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L'Enchaîné - ZENNA HENDERSON

L'Enchaîné - ZENNA HENDERSON 
  
Il ne se passe pas de semaine sans qu'une lettre à notre courrier nous réclame la suite de la chronique du Peuple, qui est sans doute le plus gros succès de notre revue, avec les histoires de la Patrouille du Temps. Pour satisfaire la demande générale, voici donc le cinquième épisode de l'histoire de cette race de réfugiés interstellaires, isolés et perdus parmi les hommes. Précisons que cet épisode est en fait /'avant-dernier de la série, le récit qui suivra servant de conclusion. Tous paraîtront prochainement aux États-Unis, groupés sous forme de roman1 .  
  

  
Nombreux sont, j'imagine, les êtres solitaires qui passent à leur fenêtre de longues soirées, à contempler le clair de lune, en proie à une tristesse rebelle à tout réconfort – mais bien rares sont ceux qui ont été témoins d'un spectacle comme j'en vis un ce soir-là. 
J'étais assise, appuyée au montant de la fenêtre. Les rayons lumineux baignaient mes pieds nus et le bord de ma robe de chambre et éclaboussaient de blancheur le bois de mon lit, mais tout le reste de mon corps restait confondu avec la nuit. Je me hâtais de goûter le bref et magique moment de splendeur, avant que la lune sombrât derrière l'épais rideau de peupliers bordant le ruisseau à l'extrémité du jardin. Les premières touffes de feuilles commençaient à s'inscrire sur le bord inférieur de l'astre quand j'aperçus l'enfant. C'était Francher. Qu'une scène d'une si parfaite beauté dût être gâtée par une présence quelconque – pis encore, par celle de ce galopin de Francher – me causa une déception mêlée de contrariété. Mais la contrariété passa vite tandis que mon intérêt s'éveillait. 
Que faisait-il, mi-blanc, mi-noir, à la limite de la zone de lumière ? Dans le chaos de la ville bâtie de guingois, l'épicerie Groman mordait en biais sur la cour, derrière la maison de Somansen où j'avais pris pension – à une dizaine de mètres au plus de ma fenêtre. La clarté de la lune se reflétait dans les lucarnes du haut, sous l'avant-toit de la boutique. Debout, le dos tourné à la lumière, Francher les regardait fixement. Je me penchai pour mieux observer. L'affaissement de ses épaules trahissait une tension, l'attente d'une action, le prélude à un mouvement. Effectivement, une seconde plus tard, il était devant une des lucarnes, poussant doucement le carreau pour ouvrir un rectangle sombre dans le côté blanc du magasin. Il disparut. J'écarquillai les yeux. La boutique. Les fenêtres du bas. L'une d'elles ouverte, rectangle noir. Pas de Francher. 
Enfin il y eut un mouvement dans l'ouverture noire et l'enfant en émergea, les mains pleines, et se laissa glisser jusqu'au sol dans les rayons de lune. 
Attention ! Regarde bien ! Regarde maintenant ! me dis-je à moi-même. 
L'enfant s'assit au bout d'une planche d'une trentaine de centimètres de large, qui se trouvait moitié dans notre jardin et moitié derrière l'épicerie. Avec un soin méticuleux, il disposa son butin sur la planche. Trois bouteilles de coca-cola, une boîte de rouleaux de bonbons acidulés et un gros harmonica qui était dans la boutique depuis des années. Il s'assit et étudia les objets en les touchant successivement du bout du doigt. Puis il prit une bouteille de coca-cola et en examina la capsule. Il ouvrit la boîte de bonbons et la referma. Il passa son doigt le long de l'harmonica, leva l'instrument entre ses deux index, le tint à distance et le contempla à la lumière tout en faisant avec sa tête un lent mouvement de va-et-vient horizontal. Et alors, tandis que sa tête allait et venait, j'entendis monter, puis redescendre, légère, aérienne, une gamme musicale. Une à une, chaque note claire s'égrenait avec un doux bruit de cristal dans le calme de la nuit. 
La lune faisait maintenant des trous de lumière dans le faîte des peupliers et l'ombre envahissait peu à peu la cour. J'entendis les notes prendre un essor rapide et redescendre en cascade, vives et joyeuses, et je vis les reflets fugitifs du chrome de l'harmonica qui passait alternativement de l'ombre à la lumière, jouant tout seul dans le vide. À ce moment, la lune atteignit une ouverture entre les arbres et éclaira le petit Francher à la façon d'un projecteur. Il était assis sur la planche et, la tête levée, un petit sourire sur son visage d'ordinaire maussade, il regardait l'harmonica qui continuait de jouer pour lui sa suave mélodie. Ses traits se rembrunirent soudain quand il baissa les yeux sur les objets posés sur la planche. Brusquement, il les ramassa, se leva et monta dans la lumière jusqu'à la lucarne où il disparut, la tête la première. Derrière lui, l'harmonica abandonné jouait et dansait dans le vide avec une grâce de libellule. 
Puis l'enfant reparut à la lucarne et en ressortit, de nouveau la tête la première. Il alla s'asseoir dans le vide, les jambes croisées, devant l'harmonica, et l'écouta tout en l'observant. La danse animée changea de rythme. L'harmonica lança doucement dans le clair de lune une plainte douloureuse et implorante et s'éleva en décrivant une spirale pour disparaître par la fenêtre ouverte où ses notes se perdirent dans le noir. La fenêtre se referma en claquant et Francher retomba sur le sol avec un bruit mat. Il s'éloigna dans la pénombre, de sa démarche nonchalante, les mains dans ses poches, les coudes en saillie. 
Je lâchai le rideau de dentelle brûlé par l'âge, où mes doigts crispés avaient fait quatre trous du diamètre de mes ongles, et poussai un soupir longtemps contenu. Je regardai la planche vide en passant ma langue sur mes lèvres sèches. J'aspirai une grande bouffée de l'air de la montagne qui devait m'être si bienfaisant et je me détournai de la fenêtre. Pour la millième fois, je murmurai : « Non, je veux m'en passer, » et cherchai à gagner mon lit. Pour la millième fois, je dus me résigner à prendre mes béquilles pour y parvenir. 
Je m'assis sur le bord du matelas, puis hissai sur le lit la moitié de mon corps qui ne répondait plus à ma volonté et m'installai pour dormir. Je regardai fixement le rectangle de lumière de la fenêtre jusqu'à ce qu'il se mît à vaciller et se troubler devant mes yeux lourds de sommeil. Mon esprit n'avait fait qu'enregistrer passivement cette scène, et je n'y cherchais pas d'explication. Je sombrai enfin dans le sommeil, à la poursuite de la danse et des reflets d'un harmonica qui gémissait dans le clair de lune. 

* * 
Le soleil matinal tombait de biais sur la table du petit déjeuner, à la pension de famille, projetant des ombres aiguës derrière les monticules de flocons de maïs versés sur une assiette à côté du sucrier. Je clignai des yeux, à la vive lumière, déplorant que les choses fussent si vivantes, si actives, et si… si pleines d'espoir ainsi dès le matin. Les coudes plantés sur la table, la tête dans mes mains au-dessus de ma tasse, je m'abîmai dans des pensées aussi noires que mon café. 
— « …ce garnement de Francher, » prononça une voix. 
Pivotant sur l'axe formé par mes deux mains, ma tête reprit la position horizontale. Ces mots m'avaient fait sortir de ma léthargie. Hier soir, me rappelai-je vaguement, hier soir…  
— « J'y renonce, » déclara Anna Semper en versant une troisième cuillerée de sucre dans sa tasse et en remuant son café d'un air morose. « Tous les enfants ont leur caractère, mais il existe un moyen ou un autre de les émouvoir. Tous, sauf Francher. Je n'arrive même pas à entrer en contact avec lui. Si seulement il était agressif, ou méchant, ou tout ce qu'on voudra, d'une manière active, délibérée, peut-être pourrais-je faire quelque chose, mais il reste assis là comme une potiche. » La mine renfrognée, elle rajouta deux cuillerées de sucre à son café. « Je préfère cent fois un enfant retardé, mais actif, à un génie amorphe ! » Elle porta la tasse à ses lèvres et fit la grimace. « Même pas moyen d'avoir une tasse de café potable pour me préparer à affronter ce petit monstre. » 
J'éclatai de rire. 
— « Cinq cuillerées de sucre gâcheraient le meilleur breuvage, » dis-je. « Ne perdez donc pas espoir. Avez-vous essayé la musique ? La musique a de grands pouvoirs, vous savez…»  
Anna rougit jusqu'aux oreilles. Je n'aurais pu dire si c'était de colère ou d'embarras. 
— « La musique ! » Sa cuiller tinta bruyamment contre la soucoupe. Elle cherchait ses mots. « C'est ridicule, mais j'ai déjà dû mettre ce Francher à la porte de la classe pendant la leçon de solfège. »  
— « Le mettre à la porte ? Pourquoi donc ? Je croyais qu'il était comme une potiche. » 
Anna rougit de plus belle. 
— « Parfaitement, » dit-elle avec obstination, « mais… » Elle tripota sa cuiller, puis lança : « Mais il arrive que l'électrophone refuse de fonctionner quand il est dans la classe. » 
Je reposai lentement ma tasse. 
— « Oh ! voyons, » déclarai-je. « Ce café est terriblement fort, j'en conviens, mais tout de même pas à ce point. » 
— « Ah ! vous trouvez ! » dit-elle tout en faisant tourner sa cuiller entre ses doigts. « Quand il est dans la classe, ce maudit électrophone tourne trop vite ou trop lentement, si ce n'est pas à l'envers. Je peux vous le jurer. Et une fois…» Anna regarda furtivement autour d'elle et baissa la voix. « Une fois il a joué tout un disque sans même que je l'aie branché ! » 
— « Vous devriez prendre un brevet ! » commentai-je. » Vous en tireriez gros ! » 
— « C'est ça, ironisez ! » Anna but une autre gorgée de café et fit une nouvelle grimace. « Je commence à croire aux esprits, à ceux qui sont censés agir par l'intermédiaire ou du fait d'adolescents. Si vous aviez affaire à cet enfant en classe…» 
— « Oui. » Je pris ma tartine de pain grillé refroidie. « Si seulement c'était possible. » 
J'éprouvai pendant un moment une farouche aversion pour Anna à cause de l'expression peinée qu'elle prit pour me considérer tout en évitant soigneusement de regarder mes béquilles appuyées au mur. Elle ouvrit la bouche, la referma, puis se pencha par-dessus la table. 
— « Polio ? » lâcha-t-elle en rougissant. 
— « Non, » dis-je. « Accident de voiture. » 
— « Oh ! » Elle hésita. « Alors, j'espère que d'ici peu…» 
— « Non, » dis-je. « Non. » Je refusais d'entendre énoncer la fragile possibilité tout juste suffisante pour me retenir au bord d'une morne résignation. 
— « Oh ! » fit-elle. « Il y a combien de temps ? » 
— « Combien de temps ? » Je restai muette quelques secondes, étonnée de la distorsion du temps. Quand l'accident m'était-il arrivé ? 
— « Presque un an, » dis-je, en songeant avec amertume : L'année dernière à cette époque, je pouvais…  
— « Vous étiez institutrice ? » dit Anna en jetant un coup d'œil à sa montre. 
— « Oui, » répondis-je. Je ne l'imitai pas machinalement en vérifiant l'heure comme je l'aurais fait autrefois. La tyrannie de l'heure avait cessé pour moi. Je souris. « C'est pour cela que je compatis à vos ennuis pour ce qui est du petit Francher. J'ai eu des enfants difficiles moi aussi. » 
— « Il y en a toujours un, » soupira Anna en se levant. « Allons, c'est l'heure de monter là-bas. À bientôt. » Et la porte à claire-voie donnant dans le couloir battit plusieurs fois derrière elle. Je me mis péniblement debout et allai jusqu'à la fenêtre. 
— « Hé ! » criai-je. Elle se retourna à la grille et leva la tête tout en appuyant son paquet de cahiers de devoirs sur le pilier de la porte. 
— « Oui ? » 
— « S'il vous cause trop de soucis, envoyez-le moi ici avec un petit mot. Je vous en débarrasserai au moins pendant quelque temps. » 
— « Mais c'est une bonne idée ! Merci. Vous êtes chic ! Redressez votre auréole, cher ange ! » Et elle me fit, sans se retourner, un signe amical du coude au moment de disparaître avec sa charge derrière les troènes de la clôture. 

* * 
Je ne pensais pas qu'elle accepterait ma proposition, mais j'avais tort. 
Deux jours seulement plus tard, j'étais en train de lire à la porte quand le grincement de la vieille grille me fit lever la tête. Le lourd mécanisme qui servait de poids pour la refermer reprit sa place avec un bruit sourd derrière Francher. Contrairement à ce qu'auraient fait bien des gens, l'enfant s'approcha des marches de la véranda sous mon regard attentif, sans embarras ni hésitation. Il monta les trois marches et, sans un mot, me tendit une enveloppe. J'y trouvai ce bref message : 
Époussetez votre auréole ! J'en ai par-dessus la tête. Voudriez-vous le garder pour ainsi dire à demeure ? 
— « Tu ne veux pas t'asseoir ? » dis-je en lui faisant signe de franchir la porte battante de la véranda. Je me demandais bien comment j'allais m'y prendre avec ce garçon. 
Il jeta un coup d'œil à la porte et s'assit sur la marche supérieure. 
« Comment t'appelles-tu ? » 
Il me regarda sans curiosité. 
— « Francher. » Il avait une voix rauque qui sortait de l'ordinaire. 
— « Est-ce ton prénom ? » 
— « C'est mon nom. »  
— « Quel est ton prénom ? » demandai-je patiemment. J'engageais un dialogue comme avec un bambin de la maternelle. 
— « On devrait m'appeler Clement. » 
— « Clement Francher, » dis-je. « Ça sonne bien, mais comment les gens t'appellent-ils en réalité ? » 
Ses sourcils s'arquèrent légèrement et un petit sourire amer releva les coins de sa bouche. 
— « Petit voyou, paresseux, propre à rien, graine de bandit, incapable… avec des yeux gros comme ça ! » 
L'hostilité glacée de sa voix me fit tressaillir. 
« Mais le plus souvent, ils disent toute une phrase, comme : « Qu'est-ce qu'on peut attendre d'un gamin sorti d'un tel milieu ? » 
Ses jointures ressortaient, blanches, sur la teinte passée de sa salopette. Mais, comme je les regardais, elles reprirent lentement couleur. Sans changement apparent, la tension avait disparu. Mais ses yeux étaient ceux d'un garçon trop grand pour pleurer et trop jeune pour être sensible à tout autre réconfort. 
— « Quel était donc ce milieu ? » demandai-je calmement, comme si j'avais le droit de m'en enquérir. Il répondit aussi simplement que s'il me devait une explication. 
— « Nous étions forains. Nous faisions toutes les fêtes dans le pays. Maman…» Sa voix devint presque inaudible. « Maman lisait dans les pensées. Elle était bonne à ce travail-là. Meilleure que personne ne le soupçonnait… meilleure qu'elle n'aurait voulu. Des fois, ça lui faisait mal et ça l'épouvantait de pénétrer dans l'esprit des gens. Des fois, elle rentrait dans la remorque et elle se mettait à pleurer longtemps, et elle prenait une douche à n'en plus finir et quand elle en sortait ses cheveux dégoulinaient, tout raides, juste frisés au bout, et ses mains étaient trempées. Même de cette façon, elle ne pouvait pas se débarrasser de la peur et de la haine et… et de la poussière et de la fatigue. Il lui fallait pour ça trouver à lire dans un esprit bon, ou entrer dans une église sombre où brûlaient des cierges. » 
— « Et où est-elle maintenant ? » demandai-je, tout en retenant au chaud en moi-même l'image de frêles épaules sans défense drapées dans un misérable peignoir de bain et d'une mèche de cheveux qui dégouttait sur le côté. 
— « Partie. » Il regardait par-dessus ma tête, dans le vague. « Elle est morte. Il y a trois ans. Je suis en garde ici. On m'a mis en pension pour essayer de faire de moi un homme comme il faut. » 
Il avait prononcé ces derniers mots d'une voix posée, incolore, et l'impression étrange que j'en ressentis n'en finit pas de s'effacer dans le silence qui suivit. 
— « Tu aimes la musique, » dis-je. Le souvenir de la scène de l'autre nuit me revenait tandis que j'enroulais distraitement le message d'Anna autour de mon index. 
— « Oui. » Il regardait le morceau de papier. « Mais miss Semper croit que non. Je déteste cette musique compliquée écrite en pattes de mouches. » 
— « Tu chantes ? » 
— « Non, je fais de la musique. » 
— « Alors tu joues d'un instrument ? » 
Il fronça les sourcils avec quelque impatience. 
— « Non. Je fais de la musique avec des instruments. » 
— « Oh ! » fis-je. « Il y a donc une différence ? » 
— « Oui. » Il détourna la tête. J'avais dû le décevoir d'une façon ou d'une autre. 
— « Attends ! » dis-je. « Je veux te montrer quelque chose. » Je me levai. Assez adroitement et assez vite pour une infirme, je suppose, mais il me sembla que je le faisais au prix d'un effort interminable et douloureux sous le regard vigilant de l'enfant. Mais enfin je fus debout et, progressant par saccades, j'atteignis la porte et entrai dans la maison. Quand je revins avec la chaîne de mon trousseau de clés, Francher avait toujours les yeux fixés sur mon fauteuil vide où je dus reprendre place, attentivement observée. 
— « Vous ne pouvez pas vous tenir debout sans qu'on vous aide ? » s'enquit-il comme s'il avait le droit de savoir. 
— « Avec beaucoup de mal, pendant très peu de temps, » répondis-je comme si je lui devais une réponse. 
— « Vous ne marchez pas sans ces béquilles, » constata-t-il. 
— « Je ne peux pas m'en passer pour marcher, » répondis-je. « Tiens, prends. » Je lui tendis la chaîne de mon trousseau de clés. Une amulette y était attachée : un harmonica à quatre notes, si minuscule que je n'avais jamais réussi à souffler dans un seul trou à la fois. Les quatre ensemble donnaient un petit accord grêle, comme une douce brise hésitante. 
Il prit la chaîne entre ses doigts et fit osciller l'amulette. Il penchait la tête et le soleil jouait dans ses cheveux embroussaillés. La chaîne s'arrêta. Pendant un long moment, il n'y eut aucun son. Puis, tout à coup, claires, pénétrantes, les notes retentirent, nettement détachées. Il y eut un court silence, après quoi les quatre notes s'unirent pour produire un accord pur et mélodieux. 
— « Tu fais de la musique, » articulai-je d'une voix à peine perceptible. 
— « Oui. » Il me rendit ma chaîne et se leva. « Je pense qu'elle s'est calmée maintenant. Je reviendrai. » 
— « Pour travailler ? » 
— « Oui, pour travailler. » Il fit un sourire contraint. « Pendant un moment du moins. » Il s'élança dans l'allée. 
Je demeurai longtemps assise sur la véranda après son départ. Les doigts serrés sur l'harmonica, je regardai le soleil monter lentement le long de ma jupe jusqu'à mes genoux. Finalement, je regardai au verso de l'enveloppe d'Anna. Elle n'avait pas été décachetée. Un des côtés était déchiré en dents de scie là où je l'avais ouverte. Le papier était opaque. Un léger frisson me parcourut les épaules. Ainsi sa mère pouvait pénétrer dans l'esprit des autres. Ainsi il savait ce que contenait une lettre cachetée… ou avait-il lu le message dans l'esprit d'Anna avant même qu'elle l'eût écrit ? Ainsi il pouvait faire jouer des airs de musique à des harmonicas. Ainsi le petit Francher était… Mes pensées se bousculèrent, hésitèrent et s'arrêtèrent court. Qu'était le petit Francher ? 
  
II 
  
Ce jour-là, après l'école, Anna monta d'un air las les quatre marches de la véranda et s'adossa à la barre d'appui, sans s'asseoir dessus tout à fait. 
— « Je suis trop fatiguée pour m'asseoir, » dit-elle. « Je suis remontée comme un ressort et j'aurais besoin de me calmer les nerfs avant qu'il soit longtemps. » Elle prit une longue inspiration. « Quel traitement avez-vous bien pu appliquer à ce Francher ? Il est rentré pour se plonger dans son livre de mathématiques et il a liquidé tous ses devoirs de la semaine, alors qu'il n'avait pas daigné les regarder jusque-là. Et en moins d'une heure par-dessus le marché. N'empêche qu'il me rend folle…» Elle grimaça de nouveau et pressa une main contre sa poitrine. « Maudite soit cette poussière de craie ! Merci mille fois pour votre aide. Je voudrais être assez optimiste pour croire à une transformation durable. » Elle se pencha et respira profondément avec un effort qui lui fit fermer les yeux. « On manque terriblement d'air ici. » Ses mains triturèrent nerveusement son col. « Quoi qu'il en soit, Francher a dit que vous me remplaceriez jusqu'à ce que ma pneumonie soit guérie. » Elle eut un petit rire silencieux. « Il ignore que ce n'est que la poussière de craie et que je ne suis jamais malade. » Elle enfouit son visage dans ses mains et éclata en sanglots. « Je ne suis pas malade, n'est-ce pas ? C'est ce maudit gamin ! » 
Elle en était encore à exhaler sa rancœur contre lui quand Mrs. Somansen vint la chercher pour la conduire à sa chambre où le médecin lui examina les poumons en prenant un air grave. 
Voilà donc comment la classe maternelle passa du rez-de-chaussée au premier étage pour qu'on pût m'installer en bas, à sa place, celle de dernière année. Je nie retrouvais ainsi avec une classe de grands à diriger et je me disais que Francher n'avait pas eu besoin d'être doué de préconnaissance pour affirmer que je ferais un remplacement. Après tout, j'avais de la sympathie pour Anna, j'étais la seule intérimaire disponible, et de plus, la perspective d'une rentrée d'argent, même peu importante – qu'est-ce qu'une paye d'intérimaire ! – n'était pas pour me déplaire. Je pouvais certes vivre sur mes chèques mensuels, mais il serait agréable d'avoir quelques pièces de monnaie de plus à faire sonner dans ma main. 
Quand arriva le milieu de la matinée, j'avais déjà une idée du problème qui causait tant de tracas à Anna. La présence d'un tel poids mort dans la classe freinait toutes nos entreprises. Les récitations s'interrompaient, boitaient et s'arrêtaient en approchant de lui. Toute activité se mettait à tournoyer autour de son inactivité, créant des remous qui détournaient l'attention. Ce n'était pas seulement, de sa part, une non-participation, une disposition purement négative, mais bien une volonté marquée et agressive de ne rien faire. Si j'ajoute à cela la déception que j'éprouvais de ne pouvoir entrer en contact avec lui comme la première fois, la fatigue de tous mes muscles due à la position verticale que je devais garder constamment sans pouvoir m'allonger de temps à autre, l'effort à faire pour reprendre le collier, à froid, avec une classe d'enfants de douze à treize ans, il n'est pas étonnant que, dès le début de l'après-midi, je me sois trouvée pantelante de fatigue. 
J'eus donc recours à l'éternel refuge des institutrices harassées et j'ouvris un débat sur le thème : « Qu'aimerais-je faire quand je serai grand ? ». Nous avions enregistré les réponses classiques : infirmière, hôtesse de l'air, pilote, constructeur de ponts, et les habituelles réponses-surprises : danseuse étoile et expert-comptable (d'un garçon qui se trompe encore en additionnant 6 et 9), lorsque la discussion vint se briser contre Francher comme une grosse vague bouillonnante. 
Il était assis mollement sur sa chaise, presque couché, la colonne vertébrale en arc de cercle, la tête appuyée au milieu du dossier. La classe poussa un soupir collectif, bien qu'inaudible, en attendant sa réponse. 
— « Et toi, Clement ? » insistai-je, en changeant vainement de position sur mon siège pour essayer de détendre mes muscles si douloureux que je devais me retenir pour ne pas crier.  
— « Un hors-la-loi, » dit-il d'une voix rauque, sans prendre la peine de se redresser. « Je vais faire une liste et je violerai toutes les lois qui existent – et sans me faire prendre, je vous le promets. » 
— « Pourquoi ferais-tu cela ? » demandai-je en cherchant à calmer un pincement d'angoisse au creux de mon estomac. « Un hors-la-loi ne sert à rien dans la société. » 
— « Qui vous dit que je veux servir à quelque chose ? » demanda-t-il. « C'est moi qui me servirai de la société… et je saurai le faire. » 
— « C'est possible, » dis-je, n'en doutant pas une seconde. « Mais ce n'est pas la façon d'être heureux. » 
— « Qui est heureux ? » s'exclama-t-il. « Les méchants sont malheureux parce qu'ils sont méchants. Les bons sont malheureux parce qu'ils ont peur des méchants…»  
— « Clement, » dis-je doucement. « Je crois que tu es…» 
— « Je crois qu'il est fou, » dit Rigo dont les yeux noirs lançaient des flammes. « Ne faites pas attention à lui, miss Carolle. C'est un maboul. Il n'arrête pas de dire des bêtises. » 
Sur le rayon du haut de la bibliothèque, derrière Rigo, je vis le lourd globe terrestre remuer et s'avancer vers le bord. Je le vis quitter la planche et je m'écriai : « Clement ! » Toute la classe sursauta, Francher y compris, et Rigo s'étant écarté juste de ce qu'il fallait, le globe le frôla et se fracassa à ses pieds. 
Un enfant poussa un cri, plusieurs ouvrirent la bouche, le souffle coupé, puis un brouhaha de voix éclata. Mes yeux rencontrèrent ceux de Francher qui rougit jusqu'à la racine des cheveux et baissa la tête, mais presque aussitôt, il se redressa fièrement et je lus dans son regard une expression de défi. Il mit son index dans sa bouche, le ressortit humide de salive et fit, dans le vide devant lui, le geste de marquer un point invisible. Sans le quitter des yeux, je secouai lentement la tête, d'un air de regret. Que faire avec un tel enfant ? 

* * 
Pourtant, il me fallait faire quelque chose. Je lui dis de rester en classe après l'heure, ce qui ne manqua pas d'intriguer ses camarades. Il alla s'appuyer nonchalamment l'épaule contre la porte, son humeur provocante visible à chaque angle disgracieux formé par son corps et à la façon dont il tenait ses pouces enfoncés dans les poches de devant de sa salopette. Je laissai s'évanouir et mourir les bruits de ma classe s'égaillant au dehors : le dernier tintement bref d'une gamelle de déjeuner, le dernier frottement de pieds, le dernier écho du claquement de la porte donnant sur la rue. Francher changea de position plusieurs fois pour combattre l'engourdissement de ses épaules tandis qu'il attendait. 
— « Assieds-toi, » lui dis-je finalement. 
— « Non. » La réponse était nette, catégorique. J'étudiai ce visage aux méplats prononcés, à la bouche triste et crispée par l'obstination, aux yeux aveuglés par une volonté farouche de provocation. Je me penchai au-dessus de mon bureau, les mains jointes, me demandant que lui dire. Raisonner avec lui ne conduirait à rien. Un enfant de cet âge a réponse à tout. 
— « La violence est en chacun de nous, » dis-je en serrant mes mains encore plus fort, « mais nous ne pouvons pas toujours lui donner libre cours. Pense à l'état d'anarchie où serait alors le monde. » J'adressai à son visage impassible un sourire contraint. « Si nous cédions à toutes nos impulsions violentes, je t'aurais probablement déjà lancé une encyclopédie par la figure au point où nous en sommes. » 
Sous l'effet de ces paroles inattendues, il battit des paupières et, pour la première fois, me regarda droit dans les yeux. 
« Mais on peut employer la violence à quelque chose d'utile. C'est alors que nous battons un tapis, que nous cassons du bois, que nous donnons des coups de pied dans des boîtes de conserves vides dans la cour ou…» (ma voix se troubla) « ou que nous courons jusqu'à ce que la fatigue tire comme un aimant nos genoux vers le sol. » 
Il y eut un court silence tandis que je retenais ma respiration jusqu'à ce que mon sentiment de révolte contre ces genoux qui ne m'obéissaient plus se fût dissipé. 
« Il est des violences plus grandes, assurément, » poursuivis-je. « C'est celles qui conduisent aux agressions et aux meurtres, au vandalisme et à la guerre, mais même celles-là peuvent être déviées de leur objet. Si l'on veut briser des choses, il y a des choses sans valeur qui sont à briser. Mais tu n'as aucun moyen de les connaître pour l'instant. Tu dois contenir ta violence jusqu'à ce que tu aies appris à faire la différence. » 
— « Je sais démolir, » dit-il d'une voix sourde. 
— « Oui, » dis-je. « Mais démolis pour construire. Tu n'as pas le droit de faire mal aux autres avec ton propre mal. » 
— « Aux autres ! » Le mot avait été jeté comme un blasphème.  
Je respirai profondément. S'il avait été plus jeune… Une chaude étreinte maternelle, une main passée dans des cheveux ébouriffés, un long regard éclairé finalement d'un sourire, peuvent venir à bout de jambes et de bras raidis dans un caprice, mais que faire avec un être qui n'est pas encore un adulte et plus tout à fait un enfant, un être qui tient, de façon déconcertante, des deux à la fois ? Je me penchai vers lui. 
— « Francher, » dis-je doucement. « Si ta mère pouvait pénétrer dans ton esprit en ce moment…» 
Il rougit, puis devint pâle. Il ouvrit la bouche et la referma, dans un effort pour avaler la boule montée à sa gorge. Puis il se dressa de toute sa taille devant la porte. 
— « Laissez ma mère tranquille, » s'écria-t-il d'une voix tremblante et assourdie. « Laissez-la. Elle est morte. » 
J'écoutai le bruit de ses pas et le claquement de la porte d'entrée. Je ne sais pourquoi, mais je sentis soudain que mon cœur descendait derrière lui le chemin de la ville. 

* * 
Anna resta absente une semaine. À son retour, je constatai avec surprise qu'il m'était pénible de lui rendre sa classe. Je gardais dans les narines l'odeur de la poussière de craie et mon plus vif désir était de retrouver une activité. C'est ainsi que je commençai à m'occuper de l'établissement des programmes d'études et de la préparation des soirées dansantes pour les plus grands élèves et que cela m'amena tout naturellement au jour où, debout dans la salle des fêtes municipales, mon comité et moi-même promenâmes autour de nous des regards désespérés. 
— « Depuis combien de temps ces décorations sont-elles là ? » demandai-je en levant la tête. Un fouillis de guirlandes de papier pleines de suie et de toiles d'araignées masquait toute la surface du plafond très élevé et la partie supérieure des murs de la vieille salle des fêtes décrépite qui s'appuyait, comme accablée, contre le saloon. Twyla s'arrêta de mâchonner l'extrémité d'une de ses lourdes tresses. 
— « Depuis environ quatre ans, » dit-elle. « Les moins vieilles en tout cas. » 
— « Eh bien, on ne peut pas donner une fête de veille de Toussaint avec ces horreurs au plafond. » 
— « Ça nous manquera, ces vieilles décorations. Comment allons-nous faire pour les enlever ? » demanda Jannison. 
Je sentis remuer près de moi. Ce pouvait être Francher qui faisait passer le poids de son corps d'une jambe sur l'autre, ou une simple impression fugitive. Je jetai un coup d'œil en coin, mais je n'aperçus que la ligne anguleuse de sa joue et sa tignasse qui lui descendait jusque sur la nuque. 
— « Je crois que je peux avoir une échelle, » dit Rigo en cognant avec bruit l'ongle de son pouce sur ses incisives blanches. « Elle n'ira pas jusqu'en haut, mais elle nous aidera quand même. » 
— « On pourrait prendre des râteaux et tirer sur les papiers, » suggéra Twyla. 
Nous nous mîmes tous à rire et je ramenai le calme en déclarant : 
— « Il faudra peut-être en arriver là. La peste soit de celui qui a imaginé de construire des salles de six mètres de haut. Enfin, c'est demain samedi. Que tout le monde soit ici vers neuf heures et nous nous mettrons au travail. » 
— « Je ne peux pas. » Francher venait de jeter l'ancre sans équivoque, bloquant net notre élan enthousiaste. 
— « Oh ! » fis-je en assurant ma position sur mes béquilles tandis que ses yeux se fixaient dessus comme si elles l'avaient hypnotisé. « C'est vraiment regrettable. » 
— « Comment ça ? » lança Rigo d'un ton belliqueux. « Si les autres peuvent, tu dois pouvoir aussi. Tout le monde doit mettre la main à la pâte. Tout le monde fait le boulot embêtant et ensuite tout le monde s'amuse. Tu n'es pas autrement que les autres. Tu fais partie du comité, pas vrai ? » 
Je réprimai l'envie soudaine de couper court à la protestation de Rigo en lui mettant la main sur la bouche. Je me méfiais du calme de Francher dont les mains ne trahissaient pas la moindre colère, mais il se contenta de regarder Rigo de biais et de dire : 
— « On m'a enrôlé de force dans ce comité. Je n'ai rien demandé. Pas plus que pour arranger cette taule aujourd'hui. Moi, j'ai du travail demain. » 
— « Du travail ? Où ça ? » fit Rigo d'un ton franchement incrédule. 
— « Je vais trier du minerai à l'Absolom. » 
Rigo fit claquer de nouveau contre ses dents l'ongle de son pouce, d'un air de moquerie cette fois-ci. 
— « Ce boulot de crève-la-faim ? Ils vous payent des haricots. » 
— « Ouais. » Et Francher s'éloigna de sa démarche traînante et tourna le coin du bâtiment sans un regard ni un au revoir. 
— « Alors, le voilà qui va travailler ! » dit Twyla. Elle crachota pensivement un cheveu qu'elle avait dans la bouche et effila de ses doigts l'extrémité humide de sa tresse. « Le môme Francher qui va faire quelque chose ! Je me demande bien ce qui lui prend. »  
— « Tu essayes de comprendre un feignant et un toqué comme lui ? » demanda Jannison. « Ne perds donc pas ton temps. Je parie qu'il dit ce qui lui passe par la tête. » 
— « Rentrez chez vous, les enfants, » dis-je. « Nous ne pouvons rien faire ce soir. Je vais fermer la salle. À demain matin. » 
En quittant la salle, je claquai le cadenas bon marché accroché à la porte. Puis je m'engageai sans trop d'assurance sur le chemin couvert de cailloux et de larges pierres feuilletées. Et soudain, une de ces pierres se rompit sous la pression d'une de mes béquilles, me faisant perdre l'équilibre. En une fraction de seconde, j'entrevis avec une étonnante clarté que le seul endroit à atteindre de ma béquille maladroite était la courbure lisse d'un petit rocher gisant en surface, et, à ce moment même, je me vis déjà étendue de tout mon long, impuissante et désespérée, dans le chaos de cette ruelle. Et puis, au dernier instant, alors que tout était perdu à mes yeux, le rocher lisse glissa sur le côté et ma béquille se prit fermement dans la cavité humide ainsi découverte. Soulagée, je repris haleine et desserrai légèrement mes mains crispées. Quelle chance ! 
Alors, subitement, je vis Francher à côté de moi. Il attendait calmement. 
— « Oh ! » fis-je, espérant qu'il n'avait pas assisté à mes efforts désordonnés pour ne pas tomber. « Je croyais que tu étais parti. » 
— « C'est vrai que je vais travailler, » dit-il d'une voix plus colorée que d'habitude. « Je ne gagnerai pas beaucoup, mais j'économise pour m'acheter un instrument de musique. » 
— « Mais c'est parfait cela ! » dis-je, en souriant à son expression pleine d'une franchise dont il n'était pas coutumier. « Quelle sorte d'instrument ? » 
— « Je ne sais pas, » dit-il. « Quelque chose qui jouera comme ça… » 
Alors, là, sur ce chemin rocailleux éclairé par les rayons déclinants du soleil filtrant à travers les arbres, j'entendis s'élever de douces notes. Chacune des notes de cette mélodie était comme une fleur blanche s'ouvrant en moi-même dans un ordre ascendant, comme un escalier que je pouvais gravir librement, d'un pas léger…  
— « C'est quel instrument ? » La voix de Francher me ramena sur terre. 
— « Il n'existe pas d'instrument de ce genre, » dis-je d'un ton mal assuré. 
— « Mais je l'ai entendu…» 
— « C'est possible, » dis-je. « Mais quelqu'un en jouait-il ? » 
— « Mais oui… ou plutôt non, » répondit-il. « Maman me le faisait entendre. Elle me le pensait. » 
— « D'où venait ta mère ? » demandai-je avec surexcitation. 
— « Elle venait de là où elle avait connu la terreur, la panique, la faim – elle avait dû se cacher…» Il me regarda avec une légère moue aux lèvres. « Elle m'a promis que je comprendrais un beau jour, mais le temps a passé et elle n'est plus là. » 
— « Oui, » dis-je, en me souvenant que j'avais espéré pouvoir courir de nouveau un jour. « Mais il y a d'autres beaux jours à venir… pour toi. » 
— « Oui, » dit-il. « Et le temps ne s'est pas arrêté pour vous non plus. » Et sur ces mots il disparut. 

* * 
Le lendemain matin à neuf heures moins cinq, les enfants m'attendaient à la porte de la salle des fêtes, serrés les uns contre les autres pour se défendre contre la fraîcheur de cette matinée d'octobre que le soleil blafard n'avait pas encore eu le temps de chasser. Rigo avait une vieille échelle branlante à laquelle il manquait deux barreaux et dont les montants avaient reçu d'abondantes coulées de peinture poisseuse. 
— « Elle m'a l'air terriblement déglinguée, » dis-je. 
— « Elle supportera mon poids, » dit Rigo. « Je m'en suis servi hier soir pour cueillir des pommes. Suffit de faire attention. » 
— « Eh bien, alors allons-y, » dis-je aimablement en déverrouillant la porte. « Mais pas d'imprudence, car il vaudrait mieux…» 
Je me mis à bredouiller et me tus en regardant avec stupéfaction dans la salle. Les enfants s'assemblèrent autour de moi, écarquillant les yeux et momentanément privés de l'usage de la parole. Ma première impression fut que le plafond s'était écroulé. 
— « Mince alors ! » s'exclama Jannison. « Qu'est-ce qui est tombé sur cette salle ? » 
— « Mais regardez-moi ça ! » s'écria Twyla d'une voix aiguë. « Dites ! regardez ça ! » 
Nous pénétrâmes dans la salle, non sans bousculade, et nous regardâmes. Pas une guirlande ne restait au plafond ou aux murs. Tout était par terre en morceaux si menus qu'on eût dit qu'une avalanche de confetti aux couleurs fanées s'était abattue là, couvrant toute la surface du parquet. La quantité de papier suspendue en décorations enchevêtrées avait dû être considérable, car nous avancions, éberlués, en enfonçant dedans presque jusqu'aux chevilles. 
— « Tenez… là ! » s'écria Rigo, les yeux fixés sur l'estrade des musiciens. Soigneusement alignés sur le devant de l'estrade, se trouvaient tous les clous enlevés des décorations, chacun posé bien en équilibre, la pointe en l'air. 
Twyla fronça les sourcils et se mordit la lèvre. 
— « Ça me fait peur, » dit-elle. « Ce n'est pas normal. On dirait que quelqu'un est devenu fou de colère, comme ceux qui déchirent du papier avec l'idée qu'ils sont en train de tuer quelque chose. Et puis tous ces clous, si bien alignés, comme s'ils avaient été posés tout doucement, ça a l'air encore plus fou que pour le papier. » 
— « En tout cas, » dis-je, « quelqu'un nous a épargné bien du travail. Rigo, nous n'aurons pas besoin de ton échelle. Allez chercher les balais et nettoyons ce gâchis. » 
Quand arriva midi, la salle, débarrassée, nettoyée, brillait presque sous sa peinture misérable. Avant le soir, nous avions accroché les nouvelles décorations en papier frisé, orange et noires, à une hauteur raisonnable, au moyen de punaises, et nous soupirions tous de satisfaction malgré notre fatigue en voyant combien tout avait été transformé par nos mains. Comme nous refermions la porte, Twyla me dit soudain à mi-voix : 
— « Et si ça recommençait avant le bal de vendredi ? Tout notre travail…» 
— « Non, » dis-je, « cela ne se reproduira pas. » 
J'eus beau m'attarder en essayant la sécurité du cadenas plusieurs fois, Twyla m'attendait quand je tournai le dos à la porte pour m'en aller. Elle examinait attentivement l'extrémité de sa natte. 
— « C'est lui, n'est-ce pas ? » me dit-elle. 
— « Oui, je suppose, » répondis-je. 
— « Comment a-t-il fait ? » 
— « Tu le connais depuis plus longtemps que moi. Comment a-t-il pu faire ? » 
— « Personne ne connaît Francher, » dit-elle. Puis, à voix basse : « Il m'a regardée une fois, vraiment regardée. Il est drôle… mais pas pour vous donner envie de rire, » se hâta-t-elle d'ajouter. « Quand il m'a regardée, eh bien…» Sa main tira sur sa natte et sa tête s'inclina sur le côté tandis qu'elle me jetait un coup d'œil de biais. «…ça a fait de la musique en moi. 
» Vous savez, » dit-elle rapidement alors que ces paroles étranges résonnaient encore à mes oreilles, « vous êtes un peu comme lui. Il me fait penser et croire à des choses dont je n'aurais jamais idée toute seule. Et vous, vous me faites dire des choses que je ne dirais jamais toute seule… Non, ce n'est pas tout à fait ça. Vous faites si bien que je vous dis des choses que je n'oserais dire à personne d'autre. »  
— « Merci, » dis-je. « Merci, Twyla. » 
  
III 
  
J'avais oublié l'atmosphère de charme et d'émotion qui se dégage d'un bal d'adolescents. J'avais oublié la démarche prudente et tendue que donnent les hauts talons à une jeune fille habituée à se promener en sandales. J'avais oublié comment un garçon pouvait prendre un air de maturité avec une veste de sport et une cravate, oublié en un mot à quoi peuvent ressembler des jeunes gens quand ils ont quitté pour un moment la salopette et la chemise à carreaux. Jannison, la chevelure luisante de cosmétique, avait peine à se contenir en se voyant si resplendissant, et il ne broncha pas quand je lui adressai un souriant : « Bonsoir, Mr. Jannison. » Mais dans l'intense satisfaction que lui causait cette salutation cérémonieuse, il oublia de s'observer et s'éloigna en remontant son pantalon au pli irréprochable du même geste qu'il avait pour remettre en place ses vieux blue jeans. 
Rigo, avec sa beauté de type latin, était tout bonnement merveilleux, et ses yeux noirs étaient si profondément plongés dans les yeux noirs d'Angie que je comprenais pourquoi nos garçons mexicains se marient d'ordinaire si jeunes. Quant à Angie, avec sa robe sans épaulettes, ses pendentifs, ses yeux rieurs et légèrement provocants, elle ne ressemblait en rien à une élève de dernière année d'école primaire ; on aurait pu la croire sortie d'un délicat tableau classique ; elle était d'une beauté éblouissante. Naturellement, c'était sur sa robe, ses bijoux et son maquillage, « qui n'étaient pas de son âge », que la longue rangée de mères, de tantes et de grands-mères fixait des regards réprobateurs, mais j'aurais été prête à parier que plus d'une eût souhaité voir sa propre enfant aussi ravissante. 
Radieuse, les joues en feu, Twyla ne manqua pas une danse jusqu'à la première pause. Avec Jannison, elle m'apporta du punch à ma place, parmi les spectateurs, puis Jannison traversa la salle d'un seul élan, en tenant son gobelet de papier en équilibre précaire, pour retourner admirer Martie qui, à l'école, n'était qu'une fillette, mais qui, ici, avec tous ses falbalas, était pour lui la révélation merveilleuse de la femme. Twyla engloutit son punch et passa sa langue sur ses lèvres. 
— « Il n'est pas là, » dit-elle d'une voix enrouée. 
— « Je le regrette, » dis-je. « Je voulais qu'il s'amuse avec les autres. Mais il peut encore arriver. » 
— « Peut-être. » Elle écrasa son gobelet dans ses doigts et le jeta vivement sous sa chaise, car il menaçait de tacher sa robe. 
— « C'est une belle robe, » dis-je. « J'aime beaucoup la façon dont ton jupon rouge se voit sous le bleu quand tu valses. » 
— « Merci. » Elle lissa de la main les amples plis de sa jupe. « Je me sens toute drôle avec des manches. Les autres n'en ont pas. S'il n'est pas venu, je suppose que c'est parce qu'il n'a pas de beaux vêtements comme les autres. Il n'a que sa salopette pour tous les jours. » 
— « Oh ! que c'est dommage, » dis-je. « Si j'avais su…» 
— « Non, » dit-elle. « C'est Mrs. McVey qui doit normalement lui acheter ses vêtements. Elle reçoit de l'argent pour cela. Tout ce qu'elle sait faire, c'est rester assise à parler de tous les sacrifices que lui coûte l'entretien de Francher, mais elle ne s'occupe pas du tout de lui. C'est la faute de cette femme…»  
— « Ne l'accablons pas, » dis-je. « Il peut y avoir des circonstances que nous ignorons, et d'ailleurs…» (je fis un signe de tête) « il est là. »  
J'aurais presque pu voir son cœur bondir sous le tissu bleu ajusté quand elle tourna la tête pour regarder. 
Francher était appuyé au chambranle de la porte, le visage fermé, impassible. Avec une flambée de colère envers Mrs. McVey, je remarquai qu'il portait sa salopette de tous les jours, délavée au point d'en être presque blanche par de trop nombreux lessivages, et une chemise de flanelle dont les carreaux étaient presque effacés sauf le long des coutures. 
J'essayai d'accrocher son regard pour lui faire signe d'entrer, mais il observait attentivement l'estrade où les musiciens se préparaient à recommencer à jouer. Je trouvais presque tragique que Francher n'eût, pour assouvir son goût de la musique, que ce petit nombre d'instruments dont jouaient des gens sans talent. Il frémit et recula dans l'ombre dès qu'ils eurent attaqué les premières mesures et je sentis l'anxiété de Twyla quand elle se tourna vers moi. 
— « Il ne veut pas entrer, » cria-t-elle presque dans le vacarme cacophonique soulevé par ces massacreurs de partitions. 
Je hochai la tête d'un air triste. 
— « Je crois que non, » dis-je, avant d'être entraînée dans une conversation à demi audible et complètement incompréhensible avec Mrs. Frisney. Ce n'est que lorsque l'orchestre passa à la danse suivante et que le père Griggs entraîna Mrs. Frisney sur la piste que je pus me tourner de nouveau vers Twyla. Elle avait disparu. Je jetai un regard circulaire dans la salle. Nulle part je n'aperçus le tourbillonnement du bleu contrastant avec le blond doré de sa lourde queue de cheval. 
Je n'avais aucune raison de m'inquiéter. Il y avait quantité d'endroits où elle aurait pu aller tout à fait normalement, mais j'éprouvais un obsédant besoin d'air frais et, me traînant entre les danseurs en pleine action, je sortis dans la nuit dont la fraîcheur inattendue me saisit. Je me pelotonnai dans ma veste, regrettant de ne pas l'avoir enfilée, mais seulement jetée sur mes épaules. Le temps de purger mes poumons de l'air vicié que j'avais respiré dans la salle et de les emplir de la fraîcheur de la nuit, j'étais déjà à mi-chemin du sentier bordant la tranchée du chemin de fer. Il ne passait plus de trains sur la voie unique depuis le début du siècle, et juste de l'autre côté se trouvait un bouquet de saules et de peupliers et quelques pins aux bras noueux. Comme je m'avançais dans l'ombre des arbres, j'aperçus le flottement d'une jupe et j'étais sur le point d'appeler Twyla quand, en contournant le buisson en face de moi, je vis ce qui captivait son attention. 
Francher était en train de danser – de danser tout seul dans la nuit calme. Non, pas seul, parce qu'une colonne de feuilles jaunes s'était élevée du sol autour de lui et dansait avec lui au son d'une mélodie si bien adaptée à leurs mouvements que je doutai sur le moment qu'il y eût de la musique. Fascinée, je contemplai le spectacle de Francher et des feuilles d'automne oscillant et flottant, tourbillonnant et virevoltant, montant d'un seul élan jusqu'au sommet des arbres, pour redescendre ensuite mollement portés par l'air. Mais, je ne sais pourquoi, je ne pouvais voir l'enfant comme une entité séparée. Les feuilles et lui paraissaient si intimement liés l'un à l'autre que la vision soudaine et nette d'une main ou d'une tête tournoyant me faisait tressaillir. L'enfant n'était qu'une feuille plus grande, emportée avec les autres dans le vent frais de l'automne. 
Sur une dernière et légère cascade de notes musicales, Francher reprit doucement contact avec le sol. 
Il resta un moment immobile, la tête baissée, froissant entre ses doigts une feuille sèche et craquante, puis il se retourna brusquement comme pour défier le tourbillon bruissant. Twyla sortit d'entre les arbres. Un moment, ils se regardèrent sans échanger un mot. Puis la voix de Twyla se fit entendre, si basse que je pouvais à peine la percevoir. 
— « Je voudrais danser avec toi. » 
— « Comme je suis là ? » demanda-t-il en désignant ses vêtements. 
— « Naturellement, » fit-elle. « Ça n'a pas d'importance. »  
— « Devant tout le monde ? » 
— « Si tu acceptais, » dit-elle. « Moi, ça m'est égal. » 
— « Pas là-bas, » objecta-t-il. « Il n'y a pas assez de place et le parquet est trop dur. » 
— « Alors ici, » proposa-t-elle en lui tendant les mains. 
— « La musique…» Mais ses mains tenaient déjà celles de Twyla. 
— « Ta musique, » dit-elle. 
Et la musique commença, sur un rythme de valse joyeuse. Légers comme les feuilles qui s'agitaient à leurs pieds, les deux enfants tournaient et tournaient dans la clairière. 
J'ai encore cette image devant les yeux, mais quand j'y songe maintenant, les adjectifs me manquent parce qu'il n'en est pas d'applicables à un tel enchantement. La musique se fit plus vive, s'enfla en une ample et merveilleuse harmonie. C'était la musique retrouvée, son héritage maternel. 
Twyla était tellement captivée par la magnificence de ce moment que je suis sûre qu'elle ne remarqua même pas quand leurs pieds cessèrent de fouler le tapis bruissant de feuilles mortes. Elle ne comprit sûrement pas quand ils effleurèrent de leurs pieds le sommet des arbres, et quand le long ralenti de la musique les ramena au sol en décrivant des cercles. Son jupon écarlate se prit à une branche au passage et y laissa flotter un long lambeau d'étoffe brillante, mais elle ne s'en aperçut même pas. 
Avant que mon cœur eût été complètement anéanti devant un tel miracle, la musique s'évanouit lentement et laissa les deux enfants debout immobiles sur l'herbe pelée de la clairière. Quand elle eut repris son souffle, Twyla porta avec douceur et admiration une main à la joue de Francher. L'enfant tourna lentement la tête et pressa ses lèvres contre la paume de la main de la fillette. Puis ils pivotèrent sur les talons et se séparèrent sans échanger une parole. 
Twyla passa si près de moi que sa jupe frôla la mienne. Je la laissai traverser la voie de chemin de fer pour regagner la salle de danse, puis je fis de même. J'arrivai juste à temps pour saisir le murmure de réprobation qui faisait apparemment le tour de l'assistance pour la seconde fois : «…seule dehors avec le Francher ! » et la constatation scandalisée exprimée avec une joie maligne : «…et son jupon est déchiré…» 
Cela me fit l'effet d'un jet de boue sur une robe de printemps. 
  
IV 
  
Anna me lança un bref « Bonjour ! » et se laissa choir dans mon unique fauteuil. 
— « Seigneur, délivrez-moi des cancans de cette ville de province ! » gémit-elle. 
— « Qu'y a-t-il encore ? » demandai-je. 
— « Vous n'êtes donc pas au courant du dernier scandale ? » Elle ouvrit de grands yeux et prit un ton de conspiratrice. « Ils étaient dans l'obscurité, tout seuls, à faire Dieu seul sait quoi. Imaginez un peu ! Avec Francher ! 
» Non, vraiment ! » Sa voix redevint normale. « On croirait que Francher a la lèpre ou je ne sais quoi. Que d'histoires pour quelques bécots échangés dans l'ombre ! Je parierais n'importe quoi que la majorité des autres gosses font les offusqués pour soulager leur conscience après en avoir fait tout autant. Mais parce qu'il s'agit de Francher… » 
— « Ils n'étaient pas seuls, » dis-je d'un ton détaché tout en refrénant mon indignation. « Je me trouvais là. » 
— « Vraiment ? » fit Anna en levant les sourcils de surprise. « Bien, bien. Alors cela change tout. Que s'est-il passé ? Non pas…» se hâta-t-elle d'ajouter, « que j'ajoute foi à ces racontars au sujet de Twyla, mais qu'ont-ils fait ? » 
— « Ils ont dansé, » dis-je. « Francher avait honte de ses vêtements et il ne voulait pas entrer au bal. Alors ils ont dansé dans la clairière. » 
— « Sans musique ? » 
— « Francher fredonnait. » 
Il y eut un court silence. 
— « Eh bien, » dit Anna. « C'est intéressant. Et ils n'ont vraiment fait que danser ? » 
— « Oui. » Je m'adressai mentalement des excuses pour ramener à un acte si prosaïque l'enchantement dont j'avais été témoin. « Et Twyla s'est pris son jupon à une branche et il s'est trouvé déchiré avant qu'elle ait eu le temps de s'en apercevoir. » 
— « Hmmm. » Anna prit un ton sérieux. « Vous devriez aller écouter ce qu'on raconte au Club de Couture. »  
— « Pourquoi donc ? » fis-je interloquée. 
— « On y sert comme plat de résistance de fameuses portions de la réputation de Twyla, et Mrs. McVey offre le dessert : la dépravation insondable des enfants. » 
Ce soir-là, je rentrai chez Somansen beaucoup plus avertie que lorsque j'en étais partie. Anna me débarrassa de mes affaires à la porte. 
— « Alors, avez-vous mis les choses au point ? » 
— « Oui, » dis-je. « Mais ils ne voulaient pas me croire. Cela n'avait pas assez de piquant. Et naturellement, Mrs. McVey n'a pas goûté d'être critiquée à propos des vêtements de Francher. Son allusion timide au prix exorbitant des vêtements n'a pas cependant fait grande impression sur Mrs. Holmes, avec ses six enfants. Je crois que je me suis fait une ennemie pour la vie. Elle a eu l'occasion de bien s'examiner à travers mes yeux et elle n'en a tiré aucun plaisir, mais je parie que Francher ne se présentera plus à une soirée dansante en salopette à l'avenir. » 
— « Dieu veuille qu'il ne fasse jamais rien de pire, » psalmodia pieusement Anna. 

* * 
C'est ce que j'espérai fermement pendant un certain temps, mais la foudre ne s'en abattit pas moins sur Willow Creek, sous la forme d'un éclair bien dirigé, méthodiquement calculé, expression d'une froide colère. Je retins ma respiration tandis que les rapports se succédaient rapidement. Le vieux hangar de Turbows explosa sans un bruit dans la soirée du mardi, sur le coup de neuf heures, et se répandit comme du bois d'allumage sur tous les bâtiments autour de sa cour. Bien sûr, il y avait des années que Turbows parlait de démolir la vieille construction branlante mais… je commençai à me demander comment on devait s'y prendre pour faire libérer sous caution un jeune délinquant. 
Le même soir, à onze heures, ce fut le tour de la dernière poutre saine du vieux pont de chemin de fer en dessous de la maison de Thurmans de frémir et de se réduire en sciure avec un grand bruit. Privés de leur support, les rails tremblèrent un moment, puis se recourbèrent en l'air et s'entortillèrent en deux ridicules rosaces. Le pont disparu, cela équivalait pour Thurmans à une heure de marche au pas accéléré pour descendre en ville au lieu d'un quart d'heure de petite promenade. C'était aussi la sécurité pour les gamins trop jeunes pour comprendre que les piles en bois pourri n'étaient pas l'endroit approprié pour jouer aux explorateurs de la jungle. 
Dans l'après-midi du mercredi, à cinq heures, toute l'eau du bassin de Holmes s'éleva comme un geyser et retomba en réduisant en bouillie les quelques poissons-chats qui y restaient encore, avant d'aller se déverser dans la rivière proche. D'un seul coup, le vieux nid à moustiques se trouvait ainsi définitivement mis à sec. Exactement ce que ne cessaient de demander les voisins à Holmes depuis des années, mais… 
Que cette réflexion me fût venue à l'esprit me frappa de stupeur et je fouillai dans ma mémoire avec une appréhension que je m'efforçais de modérer. Je me serais presque sentie soulagée maintenant si j'avais pu tirer un trait sur les deux derniers noms de la liste de gens que j'avais en tête. 
Mais dans la nuit du jeudi, il y eut un craquement et un grondement et je me ramassai sur moi-même dans mon lit en marmonnant je ne sais quoi. Et le vendredi matin, au petit déjeuner, j'écoutai les récits que faisaient les pensionnaires, d'un ton surexcité, les yeux agrandis par la peur. 
— « De quoi parlez-vous ? » demandai-je, bravant la batterie d'yeux qui me clouait comme un papillon nocturne pris sous des projecteurs. 
Un mouvement se fit autour de la table. Tout le monde brûlait de parler, mais il y a toujours une sorte de protocole à respecter, même dans une pension de famille. 
Le vieux Charlie se racla la gorge, prit une bonne gorgée de café, et la fit gargouiller pensivement dans sa bouche avant de l'avaler. 
— « La Roche qui Remue, » dit-il en s'étranglant et en vaporisant de postillons ses voisins immédiats. « Elle a perdu tout à coup l'équilibre la nuit dernière. Elle a dégringolé en bondissant comme une foutue balle de ping-pong, et puis elle a sauté par-dessus une demi-douzaine de clôtures et alors, vlan ! elle a atterri sur deux cochons à Scudders avant de bousiller un bout du mur en pierres à Lelands, et maintenant elle est au beau milieu de leur champ d'alfa, aussi grosse qu'une maison. Il va avoir un boulot de tous les diables pour faucher son champ maintenant. » Il ingurgita bruyamment une autre longue gorgée de café. 
— « Il arrive des choses étranges par ici, » dit Blue Nor en levant et abaissant ses épais sourcils d'un air sinistre. « Jamais entendu parler d'une roche en équilibre qui dégringole sans qu'on y touche. Et toutes ces drôles de choses. Le Diable en personne est sur nos terres, pour sûr ! » 
Je m'en allai alors que s'enflammait la discussion entre les tenants de la théorie du diable et ceux de la théorie des essais de bombe atomique comme cause principale. Maintenant, je pouvais tirer un autre trait sur la liste. Mais quant au dernier nom ? Qu'allait-il encore arriver ? 
Cet après-midi, Francher apparut soudain sur la marche du bas, à la pension, les yeux fixés sur mes béquilles. Nous nous assîmes et gardâmes le silence un moment pour la bonne raison sans doute que je ne trouvais rien de rationnel à lui dire. Finalement, je décidai d'être irrationnelle. 
— « Et Mrs. McVey ? » questionnai-je.  
— « Elle me donne à manger, » dit-il avec un haussement d'épaules. 
— « Que t'avaient fait les cochons de Scudders ? » 
Ses joues s'empourprèrent par places. 
— « J'ai fait l'idiot, » dit-il. « Je voulais abattre la clôture et j'ai lâché la roche trop vite. » 
— « J'ai dit la vérité lundi à toutes ces dames, » dis-je. « Elles savent qu'elles ont eu tort au sujet de Twyla et de toi. Tu n'avais pas besoin…»  
— « Pas besoin ! » Ses yeux étincelaient et je détournai les miens en clignant des paupières sous le choc de son regard direct et indigné. « Elles ont une sacrée chance que je ne les aie pas toutes écrasées comme des punaises. » 
— « Je sais, » dis-je vivement. « Je sais ce que tu ressens, mais je ne peux pas te féliciter de t'être retenu, parce que si tu en as fait peu par comparaison avec ce que tu aurais pu faire, c'est encore plus que tu n'en avais le droit. Surtout pour ce qui est des cochons et du mur. » 
— « Je ne voulais pas faire de mal aux cochons, » murmura-t-il en tripotant un emplacement rapiécé sur son genou de pantalon. « Le vieux Scudders est un brave type. »  
— « Oui. Alors comment vas-tu réparer cela ? » 
— « Je ne sais pas, » dit-il. « Je pourrais chiper des choses à quelqu'un d'autre pour les lui donner, mais ça n'arrangerait sans doute rien. » 
— « Non, sûrement pas. Tu devrais en acheter… As-tu de l'argent ? » 
— « Pas pour des cochons ! » explosa-t-il. « Ce que j'ai, je le garde pour un instrument de musique et pas un sou ne servira à acheter des cochons ! » 
— « C'est bon, c'est bon, » dis-je. « Trouve autre chose. » 
Il baissa de nouveau la tête tout en palpant la pièce de son pantalon. J'observais la courbe de sa joue éclairée par les derniers rayons du soleil en pensant que nous tenions là une étrange conversation. 
— « Francher, » dis-je en me penchant brusquement vers lui. « T'es-tu jamais demandé pourquoi tu peux faire ce que tu fais ? » 
Il posa sur mon visage un regard aigu. 
— « Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi vous ne pouvez pas faire ce que vous voudriez faire ? » 
Je rougis et changeai mes béquilles de place. 
— « Je sais pourquoi, » répondis-je. 
— « Non, » dit-il. « Vous savez seulement quand ont commencé vos « Je ne peux pas ». Vous ne connaissez pas le vrai pourquoi. Même vos docteurs ne le connaissent pas exactement. Moi je ne connais pas le pourquoi de mes « Je peux ». Je ne sais même pas quand ils ont commencé. Je sais seulement que je sens quelquefois en moi une vague de quelque chose qui crie pour percer le mur de tous les « Je ne peux pas » qui m'entourent et alors je me souviens que je peux. » 
Il fit claquer ses doigts et mes béquilles remuèrent. Elles se soulevèrent, descendirent doucement les marches en les faisant résonner sourdement, puis remontèrent s'appuyer au mur à leur place habituelle. 
« Des béquilles ne peuvent pas marcher, » dit Francher. « Mais vous… Il a fallu que quelque chose en plus de votre corps soit cassé dans cet accident. » 
— « Tout a été cassé, » dis-je amèrement, la poitrine oppressée par le souvenir horrible et glacé de cette nuit et de tout ce qui avait suivi. « Tout a pris fin… tout. » 
— « Il n'y a pas de fins, » dit Francher. « Rien que de nouveaux départs. Quand allez-vous repartir ? » 
Sur ces mots, il s'éloigna de sa démarche nonchalante, les mains dans les poches, la tête baissée, poussant du pied un caillou sur le chemin. Je le suivis d'un œil sombre, en m'efforçant d'entretenir la colère qu'il avait fait flamber en moi. 

* * 
Il fallait bien reconstruire le mur de Leland et ce fut Francher qui obtint de faire ce travail. Il y mit tout son cœur, soulevant les lourdes pierres et se crevassant les mains au contact du mortier à l'effet déshydratant. Sans être aussi droite qu'avant, la clôture était néanmoins réparée et j'allais jusqu'à espérer un effet bienfaisant de cet acte d'expiation. L'argent qu'il reçut en paiement n'atténuait pas la valeur du geste, surtout si l'on songe que la somme était mince et qu'elle fut tout entière employée à la réparation de l'autre dommage causé. 
L'apparition dans le champ de Scudders de deux cochons venus on ne savait d'où fit sensation, mais tant d'événements étranges sollicitaient l'attention que l'on ne cria pas au miracle. Scudders fit des recherches, mais comme elles restèrent vaines, il garda les cochons. Quant à moi, je ne fis pas de recherches et cessai pour un temps de me tourmenter à cause de Francher. 
  

  
C'est à peu près à cette époque qu'un certain Dr. Curtis vint pour peu de temps dans notre ville. Dire qu'il vint dans notre ville est un euphémisme. Sa voiture tomba en panne alors qu'il faisait route vers les montagnes et il dut accepter notre hospitalité en attendant que Bill Thurman ait pu se procurer les pièces nécessaires. Il occupa chez Somansen une chambre en face de la mienne. 
Le Dr. Curtis était un homme d'un naturel accueillant, dont la présence avait quelque chose de délassant, et il me semblait bon de pouvoir parler avec quelqu'un qui ne me faisait pas de réponses stéréotypées. Non pas que les gens de Willow Creek fussent ignorants, mais ils n'aimaient pas en général discuter de ce qui sortait de leurs petites préoccupations terre à terre. Je crois aussi que, outre le besoin de conversation, je me sentais attirée vers le Dr. Curtis parce qu'il ne regardait pas ostensiblement mes béquilles et ne feignait pas non plus de les ignorer. Tout cela était agréable si j'excepte le petit pincement que j'éprouvais en me disant : « Voici quelqu'un qui ne t'a jamais vue sans tes béquilles. » 
Ce soir-là, après le dîner, nous étions tous assis autour du gros poêle à mazout dans le salon et notre conversation s'inscrivait sur le fond sonore monotone du poste de radio jouant en sourdine. Naturellement, les derniers événements sensationnels survenus dans la région ne tardèrent pas à être sur le tapis. Le Dr. Curtis se montra très intéressé, notamment par les rails qui s'étaient tortillés en rosaces. D'un médecin et d'un étranger au pays, le groupe n'attendait pas moins qu'une explication de ces phénomènes ou tout au moins une conjecture rai sonnée qui l'eût rassuré. 
— « Ce que j'en pense ? » dit-il en se penchant en avant dans le vieux fauteuil à bascule et en appuyant ses coudes sur ses genoux. « Je pense qu'il arrive quantité de choses qui ne peuvent être expliquées par notre raisonnement normal et qu'une fois que nous sommes habitués à certaines formes de raisonnement, nous trouvons très inconfortable d'en adopter d'autres. C'est pourquoi il est peut-être préférable de ne pas chercher d'explication. » 
— « Hmmm. » Le vieux Charlie vida dans le creux de sa main les cendres de sa pipe et chercha des yeux la corbeille à papiers. « Façon élégante de dire qu'on ne sait rien non plus. Je crois que je me souviendrai de la formule. Elle peut être utile à l'occasion. Allez, bonsoir tout le monde. » Il jeta un coup d'œil circulaire, déposa ses cendres dans le pôt de géraniums et sortit en suçotant sa pipe vide. 
Son départ fut pour les autres le signal de gagner sagement leur lit. Il n'était que dix heures et je ne me sentais pas en humeur d'imiter leur sagesse, sur ce point tout au moins. 
— « Ainsi, docteur, il y a décidément place dans cette vie pour des choses inexplicables, » dis-je en imprimant des plis dans ma robe avec mes doigts et en les défaisant ensuite. 
— « Le monde serait bien terne et bien triste s'il n'y en avait pas, » dit le docteur. « Jadis, j'avais coutume de tenir pour impossible tout ce que je ne pouvais expliquer, mais un jour je me suis guéri pour de bon de cette habitude. » Il sourit à ce souvenir. « Parfois, je souhaiterais n'en avoir rien fait. Comme je l'ai dit, cela peut être terriblement inconfortable. » 
— « Oui, » dis-je nerveusement. « Comme d'entendre une musique impossible et de glisser le long de rayons de lune…» Je sentis mon cœur sombrer en voyant la soudaine expression figée de ses traits. Oh ! bon sang ! j'avais encore fait une bourde. Il était capable de parler avec facilité de choses inexplicables, mais il n'y croyait pas réellement. « Et des béquilles qui marchent toutes seules, » repris-je inconsidérément, « et des feuilles d'automne qui dansent dans la clairière à l'abri du vent…» Je saisis mes béquilles et me dirigeai comme une folle vers la porte. « Et peut-être qu'un jour, si je suis sage et que je me mette à douter avec assez de force, je marcherai de nouveau…» 
— « Douter avec assez de force ? » fit-il en écho. « N'est-ce pas plutôt croire avec assez de force que vous voulez dire ? » 
— « Ne forcez pas votre raisonnement, » dis-je. « C'est bien douter. » 

* * 
Bien entendu, le lendemain matin, au petit déjeuner, je me sentis ridicule, mais le Dr. Curtis ne fit pas allusion à notre conversation de la veille et je m'en abstins moi aussi. Il parlait de louer une jeep pour son expédition de chasse et de laisser sa voiture à réparer. 
— « Faites croire à Bill que vous serez de retour une semaine avant la date où vous comptez rentrer réellement, » dit le vieux Charlie. « Comme ça, votre voiture sera prête. » 
Francher se trouvait dans le rassemblement qui s'était formé pour regarder Bill transborder l'équipement du Dr. Curtis de sa voiture à la jeep. Comme d'habitude, il se tenait un peu à l'écart, mollement adossé à un arbre. Le Dr. Curtis sortit enfin, son fusil de chasse sous un bras, sa lourde veste de chasse sous l'autre. Appuyées à la clôture, nous regardions ces préparatifs, Anna et moi. 
Je vis Francher se redresser lentement et enlever les mains de ses poches tout en observant le Dr. Curtis. Il allongea la main, mais son geste ne s'acheva pas. Le Dr. Curtis se glissa au volant de la jeep et toucha du doigt les commandes du tableau de bord. « Où est le bouton de la radio ? » demanda-t-il à Bill. 
— « La radio ? Dans cette jeep ? » fit Bill en riant. 
— « Mais la musique…» Le Dr. Curtis s'interrompit et manœuvra aussitôt le démarreur. « Il faudra que je la fasse moi-même, je crois bien, » dit-il avec bonne humeur. 
Le moteur de la jeep se mit à gronder et le petit groupe se dispersa quand le Dr. Curtis fit décrire au véhicule un cercle en marche arrière dans la cour. Comme il s'arrêtait pour changer de vitesse, il me jeta un coup d'œil de côté et nos regards se croisèrent. Ce fut un échange des plus brefs, une transmission et une réception inconscientes de questions et de réponses qui le firent exploser en une sorte de ravissement, le tout dans le temps qu'il mit à passer de marche arrière en marche avant. 
Nous regardâmes le tourbillon de poussière soulevé par la jeep qui rejoignait la grande route en vrombissant. 
— « Et voilà, » dit Anna. « Taïaut ! Taïaut ! » 
— « Qui est-ce ? » demanda Francher, les mains crispées sur le dessus de la clôture, l'air vaguement dérouté. 
— « Je ne sais pas, » dis-je. « On l'appelle le Dr. Curtis. » 
— « Il a déjà entendu la musique. » 
— « Cette musique-là ? » 
— « Oui, » dit-il, presque dans un sanglot. « Oui ! »  
— « Il reviendra, » dis-je. « Il faut qu'il revienne chercher sa voiture. » 
— « Eh bien, » soupira Anna. « Vous employez des mots connus, mais le sens en est incompréhensible. Qui veut du café ? » 

* * 
Dans l'après-midi, Francher me rejoignit, sans dire une parole, alors que je montais péniblement la pente au-dessus de la pension de famille pour élargir mon horizon et neutraliser ainsi l'effet d'emprisonnement de la journée. J'aurais préféré marcher seule, parce que j'avais besoin de silence et parce qu'on aurait dit qu'il ne pouvait détacher ses yeux – accusateurs ? – de mes béquilles. Mais il ne se montra pas importun comme beaucoup l'auraient fait à sa place, aussi acceptai-je sa présence d'assez bonne grâce. 
Je m'appuyai, essoufflée, contre un rocher de granit gris et laissai le vent changé de la fraîcheur des neiges lointaines gonfler mes cheveux tandis que je reprenais haleine. Puis je rentrai la tête dans mon manteau pour me réchauffer les oreilles. Francher avait ramassé une poignée de cailloux qu'il lançait contre les boîtes en fer blanc rouillées éparpillées sur la pente. Quand un caillou eut décrit un angle droit pour aller toucher une boîte, il parla enfin. 
— « S'il connaît le nom de l'instrument, alors…» Il s'interrompit. 
— « Quel est ce nom ? » demandai-je en me frottant le nez que mon col de manteau chatouillait. 
— « Ce n'est pas vraiment un mot, » dit-il. « C'est seulement deux sons qu'il produit. » 
— « Eh bien, alors, invente-moi un mot, » dis-je. « Instrument de musique est trop peu harmonieux et trop incommode. » 
L'enfant écouta, inclinant la tête et remuant les lèvres. 
— « Je pense que vous pourriez l'appeler un rappoor, » dit-il, avec une curieuse façon de prononcer le a. « Mais ce n'est pas cela. » 
— « Un rappoor, » dis-je. « Bien entendu, tu sais que nous n'avons pas d'instrument de ce genre. » Comment avais-je pu me laisser entraîner encore dans une de ces conversations avec Francher ? Je devais y prendre goût. « C'est quelque chose que ta mère a dû rêver pour toi, rien d'autre. » 
— « Et pour ce docteur aussi ? » demanda-t-il. 
— « Euh…» Dans ma tête, les rouages se mirent à tourner à vide. « Qu'en penses-tu ? » 
— « Je suis presque sûr qu'il y en a d'autres comme ma mère. » 
— « Le Dr. Curtis ? » demandai-je. 
— « Non, » répondit-il en frottant machinalement la main sur le rocher. « Non. Je l'ai senti éloigné, étranger à moi. Il est comme vous. Il… il connaît simplement quelqu'un qui sait, mais lui ne sait pas. »  
— « Merci, » dis-je. « Je suis heureuse de cette ressemblance. Alors c'est bien simple, quand il rentrera, demande-lui qui il connaît. » 
— « Oui…» L'enfant prit une profonde inspiration et répéta avec ferveur : « Oui ! » 
Nous redescendîmes la pente sans nous presser, tout en parlant d'argent et de musique. Francher avait économisé assez pour s'acheter un bon instrument, mais quelle sorte d'instrument ? Il était plongé dans les sons, les timbres, les gammes et les clés et la possibilité de découvrir un jour quelque chose qui eût les sonorités d'un rappoor.  
Nous fîmes halte au bas de la descente. Je me sentis poussée à parler. 
— « Francher, » dis-je, « pourquoi me parles-tu ? » J'aurais voulu reprendre mes mots avant d'avoir fini de les prononcer. Les mots ont une façon sinistre de briser les situations délicates et de faire craquer les liens ténus.  
Il lança encore deux pierres contre le talus, fit demi-tour, les mains dans ses poches, et me planta là. Les mots qu'il prononça en s'éloignant se gravèrent dans mon esprit : 
— « Vous ne me détestez pas… pas encore. » 

* * 
J'étais ébranlée. J'avais dû m'imaginer que tout le monde apprenait à connaître Francher comme moi, mais ses paroles me firent comprendre mon erreur. Après cela, je me mêlai à toutes les conversations où il était question de lui et je dressai l'oreille chaque fois que j'entendais mentionner son nom. Je fus surprise de constater que pour tous, ou presque, il était toujours un jeune délinquant, un fainéant, un de ces propres à rien dont est faite la lie du peuple, un criminel en puissance et une charge pour tous. Par quelques déductions tortueuses, il avait été entendu que c'était lui le responsable des étranges événements survenus dans la ville. Je demandai à un certain nombre de gens comment ce gosse avait pu s'y prendre et la seule réponse que j'obtins fut : « Le Francher est capable de tout. » 
Anna elle-même continuait à le considérer comme un fardeau dans sa classe, bien qu'il eût fini par travailler de manière à satisfaire aux exigences normales du programme scolaire. 
Et voilà que j'avais pensé – Dieu sait pourquoi ! – qu'il s'intégrait dans la société, alors que, visiblement, il faisait tout pour vivre en sauvage. Je me remémorai tout ce qui s'était passé depuis que je l'avais vu pour la première fois et je ne trouvai pratiquement rien qui, aux yeux de notre communauté, pût être inscrit à son crédit. 
« Malgré tout, » me dis-je, « j'ai quand même une rude chance qu'il n'ait pas eu maille à partir avec la police ! » Et je sentis mon estomac se nouer et se glacer à la pensée de ce qui pourrait arriver si Francher franchissait soudain le pas qui le séparait d'entreprises véritablement criminelles. L'adolescent éprouve un plaisir insidieux à braver l'autorité et je ne voulais pas de telles inclinations pour un enfant dont je me sentais responsable.  
Les quelques jours qui suivirent le départ du Dr. Curtis furent typiquement propices à la chasse. Minutes de soleil et de couleurs automnales resplendissantes, heures de nuages et de pluie, tournant presque à la neige, et de vents âpres et furieux. De fortes chutes de neige furent signalées sur Mingus Mountain, et la localité de Dogietown fut bloquée pour l'hiver un peu plus tôt que d'habitude. Nous regardâmes nos premiers flocons descendre paresseusement et se plaquer en larmes contre les maisons serrées les unes contre les autres. On eût dit que toute activité et toute animation allaient être étouffées à Willow Springs sous le triste manteau gris de l'hiver. 
Et alors l'imprévu, qui parfois éclabousse notre grisaille de brillantes taches écarlates, se produisit. L'école du Half Circle Star, une des plus élégantes de la région, invita tous nos élèves à un concert. Elle avait fait venir un orchestre qui jouait aussi bien du classique que de la musique de danse et elle avait projeté un week-end de gala avec un concert le vendredi soir et un bal pour les adolescents le samedi soir. 
La question de savoir comment s'habiller pour deux cérémonies si différentes donna lieu à des discussions animées et à de petites chamailleries. Les garçons se sentirent soulagés quand ils eurent découvert que leur unique complet du dimanche pouvait convenir pour les deux fois. Les filles discutèrent avec ardeur et se mirent en campagne pour s'emprunter des robes les unes aux autres quand leurs parents se furent formellement refusés à se montrer généreux même pour une occasion si exceptionnelle. 
J'étais heureuse pour Francher. Maintenant il allait avoir une chance d'entendre de la vraie musique, sans comparaison possible avec ce que nous dispensaient nos stations émettrices sur des ondes encombrées de parasites. Peut-être entendrait-il maintenant un faible écho de son rappoor, et vêtu comme il convenait, qui plus est, car Mrs. McVey avait fini par céder et lui avait acheté un costume neuf, assez élégant même, par rapport à ce qui se portait dans notre région. J'étais aussi impatiente que Twyla de voir quelle allure aurait Francher sur son trente et un.  
Ce fut donc avec une douloureuse surprise que j'aperçus l'enfant au concert, adossé, les pouces aux poches, contre la porte de la salle où s'assemblait la foule. Son visage était sombre et renfermé et sa salopette délavée et rapiécée faisait une tache pâle dans la pénombre de la salle. 
— « Regardez ! » murmura Twyla. « Il est en salopette ! » 
— « Comment cela se fait-il ? » fis-je dans un souffle. « Où est son costume neuf ? »  
— « Je ne sais pas, » répondit-elle. « Et cette salopette n'est même pas propre ! » Elle se fit toute petite sur son siège, avec l'impression que les yeux du monde entier la brûlaient à travers Francher. 
Le concert fut splendide. Même les plus fanatiques du rock-and-roll parmi nos jeunes se laissèrent prendre irrésistiblement par la musique. Moi-même, je m'égarai de longs et charmants moments dans les avenues ensoleillées de la mélodie, loin des ruelles grises de la familiarité. Mais je sentais aussi la brûlure des larmes au fond de mes yeux. La musique demande à ce qu'on réponde à son rythme, et mes pieds inertes se refusaient à battre une seule mesure. Je laissai les cuivres et les instruments à percussion briser ma rébellion en petits morceaux de nouveau supportables et je me joignis avec allégresse aux applaudissements enthousiastes. 
— « Il est parti, » souffla la voix de Twyla à mon oreille. 
— « Oui. » dis-je, « mais nous allons probablement le voir à l'autobus. » 
Nous ne le vîmes pas. Il n'était pas à l'arrêt de l'autobus. Il n'était pas venu par ce moyen. Personne ne savait comment il était arrivé au ranch ni où il était parti. 
Anna nous fit monter dans sa voiture, Twyla et moi, et nous prîmes le chemin de Willow Creek, mon cœur battant d'appréhension, mes pensées tourbillonnant dans ma tête. Quand nous arrivâmes à destination, une voiture était arrêtée devant chez Somansen. 
— « La McVey ! » me lança Anna à l'oreille. « Ah ! Ah ! J'ai dans l'idée que ça va chauffer. » 
Je n'eus même pas le temps d'enlever mon manteau dans la chaleur étouffante du salon avant d'être témoin de la violence monumentale du courroux de Mrs. McVey. 
— « L'avoir habillé ! » s'écria-t-elle, en se penchant dans son fauteuil, le menton projeté en avant. « L'avoir habillé pour qu'il se sente comme les autres ! » Ses mains se détendirent et j'esquivai instinctivement en clignant des yeux tandis qu'une masse d'étoffe déchirée venait atterrir à mes pieds. « Sa chemise neuve ! » hurla-t-elle presque. Une autre pluie de lambeaux d'étoffe, sombres cette fois-ci. « Son costume neuf ! Pas un seul morceau grand comme la main ! » Il y eut un bruit d'objets heurtant le sol comme une chute de grêle étouffée. « Ses chaussures ! » Sa voix monta d'un ton et elle répéta, hors d'elle : « Ses chaussures ! » La crainte le disputait maintenant à la fureur. « Regardez ces bouts de cuir, grands comme des timbres-poste… des chaussures ! » Sa voix se brisa. « Vous en connaissez d'autres qui puissent déchiqueter des chaussures ! »  
Elle se laissa retomber au fond de son siège, épuisée et respirant avec peine, et chercha dans sa poche un mouchoir de papier chiffonné pour essuyer la salive qui lui humectait le menton. Je m'installai dans un fauteuil après qu'Anna m'eut aidé à me débarrasser de mon manteau. Twyla se tenait blottie contre le mur, près de la porte, les yeux agrandis de terreur. 
— « Qu'on le traite comme les autres ! » fit Mrs. McVey presque dans un murmure. « Ce suppôt de Satan sera-t-il jamais comme les enfants normaux ? » 
— « Mais pourquoi pas ? » Ma voix paraissait mince et aiguë dans le calme après la tempête. 
— « Pour aucune raison en particulier, » fit-elle avec peine, en pressant une main sur sa poitrine haletante. « Je lui ai donné tous ces vêtements neufs à essayer, en pensant qu'il serait content. En pensant…» (un trémolo plaintif s'insinua dans sa voix) « qu'il verrait que son bien-être me tient à cœur. » Elle s'interrompit pour renifler sinistrement. Aucune sympathie spontanée ne s'étant manifestée pendant ce court instant, elle reprit, sur un ton outragé : « Il les a pris, il les a emportés dans sa chambre et les a rapportés comme ça ! » Elle pointa l'index sur la pile de chiffons. « Il me les a jetés à la figure. Vous et vos grandes idées d'en faire un garçon comme les autres ! » Ses lèvres se retroussaient pour livrer passage au flot de mots venimeux. « Il ne veut être comme personne. Et c'est un démon ! » Sa voix sombra jusqu'à n'être plus qu'un murmure et elle reprit son souffle, les yeux écarquillés. 
— « Mais pourquoi a-t-il fait cela ? » demandai-je. « Il a dû vous dire quelque chose. »  
Mrs. McVey croisa les mains sur son ventre rebondi et pinça les lèvres. 
— « Il est des choses qu'une femme comme il faut ne répète pas, » dit-elle d'un air précieux, avec un mouvement sec de la tête rejetée en arrière. 
— « Oh ! je vous en prie, » m'écriai-je, soudain lasse d'essayer de rester polie avec des gens de cette sorte. « Ne faites pas tant de manières. Vous pourriez en remontrer à un charretier…» Je me mordis les lèvres et avalai ma salive. « Pardon, Mrs. McVey, mais ce n'est pas le moment de faire des secrets. Qu'a-t-il dit ? Quelle excuse a-t-il donnée ? » 
— « Il n'a pas donné d'excuse, » dit-elle sèchement. « Il m'a simplement…» Ses joues épaisses s'empourprèrent. « Il m'a traitée de tous les noms. » 
— « Oh ! » Anna et moi échangeâmes un regard. 
— « Mais qu'est-ce qui a bien pu lui passer par la tête ? » demandai-je. « Il doit y avoir une raison…» 
— « Oh ! » fit Anna en s'agitant légèrement. « Après tout, à quoi peut-on s'attendre avec…» 
— « Avec une éducation comme il en a eu une ? » coupai-je. « Eh bien, Anna, je m'attendais à autre chose de vous avec une éducation comme la vôtre ! » 
Anna se renfrogna et rassembla ses affaires. 
— « Je le connais depuis plus longtemps que vous, » dit-elle calmement. 
— « Depuis plus longtemps, » reconnus-je, « mais pas mieux. Anna, ne le condamnez pas sans l'avoir entendu, » dis-je d'un ton pressant en me penchant vers elle. 
— « Le condamner ? » Elle leva sur moi un regard brillant. « J'ignorais qu'il fût mis en jugement. » 
— « Oh ! Anna ! » fis-je en me renversant dans mon fauteuil. « Le pauvre gosse est en jugement, présumé coupable de tous les forfaits, depuis qu'il est arrivé dans cette ville, et vous le savez bien. » 
— « Je ne veux pas me quereller avec vous, » dit Anna. « Je préfère vous dire bonsoir. » 
La porte se referma en claquant derrière elle. Mrs. McVey et moi nous mesurâmes du regard. J'avais déjà ouvert la bouche pour dire quelque chose quand je sentis l'ébauche d'un mouvement près de moi. Twyla était debout sous la lumière crue de la lampe, les mains jointes devant elle, ses yeux abrités par ses paupières aux longs cils à demi-closes pour supporter l'éblouissement.  
— « Avec quoi avez-vous acheté ses vêtements ? » demanda-t-elle d'une voix très calme. 
— « Ça ne te regarde pas, ma petite fille, » dit d'un ton cassant Mrs. McVey, le rouge lui montant aux joues. 
— « Nous sommes presque à la fin du mois, » dit Twyla. « Sa pension ne vous est payée que le premier. Où avez-vous pris l'argent ? » 
— « C'est un peu fort ! » s'écria Mrs. McVey en commençant à soulever son énorme masse hors de son fauteuil. « Je ne vais pas rester ici pour me laisser traiter ainsi par une petite impertinente… » 
Twyla s'avança sur elle, si près que Mrs. McVey eut un mouvement de recul, ses mains agrippant les bras poussiéreux de son fauteuil. 
« Il ne vous reste plus rien sur votre chèque une fois la première semaine passée, » dit Twyla. « Et vous avez acheté une robe de chambre en nylon violette ce mois-ci. Elle vous a coûté une semaine de salaire…»  
Mrs. McVey fit un nouvel effort pour se lever, la bouche béante d'horreur devant un tel affront. 
— « Vous lui avez pris son argent, » dit Twyla, les yeux luisant d'un éclat d'acier dans son jeune visage tendu. « Vous lui avez volé ses économies ! » Elle pivota sur les talons d'un mouvement brusque qui fit voler sa jupe et ses cheveux. « Un jour, » dit-elle, les mâchoires crispées, « un jour je serai probablement vieille, grasse et laide, mais Dieu me garde d'être en plus une voleuse ! » 
— « Twyla ! » m'écriai-je, craignant pour de bon de voir Mrs. McVey tomber raide d'un coup de sang.  
— « Et puis quoi ? Oui, c'est une voleuse ! » cria Twyla. « Francher a travaillé et économisé pendant près d'un an pour acheter…» Elle hésita, sentant visiblement qu'elle s'aventurait trop loin et allait trahir un secret. « Pour acheter quelque chose. Et il avait presque assez d'argent ! Et elle avait dû l'espionner…» 
— « Twyla ! » Je ne pouvais la laisser continuer. 
— « C'est la vérité ! C'est la vérité ! » Ses poings se serraient, rageurs. 
— « Twyla. » Ma voix était calme, mais elle lui imposa silence. 
« Bonsoir, Mrs. McVey, » dis-je. « Je regrette que ceci soit arrivé. » 
— « Elle regrette ! » fit-elle avec dédain en se hissant hors de son fauteuil. « Ces vieilles filles revêches sans un entant à elles qui fourrent leur nez dans les affaires des honnêtes gens…» Elle gagna la porte en se dandinant comme un canard. La main sur le bouton, elle se retourna avec des yeux plissés et venimeux. « J'ai des relations, » dit-elle. « Je vous revaudrai ça. » La porte trembla sur ses gonds comme pour donner plus de poids à son départ. 
Je chassai de mon esprit l'image de la McVey. 
— « Twyla. » Je pris ses mains froides dans les miennes. « Tu ferais mieux de rentrer chez toi. Il faut que je réfléchisse comment retrouver Francher. »  
Elle protesta d'un geste vif des mains. 
— « Mais je veux…» 
— « Je suis désolé, Twyla, mais je crois qu'il vaut mieux. » 
— « Bon. » Un geste vague des épaules traduisit son acquiescement. 
Après son départ, je me fis du café. Tout en le buvant, je me demandai anxieusement comment, dans ce vaste monde, je pourrais retrouver Francher. Après avoir entendu les commérages, j'avais lieu d'être inquiète. Cependant, il est fréquent que des individus qui réagissent violemment à des ennuis d'une importance relative ne soient apparemment pas affectés par d'autres vraiment sérieux, comme s'ils étaient en quelque sorte incapables d'une réaction émotionnelle proportionnée. 
Mais quel allait être le comportement de Francher ? La musique… il avait compté acheter de quoi en faire et il avait perdu l'argent nécessaire. Maintenant, il n'avait plus rien. Qu'allait-il faire pour commencer ? Se venger, ou chercher sa musique ailleurs ? S'enfuir ? Où cela ? Voler l'argent ? Voler la musique ? – Voler !  
Je sortis brusquement de ma rêverie. La maison était silencieuse dans la pénombre du crépuscule, dans ce passage indéfinissable du jour à la nuit. 
Cette fois, ce ne serait pas seulement un harmonica ! Je cherchai mes béquilles à tâtons, mon esprit cherchant frénétiquement un moyen de transport. Je tendais la main pour saisir le bouton de la porte quand celle-ci s'ouvrit si violemment que je faillis tomber à la renverse. 
— « Du café ! Du café ! » criait le Dr. Curtis à ma complète stupéfaction. Il entra d'un pas décidé, tout boudiné dans son costume de chasse, le visage encadré d'une barbe de plusieurs jours, ses vêtements répandant une bonne odeur de feux de camp et de grand air, et il se dirigea vers la table et empoigna la cafetière. Naturellement, le café était froid. 
« Oh ! et puis je crois que je peux survivre sans café, » dit-il sur le ton de la conversation. 
— « Survivre à quoi ? » demandai-je. 
Il me regarda un moment en souriant, puis dit : 
— « Eh bien, si je dois en dire quelque chose à quelqu'un, mieux vaut que ce soit à vous, quoique j'espère avoir assez de bon sens pour ne pas bavarder à tort et à travers. Naturellement, ce n'est peut-être qu'une vision subsistant après cette partie de chasse – il faudra que vous veniez chasser avec mes amis un de ces jours – mais j'en ai été en quelque sorte secoué. » 
— « Secoué ? » répétai-je stupidement, tandis que l'idée de lui demander de m'aider à retrouver Francher s'emparait de mon esprit. 
— « Oui, il n'y a pas d'autre mot, » admit-il. « Figurez-vous que je roulais en voiture, m'occupant de mes petites affaires, chantant à pleine gorge, quand je les ai vus là tout à coup, traversant tranquillement la route. » 
— « Qui ça ? » Mes oreilles étaient impatientes d'entendre la suite. 
— « Le trombone et la grosse caisse, » expliqua-t-il. 
  
VI 
  
— « Le quoi et la quoi ? » J'avais l'impression d'être entrée tête baissée dans un buisson de ronces. 
— « Le trombone et la grosse caisse, » répéta le Dr. Curtis. « Jouant parfaitement en cadence et marchant parfaitement au pas, bien qu'il soit impossible de frapper du pied d'une manière convaincante à deux mètres au-dessus du sol. À supposer, naturellement, que vous soyez un trombone avec des pieds, ce qui n'était pas le cas. » 
— « Dr. Curtis ! » m'écriai-je en le saisissant par sa veste de chasse. « Je vous en supplie ! Que s'est-il passé ? Dites-le moi ! Il faut que je le sache. »  
Il me regarda et son visage devint plus grave. 
— « Vous prenez cela au sérieux, n'est-ce pas ? » dit-il, songeur. 
La gorge serrée, j'acquiesçai de la tête. 
« Eh bien, je me trouvais à environ huit kilomètres du Ranch du Half Circle, à l'endroit où commence la forêt de pins. Et je puis vous jurer qu'un trombone et une grosse caisse ont bien traversé en l'air la route devant moi, la grosse caisse battant la mesure, quoique à bien réfléchir, les baguettes étaient simplement posées dessus. J'arrêtai la jeep et courus à l'endroit où ils avaient disparu. Je ne pus rien distinguer dans le sous-bois épais, mais je jurerais avoir entendu le trombone exprimer son mécontentement par une huée. Je suis sûr que tous les deux se cachaient derrière un arbre et m'insultaient en ricanant. » Il passa sa main sur son menton mal rasé. « Je ferais peut-être bien de boire ce café, froid ou non. » 
— « Dr. Curtis, » dis-je d'un ton implorant. « Pouvez-vous m'aider ? Sans attendre de me poser des questions ? Pouvez-vous m'emmener là-bas ? Tout de suite ? » 
Je saisis mon manteau. Sans me répondre, il m'aida à l'enfiler et m'ouvrit la porte. Le soir tombait ; une bande turquoise pâle se dessinait à l'horizon, virant au rose à l'endroit où le soleil s'était enfoncé derrière les montagnes. Quelques minutes plus tard, notre voiture montait en grondant la pente en direction de l'embranchement du chemin de fer. 
— « C'est Francher, » hurlai-je pour couvrir à la fois le bruit de ferraille causé par les cahots et le bourdonnement du moteur. « Il faut que je le trouve et que je les lui fasse remettre avant qu'ils aient découvert. » 
— « Remettre quoi où ? » cria le Dr. Curtis dans le silence relatif qui s'était fait soudain comme nous atteignions un palier en haut de la côte, tombant à l'improviste sur Mrs. Frisney qui traversait la route à petits pas. 
— « C'est trop long à expliquer, » braillai-je comme nous accélérions dans la descente. « Mais il doit être en train de voler tous les instruments de l'orchestre parce que Mrs. McVey lui a acheté un nouveau costume, et il faut que je les lui fasse rendre, sinon on l'arrêtera et alors, le Ciel nous vienne en aide à tous ! »  
— « Vous voulez dire que Francher avait cette grosse caisse et ce trombone ? » cria-t-il. 
— « Oui ! » La poitrine me faisait mal à force de crier. » Et probablement tout le reste. » 
Je me retins en arc-boutant mes jointures contre le tableau de bord comme le Dr. Curtis donnait un violent coup de frein qui nous fit stopper net. 
— « Écoutez, » dit-il. « Il faut éclaircir tout ça. Vos propos sont encore plus incohérents que les miens. Voulez-vous dire que ce gosse chaparde un orchestre au complet ? » 
— « Oui, » répondis-je. « Ne me demandez pas comment. Je ne sais pas comment il fait, mais il peut le faire…» Je le pris par la manche. 
« Mais il a dit que vous saviez ! Le jour où vous êtes parti à la chasse, il a dit que vous connaissiez quelqu'un qui savait. Nous vous attendions ! » 
— « Le diable m'emporte ! » dit-il avec une sorte d'ahurissement. « Oui, que le diable m'emporte ! » Il passa sa main sur son visage. 
« Ainsi, maintenant c'est mon tour ! » Il manœuvra le démarreur. « Jette la passerelle, Jemmy ! » cria-t-il. « J'arrive avec un Autre ! Pour toi ou pour moi, Jemmy ? Pour toi ou pour moi ? » 

* * 
Ce fut comme si ces paroles incongrues avaient déclenché un mécanisme. Soudain, toute cette étrangeté, ce dérèglement, m'apparurent comme une sottise frénétique. Je souhaitai désespérément n'avoir jamais connu Willow Creek, ni Francher, ni un harmonica qui dansait tout seul en l'air, ni le regard de biais de Twyla, ni le Dr. Curtis, ni la route blanche sur laquelle tombait la nuit. Je me pelotonnai dans mon manteau. Des larmes de lassitude et de désespoir me piquaient les yeux et je ne trouvais de réconfort qu'en m'imaginant que je transformais mes odieuses béquilles en confetti rigides que je jetais à poignées sur la route. 
Je sortis de ma rêverie quand le Dr. Curtis stoppa la jeep. 
— « C'était par ici, » dit-il en regardant dans l'obscurité. « C'est terriblement désert sur ces hauteurs. Le gosse a probablement peur maintenant et il ne demande qu'à rentrer chez lui. » 
— « Pas Francher, » dis-je. « Ce n'est pas un enfant comme les autres. »  
— « Ah ! c'est vrai, » dit le Dr. Curtis. « J'avais oublié. » 
Alors, soudain, j'entendis. Je crus d'abord au vent du soir dans les pins, mais le son devint plus grave, puis s'enfla pour se transformer en une harmonie émouvante, magnifique, ample comme le tonnerre, celle d'un orchestre au grand complet. Puis, à tour de rôle, les instruments se mirent à jouer en solo, montant et descendant allègrement leurs gammes, faisant valoir leurs intervalles et montrant fièrement leurs possibilités. À un moment donné, entre un solo de cordes et un autre d'un instrument à vent, je me laissai glisser à bas de la jeep. 
— « Restez ici, » dis-je à mi-voix. « Je vais aller le chercher. Attendez-moi. » 
Je m'imaginais marcher sous une averse ; les notes tombaient en gouttes serrées tout autour de moi : éclairs aigus des piccolos, tonnerre sourd de la grosse caisse. Ce n'était pas une mélodie, c'étaient les gambades joyeuses d'un enfant à travers une confiserie, portant sur tout des mains avides, amassant Les délices à poignées et les jetant autour de lui pour le simple plaisir de les distribuer. 
Je gravis avec peine le talus bordant la route, oubliant dans ma préoccupation que je m'avançais en terrain inconnu dans la semi-obscurité. Ils étaient là – dans la carrière de sable au-delà du talus – tous les instruments rangés avec précision comme pour un récital, chacun enveloppé d'un soudain et sombre silence troublé seulement par le rire argentin des cymbales qui se turent aussitôt en se plaquant contre le sable. 
— « Qui est là ? » Il se tenait immobile, debout sur un rocher, les bras à demi levés. 
— « Francher ? » fis-je. 
— « Oh ! » Il se laissa glisser dans l'air et vint se poser devant moi. « Je ne me cache plus, » dit-il. « Maintenant je veux être toujours moi-même. » 
— « Francher, » dis-je sans ménagement, « tu es un voleur. » 
Il eut un geste de provocation. 
— « Non, je ne suis ni un voleur ni…» 
— « Si tu es toi-même, » dis-je, « tu es un voleur. Tu as volé ces instruments. » 
Il chercha ses mots, puis éclata : 
— « Ils m'ont volé mon argent ! Ils m'ont volé toute ma musique. » 
— « Ils ? » demandai-je. « Francher, tu ne peux pas mettre tous les gens ensemble et les désigner par « ils ». Est-ce que je t'ai volé ton argent, moi ? Ou Twyla, ou Mrs. Frisney, ou Rigo ? »  
— « Vous n'avez peut-être pas mis la main dessus, » dit Francher, « mais vous étiez là et vous avez laissé la McVey le prendre. » 
— « C'est une culpabilité que l'humanité partage depuis le commencement des temps, » dis-je. « Laisser commettre des injustices sans intervenir. Mais Mrs. McVey elle-même pensait qu'elle t'aidait. Elle n'a pas décidé de te voler après mûre réflexion. Certaines personnes estiment que les enfants ne possèdent rien en propre, mais que ce qu'ils ont appartient aux adultes qui prennent soin d'eux. Mrs. McVey est de cet avis. Voler délibérément des étrangers est tout autre chose. Et ceux à qui appartiennent ces instruments ? Qu'ont-ils fait pour mériter ta rancune ? » 
— « Ce sont des gens, » dit-il avec obstination. « Et moi je ne veux plus faire partie des gens. » Lentement, il s'éleva au-dessus du sol et se retourna, la tête en bas. « Voyez, » dit-il, sa silhouette se découpant sur le ciel au-dessus de la ligne lointaine de l'horizon. « Des gens ne peuvent pas faire des choses comme ça. » 
— « Non, » dis-je. « Mais quelle que soit la sorte de créature que tu aies choisi d'être, tu ne peux empêcher les gens d'être en colère contre toi. » 
À ces mots, il reprit la position verticale normale, les pieds au sol, et rentra dans sa ceinture les pans de sa chemise qui en étaient sortis. Un silence gêné se fit entre nous dans ce creux obscur. 
— « Que vas-tu faire maintenant avec ces instruments ? » lui demandai-je enfin. 
— « Oh ! ils pourront les reprendre quand j'en aurai assez… s'ils peuvent les trouver, » dit-il avec dédain. « Je vais en jouer assez pour les réduire en morceaux ce soir. » La trompette perça la nuit d'un son strident et les violons l'accompagnèrent de leurs vibrations argentées. 
— « Et chaque temps fort criera « voleur », » dis-je, « et chaque roulement de tambour grognera « volé ». » 
— « Je m'en fiche ! Je m'en fiche ! » cria-t-il. « Voleur » et « volé » sont des mots pour les personnes et je ne veux plus être une personne, je vous l'ai déjà dit ! »  
— « Que veux-tu être ? » lui demandai-je en m'adossant avec lassitude à un tronc d'arbre. « Un animal ? » 
— « Pas du tout. » Il avait du mal à décider que faire de ses mains. « Je serai plus qu'un simple humain. » 
— « Eh bien, pour un plus qu'humain, la façon dont tu te conduis n'est pas très élégante, » dis-je. « Si tu veux être plus qu'humain, il te faut d'abord être un humain dans toute l'acception du terme. Si tu veux être meilleur qu'un humain, tu dois d'abord être le meilleur humain qui soit. Commence d'abord par là. Être tout à fait différent des autres n'est pas la façon de faire une grosse impression sur les gens. Tu dois être avant tout capable de les surpasser sur leur propre terrain. Peu leur importe que tu puisses voler comme un oiseau si tu n'es pas capable de marcher droit comme un homme pour commencer. Pour la plupart des gens, être « différent » des autres, c'est l'être en mal. Certes, ils pousseraient probablement des « Oh ! » et des « Ah ! » quand tu leur montrerais pour la première fois un tour extraordinaire, mais…» (j'hésitai, me demandant si ce que j'allais lui dire était bien sage) « mais ils t'oublieraient bien vite, comme ils oublieraient quelque attraction populaire à la fête foraine. » 
Il sursauta à ces mots et ses poings se serrèrent. 
— « Vous êtes aussi méchante que les autres, » fit-il sur un ton amer et vindicatif. « Vous pensez que je ne suis qu'un phénomène de foire…» 
— « Je pense que tu es un garçon malheureux, » dis-je, « parce que tu ne sais pas au juste qui tu es ou ce que tu es, mais ce n'est rien par comparaison avec les ennuis qui t'attendent si tu veux te signaler à l'attention en enfreignant les lois. » 
— « La loi ne s'applique pas à moi, » dit-il froidement. « Parce que je sais qui je suis…» 
— « Vraiment, Francher ? » fis-je doucement. « D'où venait ta mère ? Pourquoi pouvait-elle pénétrer dans l'esprit des autres ? Qui es-tu, Francher ? Vas-tu te couper du reste du monde avant même d'essayer de trouver quelles choses merveilleuses tu peux accomplir ? Non pas de ces petites exhibitions de foire, mais peut-être des miracles qui comptent réellement. » 
Ma gorge se serrait tandis que je regardais son visage à demi tourné dans la pénombre. Le vent glacial qui s'était levé gelait mon propre visage, mais Francher ne frissonnait même pas, bien qu'il n'eût pas de veste. Les lèvres raidies par le froid, je poursuivis : 
« Je sais aussi bien que toi que tu pourrais violer la loi sans te faire prendre, mais tu n'ignores pas que si tu te lançais dans cette voie, tu ne pourrais jamais plus faire machine arrière. Et qui dit que cela ne t'empêcherait pas à tout jamais d'être accepté par tes semblables, s'il est exact, comme tu le dis, qu'il y en ait d'autres ? Comment croire qu'eux s'abaisseraient à commettre des vols ? Et le Dr. Curtis doit rentrer de son expédition de chasse. Il est si près de savoir… peut-être.  
» Je n'ai pas connu ta mère, Francher, mais je sais que ce n'est pas le rêve qu'elle faisait pour toi. Ce n'est pas pour cela qu'elle a enduré la faim et qu'elle a dû se cacher, qu'elle a connu la terreur et la panique…» 
Je fis demi-tour et regagnai la route tant bien que mal. Il faisait noir, horriblement noir autour de moi, et en moi aussi. Le Dr. Curtis vint à ma rencontre pour m'aider. Il me fit monter dans la jeep, desserra mes doigts crispés sur mes béquilles et les réchauffa entre ses mains chaudement gantées. 
— « Il n'appartient pas à ce monde, » dit-il. « Du moins ses parents ou grands-parents n'y appartenaient pas. Il en existe d'autres comme lui. Je suis allé à la chasse avec certains d'entre eux. Il ne le sait pas, naturellement, et sa mère ne le savait pas non plus, mais il peut trouver ses semblables, ceux du Peuple. J'ai voulu vous le dire pour vous aider à le persuader…» 
Je fis un mouvement pour saisir mes béquilles, écarquillant les yeux dans l'obscurité, mais je m'immobilisai. 
— « Non, » dis-je, les lèvres frémissantes. « Cela ne servirait à rien s'il fallait le persuader. Il doit décider maintenant, de lui-même, alors que les chances sont contre lui. Il doit s'introduire de force dans son monde nouveau, et non s'y laisser glisser mollement. On tue un poussin en essayant de le faire éclore. » 
Tout le long du chemin du retour, je sentis couler mes larmes en pensant à cet enfant, perdu dans un désert dont je ne pouvais mesurer l'immensité, enchaîné dans une captivité dont je ne pouvais le délivrer. 
Le Dr. Curtis m'accompagna jusqu'à la porte de ma chambre. Il me prit par le menton pour me forcer à lever le visage et essuya mes larmes. 
— « Ne vous tourmentez pas, » dit-il. « Je vous promets qu'il sera pris soin de votre petit Francher. » 
— « Oui, je sais, » dis-je en fermant les yeux devant son visage, proche du mien à le toucher. « La police prendra soin de lui si elle l'attrape. La disparition de l'orchestre va être découverte d'un moment à l'autre, si ce n'est déjà fait. » 
— « Vous l'avez fait réfléchir, » dit-il. « Il ne serait pas resté à attendre sur place sans cela. » 
— « C'est trop tard, » dis-je. 

* * 
Seule dans ma chambre, je me mis sur mon lit et essayai de ne penser à rien. Je restai là jusqu'à ce que le froid m'engourdît, puis j'enfilai mes vêtements de nuit et boutonnai jusqu'au menton ma chaude robe de chambre en laine. J'allai m'asseoir dans l'obscurité près de la fenêtre et je contemplai la dentelure fantomatique des peupliers se détachant dans le clair de lune voilé. Combien de temps s'écoulerait-il avant qu'une âme charitable vînt stupidement me régaler des dernières frasques de Francher ? 
Je mis mes coudes sur le rebord de la fenêtre et posai ma tête dans mes mains, pressant l'extrémité de mes paumes contre mes yeux. Oh ! Francher, Mon enfant, Mon enfant solitaire et égaré…  
— « Je ne suis pas égaré. » 
Je levai un visage stupéfait. La voix était si faible. Peut-être était-ce mon imagination… 
« Non, je suis là. » Francher s'avança dans la clarté laiteuse de la lune. Il y avait dans ses mouvements une force et une assurance nouvelles, bien différentes de son allure nonchalante habituelle. 
— « Oh ! Francher… ? » Je ne pouvais me permettre de sangloter, mais ma voix se brisa sur la dernière syllabe de son nom. 
— « Ça va, » dit-il. « J'ai tout rapporté. » 
Je sentis une douleur dans mes épaules libérées d'une tension insupportable. 
— « Je n'ai pas eu le temps de les remettre tous dans la salle, mais je les ai rassemblés soigneusement devant la porte. » L'ombre d'un sourire passa sur son visage. « Je suppose qu'ils vont se demander comment ils ont été sortis. » 
— « Je suis vraiment navrée que tu n'aies plus d'argent, » dis-je gauchement. 
Il me regarda calmement. 
— « Je peux encore économiser. J'y arriverai. Un jour, j'aurai ma musique. Ce n'est pas forcé d'être aujourd'hui. » 
J'eus soudain l'impression qu'une boule chaude se pressait sur ma poitrine. La joie me donnait des fourmillements jusqu'au bout des doigts. Je me penchai sur le rebord de la fenêtre. 
— « Francher, » fis-je doucement. « Tu l'as, ta musique, dès maintenant. Tu te rappelles l'harmonica ? Tu te rappelles quand tu dansais avec Twyla. Oh ! Francher, toute musique est vibration. Tu peux faire vibrer l'air sans instrument. Tu te souviens de l'accord que tu jouais avec l'orchestre ? Joue-le encore, Francher ! » 
Il me regarda d'un air absent, puis ce fut comme si une lumière intérieure avait jailli en lui. 
— « Oh ! oui ! » cria-t-il. « Oui. » 
Doucement, très doucement, parce que c'est ainsi que se produisent les miracles, j'entendis s'élever l'accord. Il s'amplifia, s'enfla progressivement, sans éclats, jusqu'à ce que toute la cour se mît à vibrer à l'unisson. C'était tout un orchestre qui jouait en sourdine à la clarté blême de la lune. 
— « Mais quels airs jouer ? » cria-t-il, tenant ce miracle pour acquis et sautant déjà par-dessus. « Je ne connais pas d'airs pour orchestre ! »  
— « Il y a des livrets, » dis-je. « Des partitions entières de symphonies et d'opéras, et…» 
— « Et quand je connaîtrai mieux les instruments ! » fit-il d'une voix pleine d'ardeur et d'enthousiasme juvéniles. « Tout ce que j'entendrai… Et puis un jour je ferai moi-même ma musique…» 
Le son tremblant d'un rappoor s'infiltra à travers une phrase mélodique et cessa. 
Dans le silence qui suivit, Francher me regarda, non pas au visage, mais avec des yeux qui me pénétraient jusqu'au tréfonds de l'être. 
— « Miss Carolle ! » Je sentis dans mes yeux le picotement des larmes en l'entendant prononcer mon nom. « Vous m'avez donné ma musique ! » Je l'entendis presque avaler sa salive. « Je veux vous donner quelque chose en échange. » Ma main se leva pour protester, mais il se hâta de poursuivre : « Voulez-vous venir dehors ? » 
— « Comme ça ? » demandai-je. « Je suis en pantoufles et en robe de chambre. » 
— « Vous n'aurez pas froid, » dit-il. « Tenez, je vais vous aider à descendre par la fenêtre. » 
Avant d'avoir eu le temps de m'en rendre compte, j'avais franchi le rebord de la fenêtre, auquel je m'accrochais désespérément de l'extérieur. 
— « Mes béquilles, » dis-je, avec un véritable dégoût pour le mot. 
— « Non, » dit-il. « Vous n'en avez pas besoin. Traversez la cour, Miss Carolle, toute seule ! » 
— « Je ne peux pas ! » criai-je, effrayée. « Oh ! Francher, ne me taquine pas ! » 
— « Si, vous pouvez, » dit-il. « C'est ce que je vous donne. Je ne peux pas vous opérer, mais je peux vous faire ce cadeau. Marchez. » 
Je ne voulais pas lâcher le rebord de la fenêtre. Mais je me rappelai alors Francher et Twyla descendant en tournoyant du sommet des arbres ; Francher suspendu dans le vide, la tête en bas, sa chemise sortant de son pantalon ; Francher faisant rouler la Roche qui Remue d'un champ dans un autre. 
Je lâchai la fenêtre. Je fis un pas. Puis un autre, et un autre encore. 
Je tenais les mains éloignées de mon corps. Liberté merveilleuse des coudes douloureux et des mains habituées à se crisper sur les béquilles ! Je traversai la cour, chacun de mes pas dans le clair de lune m'arrachant un cri de triomphe. Arrivée à la clôture, je me retournai. Francher était accroupi près de la fenêtre, abîmé dans une profonde concentration de pensées. Je me soulevai sur la pointe des pieds et repartis vers la fenêtre en courant et sautillant d'un pied léger. Le vent de ma course faisait voler mes cheveux défaits. C'était délicieux comme un verre d'eau après la soif ! Comme un repas après la famine ! Comme une porte s'ouvrant toute grande sur la liberté ! 
Je tombai en avant et me rattrapai au rebord de la fenêtre. Et alors je poussai des cris inarticulés en sentant mes entraves me clouer de nouveau au sol, l'état de demi-mort s'emparer de nouveau de mon corps. Je m'effondrai par terre, près de Francher. Ses yeux tourmentés se posèrent sur les miens. Son visage était pâle et hagard. Il leva le bras pour essuyer d'un revers de coude son front baigné de sueur. « Je regrette, » dit-il, haletant. « C'est tout ce que je peux faire maintenant. » 
Je tendis les mains pour le toucher. Il y eut alors un mouvement soudain si rapide et si proche que je retirai mon pied du chemin. Je levai des yeux stupéfaits. Le Dr. Curtis et quelqu'un que je ne distinguais pas dans l'obscurité se tenaient devant nous. Mais la surprise que me causait leur arrivée fut noyée dans le brusque émerveillement qui m'envahit. 
— « Il a bougé ! » m'écriai-je. « Mon pied a bougé. Regardez ! Regardez ! Il a bougé ! » Et je me concentrai dessus, de toutes mes forces. Après de laborieuses secondes, mon gros orteil gauche remua. 
J'éclatai d'un rire nerveux qui résonna comme un cri. 
— « Un orteil, c'est mieux que rien ! » dis-je avec un sanglot dans la voix. « N'est-ce pas, Dr. Curtis ? Est-ce que cela ne veut pas dire qu'un jour… que peut-être…» 
Il s'était mis à genoux et avait pris mes mains tremblantes dans ses grosses pattes tranquilles. 
— « C'est fort possible, » dit-il. « Jemmy nous aidera à trouver. » 
L'inconnu s'agenouilla auprès du Dr. Curtis. Il y eut une longue attente silencieuse, mais ce n'était pas moi qu'il regardait. Ce ne fut pas mes mains qu'il voulut prendre dans les siennes. Ce ne fut pas ma voix qui poussa un cri étouffé. 
Ce fut Francher qui se lança soudain dans les bras de l'inconnu et qui se mit à pleurer, avec de lourds et violents sanglots comme ceux d'un enfant qui pouvait être courageux aussi longtemps qu'il était complètement perdu, mais qui devait fondre en larmes une fois secouru. 
L'inconnu regarda le Dr. Curtis par-dessus la tête de Francher. 
— « Il est à moi, » dit-il. « Mais elle, elle fait presque partie des vôtres. » 

* * 
Tout cela aurait pu être un rêve, ou l'explosion d'une imagination en délire, mais personne n'est moins imaginatif que Mrs. McVey et je sais qu'elle n'oubliera jamais Francher. Elle a un autre enfant à garder maintenant, une petite fille placide et potelée qui aime rester assise à écouter les conversations des femmes, mais Francher a laissé à Mrs. McVey un souvenir indélébile. Les générations à venir entendront probablement parler de lui et de ses chaussures.  
Et Twyla… elle emportera la magie de Francher dans la tombe ; à moins que (et je sais qu'elle forme parfois des vœux ardents en y pensant) à moins que Francher ne revienne la chercher un jour. Car Il est parti.  
Jemmy, l'inconnu, l'a emmené à Cougar Canyon, là-haut dans la montagne où sont rassemblés ceux de sa race, les enfants des étoiles, les enfants du Peuple. Le Peuple qui est venu sur la Terre au siècle dernier, les réfugiés d'un monde fracassé, éparpillés sur le nôtre après avoir frôlé la catastrophe au moment d'arriver. Là-bas, à Cougar Canyon, ils aident Francher à faire le tri de ses capacités et de ses dons innombrables – dont certains lui sont exclusifs – de sorte qu'il puisse finalement s'adapter de la façon la plus efficace à leur ordre de choses qui est si merveilleusement, si remarquablement au-dessus du nôtre. On m'a dit qu'il est même des humains qui se transforment maintenant dans les pas du Peuple. C'est ce que Jemmy entendait quand il disait au Dr. Curtis que je faisais presque partie des siens. 
Et je remarcherai. Le Dr. Curtis a amené Bethie, une Sensitive, qui est du Peuple elle aussi. Elle m'a simplement touchée doucement avec ses mains et elle m'a « lue » au Dr. Curtis. Et j'ai bien été obligée alors de reconnaître que c'était surtout moi qui faisais obstacle à ma guérison. Que mon docteur avait eu raison : le temps, la patience et la foi me rendront mes membres. 
Plus je pense au Peuple, à Jemmy, à Bethie et à Francher, plus je crois que ces trois mots fournissent la clé qui permet de comprendre ce qu'ils sont et ce qu'ils espèrent accomplir sur notre Terre. 
Le temps, la patience et la foi… Oui, et ce qui compte avant tout, c'est la foi. 
(Traduit par Roger Durand.)

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Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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