Les enfers sont les enfers - GÉRARD KLEIN
Les enfers sont les enfers - GÉRARD KLEIN
Gérard Klein a été en contact, récemment, avec une firme spécialisée dans les études de marché et les recherches de motivation. On sait que le rôle des firmes de ce genre est de découvrir, par des sondages de l'opinion, la raison des goûts et des préférences du public à propos d'un produit commercial ou de tout autre aspect de l'activité économique. Cette expérience a inspiré à Klein cette nouvelle satirique, où le diable lui-même, de nos jours, se trouve aux prises avec un problème nécessitant le recours à une telle firme – malheureusement pour lui !
Lorsque les courbes de production commencèrent à dégringoler, en enfer, et que le diable dut licencier plusieurs équipes de démons de seconde zone, fermer quelques hauts fourneaux, et renoncer de ce fait à une part des dividendes qui lui sont reconnus par le grand Contrat, l'hôtelier d'en bas s'affola quelque peu. On lui fit remarquer que les dernières décades avaient vu bien des crises, que les courbes avaient été chaotiques, qu'à des périodes de marasme avaient succédé des temps d'affluence telle qu'on avait été obligé d'engager des démons douteux sur le retour, parfois retraités, voire non syndiqués, pour satisfaire aux exigences d'une clientèle assoiffée de sévices. Il rétorqua que la crise avait cette fois des causes profondes et structurelles, qu'il était nécessaire de faire preuve d'imagination, sous peine de se voir bientôt contraint de fermer l'une des entreprises les plus florissantes, en ses grands jours, que l'univers ait connues depuis sa création.
L'enfer entier se récria. Les rapports affluèrent, encourageants dans l'ensemble. Le nombre des damnés restait considérable. Mais le diable, prévoyant, considérait le devenir de son entreprise, et notait avec amertume que le pourcentage de défunts que le nautonnier convoyait jusqu'en ses ports allait sans cesse décroissant. Il réfléchit à la question et ne découvrit pas grand chose, mais, traînant un jour dans le quartier des affaires d'une grande cité, il vola dans une serviette une revue économique et découvrit qu'il n'était pas le seul à connaître ces difficultés. L'auteur d'un article se penchait avec sollicitude sur le sort des entreprises qui, artisanales et familiales à leurs débuts, croissent sans jamais se transformer beaucoup, et deviennent cahin-caha de très grandes affaires souffrant de leur organisation et de leur statut périmés.
Le diable n'eut pas l'héroïsme de réorganiser le souterrain séjour.
Il fallait décentraliser, affirmait l'économiste, mais Lucifer était un tenant du pouvoir personnel. Au demeurant, le diable n'avait que peu d'idées sur l'organisation des grandes sociétés modernes. L'article le plongea dans l'angoisse, mais ne le décida pas pour autant à introduire un taylorisme réformé en enfer.
La chose en fût restée là et, dans sa rage impuissante, le diable eût lacéré entièrement la revue importune, s'il n'était tombé sur une page publicitaire. « Votre clientèle se fait rare, » disait en substance le placard. « Alors il est temps de nous téléphoner. »
Le diable lut plus avant, en remarquant que l'on pouvait trouver un important bénéfice en se penchant sur le sort des industries qui avaient précisément cessé d'en faire, puisqu'une page entière dans une revue aussi importante ne pouvait, de toute évidence, se payer d'un sourire. Ce qui le décida, ce fut deux ou trois lettres adressées au président directeur général de la Phœnix S.A. (société responsable de l'annonce) et qui le remerciaient en termes assez plats de l'efficacité de ses services. L'une de ces lettres était signée du nom illustre du propriétaire d'une chaîne d'hôtels, en qui Lucifer reconnut un confrère mais non à proprement parler un concurrent, car il ne louait de chambres qu'à la journée, à la semaine ou au mois, et non pas pour l'éternité.
Le diable ne jugea pas nécessaire de téléphoner d'abord. Il estima que l'importance de sa commande et sa discrète notoriété suffiraient à l'accréditer. Il est bon aussi de signaler qu'il s'était tenu un peu à l'écart des affaires pendant quatre ou cinq siècles, jugeant inutile de s'inquiéter de domaines où il disposait de si parfaits mandataires ; il n'était donc pas très au courant des usages modernes.
Il se contenta de noter l'adresse et, d'un seul coup, se matérialisa dans l'antichambre du patron de la Phœnix S.A., sous les yeux d'une secrétaire, accessoirement ravissante, qu'il avait l'intention d'apeurer. Bien qu'il eut fait rugir le tonnerre, déchaîné quelques éclairs et soigné tout particulièrement sa mise, collant noir et cape pourpre, à la mode florentine, plus les cornes et les sabots que l'on sait, l'enfant sténodactyle leva à peine la tête.
Elle eut une moue légère en l'apercevant, que vint vite remplacer un sourire professionnel.
— « Bonjour, monsieur, » dit-elle. « Je ne vous avais pas vu entrer. » Un sourire éclaira son visage. « Je vois. Vous êtes un étranger. Que puis-je pour vous ? »
Le diable toussota un instant pour s'éclaircir la gorge, bredouilla un peu car ce n'était pas ainsi qu'il avait imaginé cette historique entrevue, et finit par expliquer qu'il désirait rencontrer le directeur.
Il se sentait mal à l'aise car les climatiseurs avaient eu tôt fait de balayer toute odeur de soufre, et la lumière glacée des tubes fluorescents l'éblouissait légèrement. Il était capable de se plonger avec délectation dans du platine en fusion, mais ces torches froides et blanches le déconcertaient un peu.
— « Je crains que ce ne soit pas possible tout de suite, » dit la blonde secrétaire. « Monsieur Phœnix est fort occupé. Il est pour le moment en conférence. Je puis vous fixer un rendez-vous, mais je ne saurais trop vous recommander de vous adresser d'abord à nos services commerciaux. »
— « Je ne m'adresse jamais qu'au sommet, » dit le diable sèchement. « Je n'ai pas l'habitude de passer par des sous-ordres. Peut-être ceci arrangera-t-il les choses ? »
Il tira du néant et jeta négligemment sur le bureau de la secrétaire une jolie bourse de métal fin, pleine de ducats neufs. La bourse était brûlante encore des chaudières de l'enfer, si bien qu'elle eut dû normalement calciner de façon indélébile la surface d'une table de bois. C'était pour l'effet psychologique, qui devait être un mélange de terreur et d'esprit de lucre. Malheureusement, le bureau était métallique et l'émail de bonne qualité.
— « Oh ! vous avez laissé tomber quelque chose, » dit la blonde secrétaire. Elle se pencha en avant, en un mouvement plein d'innocence et lourd d'adresse, ramassa la bourse et la tendit au diable. « Tenez, » dit-elle.
— « Gardez, gardez, » dit négligemment le démon.
— « Oh ! c'est plein de vieilles pièces. J'ai justement un ami qui en fait collection. Je vous remercie, monsieur. » Le diable n'eut même pas le cœur de prononcer la formule qui rendrait selon la tradition ces pièces à la poussière quelques heures plus tard.
— « Ce rendez-vous ? » commença-t-il avec emphase.
— « Avez-vous rempli un formulaire ? »
Il secoua négativement la tête.
« Je ne comprends pas ce que font les services de réception, » dirent les lèvres soigneusement dessinées, très pâles selon la mode.
Elle lui tendit un dossier rose imprimé en tout petits caractères.
« Voulez-vous remplir ceci ? »
— « Est-ce bien nécessaire ? »
— « Absolument. »
Il ne voulut pas discuter. Après tout, il avait besoin de ces gens. Il s'installa devant une petite table et répondit scrupuleusement aux questions. Il dut faire un effort considérable pour ne jamais mentir, mais il considéra qu'il lui fallait fournir à ces spécialistes des données exactes : contrairement à ce qu'on prétend souvent, le diable n'est pas dénué d'intelligence.
Au début tout alla bien. Puis quelques questions l'embarrassèrent. Par exemple : « Quels sont vos effectifs ? » Les effectifs de l'enfer sont réellement importants. Il ne voyait pas bien comment il pourrait l'exprimer. Il finit par griffonner sur la ligne pointillée un aleph en espérant que les travaux de Cantor n'étaient pas entièrement ignorés à la Phœnix S.A. À la question : « Type d'activités ? », il répondit de sa curieuse écriture en dent de flammes : « Expiations en tous genres. »
Puis il ratura fébrilement et écrivit par-dessus : « Cure des états d'involution morale par la méthode des peines graduées. » Cela faisait plus scientifique.
Il ne remplit pas les cases où on lui demandait une brève analyse de ses derniers bilans. Il ne donna pas non plus de détails sur sa situation, bancaire.
Il resta longtemps en arrêt devant une ligne où il fallait barrer des mentions inutiles :
« Votre situation est-elle moyenne, difficile, grave, désespérée ? »
Il lutta longuement contre son orgueil et ne laissa finalement subsister que la mention désespérée.
Juste au-dessus de la signature qu'il parapha largement, il restait un espace vide. Il s'enquit de sa signification auprès de la secrétaire.
— « C'est pour les mentions spéciales, » dit-elle. « Votre cas est-il urgent ? »
Il acquiesça.
« Alors mettez-le. De cette façon mon patron pourra vous recevoir dans trois semaines environ. »
— « Mais c'est très urgent. »
— « Quinze jours. »
— « Extrêmement urgent. »
— « Écrivez-le. »
Il eut une inspiration diabolique.
— « Écoutez, » dit-il. « C'est une affaire de vie et de mort. »
— « Ils disent tous ça. »
— « Mais c'est vrai. »
— « Je vais voir ce que je peux faire, » dit-elle d'une voix lasse. Elle tripota quelques touches sur un appareil placé devant elle. Une voix grave et majestueuse surgit d'un orifice grésillant.
— « Mercredi, » dit-elle au diable, au terme d'un obscur conciliabule. « Onze heures. »
— « Bien, » dit le démon en s'inclinant avec une pointe d'ignoble obséquiosité.
— « Naturellement, vous ne pourrez voir Monsieur Phœnix que si votre demande a été prise en considération, après étude de votre cas. »
— « Soit, » dit-il.
— « Soyez à l'heure. »
— « Je viens toujours quand on m'appelle, » ricana-t-il, satisfait.
Il ferma doucement la porte derrière lui, s'engagea dans le couloir et finit par trouver l'ascenseur.
— « Sous-sol, » dit-il au liftier étonné.
Et lorsqu'ils furent parvenus au sous-sol, il claqua des doigts, et l'ascenseur commença réellement à descendre.
*
* *
Le mercredi suivant, à onze heures précises, le diable se matérialisa juste devant la seconde porte, tendue de cuir et toute bardée de clous dorés, qui le séparait du saint des saints. « Toi qui franchis cette porte, » sifflait-il gaiement, « laisse toute espérance », sur un air fort en vogue en enfer. Il frappa discrètement.
— « Entrez, » cria la voix grave qu'il connaissait déjà.
Il poussa la porte et fit quelques pas. Ses extrémités fourchues se perdirent dans l'épaisseur d'un tapis de haute laine.
La pièce était immense. Ses murs étaient tendus entièrement de soie blanche et portaient quelques rares gravures choisies avec le plus grand soin. Hormis quelques classeurs, le seul meuble de la pièce était un gigantesque bureau laqué sur lequel reposaient trois téléphones respectivement blanc, noir et rouge en allant de gauche à droite, trois livres reliés datant vraisemblablement de la fin du XVIIIe siècle, une collection assortie de revues financières, une lampe de cuivre à l'abat-jour opalescent, une boîte d'argent ciselé contenant probablement des cigares, un lourd briquet du même travail, une rame de papier blanc, un petit carnet de cuir à la reliure passablement fatiguée, un memento juridique, une pendule-calendrier perpétuel mue par la rotation de la Terre autour du Soleil, un presse-papier de bronze affectant la forme d'une femme étendue, nue, sur des roseaux, un stylo à bille en or massif – et tous ces objets semblaient dispersés, perdus sur cette vaste plaine de laque sombre comme en un désert. Derrière le bureau, à l'aise dans un fauteuil moderne, se trouvait M. Phœnix. C'était un homme d'aspect aimable, le teint chaud, aux lèvres un peu molles mais aux yeux durs, à la calvitie prononcée, au nez conquérant et aux mains soignées. Sa mise était modeste. Il régnait en lui un air de tranquille assurance, presque de paternelle sollicitude.
Derrière lui, sur des étagères, s'amoncelaient des livres, signets glissés entre les pages. Sur sa droite, à une distance considérable, une fenêtre à la française entr'ouverte tamisait les bruits et la lumière de l'extérieur.
Le diable se laissa choir dans le fauteuil bas qui faisait face au bureau, et éprouva aussitôt une désagréable impression d'infériorité. Des psychologues qualifiés avaient travaillé pendant des mois sur la hauteur à donner à ce fauteuil.
— « Vous savez qui je suis, » dit le diable sans plus attendre, d'une voix tranchante.
— « Bien entendu, » fit l'autre.
Le diable se rengorgea, mais l'homme d'affaires poursuivit :
« Je sais que vous êtes un chef d'entreprise en difficulté. Je sais que vous n'en dormez plus. Rassurez-vous. La Phœnix va s'occuper de vous. Elle va vous dire ce qui ne va pas et ce qu'il faut faire. Comme vous le savez, les études de marché ont pour objet essentiel de déterminer scientifiquement à qui il faut proposer un produit pour qu'on l'achète, ou encore d'analyser rigoureusement les résistances que le public oppose à l'introduction, sur le marché, d'un bien ou d'un service, dans le but de les éliminer. Les travaux de nos prédécesseurs ont été amenés par nous à un point de perfection qui…»
— « Ce n'est pas exactement ce que je voulais dire, » coupa le diable. « Au reste, mon problème est un peu différent. »
— « Il me plaît de vous l'entendre dire, monsieur. Il n'y a pas deux entreprises identiques. Il n'y a pas deux problèmes semblables. Comme je le répète sans cesse : il nous faut du neuf et toujours du neuf. Bravo. La Phœnix aime la difficulté. »
— « Bien sûr, » dit le diable accommodant. « Mais venons-en au fait. Que faut-il faire ? »
— « Il faudra que nous établissions un contrat avec votre service du contentieux. »
— « Je n'ai pas de service du contentieux, » dit le diable. « Je… j'ai une certaine expérience des contrats. Je fais ce genre de choses moi-même. »
L'autre eut un mouvement de recul.
— « Mon cher monsieur, parlez-vous sérieusement ? »
— « Très sérieusement, » dit le diable. « Je n'ai pas le moindre sens de l'humour. »
— « Soit. Nous verrons cela plus tard. Venons-en au problème. »
— « Naturellement, » dit le diable, « je souhaiterai que tout ceci reste entre nous. »
— « Bien entendu. »
— « Vous avez sans doute compris à certains caractères secondaires que je suis le diable. »
— « Notre métier exige de la perspicacité. »
— « Et cela ne vous a pas surpris davantage ? » dit le diable, vexé.
— « Nous voyons tellement de gens que vous ne croiriez jamais trouver ici. Des situations très assises, très solides en apparence. »
— « Tout de même pas mon… »
— « Plaît-il ? »
— « Mon Propriétaire, » acheva le diable. Cela lui avait échappé. M. Phœnix eut l'air d'explorer sa mémoire.
— « Non, non. Pas récemment, du moins. Mais nous avons eu souvent affaire à ses représentants. »
— « Ah ! bon, » dit le diable, soulagé de savoir qu'il se trouvait en si bonne compagnie.
— « Prenez un cigare, » fit l'autre, ouvrant la boîte d'argent.
— « Trop aimable, » ricana le démon, saisissant un havane et l'allumant d'une chiquenaude.
« J'ai donc pour tâche, » commença-t-il, « de gérer l'enfer. Comme vous pouvez vous en douter, ce n'est pas drôle tous les jours, encore que je ne me plaigne pas de ce côté-là. Mais ces derniers temps, depuis la dernière guerre mondiale à peu près, mon public a décru dans des proportions incroyables. Je dirais même catastrophiques. Tout se passe comme si mon spectacle n'attirait plus personne. Comme si les gens, brusquement, étaient devenus vertueux en masse. Or, je sais qu'il n'en est rien. Je suis donc venu vous demander d'examiner l'état d'esprit des gens vis-à-vis de l'enfer et de me dire dans quel sens je dois pousser mon action afin d'obtenir de meilleurs résultats. En cas d'échec, mon Contrat risquerait d'être revu et je me retrouverais sur la paille. »
— « Hmm… hmm…» dit d'une voix pensive M. Phcenix. « Je suppose que vous voulez une enquête sur le Mal et la Tentation à l'échelle mondiale. »
— « Absolument, » dit le diable. « Cette crise est à peu près généralisée. Naturellement, les pays vieux catholiques comme l'Italie ou le Canada me donnent moins de souci que les autres. Mais ce n'est pas une raison pour les négliger. »
— « Je vois, je vois, » dit M. Phœnix, se frottant les mains. « Je crois que nous pourrons organiser cela. Mais pourriez-vous poser plus précisément votre problème ? J'oserai dire que vous êtes l'homme…» (il toussota) «… le mieux informé sur le sujet jusqu'à ce que la Phœnix se penche sur la question. »
— « J'y ai beaucoup pensé, » dit le diable. « À mon avis, mes difficultés proviennent d'un recul généralisé du sens de la responsabilité. La Constitution a posé voici quelques millions d'années le principe de la séparation du Ciel et de l'Enfer. Elle cite également le principe de la responsabilité. Ne peuvent aller en enfer que les gens qui se sentent et sont responsables de leurs crimes. Il y en a de moins en moins. J'irai même jusqu'à dire que ceux qui m'arrivent ne sont pas tous sains d'esprit.
» Cet état de choses a toutes sortes de raisons. Au premier chef, on peut noter le recul de la bonne vieille morale rigide que j'avais largement contribué à former. Dans le passé, les gens savaient très exactement quand ils avaient péché, et comme ils ne pouvaient pas s'empêcher de le faire, ils devenaient presque automatiquement mes clients. De nos jours, ils n'ont pas changé de mode de vie, mais comme ils ignorent complètement ce qui est mal et ce qui est bien, ils me filent entre les doigts.
» Il y a le fait qu'ils voyagent beaucoup plus, aussi. On ne dira jamais assez combien le progrès mécanique a fait de mal à des institutions comme l'enfer. J'avais bien entendu imaginé toutes sortes de morales adaptées aux divers points de la Terre. Depuis qu'ils voyagent, les humains se sont rendu compte, avec leur stupide absence de pensée relativiste, qu'elles s'excluaient mutuellement, quand elles ne se contredisaient pas ouvertement. Ils en ont tiré certaines conclusions que je ne puis évoquer sans que les larmes me viennent aux yeux. »
Ici, le diable tira un large mouchoir d'amiante et se moucha bruyamment.
« Mais le plus grave, » poursuivit-il, « le plus dramatique, c'est l'œuvre des psychologues. Oh ! je voudrais tenir Freud et Rank et Adler et Jung ; pour ce dernier j'ai du reste un petit espoir. Ils ont montré aux gens comment ils étaient réellement. Ils les ont mis les uns en face des autres, et leur ont expliqué qu'ils étaient peut-être malades, qu'il leur fallait peut-être se soigner, mais qu'en aucun cas ils n'étaient coupables, que ce vieux réflexe de culpabilité, cultivé depuis des siècles avec un soin amoureux dans les serres de l'enfer, était sans doute la pire des fièvres, une fièvre sournoise, contagieuse, maligne, mais somme toute traitable. Ils ont vacciné les gens contre la culpabilité, à tel point qu'on plaint les criminels, qu'on les entoure de prévenances et d'attentions, qu'on les exécute discrètement lorsqu'on le juge nécessaire, presque avec remords – et encore si c'était avec mauvaise conscience, je pourrais faire quelque chose des juges et des bourreaux, j'en ai l'habitude, mais non, voyez-vous, il n'y a pas la plus petite once de conscience là-dedans.
» Et maintenant c'est le tour des sociologues. Il y a longtemps qu'ils exposent la responsabilité de la société dans les déviations individuelles. Mais maintenant on les croit. Épouvantable. Naturellement j'ai eu l'espoir que des sociétés entières se réfugieraient en enfer. Mais on a mis en avant le rôle de l'histoire et de l'économie. Ah ! monsieur, c'est une bien triste époque. Est-ce donc en vain que je me suis échiné, dans les Premiers Temps, à inculquer quelques principes à cette jeunesse ? »
M. Phœnix approuva gravement de la tête.
— « Voilà comment je vois la chose, » dit-il. « Nous ferons une enquête destinée à mettre en lumière les différents comportements que les gens considèrent comme détestables, condamnables, en un mot mauvais. Nos spécialistes prépareront un questionnaire qui sera traduit en une quinzaine de langues et appliqué à des échantillons représentatifs. Nous constituerons des échelles de Lindzey, nous dresserons des cartes, des nimbusgrammes. Nous nous entourerons bien entendu de tout l'appareil scientifique. Nous commencerons par quelques interviews en profondeur. Ah ! ce sera une belle recherche. Je suis heureux que vous vous soyez adressé à notre maison. »
Cette avalanche de technicité déconcerta le diable.
« Naturellement, » poursuivit M. Phœnix, « nous ne pouvons en aucun cas garantir que nous trouverons quelque chose. Nous faisons un travail scientifique avec tous les aléas de la recherche. D'autre part nos conclusions peuvent ne vous donner aucune indication sur la marche à suivre pour remettre votre affaire sur pieds. Cela est rare, mais cela s'est vu. Mais vous allez connaître votre public, non plus au travers d'un guichet, mais dans toute son épaisseur, dans toute sa réalité. » La voix de M. Phœnix devint emphatique, ample, inspirée, prophétique. « Vous sonderez enfin les reins et les cœurs, tous les royaumes de la Terre seront à vos pieds, les motivations vous seront dévoilées. Du passé, vous tirerez des leçons qui éclairciront l'avenir. »
— « Je n'en demandais pas tant, » dit le diable.
M. Phœnix brassa l'air de ses mains molles.
— « Dormez en paix dès aujourd'hui, » dit-il solennellement.
« Pour ce qui est des arrhes, » ajouta-t-il d'une voix pointue, « nous vous établirons une facture pour les deux tiers seulement de la somme. Naturellement vous nous verserez le reste en espèces. Le fisc, vous comprenez. »
Le diable eut un sourire ambigu.
— « Je suppose que travailler pour moi est un acte condamnable, M. Phœnix. Je serai particulièrement heureux de vous compter à mon tour au nombre de mes clients. »
— « Il n'en est pas question, » dit M. Phœnix. « La jurisprudence est absolument formelle sur ce point. Nos relations se situent sur le strict plan des affaires. Elles n'impliquent pas la moindre complicité de ma part. D'autre part votre activité est reconnue et définie dans le cadre des lois qui la réglementent. Croyez-bien que je n'ai pas négligé ce point. Je me suis même assuré le concours d'un jésuite comme conseiller technique. »
Le diable fit grise mine.
— « Enfin, » dit-il, « je pense qu'il faut en passer par là. »
M. Phœnix eut un sourire professionnel.
— « Nous vous ferons parvenir ce questionnaire dès que nos services l'auront mis au point. Naturellement, nous aurons peut-être intérêt à rencontrer certains de vos adjoints pour préciser des détails. »
— « Je dirai à Méphisto et à Belzébuth de vous téléphoner, » répondit simplement le diable.
*
* *
Le questionnaire fut un modèle du genre. De même que les interviews qui le précédèrent et servirent à son élaboration. On demanda à un échantillonnage de braves gens tirés au sort ce qu'ils considéraient comme particulièrement répréhensible. Ils réfléchirent un certain temps, se grattèrent dans quelques cas la tête, et firent travailler leur imaginations. Les réponses furent ensuite triées, analysées, classées. Celles qui se situaient à un niveau relativement élevé d'abstraction furent éliminées. Elles étaient selon toute vraisemblance artificielles et ne correspondaient pas à une conviction profonde. Il ne resta pas grand'chose. Dans l'ensemble les mauvais traitements envers les animaux vinrent en tête, les humains étant sensiblement moins bien accommodés. On put noter aussi que les sujets interrogés tendaient à se justifier tandis qu'ils chargeaient volontiers des pires crimes leurs semblables.
Les personnes interrogées répondirent dans l'ensemble sans beaucoup protester. On peut même signaler qu'elles furent en moyenne fort prolixes et parvinrent à dicter des pages et des pages de texte à propos de questions où il suffisait, en principe, de barrer des mentions inutiles. Il faut noter en outre que les enquêteurs ne se présentaient pas comme des mandataires de l'enfer, mais brandissaient de fort jolies petites cartes les accréditant au nom de « Ligues pour le progrès moral » ou encore de religions inventées pour la circonstance – et dont certaines, d'ailleurs, prirent ensuite de l'extension, quelques enquêteurs ayant renoncé à leur rôle de serviteurs de la science pour celui, plus rémunérateur, de prophètes. Tout cela a été consigné dans les douze énormes volumes publiés par la Fondation Phœnix et qui, malgré leur prix et leur attirail mathématique rebutant, constituent encore aujourd'hui l'un des best-sellers les plus fabuleux de l'édition.
Il n'est sans doute pas inutile de rappeler à l'usage des jeunes générations que cette enquête fit progresser dans des proportions considérables les sciences humaines, et qu'elle permit de poser de façon rigoureuse les bases de ce qu'on appela plus tard le Principe de l'irresponsabilité Fondamentale. Lorsque les gouvernements eurent compris tout le parti qu'ils pouvaient tirer des résultats de l'Opération Purgatoire, comme la nommèrent les journaux, ils internationalisèrent la Phœnix et la placèrent sous le contrôle de l'O.N.U. Le diable cria à la rupture de contrat, mais la cour suprême de La Haye le débouta au nom des intérêts supérieurs de la collectivité. Mais cela est une autre histoire.
Lorsque le diable retourna voir M. Phœnix, au jour fixé, celui-ci était rayonnant. Il lui tendit un épais volume relié qui contenait les conclusions des psychologues. Le diable s'en empara sans mot dire et commença à lire. Il sauta rapidement par dessus les chapitres consacrés à la méthodologie, négligea les calculs, évita les généralités et les exceptions, et se précipita sur les recommandations. Là il fit la grimace. Elles étaient minces. Elles étaient même inexistantes. Le rapport, en son énormité, se contentait de relever l'absence de tout sentiment de responsabilité dans la quasi totalité de la population, considérant du reste ce qui en restait chez certains individus comme « les évidentes séquelles pathologiques d'un traumatisme grave survenu au cours de la première enfance ».
Le diable eut pu manifester sa colère. En fait, ses traits témoignèrent d'une dangereuse tendance à grimacer. À ce moment précis, M. Phœnix déploya avec aisance un contrat et lui mit sous les yeux une petite clause qui dégageait la responsabilité de la Phœnix S.A. en cas d'échec. Le diable ne discuta pas. Il se souvenait parfaitement de la clause, et il s'y connaissait en contrats. En fait le geste même de M. Phœnix, plaçant ce contrat sous ses yeux, lui avait paru étrangement familier, sans qu'il pût savoir pourquoi.
— « J'espère que vous êtes satisfait de nos services, » dit M. Phœnix.
Le diable ne put retenir une larme devant tant de félonie.
— « Que dois-je faire ? » souffla-t-il enfin. « Où sont donc ces recommandations que vous m'aviez promises ? »
— « Eh bien, nous avons fait une étude. Nos conclusions sont que votre activité n'est absolument pas viable dans les circonstances actuelles. Nous ne pouvons vous apporter davantage, et croyez bien que nous le regrettons. »
— « Que puis-je faire ? » implora le diable.
— « Changez de domaine, » dit cyniquement M. Phœnix. « Produisez autre chose. Plus personne de nos jours ne croit à l'enfer. Or les affaires, de nos jours, sont essentiellement fonction de l'effet produit sur le public. »
— « Je ne puis pas changer d'activité, » gémit le diable. « Mon Contrat est formel sur ce point. »
— « Rompez-le. »
— « Je devrai verser un dédit. Mon Propriétaire est impitoyable. »
— « Quand votre bail se termine-t-il ? »
— « Jamais, je le crains. »
— « Alors, je ne vois qu'une solution. »
— « Laquelle ? » demanda le diable, avidement.
— « Faire appel à notre filiale spécialisée dans l'organisation des firmes en difficulté. »
— « Cela coûtera cher ? »
— « Nos contrats sont d'un genre spécial. Le prix de l'intervention est indexé sur l'amélioration du chiffre d'affaires. »
— « Vraiment ? » dit le diable. Il souriait maintenant. « Avez-vous vraiment réfléchi à mon chiffre d'affaires ? »
— « Il doit être important, » nota sans s'avancer M. Phœnix.
— « Je ne parlais pas de cela, mais de l'unité monétaire dont je me sers. Je crains qu'elle ne vous soit d'aucune utilité. »
— « Ne croyez pas cela, » dit M. Phœnix. Il y a toujours des possibilités de change. Ainsi, avec les pays de l'Est…»
— « À combien évaluez-vous une conscience, M. Phœnix, une âme ? »
— « Cela est variable, » répondit sans sourciller l'homme d'affaires. « Bien entendu, la conscience d'un évêque ou d'un ministre n'est pas évaluée au même taux que celle d'un petit employé ou d'une actrice. Mais il y a des différences individuelles considérables. Certaines consciences se dévaluent vite. »
— « C'est ma seule unité monétaire, » dit le diable.
— « Rien là qui puisse nous gêner. Nous établirons un système forfaitaire. C'est notre métier, n'est-ce pas ? »
— « Soit, » dit le diable, vaincu, d'une voix lasse.
— « Eh bien, c'est conclu. »
*
* *
La pièce était aussi vaste que celle dans laquelle le diable avait rencontré pour la première fois M. Phœnix. Elle était identiquement meublée, à un détail près. Une règle à calcul traînait négligemment sur le bureau. L'homme était grand et sec, le teint jaune, les lèvres minces, les yeux à demi masqués sous des paupières fines, et terriblement perçants et durs.
— « Je suis un ingénieur, » dit-il d'une voix brève. Ses mouvements étaient rapides et nets. « Je suis un organisateur, » dit-il exactement sur le même ton. Ce n'était pas un homme avec qui on pouvait discuter, le diable le sentit bien.
— « Mon problème n'est pas simple, » dit le diable.
— « Exposez-le. »
— « Je voudrais améliorer les méthodes de gestion de l'enfer, les moderniser en quelque sorte. Je conçois que ma demande vous surprenne, mais je suis disposé à tout. Je suis réellement dans l'embarras. »
— « J'ai l'habitude, » dit l'ingénieur. « Incidemment, je me nomme Dédalus. »
Il n'y avait pas la moindre trace d'humour dans sa voix. De même que dans toute sa personne. Il portait un strict complet gris, une chemise blanche, une cravate bleu acier.
« Je pense que nous pourrons faire quelque chose pour vous, » dit-il lentement. « Naturellement je ne puis rien vous promettre quant aux résultats. »
— « Je sais, » dit le diable d'une voix amère.
— « Nous vous enverrons des spécialistes. Ils devront avoir accès à tout. »
— « Croyez-vous que ce soit nécessaire ? »
— « Absolument. »
— « C'est que l'enfer est une entreprise un peu spéciale. Nous tenons beaucoup au secret de nos méthodes. Et…»
— « Monsieur, » fit Dédalus, d'une voix tranchante, « notre discrétion est bien connue sur cette place. »
Le diable battit en retraite.
— « Soit, » dit-il. « De toute façon il n'y a pas d'autre solution. »
— « Il n'y en a pas. Nous étudierons vos livres et vos méthodes, votre système de rémunération et de recrutement. Nous réorganiserons les services administratifs et productifs qui nous paraîtraient insatisfaisants. Bien entendu, nous exigeons de vos subordonnés une complète collaboration. »
Le diable fit une grimace.
— « Ils ne sont pas tous commodes, » dit-il.
— « Vous devrez les prévenir, » dit Dédalus d'une voix qui n'admettait pas de réplique.
Le diable se demanda s'il n'avait pas enfin trouvé son maître.
« Naturellement, » conclut l'ingénieur, « nous aimerions faire valoir au terme de notre collaboration une lettre de votre firme exprimant sa satisfaction. »
— « Nous verrons cela, » dit le diable. « J'en parlerai à Belzébuth ou à Méphisto. »
Il devait le voir, en effet. Mais beaucoup plus tard.
*
* *
Entre temps, l'enfer fut réorganisé. Les psychologues, les ingénieurs, les comptables, les économistes et leur armée de secrétaires, de dactylos, de calculateurs, d'adjoints, d'attachés, stagiaires et autres espèces mineures, défilèrent impassibles dans les sombres avenues du séjour infernal. Ils eurent lieu de beaucoup s'étonner. Les méthodes de travail n'avaient pas beaucoup évolué avec les siècles, en bas. Les uns s'effarèrent de l'absence de tout service de prévision, les autres s'inquiétèrent de l'état de la comptabilité et insistèrent sur la nécessité d'un calculateur électronique imposant et d'un service mécanographique, quoiqu'on eût pu leur objecter que si le compte Entrées était convenablement replet, le compte Sorties demeurait désespérément vide. Dans l'ensemble le travail en enfer fut considérablement simplifié. Les organisateurs imaginèrent un nouveau système de classement des damnés et préparèrent même un plan de graduation des souffrances incomparablement plus efficace que l'ancien. Ils glissèrent quelques timides phrases sur l'emploi de l'énergie atomique pour alimenter l'infernale chaudière, mais n'insistèrent pas trop car il s'agissait là d'un terrain tout neuf et encore mouvant, même pour eux.
Puis Dédalus demanda à voir Lucifer.
— « Nous avons fait en bas, » lui dit-il sobrement « tout ce qui était humainement nécessaire. Vos adjoints, MM. Belzébuth et Méphisto, ont eu l'extrême amabilité de me témoigner leur satisfaction. Malheureusement, je crains que cela n'améliore guère votre situation. »
— « Mon cas est-il donc désespéré ? » demanda le diable. « Ne peut-on rien faire ? »
— « Je n'ai pas dit cela, » fit Délalus. « Je sais ce qu'il faut faire.
» Il vous manque sur cette Terre un service de public-relations.
» Quelque chose qui aiguille votre clientèle. Je sais bien qu'en principe vous répondez à tous les appels, mais avouez que vous êtes difficile à joindre. Il faut changer cela. »
— « Plus de cercle magique, » dit le diable, « plus d'invocation, plus de sang de poule rousse. »
— « Tout cela est dépassé. »
— « Un service de public-relations, » dit le diable dont le visage s'éclairait comme une braise sur laquelle on souffle. « Quelle idée géniale. Comment n'y ai-je pas songé plus tôt ? »
— « Les plus simples découvertes exigent de la méthode, monsieur, » dit l'ingénieur, « Voici un plan de campagne que je vous propose. Il faut rendre aux gens la conscience de leurs crimes. Il faut fonder une religion. »
— « Bravo, » dit le diable. « Je m'ennuyais après toutes ces messes noires, ces sacrifices d'animaux, voire d'enfants ou d'adultes. C'est exactement ce qu'il faut à cette triste époque. Cela lui rendra un peu d'animation et de gaîté, que diable. »
— « Je crains que vous ne m'ayez pas compris. Il nous faut créer une vraie religion, susciter un nouveau puritanisme, donner aux gens des règles qu'ils puissent enfreindre, une liturgie qu'ils puissent négliger et bafouer ; il faut remplir leurs âmes de crainte. »
— « Hum, » dit le diable, « il faut les duper, les tromper, les induire en erreur. Excellent. »
— « Il n'en est pas question, » dit Déladus. « Il nous faut une religion sincère. Les sociologues sont formels sur ce point. »
Le diable plissa le front. Ses mains s'agitèrent nerveusement. Ses dents s'entrechoquèrent.
— « Je crains de ne pas vous suivre bien, » dit-il d'une voix changée. « Je déteste les religions. Je… j'ai passé une partie considérable de mon temps à lutter contre elles. »
L'organisateur eut un rire bref.
— « Étonnez-vous, alors, d'en être arrivé là. Vous avez fait votre malheur, mon cher monsieur. Vous avez tué la poule aux œufs d'or. »
— « Vous croyez ? »
— « Les chiffres sont là. »
— « Fonder une religion, » dit le diable, « réellement ? Je ne crois pas que je pourrais m'en occuper. »
Rien que d'y penser, il avait la nausée.
— « N'ayez crainte, monsieur, » dit Dédalus. « Nous nous chargeons de tout. Bien entendu cette affaire est un peu inhabituelle, mais nous n'avons jamais laissé un client dans l'embarras. »
— « Je ne sais pas si je dois vous écouter, » dit le diable, tremblant.
— « Je ne vous retiens pas. Certains de nos concurrents se feront un plaisir de vous recommander une voie moins pénible. Je comprends vos réticences. Mais croyez-moi, le chemin de la santé ne sera jamais aisé pour une affaire aussi touchée que la vôtre. »
— « Oh ! » fit le diable. Puis il s'affola : « Je vous en prie. Faites donc. Mes objections n'étaient pas valables, pas scientifiques. Pardonnez-moi. »
— « Eh bien, » dit l'organisateur, glacial, « nous suivrons vos ordres. »
*
* *
Et cela fut fait. Et quelques mois plus tard, le diable pénétra, incognito, dans l'un de ces bâtiments de béton, de céramique et de verre qui s'étaient élevés un peu partout sur la Terre, comme par magie, voiles denses protégeant des regards du ciel les fidèles qui se pressaient sous leur abri, pyramides creuses et polies comme des perles, présentant au regard la blancheur nacrée de la terre cuite dans le four immense et terminal des profondeurs. Ç'avait été comme une invasion. L'église nouvelle avait fait des ravages immédiats et considérables, tant parmi les adeptes d'autres cultes aussi variés que le Catholique, le Vaudou, la secte des Derniers Jours, le Nexialisme, le Mumbo-Jumbo, le Néo-Isisme, que dans les cercles de fervents athées. Elle avait déjà reçu des dons considérables, comptait à son actif plusieurs miracles, et à son passif quelques croisades. Elle était pure, intolérante, exigeante. Bref, elle eut plus de succès qu'un parti politique naissant ou qu'un nouveau prix littéraire.
Donc le diable franchit le labyrinthe qui séparait le saint des saints de l'extérieur, spirale irrégulière destinée à séparer le profane et le sacré, à atténuer le bruit et même le souvenir de l'extérieur, à préparer l'indigne catéchumène aux mystères obscurs qui lui seraient plus loin révélés. Et dès ce moment, il sentit comme un malaise l'envahir, en une vague puissante et régulière, une nausée qu'il connaissait bien, et qui se précisa et grandit lorsqu'il entendit les chants et qu'il huma le parfum dilué d'un encens coûteux. Était-ce bien nécessaire ! se demandait-il, avançant avec peine, hésitant à s'aventurer plus loin ; et lorsqu'il vit la vaste nef polygonale, et cette foule recueillie, psalmodiant des répons, l'angoisse et la terreur le dominèrent, le brûlèrent intérieurement, en même temps que le sentiment de son immense, légendaire et réglementaire solitude. Ici encore, il était rejeté dans les ténèbres extérieures, mais patience, eux tous l'y rejoindraient bientôt. Il leva la tête et écarquilla les yeux, et brusquement ce fut insupportable. Son esprit fut rempli d'un insurmontable dégoût, d'un profond repentir à l'idée qu'il avait contribué à cela, qu'il avait créé cela presque de ses propres mains, et il les maudit, souhaitant d'être encore le serpent, et brusquement ce que les constructeurs de ce temple avaient voulu, avaient calculé minutieusement, le submergea. Il fut à deux doigts de se jeter à genoux et de prononcer avec émotion, lui aussi, les larmes aux yeux, ces phrases judicieusement ambiguës.
Il résista avec une grande force d'âme. Puis il prit la fuite. Oui, la mise en scène avait été habile. Trop habile même.
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* *
Et tandis qu'il errait dans les rues du quartier des affaires, il se dit que ce monde allait devenir invivable, car il ne doutait pas que la Phœnix et Dédalus S.A. fit de cette religion la plus puissante que l'Histoire ait connue. Et il lui importait peu de voir les coffres de l'enfer se regarnir avec vélocité. Car cela, non, cela n'était pas supportable.
— « La fin ne légitime pas les moyens, » se dit-il gravement, l'âme en peine. Il avisa à un éventaire la maudite revue dans laquelle il avait lu la publicité qui s'était trouvée à l'origine de sa malheureuse faute. Il l'arracha avec violence et entreprit de la déchirer, méthodiquement, avec une sorte de rage froide, quand ses yeux tombèrent sur une page publicitaire.
Il la connaissait bien. C'était celle de la Phœnix et Dédalus S.A. Mais au bas d'une lettre de félicitations, un nom retint son attention.
« Monsieur, » disait la lettre, « je crois pouvoir vous féliciter chaudement, au nom de notre directeur, de votre réussite dans notre entreprise. Avant votre passage, les conditions de travail étaient proprement intolérables. La compréhension de nos problèmes, dont vos spécialistes ont fait preuve, a permis d'améliorer le fonctionnement de notre appareil technico-administratif dans des proportions considérables. Le travail se fait bien plus agréablement et j'ai trouvé à l'accomplir une joie que je croyais avoir définitivement perdue. Nos clients paraissent également contents des améliorations apportées selon vos suggestions. Je vous prie d'agréer, Monsieur, etc. » Et c'était signé : Belzébuth, attaché de direction. Enfer S.A. »
Le diable poussa un rugissement de souffrance et leva les yeux pour prendre un ciel nuageux à témoin de son infortune. À ce moment, quelqu'un lui tapa sur l'épaule. Il se retourna et vit un homme d'aspect aimable, le teint chaud, aux lèvres un peu molles mais aux yeux durs, à la calvitie prononcée, au nez conquérant et aux mains soignées. Sa mise était distinguée.
— « Je vois que vous vous intéressez aux problèmes d'organisation et aux études de motivations, » dit l'homme, d'une voix chaleureuse. « Mais ne vous adressez pas à la Phœnix et Dédalus. Ce sont des escrocs. Venez plutôt nous voir. »
Et il glissa dans la serre du diable une carte.
Le diable lâcha la revue et la regarda, et ses griffes se desserrèrent et la carte glissa et tournoya, petite tache blanche vers un brasier lointain et insatiable, et le diable resta là, les jambes molles, la lèvre inférieure tremblotante, longtemps.