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Les prisonniers par POUL ANDERSON

Les prisonniers par POUL ANDERSON 
 
Il est difficile de parler des phénomènes parapsychologiques sans provoquer des réactions émotionnelles d’une extrême violence. Notre collaborateur Jacques Bergier a été récemment menacé d’exclusion de l’Association des Écrivains Scientifiques, pour avoir cité ces phénomènes dans un article de notre confrère « Constellation » ! 
John Campbell écrivait récemment, dans un éditorial de sa revue « Astounding Science Fiction », qu’on peut se demander, en fait, s’il n’y a pas une réaction de l’inconscient collectif de l’humanité contre les phénomènes parapsychologiques et si les recherches dans ce domaine n’étaient pas dangereuses. Quel est donc le terrible secret que les études sur la télépathie et autres phénomènes parapsychologiques menacent de dévoiler ? Poul Anderson émet à ce sujet une hypothèse frappante dans la nouvelle que vous allez lire. 
 
« NOUS avons réussi, » affirma Médina, « Les hommes ont fait prisonniers les dieux. » 
— « Ou bien les singes ont fait prisonniers les hommes. » rétorqua Narden. 
Médina haussa les épaules, « Parlez pour vous, commandant. Veillez simplement à ne pas le prendre trop au sérieux. Les Cibarréens existaient bien avant nous : ils ont eu le temps d’en apprendre plus que nous, voire d’acquérir davantage de facultés intellectuelles… cela se peut. Et après ? » 
Une expression fugitive, dont Narden ne put d’ailleurs traduire le sens, rompit l’impassibilité de ses traits, et sa main qui tenait un cigare décrivit un grand geste au-dessus de sa table de travail, « Rien de tout cela ne fait d’eux des êtres surnaturels. J’ai toujours pensé que l’intelligence est une qualité nécessaire, mais à laquelle on attache trop de valeur. La preuve, c’est que les singes ont massacré les hommes jadis, et qu’à présent les hommes ont fait prisonniers six Cibarréens. » 
Narden changea de position sur son siège. Le bureau où se trouvaient les deux hommes était d’une impeccable austérité, que seuls venaient rompre le portrait officiel de la Mère Impériale et une carte de la Terre. À x années-lumière de distance dans la direction y, ces deux détails trahissaient la minuscule fleur de sentimentalisme humain cachée sous la dure écorce du colonel-général Wang-K’ung Médina. 
— « Les singes sont une espèce éteinte, » fit remarquer Narden. 
— « Ils n’ont jamais appris à fabriquer de fusils. Nous aussi nous disparaîtrons, dans quelques générations, si nous ne comblons pas notre retard par rapport à Cibarra. » 
— « Voilà où je ne puis vous suivre, mon général. Ont-ils jamais usé de menaces à notre égard ou à celui d’une autre race de l’univers ? Tout ce que nous avons pu apprendre à leur sujet – leurs activités propres, leur action sur d’autres planètes – tout cela ne se traduit-il pas par un bilan pacifique, utile ? Ils sont venus en prosélytes, en mentors, et… » Narden s’interrompit, l’air confus. 
— « Oui, » ironisa Médina, « Apprentissage de la spiritualité, discipline personnelle, une manière de super-bouddhisme sans karma. Ajoutons-y quelques enseignements d’ordre astronomique, physique, biologique, et une aide matérielle de loin en loin, comme celle qui a rendu possible la construction du Barrage Ta-Tao sur Yosev. Mais nous ont-ils apporté quelque chose du point de vue télépathique ? Nous ont-ils indiqué comment développer nos facultés latentes, nous ont-ils seulement aidé à acquérir, une bonne fois pour toutes, la preuve que notre espèce possède ou ne possède pas, à un degré quelconque, de telles facultés ? S’ils prenaient nos intérêts tellement à cœur, commandant, comprenez donc qu’ils ne se contenteraient pas de nous regarder nous casser la tête à rechercher des choses qui n’ont plus de secrets pour eux. Or, pas un mot. Rien. Cinquante ans de contacts avec eux, cinquante ans passés à les voir tout faire, jusqu’aux schémas télépathiques multiples et à la téléportation sur des distances qui se chiffrent par années-lumière… et le résultat ? Néant ; pas la moindre réponse à une seule des questions posées. Toujours le même sourire, toujours le même faux-fuyant – et pour peu qu’on insiste, le mutisme pur et simple. Dieu de l’Homme ! On peut dire qu’ils s’y connaissent, en fait de silences ! » 
— « Peut-être devons-nous trouver les réponses par nous-mêmes ? Il est possible encore que la force psi agisse différemment suivant les espèces, voire tout simplement qu’elle ne puisse s’enseigner, ou… » 
— « En ce cas, pourquoi ne pas nous le dire ? » explosa Médina. « Si vous analysez la question, vous vous apercevrez qu’ils ne nous proposent que des à-côtés. Voici vingt ans de cela, sur Marjan, Elberg étudiait l’Effet de Dunne. Ayant obtenu certains résultats prometteurs, il en fit part à un Cibarréen qui se trouvait par hasard sur la même planète. Le Cibarréen parla de résonance, démontra un phénomène électronique auquel nul n’avait songé… enfin, vous savez la suite : Elberg passa le reste de sa vie à étudier les résonances d’ondes-électrons. Oh ! il aboutit à des choses surprenantes… mais uniquement du domaine de la physique. Depuis lors, ses données psioniques en sont demeurées au même point. Je pourrais d’ailleurs vous citer quantité d’autres cas analogues que je réunis depuis des années. Les Cibarréens ne livrent pas le moindre renseignement d’ordre psionique. Neuf fois sur dix, l’aide intellectuelle que nous recevons d’eux se révèle être un faux-fuyant qui nous entraîne loin de la question. » 
Le poing du général s’abattit sur le bureau. « Des recherches poursuivies indépendamment d’eux nous ont tout juste permis d’apprendre que la psionique sous-tend des possibilités inimaginables. Or, les Cibarréens font tout pour nous en tenir éloignés ! Vous appelez cela une attitude amicale ? » 
Narden s’humecta les lèvres. « Peut-être ne peuvent-ils pas nous faire confiance, mon général ? Et la façon dont nous venons d’agir à leur égard prouverait qu’ils n’ont pas tort. » 
Médina fit saillir sa mâchoire. « Vous vous êtes porté volontaire, commandant. Il est trop tard à présent pour reculer. » 
Narden sentit son visage s’empourprer. Jeune, bâti en force et blond comme beaucoup d’originaires de Tau Céti II, il parlait terrien avec la pointe d’accent rusque de ses compatriotes. Son uniforme noir soutaché d’argent du Service Astronaval de l’Empire (Corps des Recherches Scientifiques) ne faisait pas un faux pli ; on n’en sentait pas moins, sous cette élégance officielle, la maladresse du provincial. « J’étais volontaire pour une mission importante incluant des risques éventuels, mon général. Je n’en savais pas davantage. » 
— « Eh bien ? » sourit Médina. Il laissa passer un silence, puis : « Il peut y aller de notre vie, de notre raison – et même de notre honneur, car l’Empire sera obligé de nous désavouer en cas d’échec de notre part. D’échec rendu public. Vous admettrez donc, commandant, que je n’hésiterais pas une seconde à casser les reins d’un subordonné qui viendrait à renâcler. » Sa voix se fit dure. « Si nous réussissons, nous pouvons réaliser du jour au lendemain un bond en avant de mille millénaires. Les hommes ont pris des risques bien plus grands pour beaucoup moins. Et ce que nous devons apprendre, nous l’apprendrons de nos prisonniers. Par la douceur si possible – mais s’il le faut, nous les disséquerons fibre par fibre. Et maintenant, allez les voir. Votre travail commence ! » 
Baris Narden salua et sortit. 
Le couloir était plus glacial encore que le bureau du général – long tunnel blanc où se répercutait le bruit des pas, jalonné de portes closes derrière lesquelles on entendait un bourdonnement continu. De loin en loin, Narden croisait ou dépassait un homme, mais aucune parole n’était échangée. Il y avait trop de silence. Des années-lumière de silence. Et au-delà de ce labyrinthe de cavernes, s’entassaient les montagnes, s’étendaient les plaines ferreuses : planète lugubre, hargneuse, dont l’atmosphère gelée n’était plus que glaciers et champs de neige sous l’innombrable scintillation des étoiles. Combien, parmi les quelque cent hommes composant l’effectif de la Base, connaissaient ses coordonnées et son orbite sans soleil ? Une douzaine, peut-être. Cette planète ? Autant dire la mort. Narden évoqua les collines de Novaïa Mechta, la maison paternelle dans le murmure des grands arbres, et se demanda pourquoi il avait quitté tout cela. L’ambition, se répondit-il avec lassitude ; l’Empire, son attrait prestigieux ; et plus que tout le reste, l’immense désir d’apprendre. De sorte qu’il avait à présent ses parchemins d’homme de science, la satisfaction de petits succès dans le domaine ardu de la psionique, et son rôle à jouer dans une affaire de rapt, rôle qui allait peut-être le conduire à torturer, à tuer, à… Une situation d’avenir, pour ça oui ! 
Les gardiens préposés à l’entrée du Secteur des Recherches le laissèrent passer sans difficulté, tant Médina attachait peu d’importance aux mots de passe et formules magiques de même farine. De l’autre côté s’étendait tout un ensemble de laboratoires et de bureaux. Une porte était ouverte, donnant dans une pièce où Mohammed Kérintji travaillait, entouré d’une quantité d’appareils divers. Des compteurs agitaient leurs aiguilles sans arrêt et un bourdonnement se faisait entendre à intervalles irréguliers, qui portait sur les nerfs. 
Le petit homme au teint basané ne semblait pas souffrir du bruit. Il leva les yeux quand Narden passa devant la porte et lui adressa un signe de tête. « Ah ! vous voilà, commandant. » 
— « Tout est calme, capitaine ? » demanda machinalement l’arrivant. 
— « Tout ce qu’il y a de plus calme, et même mieux. » Les yeux de Kérintji brillaient. « Non seulement je reste maître de nos fauves, mais encore, je suis en train d’apprendre une ou deux choses nouvelles. » 
— « Ah ? » Du coup, Narden entra dans le laboratoire. 
— « Oui. En premier lieu, bien sûr, l’idée de base du général reçoit une confirmation éclatante. De faibles courants à impulsions désordonnées, induits dans leur système nerveux par l’énergie que je concentre sur les prisonniers, inhibent toutes leurs facultés psioniques. Plus question pour eux de se téléporter, ni de me télékinétiser. » Kérintji gloussa. « Et c’est évident ! Sans quoi nous ne devrions plus nous trouver ici… ni cette planète, peut-être ! Néanmoins, les faits ne corroborent pas l’hypothèse du général d’après laquelle l’énergie psionique se formerait dans le cerveau de façon analogue aux ondes encéphalographiques ordinaires. » 
— « Pourquoi ? » Malgré lui, Narden eut un sursaut d’intérêt : tout cela venait en effet à l’appui des résultats de ses expériences précédentes. 
— « Voyez ces compteurs. Ils sont groupés en un ensemble du type hydro-détecteur. Il faut de l’énergie pour faire bouger leurs aiguilles malgré la résistance des ressorts. Or, les aiguilles réagissent suivant un schéma qui correspond aux courants nerveux induits par notre dérégleur. En outre, le travail effectué contre les ressorts représente une somme d’énergie telle qu’aucun système nerveux humain n’est capable d’en produire : les neurones seraient détruits, grillés ! Conclusion : le dérégleur qui rend impuissants les Cibarréens ne le fait pas en supprimant leur émission d’énergie psionique, mais simplement en les empêchant de la contrôler. Autre conclusion : l’énergie en question ne provient pas du système nerveux, lequel, selon toute probabilité, n’agit que comme modulateur. » 
Narden hocha la tête. « Mes propres observations m’ont amené à supposer que le corps dans son ensemble pourrait être le générateur. Toutefois, je n’ai jamais rien obtenu d’assez consistant pour aboutir à une certitude. » 
— « Cette certitude, nous l’aurons, » ricana Kérintji. « Nous pouvons utiliser la calorimétrie, mesurer chaque erg qui traverse leur organisme. Si l’énergie émise, y compris le travail psionique produit, est supérieure à l’énergie reçue, nous saurons que le facteur psi suppose un emprunt à une force extérieure, et probablement d’ordre cosmique. » 
— « De telles expériences sont très délicates, » objecta Narden. « Je m’en suis rendu compte dans mon laboratoire. » 
— « Parce que vous opériez sur des humains et que vous deviez y mettre des gants. Et puis, l’énergie émise par un homme est si infime, si irrégulière… Tenez, regardez plutôt ça ! » Kérintji manœuvra un cadran. Aussitôt, l’aiguille d’un des compteurs oscilla à une vitesse folle. « Je n’ai fait que quadrupler l’intensité de mon dérégleur, alors que la force psi émise se trouve, elle, multipliée par cinquante. Exactement comme quand on vous enfonce une épingle dans la peau et qu’on vous regarde sauter. Eh bien, ça, nous pouvons le contrôler ! » 
Narden le quitta avec une vague sensation d’écœurement. 
*** 
Deux autres gardes se tenaient en permanence à la porte de la prison. C’était un appartement auquel on accédait par un sas d’astronef dont il fallait fermer hermétiquement la valve extérieure pour que l’autre puisse s’ouvrir. Narden se demanda si un tel luxe de précautions ne servait pas surtout à apaiser les craintes des hommes. Les pièces étaient vastes et confortables – mais là encore, quelle utilité, sinon calmer les consciences ? 
Deux Cibarréens occupaient un sofa. Ils ne se levèrent pas à l’entrée du visiteur : leur civilisation avait ses rites de politesse raffinée, mais tout se passait presque uniquement sur le plan mental. Ils tournèrent vers Narden leurs grands yeux couleur d’ambre au-dessus desquels oscillaient les délicates antennes nervées. Une fois de plus, l’homme fut saisi de la beauté merveilleuse de ces êtres : mammifères bipèdes auxquels de longues jambes donnaient une taille dépassant les deux mètres, pieds scindés en trois doigts, mains délicates d’humanoïdes, large développement du torse et des épaules, visage ovale aux traits finement ciselés, pelage gris très court couvrant tout le reste du corps, kilt et manteau en mince tissu iridescent – autant de mots qui n’arrivaient pas à la mesure de cette grâce féline offerte aux yeux de Narden. 
L’un d’eux prit la parole, s’exprimant dans un terrien calme et sonore : « Je m’appelle en ce moment Alanaï. Voici Elth, mon compagnon. » 
— « Baris Narden. » L’homme se balançait d’un pied sur l’autre. Les lèvres d’Alanaï esquissèrent un sourire à peine perceptible. 
— « Veuillez vous asseoir, » dit Elth à son tour, « Désirez-vous une collation ? On nous a dit que nous pouvions obtenir de la nourriture à volonté. » 
Narden s’assit sur le bord d’une chaise. « Non, je vous remercie. » Je n’ai pas le droit de fraterniser avec vous, songea-t-il. « Allez-vous bien ? » 
— « Aussi bien que l’on peut s’y attendre. » La grimace d’Alanaï était un chef-d’œuvre. Narden se rappela une théorie soutenue par certains xénologues, d’après laquelle la « télépathie » cibarréenne était pour une bonne part affaire de gestes et d’expressions. Théorie plausible, s’appliquant à une race dont chaque individu développait un langage parlé personnel pour exprimer uniquement ses propres nuances, et apprenait en retour le langage de chacun de ses amis. Théorie qui n’expliquait cependant pas le fait avéré que les Cibarréens pouvaient, sans aucun engin, voyager et communiquer sur des années-lumière de distance. 
— « J’espère… » Les mots avaient peine à sortir de la bouche de Narden. « J’espère que les conditions où vous vous trouvez… ne sont pas trop pénibles. » 
— « Vous voulez dire le brouillage de notre énergie nerveuse ? » dit Alanaï. « C’est selon. Nous pouvons nous retrancher contre la souffrance physique et éviter les lésions. Mais quant à la privation… Imaginez vous-même que vous deveniez sourd-muet. » 
Le ton du Cibarréen demeurait amène. 
— « Je crains malheureusement que ce soit nécessaire. » murmura Narden. 
— « De sorte que nous ne pouvons ni nous évader, ni appeler au secours, ni contrecarrer vos projets ? Eh bien, soit. » Ayant dit, Alanaï tendit la main vers une petite table à thé recouverte en cristal où se trouvait disposé un échiquier et commença une partie contre lui-même. Les mouvements des pièces se succédaient à peu d’intervalle, sans que noirs ou blancs marquassent une quelconque supériorité. Incontestablement, les Cibarréens possédaient une maîtrise de leurs facultés physiques et intellectuelles que les humains avaient peine à imaginer. 
— « Je serais curieux de savoir comment vous avez machiné notre enlèvement, » reprit Elth non sans quelque malice dans la voix, « Pour ma part, je me suis livré à de nombreuses suppositions. » 
— « Eh bien… » Narden hésita. Au diable Médina. « Nous savions que votre planète envoyait une mission sur New-Mars… je veux dire, sur le monde que les hommes appellent New-Mars. Une tribu autochtone avait demandé votre aide par le canal habituel des trafiquants interstellaires, en vue de rationaliser et d’esthétiser leur propre culture. Nous connaissions déjà nombre de planètes où vous aviez accompli une œuvre semblable et prévoyions que vous ne pourriez demeurer sourds à une telle demande, même si elle vous écartait de votre champ d’action habituel. De leur côté, nos psychotechniciens avaient consacré des années à bien faire comprendre aux chefs de la tribu en question ce que l’on attendait d’eux. » 
Elth rit de bon cœur. 
Narden se lança, comme si la chose l’obsédait : « Le peu qu’il nous a été donné d’apprendre concernant la faculté psi nous a révélé certaines limites dont nous pouvions profiter. Vous avez probablement les moyens de communiquer à travers l’univers… » 
— « Il existe des races anciennes dans d’autres galaxies. » acquiesça Alanaï. 
Un troisième Cibarréen apparut au seuil de la pièce. « Il existe une seule galaxie intelligente. » dit-il gravement, « Nous sommes comme des enfants à ses pieds. » 
— « L’idée ne vous est-elle pas venue que nous puissions, nous aussi… » Mais Narden laissa la phrase en suspens et reprit : « La distance ne peut faire obstacle à un message télépathique. Le bruit, les parasites, oui. Si vous n’êtes pas sur la longueur d’ondes exacte de celui qui se trouve à des parsecs de distance, vous ne percevez qu’un brouillamini émanant des milliards de milliards de cerveaux de l’univers entier. Nous n’avions donc pas à craindre que vous éventiez notre complot Après tout, New-Mars est située aux confins de ce bras de la galaxie, alors que Cibarra se trouve plus près du centre, à 20 000 années-lumière. 
» Dès son arrivée, votre délégation fut priée chez le chargé d’affaires impérial, qui ignorait tout de la chose : pour lui, c’était pure question de courtoisie officielle. C’est à son insu que les sous-ordres chargés de vous enlever attendaient le moment opportun dans sa propre résidence. Nous avions choisi de nouvelles recrues provenant de planètes coloniales dont la langue et la civilisation diffèrent de celles de la Terre. Nos recherches nous avaient amenés à penser que vous ne pourriez pénétrer d’emblée dans l’esprit d’un être dont le fond socio-linguistique serait nouveau pour vous. Son univers conceptuel étant par trop différent, il devait vous falloir une courte période d’adaptation consacrée à l’étudier, à cataloguer sa façon de penser, avant de pouvoir entrer en rapports avec lui. C’est ce qui arriva… ces recrues vous mirent hors d’état de résister à l’aide de rayons annihilants, vous transportèrent à bord d’un astronef et vous ont maintenu dans l’inconscience jusqu’à votre arrivée ici. » 
Elth se mit de nouveau à rire. « Bien joué ! » 
— « Ne me félicitez pas, » se hâta d’ajouter Narden. « Je ne fus pour rien dans tout cela. » 
— « À vous entendre parler, » dit Alanaï, « on croirait cependant que vous avez pris part à l’affaire. » 
— « Vraiment ? » Narden essaya de se rappeler. « Oui… c’est exact, j’ai dit « nous », n’est-ce pas ? J’ai dû m’exprimer de… de façon collective. Mais je ne suis entré en scène qu’à la dernière heure, après votre capture. Cet enlèvement ne répond à aucun but égoïste de notre part, voyez-vous. » 
— « Quel dessein, en ce cas, poursuivez-vous ? » demanda Alanaï. Mais sa question fut posée d’une voix douce, comme s’il connaissait d’avance la réponse. Et ses compagnons imitèrent son silence pour écouter. 
Narden commença par s’empêtrer dans ses mots : « Il ne s’agit pas de rançon comme vous l’avez peut-être cru, ni de… Nous ne voulons… nous ne cherchons qu’à répondre aux besoins de nos peuples. Il y a de cela cinquante ans, des astronefs de l’Empire, poussant vers le centre galactique… rencontrèrent pour la première fois des représentants de votre race sur quelques-unes des planètes où ils abordèrent. Depuis lors, et à plus ou moins d’intervalle, nous avons eu des rapports avec les Cibarréens – juste assez pour comprendre leur situation. Le monde d’où vous venez est beaucoup plus ancien que le nôtre… » 
— « Il l’était, » rectifia Alanaï. « La Planète Perdue faisait partie d’une constellation primitive de Peuplement Deux – ce qui explique sa pauvreté en métaux. Durant des millénaires, nos ancêtres n’ont connu qu’une technologie néolithique, circonstance qui a peut-être contribué à cette forme mentale particulière de notre évolution. Les sciences physiques furent représentées avec le travail de la terre cuite, des plastiques et des conducteurs traités aux acides, mais uniquement dans le domaine de la recherche pure. Finalement, notre soleil devenant de plus en plus chaud, nos ancêtres se virent contraints d’émigrer. Ce passé se situe à des centaines de siècles de nous ; pourtant, d’une certaine façon, nous avons nous aussi connu la Planète Perdue et l’avons pleurée avec nos pères… » 
Elth posa une main sur le poignet de son compagnon, et Alanaï sembla s’arracher lentement à un songe. « Oa, Anna, » murmura-t-il. 
— « Oui, » dit Narden, « je connais tout cela. De même, je sais comment vous les avez rencontrés par hasard. Mais seulement de façon très sommaire. » 
— « Vous ne pourriez guère assimiler les connaissances physiques plus vite que vous ne le faites déjà. » objecta un des autres Cibarréens. Ils étaient quatre, à présent, debout dans l’encadrement de la porte. Narden se redressa. 
— « C’est possible, » admit-il. « Là n’est d’ailleurs pas le motif de ce qui nous oppose. Nous sommes parfaitement capables d’apprendre tout ce que nous voulons en physique et n’avons aucune raison de penser que vous êtes très en avance sur nous dans ce domaine. Vous pouvez même piétiner dans certaines branches qui n’ont jamais intéressé votre civilisation – la robotique, par exemple. De toute façon, dans un univers fini, la physique est limitée. Non : notre rancœur vient de ce que vous nous empêchez d’aller plus loin dans le savoir de base. Nous vous reprochons cette attitude d’opposition qui est la vôtre, de temps en temps, à l’égard de nos propres recherches. » 
La réponse d’Elth fut empreinte d’une raideur de ton à peine perceptible : « Vous vous êtes emparés de nous dans l’espoir de nous amener à vous faire connaître cet aspect de la réalité que vous appelez psionique. Et si nous refusons de vous instruire (ce qui est effectivement le cas), vous chercherez à réunir les éléments nécessaires en nous étudiant. » 
Narden avala sa salive. « Oui. » 
Alanaï parla à son tour, mais sans trace aucune de condescendance (n’étaient-ce pas des larmes, qui troublaient soudain son regard ?). « Les philosophes cibarréens approfondissaient ces concepts avant même que la Terre soit sortie de la poussière cosmique. Pensez-vous vraiment que notre réticence naisse en nous d’un désir égoïste ? » 
— « Non. Mais ceux de ma race… Nous, humains, ne sommes pas comme les enfants qui acceptent sans regimber que leur père en sache plus qu’eux. Nous sommes toujours parvenus à nos fins, envers et contre tout – contre les fauves, contre les glaciers, contre nous-mêmes, contre l’univers physique. Et maintenant, s’il le faut, ce sera contre les dieux. » 
Elth secoua la tête, d’un geste lent qui traduisait le regret. « Je suis tout aussi limité que vous. Plus que vous, même, à certains égards. Je ne crois pas que je trouverais en moi le courage de vivre si j’étais… » Il s’arrêta court, une soudaine inquiétude dans son regard. 
— « Nous sommes obligés d’agir ainsi. » Narden se leva. « Pardonnez-nous. » 
— « Vous pardonner quoi ? » dit Alanaï. « Vous n’y pouvez rien. Vous êtes jeune, sans expérience, et l’ardent désir de vivre vous possède. Ah !… » Les paroles du Cibarréen ne furent plus qu’un murmure, « …comme on vous sent brûler de cette soif de vie ! » 
— « Et pourtant vous nous laissez stagner dans un état à moitié animal, alors que nous pourrions, nous aussi, lancer nos pensées à travers l’espace ? » Narden scrutait les visages fermés des prisonniers. Ses deux poings se serrèrent. « Je vous en conjure, dans votre intérêt à tous, aidez-moi. Je ne veux pas vous arracher ces secrets par la souffrance ! » 
— « Pour votre propre sauvegarde, » répondit Alanaï, « nous résisterons. Pied à pied. » 
*** 
Ces paroles, Narden se les remémora plus tard, lors d’un nouvel entretien avec Médina. 
— « La lutte a été longue, » soupira-t-il. 
Le général prit une attitude plus ferme dans son fauteuil. « Ils ne nous ont opposé aucune résistance physique. » 
— « Le problème qui nous occupe n’est pas d’ordre physique. » rappela Kérintji. 
Médina faisait preuve d’esprit pratique en ce sens qu’il n’était jamais sur le dos de ses subordonnés du Secteur des Recherches. Il avait néanmoins fini par réclamer un compte rendu officieux – exigence dont Narden fut le premier à reconnaître le bien-fondé. Partout ailleurs dans les cavernes artificielles, les ingénieurs surveillaient les machines dont dépendait la vie de la Base entière ; les soldats poursuivaient leur entraînement, paressaient, ressentaient le mal du pays ; les techniciens interprétaient mesures et tableaux statistiques. Mais là, dans le bureau central, Narden avait l’impression d’être à mille années-lumière de toutes ces activités, et beaucoup plus proche moralement des prisonniers. 
N’en est-il pas de même pour chacun ? se demanda-t-il. Le mutisme cibarréen ne nous retient-il pas, tous tant que nous sommes, prisonniers dans nos propres crânes ? Mais il savait, au point d’en être écœuré, que son indignation n’était que mots, qu’un de ces slogans trouvés par les hommes pour justifier leur cruauté et leur élégante idiotie. 
Si nous pouvions voir d’un bout à l’autre des galaxies et au cœur même de l’univers comme le peuvent les cibarréens, nous n’aurions pas besoin de slogans. Cette idée revigora quelque peu Narden, et ce fut avec plus d’assurance qu’il répondit au général. 
— « Puisqu’ils ne veulent pas nous aider, nous les avons utilisés jusqu’à présent comme simples générateurs de force psionique. Nous fûmes retardés plusieurs jours durant quand ils trouvèrent le moyen d’affaiblir leur propre émission d’énergie. Aujourd’hui, je crois que nous avons un aperçu de la façon dont ils ont procédé : un phénomène d’interférence à l’intérieur même du système nerveux, et selon toute probabilité, atrocement douloureux. Mais sur le moment, cela nous a bien handicapés. » 
— « Et de quelle manière y avez-vous remédié ? » 
— « En anesthésiant l’un des prisonniers, » expliqua Kérintji. « Nous avons ainsi obtenu qu’il réagisse de nouveau aux stimulus nerveux. En fait, ses réflexes étaient plus organisés qu’à l’état conscient, car il ne pouvait plus produire de brusques émissions désordonnées d’énergie dans le but délibéré de brouiller notre lecture. Nous l’avons gardé huit jours anesthésié. Après cela, les autres ont renoncé à leur système d’interférences. » 
Narden revoyait Alanaï gisant au milieu d’un lacis indigne de tubes intraveineux, et les convulsions provoquées par les impulsions nerveuses, tordant la chair inconsciente jusqu’au moment où il fallait attacher le corps sur la table. Il se rappelait la maigreur extrême du Cibarréen quand on l’avait laissé enfin s’éveiller avant de lui faire réintégrer la prison. Et pourtant, c’était sans amertume qu’Alanaï les avait regardés. Il semblait à Narden, maintenant qu’il y repensait, que les grands yeux d’ambre exprimaient de la pitié. 
— « Trêve de détails pour l’instant, » trancha Médina. « Êtes-vous arrivés à une conclusion quelconque ? » 
— « En quatre semaines ? » ricana Kérintji. 
— « Oui, oui, je sais qu’il faudra dix, vingt, trente, ans, même, pour bâtir une théorie cohérente de la force psi. Au moins devez-vous être en mesure de formuler d’ores et déjà quelques hypothèses constructives. » 
— « Et quelques conclusions nettement établies. » précisa Narden. Il disait cela très vite, pour écarter de lui l’image d’Alanaï. 
— « Qui sont ?… » Les doigts épais du général battaient la charge sur le bureau. 
— « En premier lieu, nous avons établi certains faits relatifs à l’énergie qui intervient dans les différents cas. Elle n’est jamais très forte du point de vue mécanique. Mais sous stimulation maximum, elle arrive à dépasser de loin la somme d’énergie que peut émettre l’organisme physique. Ce qui prouve qu’elle doit provenir d’ailleurs. L’adepte psionicien (pour reprendre le terme dont on use couramment) ne fournit lui-même qu’une petite quantité d’énergie ; en fait, il émet constamment dans le spectre psionique à un niveau minimum défini. Mais lorsqu’il agit sur un objet matériel (téléportation, télékinésie) et aussi, probablement, dans tous les autres cas, il est plus comparable à un tube électronique qu’à un générateur : il emprunte et module l’énergie psionique déjà existante. » 
— « Qu’entendez-vous par spectre psionique et par énergie psionique ? » demanda Médina. 
Kérintji haussa les épaules. « Le mot « psionique » est une étiquette commode pour une certaine catégorie de phénomènes. En eux-mêmes, ils n’ont rien d’électromagnétique, ni de thermique, ni de gravitationnel ; et pourtant, ils sont convertibles en chacune de ces formes d’énergie physique. Un exemple : il a été prouvé sur Terre, voici quelques années, que les « esprits frappeurs », ou poltergeist, procèdent bel et bien par modification des paramètres gravitationnels locaux. » 
— « L’énergie physique doit donc, elle aussi, être convertible en énergie psionique ? » 
Narden hocha la tête, sentant croître encore en lui le profond respect qu’il avait pour l’intelligence de Médina. « Oui, mon général. Le mécanisme qui permet cette conversion dans les deux sens apparaît comme étant l’organisme vivant lui-même. La plupart des espèces, y compris la nôtre, n’ont qu’un très faible pouvoir de conversion et à peu près aucun moyen de contrôle. Par contre, les Cibarréens sont des convertisseurs extraordinairement puissants, d’une sensibilité, d’une complexité inouïes. Ils peuvent disposer sans arrêt, et pour n’importe quel besoin, des forces psioniques – alors que les meilleurs adeptes humains n’en sont encore qu’au stade de maigres réalisations sporadiques. » 
— « Je déduis de vos explications que vous saviez déjà tout cela avant de venir ici, » grommela Médina, « Mais qu’avez-vous retiré de vos travaux actuels ? » 
— « Qu’attendiez-vous de nous en quatre semaines ? » Narden se sentait gagné par la même mauvaise humeur que Kérintji. « J’estime que ces premiers résultats sont plutôt encourageants. Disposant d’une source sûre et puissante d’énergie psionique, j’ai pu corroborer deux ou trois conclusions hasardées auxquelles j’avais abouti antérieurement. J’ai établi que l’individu ne produit pas la totalité de sa propre énergie psionique – et de plus, que cette énergie se transmet au moins partiellement par ondes. J’ai obtenu divers phénomènes d’interférences enregistrés par des détecteurs convenablement placés. » 
Médina pinça les lèvres. « Vous êtes certain de cela, commandant ? Je croyais que la propagation psionique était instantanée ? » 
— « Alors que, qui dit « ondes » suppose obligatoirement vitesse finie ? C’est exact. Mais je n’ai aucune idée de la vitesse à laquelle se propage une onde psionique. Elle est certainement supérieure, et de loin, à celle de la lumière. Peut-être ne lui faut-il que quelques secondes pour faire le tour de l’univers ? Après tout, les Cibarréens reconnaissent qu’ils sont en communication avec des galaxies lointaines. » 
— « Mais la quadratique inverse… » 
— « Pour une raison inconnue, ils y échappent. Il se peut que la force psionique opère de façon continue, sans obéir à la loi des quanta, et qu’elle ait un niveau de bruit extrêmement bas ? Mais même en l’admettant, la transmission de cette force par simple radiodiffusion à travers les distances intersidérales est manifestement impensable : vous-même, mon général, vous vous êtes rendu compte que les Cibarréens ne peuvent être à « l’écoute » de toutes les pensées se trouvant dans une sphère située à des années-lumière de distance ; et d’ailleurs, il se pose encore la question de l’affaiblissement. Non : il doit intervenir quelque effet de syntonisation ou de concentration. Mais de quelle manière ? C’est ce que j’ignore. » 
Kérintji releva brusquement la tête. « Un instant, mon commandant. L’autre jour, vous imaginiez également des hypothèses à ce sujet. » 
— « Oui… de simples conjectures. » Le ton de Narden manquait d’enthousiasme. 
— « Voyons toujours ? » pria Médina. 
— « Soit, puisque vous insistez. Étant donné que l’espace est fini et que la transmission psi s’effectue par ondes (mais des ondes différentes des oscillations électriques classiques), il devrait être théoriquement possible de prouver l’existence d’une… disons, d’une onde stationnaire à l’échelle cosmique. En fait, une somme énorme d’énergie psionique emplirait l’espace entier suivant un schéma régulier. La source de cette énergie serait le rayonnement psi émanant de toute vie existant dans le cosmos. Dès lors, un adepte pourrait obtenir et utiliser telle quantité dont il aurait besoin – et ce, à n’importe quel moment. Les organismes vivants restituant toujours l’énergie empruntée, la quantité totale demeurerait à peu près constante. Elle devrait même augmenter, étant donné que l’énergie rayonnée n’est pas perdue à la mort de celui qui l’émet, et que de nouveaux êtres vivants ne cessent de naître. Tout cela vient ajouter une proposition passablement fantastique à la seconde loi de la thermodynamique : l’énergie physique devient de moins en moins disponible à mesure qu’augmente l’entropie, alors qu’il se passe exactement le contraire pour l’énergie psionique. En d’autres termes, tout se passe comme si l’univers évoluait lentement d’un état sans vie, purement physique, à l’état final de… oui… de pur esprit. » 
Médina eut un grognement d’incrédulité : « Ça, il faudrait que je le voie pour le croire ! » 
— « Je vous l’ai dit : ce n’est qu’une pure hypothèse de ma part. Je suis le premier à ne pas la prendre au sérieux. » 
— « Mais elle explique tout ! » intervint Kérintji avec véhémence, « Cette onde stationnaire, l’esprit la module. Oh ! de façon infime, je vous l’accorde, comparée à l’énorme amplitude naturelle ; mais cette modulation n’en existe pas moins. Elle peut se régler sur l’onde stationnaire à la vitesse de phase qui lui est propre. Enfin, elle peut être dirigée et synthonisée. » 
— « Il y aurait même encore plus étrange, » reprit Narden non sans une pointe d’impatience. « En premier lieu, cela impliquerait que la pensée n’est pas un simple épiphénomène du cerveau humain. Les modulations de l’onde cosmique auraient peut-être alors autant d’importance pour l’existence de l’esprit que les modifications physiques des neurones et des synapses. Mais voyez-vous, mon général, nous ne pouvons pas nous engager aussi loin. Dans cinquante ans d’ici, on pourra peut-être parler en vraie connaissance de cause de la rivalité de l’esprit et du corps. Dans l’immédiat il nous faut avancer pas à pas, prendre chaque fait comme il se présente. Aller plus loin serait perdre un temps précieux qui devrait être employé à mesurer les constantes de propagation. » 
— « Ou à décider ces satanés Cibarréens à nous aider, » grommela Kérintji. 
Médina hocha la tête. « Oui, je comprends. En vérité, messieurs, je vous ai amenés à discuter de problèmes pratiques – alors qu’au départ, je désirais simplement un résumé de la situation. » 
Il contempla un instant sa grande carte murale de la Terre. Puis il dit très vite, avec une intonation métallique dans la voix : « Je m’attendais à quelque chose de ce genre. J’en ai d’ailleurs tenu compte dans mes prévisions, mais il y avait toujours une chance pour que nos prisonniers viennent à récipiscence ou que vous réussissiez à percer un de leurs secrets. Cette chance, je présume qu’elle existe encore, bien qu’elle semble s’amenuiser de jour en jour, n’est-ce pas ? Nous allons donc être obligés de nous engager dans la voie difficile. Nous y passerons des années. Peut-être le restant de notre vie. Et même, je crains fort qu’aucun d’entre nous n’ait à espérer désormais de congé dans sa famille. Parce que les Cibarréens vont se demander ce qu’il est advenu de leurs envoyés. Ils pousseront les recherches à travers toute la galaxie… par télépathie… » Il prit un cigare dans le coffret posé sur son bureau, se le planta entre les lèvres et tira deux ou trois bouffées furieuses pour l’allumer. « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir afin de rendre nos conditions de vie acceptables. Nous agrandirons les cavernes, aménagerons des parcs et autres lieux de détente. En dernier ressort, il y aura même possibilité de faire venir des épouses éventuelles pour notre personnel. Mais… » Il fit une grimace éloquente. « Mais j’ai bien peur que nous devions nous considérer nous aussi comme des prisonniers. » 
*** 
Narden referma la porte intérieure du sas qui commandait l’accès aux appartements-prison. Les Cibarréens se trouvaient tous les six dans le living-room. Il fut bouleversé de voir à quel degré de maigreur ils étaient réduits, et combien leur pelage avait perdu de son brillant. Alanaï n’était pour ainsi dire plus qu’un squelette – un spectre dont seuls les yeux vivaient. C’est d’être ainsi confinés, songea Narden. Confinés, sondés, épiés, et toujours à subir ce chaos d’énergie dans leurs cellules nerveuses, ce brouillage qui les rend sourds et aveugles au plus profond d’eux-mêmes : tout cela les mine, les détruit peu à peu. Leur mort va mettre un terme à ma propre captivité. 
Vaine lueur d’espoir aussitôt éteinte. Mais non. Nous avons ici des biochimistes qui savent trop bien à quoi s’en tenir sur leur métabolisme. Vitamines, hormones, enzymes, rien ne manque pour nous interdire cette issue. 
Elth parla, très calme : « Il y a de la douleur en vous, Baris. » 
Narden s’arrêta. « J’ai eu un entretien avec le général Médina. » 
Un des autres prisonniers qui se faisait appeler quelquefois Ionar et quelquefois encore Dwanin, mais qui le plus souvent usait d’une trille musicale pour se désigner, remua faiblement. « Et on vous a de nouveau fortifié dans votre résolution. » dit-il. 
Leur virtuosité à saisir la pensée humaine ne surprenait plus Narden. C’était un fait dont il avait appris à tenir compte : ils savaient toujours à l’avance, par pure logique, ce qu’il s’apprêtait à essayer de leur dire : « Nous allons continuer aussi longtemps qu’il le faudra. Comprenez-vous ce que cela signifie ? » 
Il entendit à peine la réponse d’Alanaï : « Jusqu’à ce que nous soyons tous morts. » 
— « Ou sauvés, » rectifia Elth. « Même s’ils ne peuvent recevoir nos messages télépathiques, nos amis finiront par soupçonner ce qui nous est arrivé. » 
— « Cette galaxie est trop vaste pour qu’on puisse l’explorer totalement. » dit Narden, « et tous ceux qui sont au courant de la chose se trouvent confinés ici. Pourquoi résister plus longtemps ? Croyez-vous que je me réjouisse du traitement qui vous est infligé ? » 
— « Je vous en prie… » Alanaï levait une main diaphane, « Ne vous torturez pas de la sorte. Votre propre souffrance est la pire chose que nous ayons à endurer. » 
— « Il ne tient qu’à vous de mettre un terme à tout cela, de partir librement de cette Base, » insista Narden. « Nous ne craignons pas les représailles de votre planète, ce n’est pas dans notre nature, et nous ferons tout notre possible pour réparer le mal causé. Mais si vraiment vous vous intéressez à nous… Enfin, ne sentez-vous donc pas tout ce que votre silence commence à provoquer chez ceux de ma race, et qui ne fera qu’empirer au fur et à mesure des années… ce sentiment de vivre dans l’ombre d’êtres semblables à des dieux ? D’êtres dont les moyens rabaissent nos sciences humaines au niveau dérisoire des jeux d’enfants ? Si nous ne pouvons obtenir notre part, si infime soit-elle, de tout ce qui importe, de tout ce qui compte véritablement, quelle raison avons-nous d’exister ? » 
— « Ne dites pas cela, » gémit Ionar. « Ce qui se passe en vous, ne l’avons-nous pas déjà observé, tout au cours de notre longue histoire ? Laissez-nous vous aider de la seule manière qui nous est possible, laissez-nous montrer à vos frères humains comment réaliser leur progrès culturel en se contentant de ce qu’ils ont et de ce qu’ils sont. » 
Quelque chose remua en Narden. Quelque chose qui lui fit redresser la tête et qui se traduisit d’un seul frémissement dans sa voix : « Vous laisser nous domestiquer, voulez-vous dire ? Devant Dieu, non ! Nous sommes des hommes – non de ces pitoyables êtres serviles comme nous n’en avons que trop rencontrés sur les planètes où vous êtes passés ! » 
Elth se pencha vers lui. « Mais enfin, » insista-t-il, « savez-vous seulement si la psionique vous serait d’une quelconque utilité ? Enviez-vous l’Osirien de pouvoir respirer l’hydrogène, ou le Végien d’être insensible aux radiations ultra-violettes ? » 
— « Ce n’est pas le genre de lacunes qui nous gêne ! » coupa Narden. « Partout où peuvent aller ces autres races, nous pouvons, nous, envoyer un robot télécommandé. Mais comment pourrons-nous avoir la moindre idée de ce que nous sommes tant que… » 
Ce fut bien le plus irréfléchi des coups lancés à l’aveuglette – mais il lâcha les mots d’une seule traite, sans oser s’arrêter : 
« … tant que nous n’aurons pas également trouvé le moyen de régler notre pensée sur l’onde stationnaire qui fait le tour du cosmos ? » 
Un silence total régna dans le living-room – si profond, si lourd, que Narden se crut un instant frappé de surdité. Il eut alors un aperçu de l’horreur que ses appareils dérégleurs faisaient connaître aux Cibarréens, et chercha à se représenter l’esprit qui pouvait endurer un tel supplice sans même ressentir le besoin d’oublier. Mais son angoisse s’évanouit dans le brusque jaillissement d’une flamme ardente. 
Par l’homme et le Dieu de l’homme, j’ai gagné ! Ils ne peuvent dissimuler leur trouble. Ils s’imaginaient me laisser piétiner indéfiniment, ils espéraient que quelque chose se produirait entre-temps, qui les sauverait. Maintenant, mes amis… il est déjà trop tard pour vous ! 
Enfin Elth parla, et ses lèvres étaient les seules choses qui semblaient encore vivre dans ce groupe d’êtres effondrés. « Vous y êtes donc arrivé par hypothèses ? Je ne croyais pas qu’aucun humain pût disposer d’une telle force d’intuition. » 
— « Et je vais continuer sur ces données. » Narden s’efforçait de vaincre le tremblement de sa voix. Un battement formidable lui emplissait les oreilles. « Si vague, si générale qu’elle soit encore, mon hypothèse me fait faire un bond de cinquante ans en avant. Je sais maintenant quoi tenter, dans quel sens pousser mes recherches. Les théoriciens vont pouvoir approfondir mathématiquement le concept, les biologues déterminer la méthode exacte permettant d’aboutir à la génération psi. Nous réaliserons finalement un générateur artificiel (un mutant, peut-être), grâce auquel nous ferons des expériences, contrôlées. Cibarra n’a plus à compter sur la guerre pour nous arrêter ! » L’exaltation de Narden retomba. C’était contraire à l’effet cherché, mais ce fut d’un ton plus sobre qu’il ajouta : « Pourquoi ne pas nous aider, dans ce cas, au lieu de résister ? » 
Aucun des prisonniers n’avait vraiment écouté, mais ils se mirent à échanger des regards. Puis il y eut quelques mots prononcés à mi-voix dans une langue inconnue. Ensuite Alanaï fit un geste. Elth bondit jusqu’à lui, et lentement, péniblement, Alanaï se leva. L’un soutenant l’autre, ils sortirent du living-room. Leurs compagnons suivirent. 
On eût dit une procession. 
Le premier moment de stupeur passé, Narden se rua vers la porte et empoigna le bras de Ionar qui fermait la marche. « Où allez-vous ? « s’écria-t-il. « À quoi rime tout cela ? » 
Le regard d’ambre se posa sur lui. « Nous avions envisagé pareille éventualité, » répondit le Cibarréen. « Nous avons attendu, car douce est la vie physique, et aucun de nous n’en a encore exploré les limites. Mais vous ne nous laissez plus le choix. » 
Il se dégagea avec une vigueur insoupçonnée. Narden demeura cloué sur place, le regardant disparaître à la suite des autres. Il entendit le bruit étouffé de leurs voix – murmure, ou peut-être chanson, il ne savait au juste. 
Et tout à coup, la voix affolée de Kérintji vibra dans un interphone : « Mais foncez donc, imbécile ! Arrêtez-les ! Ils le tuent ! » 
L’espace d’un éclair, Narden se souvint que chaque pièce de la prison comprenait un micro-objectif d’observation. Il brisa l’étau qui le paralysait, courut. La porte du sas s’ouvrit derrière lui et deux soldats firent irruption dans l’appartement. 
Déjà, Alanaï n’était plus. D’une seule torsion sans appel, Elth et un autre Cibarréen venaient de lui briser les vertèbres du cou. Ils étendirent le cadavre sur le sol puis, très calmes, se retournèrent face aux pistolets braqués dans leur direction. 
— « Pas un geste ! » Narden s’entendait crier, mais ce cri lui semblait venir de très loin. 
— « Séparez-les ! » Kérintji faisait de nouveau trembler l’interphone. « Enchaînez-les, faites-les surveiller, qu’ils ne se suicident pas… » 
— « Tout ce que vous voudrez, » articula Elth. « Quant à nous, nous avons terminé. » 
Il se baissa et d’un geste très lent, très doux, ferma les yeux d’Alanaï. Et pourtant, Narden songea que le calme de sa voix n’avait pu entièrement dissimuler une ardeur contenue, une émotion rappelant celle d’un enfant le matin de son anniversaire. 
*** 
— « Ils n’ont pas commis ce meurtre sans motif. » Médina tirait bouffée sur bouffée de son cigare, au point que son visage finissait par disparaître dans un nuage de fumée. « Ils ont sacrifié celui qui était affaibli, et le plus facile à tuer, sans même essayer d’éliminer un autre d’entre eux. Qu’est-ce qui a bien pu les pousser à agir ainsi ? » 
— « Mon hypothèse sur la nature de la transmission psionique n’était qu’esquissée, » rappela Narden. « Ils n’ont pas dû vouloir courir le risque de me laisser poursuivre mes recherches. » 
— « Mais nous avons toujours les cinq autres à notre disposition ! Et le cadavre ! » Médina se tourna vers Kérintji. « Aucune chance du côté réanimation, hein ? » 
— « Aucune, mon général. » Le petit capitaine secouait la tête, « Les chirurgiens n’ont pas perdu une seconde pour recourir aux grands moyens : ouverture de la boîte crânienne, nutrition et stimulation directes de l’encéphale, sans parler des procédés viscéraux habituels ; enfin, introduction d’un support vertébral rampant doublant la région endommagée de la moelle épinière. À ce stade, n’importe quel être humain aurait repris conscience. Au moins pouvait-on espérer obtenir des réflexes locaux des divers organes. Eh bien, non ! Le Cibarréen est resté mort. Ce qui s’appelle mort ! On a examinée des coupes de ses tissus au microscope : même les cellules les moins organisées (comme celles du foie) demeurent inertes. » 
— « Ma foi, et pour autant que je sache, on ne peut s’attendre à voir des êtres d’une autre planète mourir de la même façon que nous. » 
— « Mais c’est précisément ce qui devrait se produire, mon général ! Les Cibarréens respirent l’oxygène, métabolisent les hydrates de carbone et les acides aminés exactement comme nous. Leurs cellules ont un noyau, des gènes, des chromosomes. Oh ! bien sûr, on y observe certaines particularités – entre autres, un réseau de filaments d’une délicatesse extrême et dont nous ne comprenons pas du tout le rôle. Mais enfin, ils ne devraient pas être différents de nous à ce point ! » 
Médina écrasa son cigare, le contempla dans le cendrier et tendit la main vers le coffret pour en prendre un autre. « Nous finirons par trouver, » grommela-t-il. « Rien n’est impossible. Vous qui savez si bien bâtir une hypothèse, commandant Narden, si vous nous disiez pourquoi ils ont supprimé leur congénère ? » 
— « Je l’ignore, » répondit lentement Narden. « En ce moment, j’ai l’impression de ne plus pouvoir mettre deux idées bout à bout. » 
— « Au nom de la Mère Impériale, faites taire votre sacrée conscience ! C’est pour l’homme que nous faisons cela… pour notre race tout entière, pour tous ceux qui viendront après nous dans la suite infinie des siècles ! » 
Narden évoqua une fois encore le souvenir d’Alanaï, de paroles qui semblaient un murmure venu d’une distance infinie dans le temps. « Vous n’y pouvez rien. Vous êtes jeune, sans expérience, et l’ardent désir de vivre vous possède. Ah !… comme on vous sent brûler de cette soif de vie ! » Mais on eût dit soudain que son esprit peinait, qu’il refusait de fonctionner. Il demeura immobile. 
Ce fut Kérintji qui prit la parole, lèvres serrées : « Moi, je crois savoir pourquoi, mon général – et si je ne me trompe pas, nous ferions mieux d’évacuer cette planète pour nous transporter ailleurs ! À l’instant même où il allait mourir, au moment où il n’avait plus vraiment besoin de son système nerveux, Alanaï a pu le faire donner à plein – l’épuiser complètement, le griller – en envoyant un appel télépathique assez puissant pour être reçu par Cibarra en dépit du brouillage de nos dérégleurs. Un cri capable à lui seul de… » 
— « Exactement. » 
Dès qu’eut résonné ce mot Médina reposa son cigare. Il demeura figé derrière le bureau, toute vie effacée de son visage, cependant que ses compagnons étaient obligés de tourner la tête pour voir ce qu’il voyait. Kérintji porta immédiatement la main à son ceinturon, d’où il fit jaillir un pistolet. Presque aussitôt, une force irrésistible le lui arrachait des doigts – une force telle que la peau des phalanges fut déchirée et que l’arme alla rebondir sur le sol dans un fracas de métal. 
Du fond de son subconscient, l’idée vint alors à Narden qu’il avait toujours attendu cet instant. Il leva progressivement les yeux vers la haute silhouette grise, vers le regard d’ambre que nulle haine à son égard ne pouvait assombrir. La tête du Cibarréen était entièrement recouverte d’une sorte de résille métallique autour de laquelle l’air brillait. Narden songea que ce devait être un moyen de protection contre les appareils dérégleurs : sans aucun doute, seule la nécessité de fabriquer ces casques avait retardé l’intervention des Cibarréens au cours des dernières heures. 
— « Je vous félicite de vos déductions. » Même à manier le langage des hommes, la voix s’élevait comme une mélodie, « Vous n’avez rien à craindre pour vous-mêmes. Vos victimes vont partir, cela va de soi, et nous ferons en sorte que de tels errements ne se reproduisent pas. Mais c’est uniquement en ce qui nous concerne. Nous n’avons pas coutume d’attenter à la liberté d’autrui, ce serait contrevenir à notre éthique ; toutefois, nous adresserons un appel solennel à l’Empire pour qu’il renonce à ces recherches, comme étant trop dangereuses. Et je crois, le temps aidant, que les hommes tiendront compte de notre avis. » 
Narden se leva, fit un pas en direction du Cibarréen. Un mur invisible l’arrêta. « Mais c’est mon œuvre ! » s’écria-t-il. 
Le regard impersonnel ne pouvait avoir lu en lui ; pourtant, la voix musicale demanda doucement : « N’existe-t-il pas une maison au milieu des bois, sur une planète qu’on appelle Novaïa Metchta ? » 
Un autre silhouette surgit soudain dans le bureau. Elth. Il était sans casque (les dérégleurs devaient être maintenant réduits au silence) et ses antennes eurent un frémissement de joie, « Je viens vous dire adieu, Baris. » 
Médina s’enfouit le visage dans ses mains : « Allez au diable… Allez au diable ! » 
— « En tout cas, nous avons appris quelque chose, » gronda Kérintji. « Vous aurez beau dire, vous aurez beau faire, la poignée d’hommes que nous sommes continuera d’apprendre ! Un jour viendra où il ne vous suffira plus de tuer ni d’appeler à l’aide. Vous ne trouverez plus de secours nulle part dans l’univers ! » 
Narden demeurait de nouveau silencieux. Fut-ce une fibre infime de son esprit, une molécule rudimentaire appelée peut-être, après des millénaires d’évolution, à devenir un véritable organe psionique ? Fut-ce cet embryon qui saisit au vol une des grandes pensées dont les courants invisibles se croisaient autour de lui ? Il n’en eut pas la moindre idée. Au demeurant, ce fut peut-être la simple logique du subconscient qui avait travaillé. « Non, » dit-il. 
— « Quoi ? » Kérintji cilla – et c’étaient maintenant les Cibarréens qui ne bougeaient plus. 
— « Votre théorie de l’épuisement… » Narden ne reconnaissait plus sa propre voix. « C’est ce qu’ils espéraient : nous laisser croire qu’Alanaï a usé de ce moyen pour leur envoyer un message. Mais c’est une fausse piste. Un faux-fuyant de plus. Les communications se font par ensembles cohérents, non par émissions chaotiques d’énergie. Et comment Alanaï aurait-il pu organiser son système nerveux suffisamment en conséquence, surtout au moment même de mourir ? Et les dérégleurs qui fonctionnaient sans interruption ? Non. Rappelez-vous ce que j’avais également supposé : l’ensemble que forme l’esprit, la pensée, pourrait être imposé à l’onde cosmique tout comme on l’impose à l’ensemble de nos neurones. Alanaï est mort pour que le transfert soit total. Pour libérer son esprit, en quelque sorte, du poids du corps. Il n’a pas lancé d’appel à Cibarra : il y est allé lui-même, sous forme d’ondes ! » 
Médina releva la tête : « Vous n’allez pas prétendre qu’il est toujours en vie ? » 
— « Si, dans un sens. » Les mots se heurtaient, se bousculaient. Narden lui-même ignorait où ils allaient le mener. « Il est toujours vivant, dans un sens très réel. Mais il s’agit d’une vie différente de celle qui était la sienne lorsqu’il disposait d’un corps. Il n’a plus aucune composante physique, voyez-vous ; mais naturellement, il doit avoir acquis de nouvelles facultés psioniques qui font plus que compenser cette perte. Il a pu communiquer d’esprit à esprit avec les Cibarréens, leur dire ce qui était arrivé à la mission… Et puis, il est peut-être entré dans une nouvelle phase de son existence, comme un papillon sorti de sa chrysalide… » 
Narden se tourna vers les Cibarréens toujours immobiles. « Voilà ! » s’écria-t-il. « Voilà ce que vous vous efforciez par tous les moyens de nous empêcher de découvrir : que la mort n’est pas une fin ! Mais pourquoi ? Vous qui prétendez vous intéresser à notre bonheur, qu’auriez-vous pu nous annoncer de plus merveilleux, sinon que nous sommes immortels ? » 
Le Cibarréen au casque disparut brusquement, mais Elth resta une seconde encore – et Narden comprit qu’il s’avouait vaincu : il allait répondre maintenant à la question si longtemps posée, puisque, aussi bien cette réponse serait découverte tôt ou tard… à moins qu’eux, les trois humains, ne choisissent la voie du silence. Quand il parla, ce fut avec une compassion de praticien : 
— « Vous ne l’êtes pas. » dit-il. 
  
(Traduit par René Lathière.)

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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