'en suis couvert de la tête aux pieds, » me dit-il d'une voix rauque, avec un regard de bête traquée. « J'ai vu un médecin. Un type d'Harley Sreeet. Je lui ai raconté. Il m'a cru cinglé. Ça se lisait sur son visage. Il me prenait pour l'un de ces gars qui s'enfoncent des aiguilles dans la peau rien que pour le plaisir. Il m'a écouté d'un air grave, puis il m'a donné un calmant. Un calmant ! « Il eut un rire amer. « Comme si j'imaginais… tout cela. »
Bref, pour alléger mon récit, je soutirai à Jack le reste de l'histoire sans autres difficultés. Cette histoire, d'ailleurs, était courte. Il n'était, me dit-il, de retour des Indes que depuis six mois environ. Avant la mort de son oncle, qui avait fait de lui le détenteur du titre, il travaillait à Bombay dans une banque. Il avait donné sa démission pour revenir en Angleterre vivre en comte de Quimberley, et ce… enfin cette chose qui lui arrivait, avait commencé le jour même où il était descendu du bateau.
Depuis lors, jour et nuit, il souffrait, à intervalles tout à fait imprévisibles, de ces piqûres d'épingles… ces piqûres invisibles, qui se manifestaient n'importe où, sans le moindre avertissement. De vraies piqûres d'épingles, qui faisaient réellement couler le sang. Comme celle que j'avais vue. Et qui faisaient mal. Naturellement.
— « Mais ce n'est pas ça, » me dit Jack, les traits tirés. « Entendez-moi bien : une piqûre d'épingle, ça n'est pas agréable, mais ça ne fait pas tellement mal. Si vous me disiez qu'on allait m'en enfoncer une dans la peau douze fois par jour, à intervalles réguliers, je ne m'en soucierais pas trop. Bien sûr, ça n'est pas drôle mais, quand on est un homme, on peut le supporter. Ce qui est affreux, c'est… c'est l'incertitude. »
Ses lèvres frémirent et ses yeux se firent suppliants.
« Comprenez-moi : outre le fait que je n'ose jamais aller trouver quelqu'un pour lui raconter que je suis lardé d'épingles inexistantes, maniées par quelque puissance invisible, et que je me demande, bien sûr, ce que c'est que cette puissance qui me harcèle… outre cela, il y a l'incertitude.
» Je me lève, je mange, je vaque à mes occupations, je parle à des gens, je me couche… et j'ignore toujours si, à la seconde suivante, cela ne va pas se produire. Quand cela arrive, je ne peux m'empêcher de sursauter ; bien entendu, les gens le remarquent et je ne peux leur expliquer.
» Je suis perpétuellement tendu comme un ressort et j'attends éternellement la prochaine fois. Je ne peux me détendre, je ne peux oublier, je ne peux penser à rien d'autre. Je ne peux même plus tenir à Lucy des propos cohérents… le vieux Horrocks commence à se demander si je ne suis pas un peu cinglé. Comment l'en blâmer ? Je me le demande moi-même.
» Dieu m'est témoin que je ne dors pas, que j'ai perdu tout appétit et… enfin, si ça ne cesse pas bientôt, je deviendrai vraiment cinglé. Parfois, déjà, il m'est arrivé d'avoir les nerfs dans un état tel que l'envie me prenait de sauter du haut d'un septième étage. »
Il se passa la main sur le front et prit le verre que je lui tendais. Je comprenais, bien sûr, ce qu'il me suggérait. Après tout, quand on peut s'attendre à chaque instant du jour et de la nuit à sentir s'enfoncer dans sa chair une épingle invisible, comment ne pas devenir nerveux et tendu ?
Et l'état de Jack empirait, visiblement. Si je ne parvenais pas à l'aider, il se pouvait que la situation se conclût par un drame. Sauter d'un septième étage, voilà une remarque qui ne ressemblait pas au vieux Jack. Pas du tout. Mais je confesse que j'étais déconcerté. C'est seulement quand il reprit la parole que je commençai de comprendre.
« Et le plus curieux, » dit-il, ayant fini son verre (Morks fit de même), le plus curieux, c'est qu'à chaque piqûre d'épingle, une image me vient à l'esprit. Une abominable image, une image écœurante. Je donnerais cher pour l'oublier, mais je n'y parviens pas. Elle continue de se présenter à moi, et chaque piqûre me la rappelle.
» C'est l'image d'un vieux fakir que j'ai vu à Bombay, le jour même de mon départ pour l'Angleterre. J'errais au hasard dans le quartier indigène, cherchant un cadeau pour Lucy, quand je me fourvoyai dans une petite allée qui menait à une sorte de square où un mur bas délimitait un jardin.
» Du moins, je suppose que l'on pourrait appeler ça un jardin. Il y poussait des plantes… des plantes maladives, d'aspect démoniaque, dont les racines plongeaient dans une épaisse couche de boue et de fumier. La puanteur était suffocante, et même les indigènes qui empruntaient l'allée passaient très vite, en détournant la tête. Et ce n'était pas le genre délicat, ces indigènes.
» Mais il y avait pire : c'était le type assis au milieu du jardin, sur une roche basse. Un fakir, je suppose, qui gagnait sa vie en mendiant. En tout cas, il avait devant lui un bol de cuivre et je remarquai que les indigènes, en passant, ne manquaient jamais, bien qu'ils se hâtassent, de jeter quelque pièce dans le bol.
» Pourtant, je ne vis pas immédiatement le bol. Parce que, et bien que ce spectacle me donnât la nausée, je ne pouvais détacher mes yeux de ce mendiant, au milieu de son jardin diabolique. C'était un vieil épouvantail ratatiné, ridé comme un vieux gant. De ses yeux, on ne voyait que des lueurs noires, derrière ses paupières à demi fendues. Il était complètement chauve, et ne portait qu'un haillon autour des hanches.
» Et dans le jardin, avec lui, il avait… toute une cour. Des rats ! des lézards ! des serpents ! des crapauds ! Et tout cela rampait, se tordait, sautillait dans la boue et le fumier qui l'entouraient.
» Parfois, il tendait la main et ramassait un rat, un serpent ou un crapaud, pour le caresser. Tantôt, il levait un pied nu, le laissait reposer sur l'échine zigzagante d'un serpent ou sur la peau froide, humide, verruqueuse d'un crapaud. Tantôt, il prenait un cobra, le posait sur son estomac, sur ses cuisses, où l'animal se contorsionnait. Ou encore, un rat se mettait à courir sur ses jambes.
» Quand il n'était pas occupé à cela, il barbotait des mains et des pieds dans le fumier, autour de lui, s'en éclaboussait le corps et le laissait durcir, pour ajouter une nouvelle couche à la croûte qui devait avoir plusieurs centimètres d'épaisseur.
» Mais son dernier tour (et c'en fut trop pour moi) consistait à s'enfoncer des épingles dans la chair des bras, des jambes, des pieds, des cuisses. Et il riait en le faisant ! Il me souriait en me montrant ses gencives édentées.
» Bien sûr, j'ai déjà vu des fakirs se piquer des épingles et des aiguilles dans le corps. Qui, aux Indes, n'en a pas vu ? Mais jamais en y prenant à ce point plaisir. Pas avec cette jouissance rare et infernale qu'en retirait ce vieux démon.
» Puis, tandis que je restais là, debout, suffoquant mais incapable de détourner le regard, l'homme souleva son bol d'une manière suggestive, réclamant une obole. J'allais lui donner quelque chose, juste pour m'en aller, mais ce me fut impossible. J'étais trop malade. Je m'écartai de quelques pas en titubant, et… je vomis.
» Dès que ce fut fini, je m'enfuis à l'air pur, sentant ses yeux s'implanter dans mon dos comme des vrilles brûlantes. Mais j'étais incapable d'autre chose. C'est seulement quand le navire eut gagné le large que je pus débarrasser mes narines de cette puanteur.
» Et maintenant…» (Paget s'essuya le front) « chaque fois que cela arrive, je revois ce vieux fakir, assis dans son jardin d'ordures, se transformant en pelote à épingles. Et cela, c'est pire, presque, que les piqûres mêmes. Dites-moi, Morks… pensez-vous que je sois vraiment cinglé ? »
Je l'assurai qu'il ne l'était pas. Loin de là. Pour le moment, je me contentai de lui dire que, derrière ce qui lui arrivait, se cachait quelque chose de très réel et de substantiel. Et j'ajoutai que, si seulement il se sentait capable de supporter son supplice quelques jours de plus, j'aimerais faire un saut à Londres pour discuter de tout cela avec un homme que j'y connaissais et qui faisait figure d'expert dans des cas de ce genre.
Il reprit courage et, au matin, son chauffeur me conduisit à Londres.
Toutefois, je n'allai pas à Harley Steet. C'est à Soho que je me rendis. Soho, vous le savez, fait partie des bas quartiers, près des quais. Et là, dans une petite pièce sombre avec vue sur l'eau puante, je trouvai l'homme auquel j'avais pensé.
Je lui soumis le cas de Jack, et il hocha la tête quand je lui fis part de mes conclusions. « Je connais cet homme, » dit mon ami. « Il a tué nombre de personnes. Des blancs, au moins trois que j'ai connus ou dont j'ai entendu parler.
» L'un était un lord anglais, un homme d'une extrême propreté. Le plus léger désordre de son vêtement, la plus petite tache sur sa personne lui étaient insupportables. Lui aussi rencontra ce fakir que vit votre ami et lui aussi, malheureusement, omit de lui donner de l'argent.
» La saleté de la scène lui donna la nausée. Comme votre ami, il se hâta de s'enfuir, sans jeter quelque pièce dans le bol.
» Il faisait à ce moment-là une croisière autour du monde. À peine avait-il atteint son navire qu'il commença de se sentir mal à l'aise. Il avait la sensation de n'être pas lavé, pas baigné. Il prit donc un bain, dans de l'eau très chaude et revêtit un costume et du linge propres.
» Une heure plus tard, au déjeuner, de nouveau cette sensation de n'être pas lavé prit possession de lui. Il la combattit mais, à la fin, il ne put s'empêcher de prendre un autre bain et de changer encore de vêtements. En vain. La sensation que de la boue adhérait à son corps, à ses mains, même à son visage et à sa chevelure, persistait.
» Il tenta de l'ignorer. Cela empira, au point qu'il en devint à moitié fou. Enfin, il consulta le médecin du bord. Celui-ci parla d'insolation et prescrivit des sédatifs. Ils aidèrent quelque temps mais, lorsque leur effet se dissipa, la sensation d'être sale l'envahit à nouveau. Le malheureux lutta aussi longtemps qu'il le put. Peu à peu, cependant, cela devint une obsession qui mina complètement ses nerfs et, avant que le navire eût regagné Londres, il se jeta par-dessus bord.
» Le second que j'ai connu, » continua-t-il, « était un Américain, l'un de vos compatriotes, mais qui n'aimait pas les mendiants. Par hasard, il rencontra ce même fakir et détourna les yeux, refusant l'aumône.
» À quelque temps de là, il commença d'être troublé, la nuit, par la sensation de créatures invisibles, certaines recouvertes de fourrure, d'autres écailleuses, d'autres encore froides et humides qui se faufilaient sur ses jambes. Il se réveillait et sentait contre sa peau les sèches écailles d'un serpent. Ou bien, le corps poilu d'un rat détalait sur sa poitrine.
» Inutile de dire qu'il n'y avait rien dans sa chambre. Il prit en horreur la nuit et la nécessité de dormir. Il essaya de dormir le jour, et continua de souffrir. Finalement, l'immonde sensation de toucher perpétuellement des créatures abominables et invisibles le fit sombrer dans la folie. Il se tua en essayant de leur échapper, dans l'asile où on l'avait enfermé.
» Le troisième…» (et mon ami haussa les épaules) « son histoire est sensiblement la même. À la différence que lui, à intervalles tout à fait imprévisibles, avait l'impression qu'il venait de marcher, pieds nus, dans un tas d'ordures. Ou qu'il y avait enfoncé la main. Ou bien, la nuit, en essayant de dormir, il se sentait étendu dans une mare de boue et d'eau.
» Lui aussi chercha un soulagement chez les médecins et, à lui aussi, on déclara que cela provenait des nerfs. À la fin, il se tua. Avec un revolver. Le cas de votre ami n'est pas différent, sauf en ceci qu'il se sent piqué par des épingles. Lui aussi finira par sombrer dans la folie, ou se tuera pour tenter de lui échapper. Il n'y a rien à faire. »
Mon ami haussa les épaules à la manière fataliste des Orientaux. Mais on ne me décourage pas si aisément.
— « Vous voulez dire qu'il n'existe aucun moyen de lutter ? » demandai-je.
Mon ami secoua la tête.
— « Aucun. C'est une affaire entre votre ami et l'homme de Bombay. Personne d'autre ne peut intervenir. Si votre ami était prêtre, ou fakir comme l'autre, il pourrait lui jeter un sort de puissance égale et lui imposer une trêve. Comme ce n'est pas le cas, il est condamné. À moins qu'il ne tue l'autre… ce qui pourrait être dangereux, même s'il se résolvait à le faire. »
— « Jack ne tuera jamais personne, » dis-je, vexé. « Et, bien sûr, il n'est pas prêtre. Mais je le sortirai des griffes de ce démon, coûte que coûte. »
Mon ami remplit mon verre et, lorsque je l'eus vidé, mon cerveau se mit à fonctionner.
« Écoutez ! » m'écriai-je. « D'après ce que je sais de tout cela, le charme qui agit n'est pas strictement unilatéral, n'est-ce pas ? Je veux dire que s'il agit sur l'un, il peut aussi agir sur l'autre ? »
Mon ami acquiesça.
— « C'est vrai, » me dit-il. « Mais le Bienheureux s'est endurci par de longues années d'exercices, contre toutes les sensations. L'on ne peut rien imaginer qui le trouble. »
Je n'en étais pas si sûr, mais j'avais appris ce que je voulais, et déjà un plan se formait dans mon esprit. Je pris congé et me hâtai de retourner à Quimberley.
Je trouvai Jack sur des charbons ardents ; il m'attendait avec l'expression pathétique d'un petit garçon qui espère un cadeau mais craint de ne pas l'obtenir. Je ne lui promis rien de concret, mais je lui fis comprendre que j'avais quelque espoir de parvenir à arranger un peu les choses. Puis je lui ordonnai de revêtir le col dur le plus raide, le plus haut, le plus serré qu'il pût se procurer.
Celui que nous finîmes par déterrer était une relique des années 1900, avec un bord littéralement en dents de scie. Jack refusa énergiquement de le porter, mais je fus inflexible. Il lui fallut bien se résoudre, mais je dois admettre que les domestiques lui jetaient des coups d'œil fort étranges et s'enfuyaient dès qu'il s'aventurait hors de son appartement pour se dérouiller les jambes.
Puis j'attendis avec espoir. Jack souffrait, bien entendu, surtout que je le forçais à porter le col aussi bien la nuit que le jour, même au lit. Mais il était anglais, et il ne recula pas devant l'épreuve. Un homme de n'importe quelle autre nationalité en serait mort, j'en suis sûr.
Et, pendant quelque temps, mon système donna un résultat. Il y eut quelques piqûres le lendemain du jour où il avait mis le col, mais elles cessèrent assez brusquement. Le lendemain, il y en eut une ou deux autres, de caractère expérimental. Puis, pendant plusieurs jours, elles cessèrent complètement.
Je jubilais, et Jack reprenait appétit, quand vint l'horrible déception. Les épingles invisibles se remirent à le larder, avec une violence double, comme si la puissance à l'œuvre désirait se venger de quelque chose.
Avant même que j'aie eu le temps de concocter un autre plan il avait presque perdu l'esprit.
Mais je ne compte jamais trop sur la première idée, et j'en ai toujours une autre en réserve pour le cas où elle échouerait. Cette fois encore, je me révélai aussi ingénieux que de coutume.
— « Jack, » demandai-je après avoir longuement réfléchi. « Quelle était donc la religion de ce fakir que vous vîtes à Bombay ? Hindoue ? Musulmane ? Sikh ? Bouddhiste ? »
— « Musulmane, » gémit-il. « Que vais-je faire, Morks ? Au nom du ciel, que vais-je faire ? »
— « Voici ce que vous allez faire ! » déclarai-je avec décision, « Vous allez faire vos bagages. Nous partons pour les Indes. »
Trois jours plus tard, grâce à la Compagnie des Empire Airways, nous étions à Bombay. Nous avions survolé des milliers de kilomètres de mer, de montagne et de jungle, mais je les avais à peine remarqués. Jack était trop malheureux pour s'intéresser beaucoup au décor. Je l'obligeais toujours à porter ce col dur qui attirait l'attention des autres passagers. Et le contenu de la valise qu'il portait le rendait soucieux.
Cette valise contenait une mascotte que j'avais achetée pour Jack à Londres.
— « Il vous faudra probablement mener cette bête à la laisse où que vous alliez, » lui dis-je, « pendant de nombreuses années. Aussi, autant en prendre une qui soit déjà dressée. D'ailleurs, cela vous facilitera la tâche quand vous expliquerez à Lucy pourquoi vous devez la garder avec vous la nuit dans votre chambre. »
— « Me… facilitera ! » s'exclama Jack d'une voix étranglée (car le col était plus serré que jamais). « Expliquer à Lucy pourquoi…»
Il dut s'arrêter pour reprendre haleine. Avec ce col, il ne pouvait prononcer plus de deux mots d'affilée. Mais cela marchait. Mon système nous avait de nouveau procuré quelques jours de répit. Toutefois, je ne pouvais, bien sûr, continuer de lui faire porter un col de plus en plus serré, car il aurait fini par mourir étranglé. C'est pourquoi j'espérais tant de ce voyage.
Nous arrivâmes à Bombay au milieu de la matinée. Avant midi, nous nous étions lancés à la recherche de ce fakir accroupi dans sa mare boueuse, entouré de ses crapauds, de ses rats, de ses serpents.
Jack ignorait toujours la raison de notre voyage, et je ne la lui avais pas expliqué, craignant que sa répugnance bien anglaise à l'égard des idées nouvelles ne le mît dans l'impossibilité de me croire ou ne l'incitât à refuser de coopérer.
Nous cherchâmes pendant la plus grande partie de l'après-midi, mais nous finîmes par découvrir le fakir. Pour quelques sous, un gamin tout nu accepta de nous y conduire. À peine arrivé, il s'enfuit. Et le vieux fakir, dans son jardin immonde, leva la tête, rencontra le regard de Jack Paget et sourit hideusement.
Puis, d'un geste délibéré, il prit une longue épingle et la piqua dans la chair de son poignet.
Auprès de moi, Jack tressaillit, faillit lâcher la valise. Je vis une goutte de sang suinter de son poignet, à l'endroit exact où le mendiant s'était piqué.
Sans cesser de sourire, le vieux démon prit six autres épingles et se les enfonça, une par une, dans la chair.
À chaque fois, Jack tressaillait, sursautait, et le sang coulait au même endroit de son corps.
C'était, bien entendu, la vengeance que le vieux fakir exerçait sur lui pour le punir de ne pas lui avoir fait l'aumône. Et c'était horriblement efficace… efficace et simple. J'avais soupçonné la vérité avant d'aller voir mon ami de Soho, et deviné, dans les grandes lignes, comment le système fonctionnait. Il avait confirmé mon hypothèse.
J'ignore tout du mécanisme précis mais, d'une manière ou d'une autre, le vieux mendiant parvenait à établir une relation psychique entre lui et tous ceux à qui il voulait du mal. Vous avez tous entendu parler des relations curieuses qui existent entre les jumeaux si l'un tombe malade, l'autre l'imite, même s'il se trouve à des kilomètres de là. C'était un peu ça. À la différence que, dans le cas qui nous occupe, le fakir pouvait faire ressentir à ses victimes exactement ce que lui-même sentait au moment où il entrait en contact avec eux.
L'on peut dire qu'il parvenait à transmettre ses propres sensations, qu'il forçait ses sujets à les capter et à les éprouver. Bien entendu, ça n'était pas si simple et j'expose le système dans ses grandes lignes, mais cela vous donne une idée de la manière dont ce système fonctionnait.
Ainsi, à Bombay, tout au long de ces derniers mois, un mendiant, se rappelant à l'occasion John Paget, entrait en contact avec lui et s'enfonçait une épingle dans la chair. Avec ce résultat qu'à des milliers de kilomètres de là Jack tressaillait, sursautait et serait lentement devenu fou si je n'étais pas arrivé.
Naturellement, il avait opéré de la même manière sur les personnes dont mon ami m'avait parlé. Connaissant intuitivement les faiblesses qui leur étaient propres, il en avait joué.
Bien sûr, il s'était endurci. Mais vous parviendrez peut-être à vous faire une idée des sentiments de ses victimes simplement en imaginant…
À présent, en face de nous, il s'enfonçait des épingles dans la peau et Jack tressaillait à chaque piqûre. Mais, comme je l'ai dit, le système n'était pas unilatéral. S'il forçait Jack à éprouver ce que lui-même ressentait, il ressentait aussi ce que Jack éprouvait. Vous me suivez ? Si Jack, à ce moment-là, s'était fiché une épingle dans le bras, le vieux l'aurait également senti. Œil pour œil. Seulement, il ne s'en souciait guère tandis que Jack en devenait fou.
Vous commencez maintenant de comprendre pourquoi j'obligeais Jack à porter le col dur. Si la civilisation a mis au monde quelque chose de plus insupportable qu'un col dur amidonné, je ne sais pas ce que c'est. Et, raisonnai-je, s'il existait quelque chose qui pût forcer ce vieux mendiant hideux à interrompre ses exercices et à y réfléchir à deux fois, c'était la sensation de porter un col dur beaucoup trop serré, que Jack lui transmettrait chaque fois qu'il entreprendrait de le tourmenter.
Donc, comme vous le savez, mon système avait donné quelque résultat. À présent, à chaque piqûre, les yeux du vieux fakir s'exorbitaient et son sourire s'estompait, comme si un col invisible serrait sa gorge décharnée. Mais il jouait le jeu. Il savait supporter une épreuve. Il avait l'habitude d'être mal à l'aise, et il durerait beaucoup plus longtemps que Jack.
Aussi, avant que Jack ait pu réaliser ce qui lui arrivait, je jouai notre carte maîtresse. « Ouvrez la valise, Jack, » ordonnai-je froidement. « Prenez Elsie dans vos bras et caressez-la. »
Elsie était la mascotte que j'avais achetée à Londres. Jack obéit machinalement. Il ouvrit la valise et souleva Elsie. Elsie était toute blanche, propre, très coquette. Admirablement dressée, elle savait marcher sur ses pattes de derrière, épeler son nom, faire la culbute. Je m'étais beaucoup attaché à elle mais, j'ignore pourquoi, Jack ne semblait pas partager mes sentiments. Toutefois, il obéit aux ordres. Il serra fermement Elsie dans ses bras et la caressa.
Et je sus alors que nous avions gagné. Le vieux mendiant s'interrompit brusquement dans son geste ; il s'enfonçait une épingle dans la cuisse. Il frissonna et tendit les bras. Il barbota frénétiquement dans la boue, comme pour effacer la sensation que lui transmettait Jack en train de caresser Elsie.
Il s'étouffa, marmonna quelque chose en aparté et perdit l'équilibre en descendant de son rocher. Il bafouilla à notre adresse quelque horrible injure, et je me penchai sur la palissade qui retenait prisonniers ses serpents et ses crapauds.
— « Vu ? » demandai-je. « Et attention : si vous recommencez vos petites histoires, vous savez ce que fera mon ami. Il la prendra dans ses bras et la caressera. Et vous la sentirez. Chaque fois que vous essaierez de le tourmenter avec vos épingles infernales, vous la sentirez. »
Je ne sais si le misérable me comprit ou non, mais il se précipita en hurlant dans sa hutte… C'était, devais-je apprendre plus tard, la première fois en vingt ans qu'il s'éloignait de son jardin. Et, portant Elsie, Jack me suivit, triomphal. Jamais plus ces épingles invisibles ne le tourmentèrent, je peux vous l'assurer.
Il y eut toutefois une légère anicroche. Lucy Horrocks rompit ses fiançailles. Jack finit par épouser une charmante fillette du Sussex, qui ne se rebellait pas si violemment à la pensée de voir Elsie, au bout de sa laisse, l'accompagner partout et partager leurs nuits dans leur chambre.
*
* *
Ayant fini, Morks promena autour de lui un œil inquisiteur. Le silence suivit la conclusion de son récit… un silence que la voix d'Henderson rompit brutalement.
— « Et qu'était-ce donc que cette Elsie dont le contact, même par personne interposée, provoquait un tel délire chez ce vieux fakir ? » demanda-t-il d'une voix grinçante. « Voilà quelque chose que vous avez oublié de nous dire. »
— « Oh ! vraiment ! » s'exclama Morks, innocemment. « Mais, naturellement, je pensais que vous aviez deviné. Vous comprenez, le vieux fakir était musulman, de surplus très dévot, et il observait fort strictement les principes de sa religion. S'il ne voyait rien à objecter aux rats ou aux serpents, pour Elsie c'était une autre affaire. Elsie était une très jolie – du moins, c'est mon avis – une ravissante petite truie admirablement dressée.
» Ai-je entendu quelqu'un proposer un autre verre ? »
(Traduit par Elisabeth Gille.)