ARK NETWORK reference.ch · populus.ch    
 
  
Le site du Petit Papy 
 
 
Rubriques

RETRAITE
SEMINAIRE
A. E. T.
ORIGINES
LE MUR
MUSIQUE
CARRIERE
CHANSONS
AveMaria
Violetta
Acropolis
Marilou
Méditerra
Tango
Bohémienn
Regrette
Fleur
Mexico
Amour
Bord' Eau
Visa pour
Pirée
Gondolier
Que Sera
ComePrima
Etoiles
Javableue
3 cloches
Histoire
Alsace
Cerises
Blés d'Or
Adieux
Cheminée
Le Train
Lara
vie Rose
Colonies
Maman
Rossignol
Tom Dooly
Harmonica
Heintje
Captain Cook
Ernst Mosch
Accordéon
DEFILES 1
DEFILES 2
accordéon 2
accordéon 3
accordéon 4
accordéon 5
DEFILES
EXTRAITS
VRAI !
CITATIONS
ESOTERISME
VACANCES
Films
Films 1
Films 2
Livres
Livres 1
Livres 2
livres Google
Livre GOOGLE 1
Livre GOOGLE 2
Livre GOOGLE 3
Livre GOOGLE 4
Livre GOOGLE 5
Livre GOOGLE 6
Mus.Retro
Tableaux 1
Tableaux 2
Tableaux 3
Tableaux 4
Tableaux 5
Tableaux 6
Tableaux 7
Tableaux 8
Tableaux 9
Tableaux 10
Tableaux 11
Tableaux 12
Tableaux 13
Tableaux 14
Tableaux 15
Tableaux 16
video
vidéo
Orgue
Paranormal
Alsace
Danse
Musikanten
Musikanten 1
Musikanten 2
Musikanten 3
Musikanten 4
Limonaires
Limonaires 1
Limonaires 2
Limonaires 3
Limonaires 4
Templiers
Jules Verne
Photos 2° Guerr
Tableaux 01
Livre 1
Livre 2
CITOYEN DE SECO
LES HOMMES DANS
La sève de l'arb
Les enfers sont
Jusqu'à la quatr
La chenille rose
Le monde orpheli
Le miroir humain
Un spécimen pour
Les premiers hom
Le péché origine
Assirata ou Le m
L’Exécuteur - RO
Celui que Jupite
L'Enchaîné - ZEN
Le cimetière de
Les souvenirs de
Échec aux Mongol
Olivia par HENRI
Clorinde par AND
Les prisonniers 
L’étranger par W
Du fond des ténè
Son et lumières
L'habitant des é
D'une route à un
Le second lot -
Le saule - JANE
Rencontre - GÉRA
Il était arrivé
Un autre monde -
La filleule du d
Le passé merveil
Les ogres par RO
Le pion escamoté
Virginie (Virgin
Et le temps ne s
Suite au prochai
La venue du héro
Une brise de sep
Et s’il n’en res
Vers un autre pa
Le singe vert -
Le Yoreille - PI
Témoignage perdu
Retour aux caver
Les premiers jou
Le diable par la
La seconde chanc
L'état d'urgence
Le masque - JACQ
Sans issue - JAN
Fugue
Une créature
La ville entrevu
Dieu n'a pas de
Les ongles
Sous le vieux Po
Douce-Agile
Le Diadème
Le manteau bleu
Les frontières
Les marchands
Le jardin du dia
Retour aux origi
Les communicateu
Le cri
Le rêve
Le cavalier
Un homme d’expéd
La proie
Les idées danger
Le temple
La nuit du Vert-
La choucroute
Les derniers jou
Partir, c'est mo
La route
La machine
Les prisonniers
Guerre froide
Gangsters légaux
La Valse
Invasion
Loup y es-tu ?
Maison à vendre
Le miroir
Ma pomme
Route déserte
Le test
L'homme qui écou
Ce que femme veu
Cache-cache
Le voyage
Désertion
Opération Opéra
Invasion
Le cœur d’une vi
Les immigrants
Le Train pour l'
La petite sorciè
Culbute
Et la vie s'arrê
La Salamandre
Des filles
Contes d'ailleur
L’homme
Les fauteurs
Les trois vieill
Incurables sauva
Djebels en feu
COMMANDERIE
Les-sentiers
Kalachnikov
La Nuit de tous
ventres d'acier
Les Bellanger
Les saboteurs
Sigmaringen
trahison
La rebouteuse
L'europe en enfe
Non identifiés
La Chute de l'or
Année des dupes
Amères récoltes
Le Batard
Femmes cruelles

 

 Home  | Livre d'Or  | Album-Photo  | Contact

Sans issue - JANE ROBERTS

Sans issue - JANE ROBERTS 
  
Vous n'avez sans doute pas oublié le nom de Jane Roberts, de qui nous avons publié en 1958 trois récits frappants : « Le temple » (n° 52), « Le chariot rouge » (n° 56) et « Le collier de marrons » (n° 60). Elle nous dépeint ici le conflit entre une vivante et un mort – un mort qui aspire au repos éternel et une vivante qui ne veut pas le laisser quitter la terre. Son histoire rend un son neuf, touchant et troublant.  
    
Le corps gisait, comme la victime d'un holocauste, sous la lumière mouvante des bougies qui seules éclairaient la pièce exiguë. 
Dans le silence épais, peuplé des craintes secrètes des assistants, le maître de cérémonies s'avança d'un pas assuré, suprêmement confiant. Sorcier ressuscité de quelque rituel antique, prêtre des temps modernes, lien intermédiaire entre les vivants et les morts. Souriant, il serra quelques mains au passage, opina du chef avec une sobre emphase, effaçant les terreurs subconscientes par le simple fait de sa présence. Il s'était consciencieusement acquitté de la première partie de son rôle ; restait à mener à bien la dernière réception donnée par le mort. 
Sa voix s'éleva, sourde, agréablement modulée, déroulant les mots en litanie : « Bonjour, bonjour. Par ici, je vous prie…» 
Il se déplaçait sans bruit, ses pas absorbés par le tapis qui recouvrait le sol. Les voix des assistants s'élevèrent jusqu'à devenir un murmure. Si quelqu'un se mettait à crier, le corps s'éveillerait-il ? 
Ils s'étaient tout d'abord tenus tranquilles dans le noir, assis sur leurs chaises, rigides et compassés, lançant des coups d'œil embarrassés vers l'entrepreneur des pompes funèbres, évitant stupidement tout regard vers le corps silencieux. 
Puis, comme le premier craquement de la neige vierge sous un pas : 
— « Il a l'air bien, non ? Presque… vivant. » 
— « Bien sûr, il est resté si longtemps malade…» 
— « Son visage est plus maigre…» 
— « Mais il faut reconnaître, Mr. James, que vous avez fait là un merveilleux travail. » 
— « Oui. Eh oui, c'était quelqu'un de bien, » prononça l'entrepreneur, et chaque oreille perçut l'emploi du verbe au temps passé. 
Soudain, de façon presque miraculeuse, chacun se détendit. Quelques sourires percèrent, encore embarrassés, mais apportant une sorte de soulagement. Certains, devenus braves, s'aventurèrent jusqu'à se tenir tout près du cercueil recouvert de velours, jusqu'à se pencher vers le lourd parfum des fleurs qui l'entouraient. D'autres suivirent. 
Le visage brun semblait rivé au corps, les yeux clos avaient l'air peints, sans art aucun. Une petite mèche de cheveux blancs s'étalait sur le front… Jenny fit un effort pour ne pas hurler. Ce n'est pas grand-père ! Je ne le permettrai pas ! Elle le fixait, fascinée, les yeux secs, contemplant le pli impeccable du pantalon, la pochette sur la veste. 
Le passé déferla, oblitérant le présent. Elle le revit, silhouette brune, nerveuse, se détacher, debout, à l'entrée du caveau familial. C'était le jour des Morts, après la parade, les drapeaux, les fleurs. 
— « Voici où repose ta grand-mère, sur cette colline, sous la dalle blanche. Et voici une place vide – le seul terrain que je possède. » 
À ce moment-là, elle avait frissonné, déjà, et serré les poings, et haï cette tombe si certaine de son occupant futur. Tout enfant, la terre lui avait repris ses parents. Sa grand-mère était morte lorsqu'elle avait à peine dix ans. Et à présent, son grand-père était là, allongé dans ce cercueil… 
Elle le contemplait toujours, les sourcils froncés, et son esprit ne fut plus qu'un tourbillon de colère, même lorsque les amis défilèrent, lui serrant la main, lui recommandant d'être brave. 
Durant tout le long trajet jusqu'au cimetière, sa colère contre lui ne fit qu'augmenter. Parce qu'il avait désiré mourir. Elle le savait. 
— « Je suis vieux, Jen. Je n'ai plus de raisons de vivre, » lui avait-il dit. 
Les mains de Jen étaient blanches sur ses genoux. La procession des automobiles défilait le long de rues qu'elle ne voyait pas. 
Puis ceux qui pleuraient le mort se rassemblèrent sur la colline, témoins du dépôt du corps au sein de la terre. Et l'enterrement fut terminé. Une dernière pelletée de poussière sur le cercueil, et les derniers vestiges physiques de l'image familière disparurent. 
« As-tu renoncé en paix à la vie, à ta dernière minute, » se demanda Jenny, « ou as-tu lutté pour la maintenir en toi ? Comment as-tu pu mourir, mon petit papa ? Comment as-tu pu me faire ça ? » 
(Il était de petite taille, et elle l'avait toujours appelé « mon petit papa ».) 
« Tu voulais mourir, » pensa-t-elle. « C'est ce que je te reproche. Comment as-tu pu faire ça, et me laisser seule ? Ne sais-tu pas qu'à présent ma propre mort est chose certaine ? Je ne pourrai plus l'oublier ; elle sera sans cesse à mes trousses, comme un lévrier. Tous ceux que j'ai aimés, elle me les a pris. Je n'ai que vingt ans, et me voilà seule au monde ! » 
Elle se tenait au bord de la tombe, droite, sans ciller. Quelqu'un lui toucha le bras, mais elle lui jeta un regard irrité, et la personne s'éloigna. À présent, elle regardait la dalle qui recouvrait sa grand-mère. 
« Tu l'as voulu pour toi toute seule – eh bien, sois satisfaite, » pensa-t-elle, et ses dents grincèrent, et elle sentit avec une sorte de perverse satisfaction le vent glacé traverser le nylon de sa robe noire, et la geler jusqu'aux os. 
Fixant la terre fraîchement remuée, elle secouait sa crinière brune, disant à son grand-père tout ce qu'elle avait à lui dire, sans lever les yeux, sans proférer un mot, sans faire un geste ; car elle avait vécu avec lui vingt années, et savait qu'il n'écouterait pas si elle lui faisait une scène. 
Puis les gens se dispersèrent, rapidement, sans un regard en arrière, et son fiancé lui demanda : 
— « Où veux-tu aller ? » 
Puis : 
« Jenny, je t'en prie, cesse de fixer cette tombe en te racontant je ne sais quoi. Ton grand-père est mort. C'est fini. Tu n'y peux plus rien. La mort est une fin inévitable. La mort…» 
— « Tais-toi ! Tu entends ? Ne dis pas ça ! » 
Elle s'écarta de lui, tremblant de tous ses membres. « Qu'avait-elle jamais bien pu lui trouver ? Il n'était pas du même sang, de la même chair qu'elle. Pourquoi n'était-il pas mort, lui, au lieu de son grand-père ? » 
— « Tu es bouleversée, » dit-il, « bouleversée et fatiguée. Mais il est enfantin de prétendre que la mort n'existe pas. Tu dois accepter la vérité. Ton grand-père a vécu une existence bien remplie. Il était las, il n'avait plus envie de vivre. À présent, il est mort, et…» 
— « Ce n'est pas vrai ! Il n'est pas mort ! » hurla-t-elle et elle le chassa d'un geste violent. Il partit, en même temps que le dernier des assistants. Et soudain, elle sut. Et elle se demanda comment elle avait pu ne pas comprendre plus tôt. Ils mentaient. Tous. Son grand-père n'était mort que parce qu'ils le prétendaient mort. La mort n'existe que dans la mesure où l'on admet son concept. Tant qu'elle n'y croirait pas, la tombe resterait vide.  
Armée de cette soudaine certitude, elle se dressa toute droite, près de la tombe fraîche, réprimant le sentiment de triomphe qui l'envahissait, attendant de retrouver l'usage de la parole. 
Après l'accident où ses parents avaient trouvé la mort, les membres restants de sa famille avaient insisté pour la garder, ils avaient refusé de la livrer à un quelconque orphelinat. Puis, l'un après l'autre, ils avaient eux aussi quitté l'existence. Et voilà qu'à présent, son grand-père gisait devant elle. S'il était vraiment mort, alors sa propre mort à elle ne ferait plus aucun doute, et la famille s'éteindrait avec elle. 
Mais elle ne le permettrait pas. Ce n'était pas encore fait. Elle était vivante ! Elle éclata de rire et, rejetant ses bras en arrière, s'affermissant sur ses jambes, elle respira profondément, à plusieurs reprises. Comment avait-elle pu les croire une seule seconde ? Et si elle était vivante, alors son grand-père devait l'être aussi ! 
Elle rit encore, et l'appela à voix haute. 
— « Mon petit papa, tu ne peux plus me tromper. Tu t'es laissé entraîner dans une illusion, mais tu n'es pas mort. Je le sais. Tu m'entends ?  
» Je suis sûre que tu m'entends. Parle-moi… Tu ne peux pas mourir. J'ai tant besoin de toi encore. »  
Elle attendit, tremblante, car il allait lui parler. Elle saurait bien l'y forcer. Mais seul le silence lui répondit, interrompu seulement par les bruits assourdis d'un trafic lointain. Et Jenny ragea et menaça, et jura de ne pas céder avant de parvenir à ses fins. Elle serra les lèvres, avala sa salive. 
« Je ne te laisserai pas mourir. Oh non ! Et tu ne le pourras pas, aussi longtemps que je croirai à ton existence. Oh ! je te connais ! Tu m'écoutes, en soupirant, et tu attends que je m'en aille. » 
Elle rit à nouveau, d'une manière un peu folle. 
« M'as-tu jamais vu renoncer à ce que je voulais ? Jamais ! J'ai toujours discuté, lutté jusqu'à ce que je l'obtienne. T'imagines-tu que je vais accepter de te perdre ? » 
Et pendant qu'elle parlait, il vint. Si doucement que tout d'abord elle ne s'en aperçut pas. Il y eut à peine l'ombre d'un mouvement, comme le frisson d'une feuille, l'éclosion d'une fleur. Alors qu'elle regardait toujours la tombe, il fut à ses côtés, brossant méthodiquement la poussière qui s'était glissée sur son complet brun. Elle le vit, médusée, retirer ses chaussures pour les vider de la terre qu'elles contenaient. 
Elle rit lorsqu'il redressa la tête. Il serra les mâchoires, comme il faisait toujours lorsqu'il était furieux ou contrarié. Mais elle lui sourit. Elle savait comment le prendre, et elle l'embrassa et passa sa main dans ses cheveux. 
— « Oh ! mon petit papa, n'es-tu pas content ? Comment te sens-tu ? N'est-ce pas merveilleux que nous soyons réunis à nouveau, que tu ne sois pas mort du tout ? » 
Ses yeux d'aigle s'assombrirent, son visage se ferma, il rejeta en arrière une mèche de ses cheveux blancs. 
— « Je suis pire que toi, » dit-il. « Je n'ai pas pu résister. Sans tes hurlements, j'aurais pu me sortir de ce monde. Ça va être plus dur cette fois-ci. » 
Il soupira, regarda autour de lui les pierres tombales, les fleurs. 
« Tu es pire que ta mère. Je t'ai élevée en essayant de te rendre honnête, altruiste. Mais je t'ai trop gâtée, et à présent je le paie. » 
— « Est-ce que les autres personnes te verront aussi ? Pour de bon, je veux dire ? Peux-tu manger ? » demanda-t-elle, faisant semblant de ne pas l'entendre. 
— « Oui. Je ressens à nouveau la faim et la fatigue. Non, personne ne peut me voir, excepté toi. Ils me croient tous mort… mort, Jen, ainsi que je devrais l'être. » 
Il était si obstiné, si entêté. Mais elle arriverait à lui redonner le goût de la vie. Il oublierait. Changerait d'avis. Elle mit ses bras autour de son cou, frotta ses joues contre les siennes toutes rugueuses. 
— « Je voulais seulement t'aider, c'est tout, » dit-elle, se rappelant à temps de laisser quelques pleurs mouiller ses cils. Elle réprima un soupçon de sanglot, soupira seulement. Un instant, elle crut qu'il allait s'attendrir. 
Mais, les sourcils froncés, il dénoua ses bras. 
— « Parce que tu n'as pas envie de mourir, Jen, tu voudrais empêcher tout le monde de le faire. Nous t'avons vraiment trop gâtée. Mais moi aussi, je sais ce que je veux. Et viendra bien un moment où j'arriverai à mourir. J'y arriverai, » dit-il, laissant son regard errer sur ses mains brunes où les veines couraient sur son corps sec, décharné. 
— « Mourir ? » Elle se redressa, « Mon petit papa, tu es fou ! » Cette fois, de vraies larmes coulèrent. « Mais pourquoi ? Pourquoi, je te le demande ? Après ce que je viens de réussir, est-ce que tu veux dire que j'aurai encore à me battre ? Que je devrai ne garder qu'une idée en tête, té « vouloir » en vie à chaque seconde ? Je ne le supporterai pas, je te préviens. Tu es vivant et tu le resteras. » 
— « Nous en reparlerons plus tard, » dit-il, les lèvres pincées. « Pour l'instant, j'ai faim. Grâce à toi. » 
Jenny ne bougea pas, stupéfaite. 
— « Veux-tu vraiment dire que tu n'es pas heureux ? » Elle n'arrivait pas à comprendre une telle chose. « Tu n'es même pas content de me voir, » cria-t-elle, soudain blessée. Il ne l'avait pas embrassée une seule fois. 
Il rougit un peu, se pencha, posa un petit baiser sur son front. Elle lui tendit les bras. 
« Mon petit papa, c'est si…» 
— « Jen, cesse de m'appeler ainsi. C'était bon quand tu n'étais encore qu'un bébé. Tu es à présent une femme, adulte. » 
Il avait les yeux pleins de tristesse, et d'une sorte d'étonnement. Par-delà les paroles prononcées, elle comprit qu'il était revenu, non à cause de ses menaces, mais à cause de l'amour qu'il lui portait ; mais il lui en voulait pour ce qu'il considérait comme une sorte de trahison, de chantage aux sentiments. 
Après tout le mal qu'elle s'était donné ! Mais ça lui était égal. Dès qu'il aurait repris goût à la vie, il changerait. 
— « Viens, » dit-elle, « allons déjeuner. » 
C'était merveilleux, elle pouvait redevenir une petite fille. Elle esquissa un pas de danse, leva la tête, lui sourit, mais il ne lui répondit que par un hochement de tête soucieux. 
En approchant du restaurant, il lui recommanda de n'ordonner qu'un seul repas, qu'il s'arrangerait pour partager avec elle, et de ne pas lui parler en public, sous peine d'être prise pour une folle. Elle s'installa donc et le regarda manger, sans pouvoir partager avec personne son triomphe. Lui restait assis, silencieux, sans manifester la moindre émotion ; certes, il faisait preuve d'un appétit inhabituel, mais il ne prit pas même la peine de lui dire s'il appréciait le menu. 
Le soleil de l'après-midi glissait ses rayons à travers les rideaux du café, faisant briller le bois patiné de la table. Elle avait choisi de s'installer tout au fond de la salle, et les bruits divers de la vaisselle que l'on remue, de l'eau qui coule, leur parvenaient de la cuisine. Est-ce que son grand-père les percevait aussi, se demanda-t-elle, les accueillait-il avec gratitude, après le silence du tombeau ? 
Il était heureux d'être en vie. Il ne pouvait pas ne pas l'être, se dit-elle encore. Elle ne serait plus seule. Pour toujours, il serait à ses côtés. Elle sourit, soudain toute joyeuse. Un peu plus tard, parce qu'il aimait la proximité de l'eau, elle le promena autour du lac. Puis ils rentrèrent à la pension de famille où ils habitaient, ressortirent faire un tour dans les rues jusqu'à ce qu'il se sentît fatigué, retournèrent à la pension. Mrs. Waling, la propriétaire, fit à Jenny un signe amical, lui tapota le bras et lui fit monter une tasse de thé. 
La chambre était trop tranquille. Jenny se força à sourire, tenta de retrouver la joie de tout à l'heure. 
Son grand-père s'assit au pied du lit. Le vent soulevait les rideaux et, d'une étrange manière, la pièce paraissait vide – il n'y flottait déjà plus ces odeurs de crème à raser, d'eau de Cologne, de journaux, qui « étaient » son grand-père ; disparue, même, l'odeur de la maladie, de la défaite. 
Jenny s'assit à son tour, croisa les jambes, examina ses ongles, écoutant son grand-père respirer lourdement. Elle lui avait acheté un journal, un peu auparavant, lors de leur promenade dans les rues. 
— « J'avais oublié, voici ton journal. Installe-toi près de la fenêtre pour le lire, comme tu en as l'habitude. » 
— « Oui. Après quoi, j'irai encore traîner un peu dans les rues, m'asseoir dans le parc, faire une petite sieste, me promener encore un peu, puis je rentrerai me coucher. » 
— « Tout ce que tu voudras, « dit-elle, « tout ce qui te fera plaisir. » 
— « Puis il ne me restera plus qu'à me demander ce que je pourrai bien faire de moi-même, » poursuivit-il. « Me réveiller chaque matin un peu plus épuisé que la veille. Est-ce vraiment là ce que tu désires pour moi, Jen, est-ce possible ? » 
— « Ce sera différent de ce que tu dis, je te le promets. » Et ça le serait. Elle ferait tout au monde pour ça le soit. 
Ses doigts pâles se crispèrent sur les pages du journal. Elle vit qu'il lisait la rubrique nécrologique et tenta de lui arracher la page. 
— « Je l'ai vu, Jen. » 
— « Mais quoi ? Quoi ? » 
— « Ben Logan est mort. » 
— « Ben Logan ? » Ah ! oui, un ami. C'était bien sa chance ! Oui, ce devait être un ami. Comment n'avait-elle pas pensé à vérifier le journal avant de le lui remettre ? Il lui faudrait dorénavant être plus prudente. Plus… 
— « Les uns après les autres, Jen. » 
Elle l'interrompit. 
— « Mais il en reste d'autres. Nous pourrions leur rendre visite. Nous irons voir tous ceux que tu voudras. » 
— « Personne ne peut me voir, Jen, sauf toi. Ils pensent que je suis mort. » 
— « Mais toi tu peux les voir ! » Les mots se précipitaient, elle ne pouvait plus les arrêter. « Tu pourras les voir, les écouter parler. N'as-tu jamais eu envie d'épier les gens, de les observer, sans qu'ils le sachent ? Moi si, je…» 
L'expression de son visage la fit taire. Elle aussi commençait à sentir la fatigue, mais elle serra les mâchoires, l'observant du coin de l'œil. 
Il mijotait quelque chose. Elle alluma une cigarette et, nerveusement, se prépara à lui faire front. 
— « Je suis fatigué…» commença-t-il. 
— « Mais bien sûr, c'est normal. » Avec un sourire plein de sollicitude, elle se pencha vers lui, lui glissa un coussin sous la tête, « Voilà. Repose-toi un peu. Tu te sentiras mieux après. Et plus tard, quand tu le voudras, un autre jour, nous achèterons une ferme. Tu en as toujours eu envie, tu te souviens ? Et j'ai encore l'argent que père m'avait laissé. Bien plus qu'il ne nous en faut. Tu pourras élever des poules, des vaches même, si tu veux…» 
— « Non, Jen. » 
Il repoussa le coussin. L'obscurité descendait dans la pièce. La crainte atroce qu'il ne s'évanouît dans les ténèbres la saisit. 
— « Personne ne saura jamais rien. Je vivrai là, avec toi. » 
Elle alluma l'électricité, « Comme il paraît fragile, pâle, presque transparent, » pensa-t-elle, chassant vivement cette idée de son esprit. 
« Rien que nous deux. Pourquoi pas ? » dit-elle d'une voix un peu trop aiguë. 
Ça ne marcherait pas. Ça ne marcherait… Elle soupira. Si. Il fallait que ça marche. Elle ferait tout ce qu'il faudrait pour cela. Ce n'était pas le moment de se laisser aller. Il « fallait » qu'elle l'obligeât à demeurer vivant. 
Il se passa la main dans les cheveux, se frotta les genoux et se mit debout, regardant par la fenêtre. 
— « Que je reste ici ne servira à rien. Un moment, j'ai pensé pouvoir t'aider, mais cela n'est pas possible. Tu dois apprendre à vivre seule, devenir enfin adulte. Et je suis si fatigué, je…» 
— « Ne dis plus rien pour ce soir, grand-père. Attends demain, je t'en supplie. Tu ne voudrais pas me laisser toute seul la nuit ! » 
Il se tourna vers elle, avec, dans le regard, une immense peine mêlée d'inquiétude. 
— « Il n'y a jamais eu de lâches dans la famille, Jen. Tu dis que tu veux vivre, mais ce n'est pas vrai. Tu ne le veux pas. Tu as peur, peur d'être seule, d'affronter la réalité, de grandir et d'acquérir enfin quelque maturité. Tu m'as rappelé, non pas par force, Jen, mais par faiblesse. »  
— « Ce n'est pas vrai ! C'était la force de ma volonté ! » 
— « Le désespoir de la terreur, Jen. » 
De la terreur ? Elle le regarda et, pour la première fois, vit sa force, son courage. Pour la première fois, elle sentit toute l'insuffisance qu'il y avait en elle, l'égoïsme de son amour. Épouvantée, consternée, elle pleura : 
— « Un jour, attends seulement un jour ! » Mais la prière ne passa pas ses lèvres. La fièvre qui l'habitait avait disparu. Ce n'était pas contre la mort de son grand-père qu'elle s'était révoltée, mais contre sa propre terreur. En même temps qu'elle le comprenait, sa volonté de le garder en vie fit place à un sentiment de désolation pour le mal qu'elle avait pu lui faire. 
— « Grand-père ?…» appela-t-elle. 
— « Tout ira très bien, tu verras, Jen. » Ses yeux cette fois lui souriaient. « C'est ça, pleure une bonne fois, mon petit. Débarrasse-toi de tout ce chagrin-là. » 
Il tapota le lit, près de lui. 
Elle s'y laissa aller en sanglotant, et lorsqu'elle releva enfin la tête, la pièce était silencieuse. Une paix tranquille l'envahit tandis qu'elle restait là, sans bouger. Au bout d'un moment, elle se redressa et se demanda ce qu'elle faisait dans la chambre de son grand-père, et où se trouvait son fiancé. 
Puis elle se rappela que son grand-père était mort – et qu'elle n'avait pas mangé depuis des siècles. 
(Traduit par Régine Vivier.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
- Déjà 7442 visites sur ce site!