Clorinde par ANDRÉ PIEYRE de MANDIARGUES
Clorinde par ANDRÉ PIEYRE de MANDIARGUES
Né à Paris en 1909, André Pieyre de Mandiargues a publié en 1943 son premier livre : « Dans les années sordides », recueil de « petits contes et proses bizarres ». Et c’est sous le signe du bizarre qu’il a placé tout le reste de son œuvre, « Le musée noir » (1946), « Soleil des loups » (qui lui valut le Prix des Critiques en 1951), « Marbre » (dont un compte rendu parut dans « Fiction » de juin 1954) et récemment « Feu de braise » (« livre du mois » de notre numéro de juillet 1959), se situent, comme tous ses autres écrits, « entre le rêve et la vie ». Il a publié dans la plupart des revues littéraires de ce temps, des « Quatre Vents » à la « Nef » et aux « Cahiers de la Pléiade », de la « Revue de Paris » à la « N. R. F. » à laquelle il collabore régulièrement.
« Clorinde », ce tableau miniature qui ressemble à un conte de fées ambigu, ne montre qu’une facette du talent de Mandiargues. Certaines des visions qu’il échafaude sont plus orchestrées et plus inquiétantes, avec leur baroque échevelé. Mais on trouve là en raccourci cet art d’orfèvre qui est le sien, et ce don de faire vivre l’inanimé en le drapant de symboles.
Sans plume, sans panache, Clorinde
a revêtu (présage funeste) le fer rouil-
leux et noir.
(La Jérusalem délivrée.)
Tu dors comme un bœuf. Tu t’es soûlé, hier soir encore, et maintenant des vapeurs de rhum font se culbuter les mouches autour de l’œuf aérien qui sert de contrepoids à la lampe. Le matin approche : pâlit la lumière du gaz en face de la fenêtre dont tu négligeas de tirer les volets. Sur le marbre de la commode, à côté du lit étroit où tu gis, un globe en verre recouvre de menus objets qui attirent le regard, et là-dedans je distingue trois ou quatre papillons secs, des phalènes avec un sphinx pointu, un morceau de bois résineux naguère mais rongé par les larves de je ne sais quelles bêtes, et puis, sur un lambeau de mousse, un petit heaume en acier niellé de vieil or, qui n’est pas plus grand qu’un dé à coudre et dans lequel un armurier reconnaîtrait peut-être un ancien travail allemand.
La vie, pour toi, nul doute que ce ne soit chose du passé ; les jours que tu traînes ne seront pas nombreux désormais. Tu bois, puis tu dors, roulé dans une couverture d’écurie sur ce sommier sans draps. Hâtivement tu saisis un livre posé à portée de ta main, ou bien tu feins d’écrire mais la page reste blanche, quand frappe à la porte la concierge qui veille à ton ménage, car tu crains le secret jugement de cette femme, que tu n’as jamais entendue prononcer le moindre mot et qui ressemble à un fagot d’épine noire. Et puisque bientôt tu seras mort, je vais essayer de noter sur ces feuilles éparses, puisque aussi tu ne seras jamais capable de le faire, ce que tu m’as confié cette nuit après que, sur ta prière, je t’eus accompagné chez toi, avant que tu ne te fusses emparé de cette bouteille vide maintenant, et que l’inclination du plancher ramène vers moi chaque fois que, du pied, j’essaye de la pousser sous le tiroir inférieur du meuble de toilette.
Un jour très chaud au début de l’automne dernier, dans une forêt de pins où tu te promenais avec le projet vaguement d’y récolter des champignons – mais la saison n’en était pas encore venue – soudain tu aperçus, au sommet d’un renflement du terrain, un objet qui suggérait un château fort avec remparts, créneaux et tourelles ainsi que l’on en voit sur les dessins de Victor Hugo. Ce n’était pourtant qu’un morceau de bois dans un lit de belle mousse, mais blanchi par les pluies de plusieurs hivers et percé de galeries par les mâchoires des larves rongeuses. Une curiosité te fit l’arracher de la mousse, le tourner, le retourner près de tes yeux, le secouer et il rejetait une poussière pareille à de la farine. Alors tu entendis à l’intérieur une sorte de cliquetis bizarrement métallique, et d’un trou jaillit une créature brillante et vive que tu pris pour un insecte, au premier abord. Un gros grillon, pensas-tu, incapable d’en croire tes yeux et d’admettre immédiatement l’existence de ce chevalier minuscule, des pieds à la tête enfermé dans une armure à reflets d’or roux, lequel, debout sur ce qui t’avait semblé un pan de remparts, tira sa grande épée, l’empoigna à deux mains, commença des moulinets fort peu rassurants pour tes doigts.
Tu le regardais avec stupeur et crainte, si bien assuré paraissait-il et si bien capable de trancher jusqu’à l’os ton pouce posé sur le bois (ou bien encore de fendre en deux morceaux le gros ongle, ce dont l’idée seulement est aussi douloureuse que le fait). Un mouvement nerveux de ta main, devant un coup de taille qui l’avait frôlée d’assez court, renversa le support ; de la hauteur de ta poitrine le petit guerrier tomba jusqu’à terre où il heurta contre un caillou ; tu le vis immobile.
Courbé tout de suite (et d’un tel essor qu’il faillit te précipiter à plat ventre par-dessus lui), tu le ramassas. Il fut dans le creux de ta main, et toi, craignant qu’il ne se fût blessé sinon tué dans sa chute, pour le secourir tu essayas d’ouvrir son armure. Tes doigts, quelque temps malhabiles, trouvèrent à la fin le ressort du heaume : visière levée, merveille inattendue, la plus ravissante figure de jeune fille se dessina dans le pertuis.
Alors, prenant grand soin de ne pas égratigner au contact du fer le visage de la belle évanouie, tu le retiras complètement du casque, tu dégrafas la cuirasse, qui, munie d’une charnière de poitrail, s’ouvrait par-derrière à la façon de certains corsets, et puis, la petite femme saisie par la taille avec autant de délicatesse qu’en pouvaient mettre tes doigts, tu l’extirpas tout entière du reste de son armure ; geste qui, remarquas-tu par ailleurs, ne différait en rien de celui, familier, qui fait sortir de sa carapace la queue charnue d’une langoustine. La créature n’était plus habillée que d’une chemise, qui te parut d’un très fin tissu mais qui, à l’échelle du corps, était en réalité de grosse toile, chemise qui descendait un peu plus bas que la moitié des cuisses et qui cachait assez médiocrement les formes arrondies d’une gorge dorée.
La vie bientôt revint en elle, et comme tu t’étais assis par terre pour la plus commodément examiner ce fut un jeu pour la petite guerrière de sauter de ta main sur ton genou, puis de là dans la mousse, où elle essaya de fuir ; mais des barbes qui saillaient inégalement gênaient sa course, et tu n’eus pas trop de mal à la reprendre. Elle se débattait avec rage, secouant une chevelure très noire et très fournie qui s’arrêtait aux clavicules, donnant sur tes doigts des coups de poing, essayant de te mordre. Pour l’obliger à quelque tranquillité, tu arrachas deux brins de laine au bas de ton veston. L’un de ceux-là, qui est roux dans ta mémoire encore, servit à lier derrière son dos les poignets de la créature ; le second, d’un joli bleu, fut attaché par un bout à sa cheville et par l’autre à un gravier assez pesant pour désormais rendre sot tout espoir de fuite. Agenouillée sur la mousse auprès de son boulet, quoiqu’elle ne pût tendre les mains il te sembla qu’elle te suppliait. Cela te donna envie de la voir toute nue : après avoir tiré de ta poche un canif, tu la tins suspendue en l’air, tu fendis (sans oublier les épaulettes) par-derrière et par-devant et de haut en bas sa chemise dont le vent où il voulut jeta les lambeaux, puis tu rendis la prisonnière à son lit de cryptogames.
Elle se coucha sur le dos, ferma les yeux, adopta le comportement résigné des femmes de la grande espèce (ainsi dans ton jargon parlais-tu de la tienne) quand elles savent qu’il n’est plus temps d’avoir honte ni même de feindre d’avoir honte et qu’elles abdiquent toute sorte de pudeur. Ton regard la parcourait sans nul obstacle, traînant sur la gorge entrevue plus tôt et d’une splendeur vraiment tamoul dans la coupole et dans le poids, mesurant la taille qu’une bague eût contenue, caressant le beau poli lourd des genoux et des cuisses, plongeant dans le triangle obscurément bouclé d’une toison que son lustre et sa vigueur faisaient quasi bestiale. Comme si ce n’était assez du regard, ton gros nez se posa sur son ventre : ce corps exhalait un parfum assez semblable à celui du réséda en fleur. Que n’aurais-tu donné pour qu’il te fût permis de décroître jusqu’aux dimensions de la petite créature, de tomber, son pareil, sur la mousse à côté d’elle et de la prendre dans tes bras, puisque, de toute évidence, les liens dont tu l’avais chargée la mettaient à la discrétion du premier venu, pourvu seulement qu’il fût à sa mesure ?
Vint le moment qu’il fallut bien donner une issue à ton désir, si furieux qu’il te secouait de rage impuissante devant le petit corps. Et certain de pouvoir, dès que tu le voudrais, retrouver ta prisonnière, tu te jetas dans la forêt ainsi qu’un homme privé de sens, étreignant le tronc des pins qui se rencontraient devant toi, roulant au fond des fossés, déchirant des tapis de capillaires et baisant la terre crue entre des pieds de chiendent, de plantain et de prêles ; mais quand ta frénésie fut éteinte et quand, souillé de boue et de débris végétaux, tu revins vers celle que tu considérais comme tienne à l’égal d’un hérisson ou d’un lézard capturé pendant une promenade, elle avait disparu. Aucun doute que l’endroit ne fût celui où tu l’avais laissée. Le lien de laine bleue ni le gravier n’avaient bougé du lit de mousse. Cependant le premier était tranché aux trois quarts de son ancienne longueur, et il baignait dans une éclaboussure de sang frais.
Pas un instant tu ne soupçonnas les fourmis des pins, dont quelqu’une, rapide, non loin de là courait entre les aiguilles sèches, puisque nul ossement ne paraissait sur la mousse et qu’il est bien connu que ces insectes décharnent leurs grosses proies et ne ravissent pas ; mais avec une indescriptible horreur tu pensas au bec d’un oiseau. D’une façon plus particulièrement douloureuse bourrelait ta conscience, dardé sur le corps nu de la petite femme, un bec de fauvette. Pourquoi donc, me dis-tu, les charlatans qui écrivent des contes ou riment des chansons, avec d’obtus naturalistes, ont-ils prodigué si légèrement à la fauvette cette réputation de joliesse et de bonne grâce dont elle jouit aux yeux de ceux qui sont incapables de voir clair ? Son chant n’a rien d’autant délicieux qu’on le croit. Son nom tout seul arrive à peindre bien la maligne bête qu’elle est dans la réalité, hors du monde imaginaire bâti par les poètes. En effet, me dis-tu encore, ne suffit-il pas de prononcer à haute voix ces trois mots : « le furet, la fouine et la fauvette… » pour apercevoir aussitôt toute la sinueuse fourberie, tout le caractère implacablement cruel et carnassier de cet oiseau de proie ? À tes pieds, cherchant quelque vestige de celle que tu avais perdue, tu ramassas le petit heaume ; et roulé dans ton mouchoir où tu aurais voulu chaude et vivante enfermer la guerrière qu’il avait coiffée, tu le portas chez toi.
Quant au reste de l’armure, où était-il tombé ? Malgré de longs efforts à le chercher, tu ne le trouvas pas.
Et maintenant ta vie est devenue cette chose pitoyable. Ce que tout homme vaguement songe et désire s’est offert à toi, dans le milieu d’une belle journée d’automne, sous les pins d’une forêt landaise, mais tu l’as repoussé par le délire de tes sens. Rien ne viendra plus pour toi que la mort. En attendant qu’elle te prenne, tu te soûles au rhum comme une brute, et tu dors.