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Son et lumières
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Le diable par la queue - ROG PHILLIPS

Le diable par la queue - ROG PHILLIPS 
  
Rog Phillips, un nouveau venu dans nos colonnes, s'adonne à l'exercice que tout auteur fantastique américain semble affectionner : écrire une variante originale du bon vieux thème du pacte avec le diable. Que ce thème arrive encore à ne pas paraître insupportable prouve suffisamment l'habileté des écrivains qui s'amusent à le renouveler ! La version que vous en offre Rog Phillips est une des plus inattendues que nous ayons lue à ce jour.  
    
« Eh bien, tant pis ! Oh ! Je sais bien que si ç'avait été possible vous n'auriez pas hésité. Enfin… merci quand même, Joe ! » 
— « Attendez une minute. » 
Bill qui battait déjà en retraite se retourna. Joe, hésitant, fixait sur lui un regard scrutateur. Les commissures de ses lèvres étroitement serrées retombaient de part et d'autre de sa bouche mais c'étaient surtout ses yeux – des yeux comme deux trous ouverts sur les ténèbres de l'éternité – qui donnaient à Bill une impression de malaise. Il y avait à peine une semaine que les deux hommes avaient fait connaissance et Bill ne savait rien de Joe. Rien : il ignorait jusqu'à son nom de famille. Il fallait vraiment qu'il eût atteint le fond du désespoir pour oser taper quelqu'un qui n'était guère moins qu'un étranger ! 
— « Si vous êtes vraiment au bout du rouleau, » fit Joe, « j'ai peut-être une idée…» 
— « Au point où j'en suis, je tenterai n'importe quoi. » 
Joe parut prendre une décision. 
— « Très bien. Peut-être cela marchera-t-il. Il existe une institution qui s'appelle « À VOTRE SERVICE ». Son numéro de Boîte Postale est facile à retenir : 666. S'ils acceptent, ils peuvent essayer de vous remettre financièrement en selle et de vous procurer un emploi plus rémunérateur. » 
— « Hé ! Ça me paraît intéressant ! Merci ! » 
— « Ne me remerciez pas, » murmura Joe. Ses lèvres minces s'étirèrent en une ébauche de sourire, « Et ne dites pas que c'est moi qui vous envoie. Si la personne avec qui vous entrerez en contact vous pose des questions, répondez-lui simplement que vous avez entendu parler de sa firme au cours d'une conversation mais que vous ne vous rappelez plus qui a prononcé son nom. Nous sommes bien d'accord ? » 
— « Parfaitement. À très bientôt et soyez tranquille : si ça colle, je ne vous oublierai pas, mon vieux. » 
Bill Nealy quitta le bar-tabac et s'en retourna au bureau. Drôle de type, ce Joe, songeait-il dans la cabine archi-comble de l'ascenseur. Pas facile de déterminer sa nationalité. Si les extra-terrestres existaient ailleurs que dans les bandes dessinées des illustrés, on aurait juré qu'il venait d'un autre monde. Bill se sentait curieusement attiré par ce personnage en dépit de ses yeux étrangement rapprochés. Quelque chose l'avait poussé à se confier à lui et il avait eu l'impression que Joe était parfaitement au courant de ses soucis. 
Dès qu'il eut réintégré son bureau, Bill glissa une feuille de papier dans sa machine et entreprit de taper la lettre suivante : 
  
Monsieur, 
Je me trouve actuellement dans une situation financière sans issue. Un ami commun m'a conseillé de m'adresser à vous. On peut me joindre à l'Agence Publicitas, 184, Wabash Building, aux heures de bureau. Mon numéro de téléphone personnel est GL 7-5884. 
  
Dix heures seulement. Y avait-il quelque chance qu'on lui réponde tout de suite ? Il rédigea l'adresse en toute hâte, colla l'enveloppe et se précipita à la Poste Centrale où on lui assura que la missive serait déposée sans délai dans la Boîte Postale 666. 
Il ne lui restait plus qu'à attendre et, plutôt que de regagner le bureau, il préféra entrer dans le bistrot aux relents graillonneux où, installé devant un crème et des croissants, il se prépara à faire face à l'échec inévitable. Qui donc se détournerait de son chemin pour lui tendre une main secourable ? Cette ultime tentative aurait le même résultat que ses démarches auprès de la Banque et de la Société de Crédit : 
« Réfléchissons ensemble, Mr. Nealy : votre loyer s'élève à tant, vos frais généraux à tant. Reste tant pour vos dépenses quotidiennes. Vous avez une femme, un fils de dix mois. Il est humainement impossible de rogner davantage sur votre budget. Vous disposez par conséquent d'un boni mensuel de… voyons… de trois dollars et dix cents ! Comment voulez-vous faire ? Nous ne mettons pas en doute votre honnêteté mais les faits sont les faits : vous êtes insolvable. Il n'y a pas à sortir de là…» 
Oui… Ce serait encore le même refrain. 
Zut ! Devoir toujours tirer le diable par la queue ! Ah ! Il avait été bien inspiré le jour où il s'était mis dans la tête de compter sur le P.M.U. pour éteindre une partie de ses dettes ! Deux dollars par-ci, deux dollars par-là… Total, il n'avait pu honorer ses engagements et avait pris du retard pour son loyer. 
Bill termina son café et prit place dans la file qui s'étirait devant la caisse. 
Lorsqu'il arriva à l'étage, le standardiste l'avertit que quelqu'un le demandait au téléphone. Il s'élança presque au pas de course et quand il prit l'écouteur, il suffoquait. Mais l'effort physique n'y était pour rien. 
— « Monsieur Nealy ? » La voix était franchement nasillarde, « Ici, Scratch, de la Société « À Votre Service. »  

* * 
Bill, en proie à des sentiments contradictoires, dévisageait son vis-à-vis. 
— « Votre steak est-il à point ? » s'informa Mr. Scratch. 
— « Il est parfait. Savez-vous que vous ressemblez beaucoup à l'acteur Walter Huston dans le rôle du Diable ? » 
Mr. Scratch fit glisser avec adresse au fond de son gosier la fournée de petits pois empilés sur la pointe de son couteau et déclara, avec un sourire qui découvrit de longues dents jaunes : « C'est volontaire. Vous qui êtes dans la publicité, vous devez facilement comprendre qu'une chance pareille ne se laisse pas perdre. » 
Lentement, Bill reposa sa fourchette. 
— « Quelque chose qui ne va pas ? » s'enquit Mr. Scratch en découpant une épaisse tranche de rôti. 
— « Oh non ! Bien sûr que non ! » répondit Bill avec une amère sérénité. « C'est le coup classique. Hier, j'avais un tuyau absolument increvable. Impossible de ne pas gagner. Mon cheval avait cinq longueurs d'avance à l'entrée de la ligne droite. Et puis… il s'est cassé la patte ! » Bill eut un geste vague de la main. « Aussi simple que ça, » ajouta-t-il misérablement, « Et aujourd'hui, j'apprends que quelque chose qui s'intitule « à votre service » ne demande qu'à me sortir de la mouise et me trouver un emploi qui me permettrait de gagner assez pour vivre. Ça devrait quand même être faisable : je suis jeune, je ne suis pas plus idiot qu'un autre et j'ai plus que de la bonne volonté. Je suis rempli d'espoir. Comme hier. Résultat ? » Bill secoua la tête avec découragement. « Je tombe sur un maboul. Un cinglé à part entière. Dommage que vous ne vous preniez pas pour le Christ : vous pourriez demander à La Tribune de passer une petite annonce pour avertir les gens de votre Second Avènement. Je crois savoir qu'ils ont en moyenne un Christ par semaine. Enfin… merci quand même pour le déjeuner, » acheva-t-il en repoussant sa chaise. 
Mr. Scratch sourit derechef. 
— « Et si je vous procurais l'argent dont vous avez besoin ? Plus encore même ? » 
— « Pour que vos employeurs exigent que je le leur restitue ? » 
— « Supposez que je parvienne à vous convaincre, » dit Mr. Scratch en se penchant en avant, une lueur dans les yeux, « Me donnez-vous une chance de vous fournir une preuve de ma sincérité sans aucune obligation de votre part ? » 
— « Je vous accorde dix minutes, » fit sèchement Bill. « Oh… Excusez-moi. Je reviens dans un instant. » Il se leva et traversa à toute vitesse le restaurant. 
Mr. Scratch échangea un clin d'œil de connivence avec le personnage qui se tenait devant la porte des lavabos, s'empara d'un cure-dent et, l'air absent, se mit à farfouiller dans ses molaires. 
Bill ne remarqua pas l'homme et poussa la porte. Il était seul. Les cabines étaient ouvertes sur un étincellement de faïence. La rumeur de la salle ne parvenait qu'assourdie. L'invincible appel de la nature se tut brusquement, ce qui était déjà un phénomène en soi remarquable. L'endroit retiré avait quelque chose d'irréel. Brusquement, les yeux de Bill s'écarquillèrent tandis que ses cheveux se dressaient sur sa tête. Noir sur le carrelage blanc, il venait d'apercevoir un porte-billets de cuir. 
À l'instant où il se redressait, la main serrée sur sa trouvaille, la porte s'ouvrit bruyamment et un homme de haute taille entra. Bill se jeta dans une cabine et, les doigts tremblants, ouvrit le portefeuille. Un air d'intense incrédulité se peignit sur ses traits. 
Il n'y avait qu'un billet. Un pitoyable billet de dix dollars. Il poussa un grognement de dépit. L'espace d'une seconde, il avait eu la certitude que Mr. Scratch était le Diable en personne et que le portefeuille était bourré de coupures de mille dollars. 
Il fourra les dix dollars dans sa poche et quitta les lieux sans prêter attention à l'homme qui était toujours là et lui jetait un regard lourd de commisération. 
Il hésita un moment. Par la suite, il ne sut jamais pourquoi il n'était pas parti, purement et simplement. Mais non : il se fraya un chemin jusqu'à la table et, avec le visage de bois d'un joueur de poker, consulta ostensiblement sa montre. « Alors, Mr. Scratch, vous avez dix minutes, » dit-il en s'asseyant. 

* * 
— « Vous conviendrez que j'ai agi avec une adresse toute yankee. » 
— « Que voulez-vous dire par là ? » demanda innocemment Bill Nealy. 
Le cure-dent de Mr. Scratch accomplit une élégante parabole et atterrit quelques pas plus loin sur la moquette de la salle à manger, « Eh bien, s'il y avait eu plus de dix dollars dans ce portefeuille, vous ne seriez jamais revenu vous asseoir à cette table. Et s'il y avait eu moins, vous n'auriez pas disposé d'une somme suffisante pour jouer un cheval. » 
Un long moment, Bill considéra son interlocuteur en silence, puis hocha la tête avec ébahissement. « J'en arrive presque à vous croire. » 
Une lueur avide s'alluma dans les prunelles de Mr. Scratch. 
— « Alors, nous faisons un pacte ? » 
— « C'est de la démence ! Nous sommes au XXe siècle ! C'est l'ère des spoutniks, de… de la psychologie ! » 
— « Et alors ? Cela me gêne beaucoup moins que la Sécurité Sociale ou l'impôt sur le revenu. De la bureaucratie, toujours de la bureaucratie ! À propos, pendant que j'y pense, n'oubliez pas de déclarer au fisc les quinze cents dollars que vous allez gagner tout à l'heure. » 
— « Que je vais gagner ? » répéta Bill d'un ton sceptique. 
— « Enfin… C'est un peu plus compliqué : vous les gagnerez à condition que vous acceptiez de conclure un marché avec moi lorsque vous aurez empoché votre gain. Mais si vous n'êtes pas d'accord sur cette marche à suivre, vous ne gagnerez pas. » 
Bill sourit. 
— « Vous voulez mon âme en échange ? » 
— « C'est une façon de présenter les choses. Les symboles changent avec le temps, mais les légendes demeurent. » 
— « Ce qui veut dire ? » 
— « Probablement rien. La légende continue. » 
— « Et combien de temps mes souhaits seront-ils exaucés ? Ce n'est qu'une question académique, » s'empressa-t-il d'ajouter. 
— « Oh ! Je serai d'une scrupuleuse honnêteté. Imprécis mais honnête. Au bas mot, dix-huit ans. Peut-être vingt-quatre. » 
— « Hum ! Mon fils sera adulte. Et je pourrai veiller à ce que ma femme dispose d'un capital. » 
— « Ce sont des éléments que j'ai pris en considération, Mr. Nealy. » 
— « J'imagine que vous exigerez que je signe le pacte de mon sang ? » 
— « Plaisanterie, » s'exclama Mr. Scratch. « Votre parole me suffit. » 
Bill se leva. 
— « Alors, topons là. Le nom du cheval ? » 
— « Ange Noir dans la cinquième. » 
Bill bondit sur ses pieds. 
« Attendez… Je dois vous préciser encore ceci : personne n'est parfait, même moi. Ange Noir peut ne pas gagner. Si cela se produisait, je vous paierais intégralement. Un dernier mot…» 
— « Quoi donc ? » demanda Bill avec impatience. 
— « Je ne commencerai à prendre vos intérêts en main qu'à partir du moment où vous aurez empoché votre gain. Je ne serai aucunement responsable de ce qui pourrait survenir entre la minute présente et ce moment-là. » 

* * 
— « Ange Noir dans la cinquième ! » s'écria Mick Costino en considérant le billet de dix dollars. Il laissa tomber la coupure sur le comptoir et reprit sa contemplation après avoir servi un client. 
— « Autant flanquer ce fric dans la première bouche d'égout. Tout le monde sait qu'Ange Noir s'est rompu un ligament et qu'il en souffre encore. Il n'est même pas sur la liste des cotés. » 
— « Prenez ma mise, sinon dites-moi où je dois m'adresser. » 
— « Oh ! Je la prends mais j'ai l'impression de faucher une sucette à un enfant en bas âge, » ajouta Mick avec un vague sourire. Il décrocha le téléphone mural et annonça quelques instants après la cote d'Ange Noir : 150 contre 1. « Vous avez autant de chances de gagner avec ce canasson que d'atteindre Moscou en balançant une grenade à main depuis le coin de la rue. » 
— « Merci, » Bill rangea le ticket. « Qui sait si je n'accepterais pas de tenir ce pari demain ? Dites donc, avez-vous aperçu Joe ? Vous savez, le drôle de type aux yeux rapprochés qui rôde souvent dans le quartier ? » 
— « Pas vu. Au revoir, pauvre poire, » ajouta Mick Costino avec un sourire de mépris. 
Bill regagna le bureau dans un état d'intense nervosité. Jusqu'à nouvel ordre, Mr. Scratch semblait être parfaitement régulier. Si Ange Noir arrivait au poteau, il ramasserait quinze cents dollars. Mais Joe… Quel était son rôle dans l'histoire ? Était-ce un agent de Scratch ? Probablement. 
Le travail avançait lentement. À deux heures et demie, Bill téléphona chez lui. La sonnerie retentit longuement et il finit par raccrocher. Pourvu qu'il n'ait pas réveillé le petit ! C'était justement l'heure de sa sieste. Letta était peut-être sortie pour faire ses commissions… Bien sûr ! C'était mardi ! Quel idiot il était de l'avoir oublié ! Jimmy devait sûrement être en train de pleurer maintenant… 
Pour chasser cette pensée pénible, Bill plongea à corps perdu dans son travail qui se mit à avancer à pas de géant. Brusquement, une idée de publicité formidable jaillit dans son esprit. Il se concentra tellement qu'il perdit la notion du temps et fut tout étonné de constater soudain qu'il était cinq heures et quart. Alors, étreignant dans sa paume en sueur le ticket de P.M.U. il s'engouffra dans l'ascenseur dont les passagers étaient aussi comprimés que sardines en boîte, s'élança sur la chaussée contre les feux, au péril de sa vie, et, hors d'haleine, entra en coup de vent dans la boutique de Mick Costino qui, à sa vue, explosa : 
— « C'est dans la poche, mon vieux ! Vous avez dû mettre le pied dedans ! » 
Il compta les quinze cents dollars et posa la pile de billets froissés sur le comptoir aux cigarettes. « Jamais vu un truc pareil sur un champ de courses, » fit-il avec conviction, « Ange Noir a pratiquement fait le galop final sur trois jambes. C'était quelque chose ! Et avec sa patte folle, il a mis une longueur et demie dans la vue à Cyclone et à Pataugeur. » 
— « Merci, » dit Bill en ramassant l'argent. Il se sentait voguer dans un univers irréel. 
Quand il se retourna, il se trouva nez à nez avec Mr. Scratch qui, avec son complet de serge bleu croisé et sa chemise blanche empesée trop large de deux pointures n'avait rien de démoniaque. Il faisait même plutôt provincial. 
— « Félicitations, Nealy ! Je n'ai pas guetté votre sortie parce qu'il y a un léger ennui. Votre femme a été renversée par un camion. Elle a été transportée à l'hôpital et n'a pas encore repris connaissance. » 
— « Oh ! Seigneur ! J'y vais tout de suite…» 
— « Attendez… Il faut d'abord s'occuper de Jimmy qui est tout seul à la maison. Votre coup de téléphone l'a réveillé au début de l'après-midi et il ne s'est pas rendormi. Il a besoin d'être changé, il a faim et il n'a pas arrêté de pleurer depuis deux heures et demie. » 
— « Il ne mourra pas d'attendre une heure de plus, » répondit Bill en essayant de repousser Scratch qui lui barrait la route. Mais l'autre ne fit pas un geste pour s'effacer. 
— « Pourquoi ne pas demander à la jeune fille qui habite à côté de chez vous de s'occuper de lui ? Téléphonez-lui pour lui dire où se trouve la clé de secours. Son numéro est GL 75-946. L'appareil est derrière vous. Ça ne vous prendra qu'une minute. Et elle est chez elle. Vous la connaissez ? C'est la petite qui a une dent de devant ébréchée. » 
— « Ah ! oui…» 
Bill l'avait rencontrée plusieurs fois depuis qu'il habitait cet appartement. Une gamine brune qui allait sur ses seize ans, assez quelconque, sans rien de très caractéristique, sinon cette dent cassée qui lui donnait d'ailleurs une sorte d'attrait. 
— « Elle se prénomme Mabel, » précisa Scratch tandis que Bill composait le numéro. La voix de la jeune fille retentit dans l'écouteur. Bill expliqua rapidement la situation et indiqua à Mabel où était cachée la clé. 
— « Bien sûr, Mr. Nealy ! Le pauvre chou ! J'y vais immédiatement, ne vous faites aucun souci. Partez vite voir votre femme ; je me charge de tout. » 
— « Merci, » dit Bill avec reconnaissance. Et il raccrocha. 
— « À présent, il faut faire vite. » Il y avait un soupçon d'inquiétude dans le ton de Scratch. « Letta est entre la vie et la mort et ce sera une lutte serrée pour que je l'en sorte. J'aurais pu m'occuper d'elle plus tôt, mais un marché est un marché. En vérité, » ajouta-t-il d'un ton accusateur tandis que Bill et lui se précipitaient dans la rue, « en vérité, je pensais que vous viendriez toucher vos gains un peu plus tôt. Mes allusions étaient pourtant assez claires. » 
— « Je sais, » grogna Bill. 
La course en taxi tint du miracle. Bien que la circulation fût au point mort, le chauffeur qui doublait à droite avec un souverain dédain envers les voitures qui auraient pu venir en sens contraire et que les feux ou les agents arrêtaient chaque fois à temps, roula à une moyenne constante de 55 kilomètres-heure. 
Mr. Scratch mâchonnait nonchalamment un cure dent, observant le décor de la ville avec des yeux brillants d'intérêt comme si c'était la première fois qu'il voyait Chicago. Bill, assis sur l'extrême bord du siège, était rongé d'impatience. « Calmez-vous, » lui dit Scratch à un moment donné. « Je prends les choses en main, maintenant. » Mais il prononçait ces paroles par acquit de conscience. 
Non, dit-on à Bill lorsqu'il fut à l'hôpital, non aucune Letta Nealy n'avait été enregistrée. Si, une femme accidentée et non identifiée avait été transportée à quatorze heures trente-cinq. Non elle n'avait toujours pas repris connaissance. Oui, il pouvait la voir. 
Bill brandit sous les visages compassés une poignée de billets de cinquante dollars et les visages compassés se plissèrent dédaigneusement comme des museaux de lapins sous lesquels oh agite des feuilles de laitue. Soudain, les museaux de lapins furent légion à humer les dollars. On lui donnait du Mr. Nealy gros comme le bras et l'hôpital se transforma en une mécanique aux engrenages bien huilés. Les Techniciens murmuraient entre eux : côtes cassées… poumons perforés… hémorragie interne. Puis ils se dispersèrent en hâte pour prendre de nouvelles radios. 
Mr. Scratch demeurait à l'écart, ses petits yeux lançant des regards furtifs dans tous les sens. Le cure-dent fiché entre ses lèvres était tour à tour animé d'un mouvement songeur ou fixé dans une immobilité attentive. 
Les murmures techniques reprirent : incompréhensible… une erreur… impossible… un cas de mise à pied… qui a fait les premières radios ? 
— « Bill ! Dieu soit loué ! » 
Letta ouvrait les yeux. Son regard circulaire passa négligemment sur Mr. Scratch à qui cette invocation arracha une moue méprisante, puis revint sur lui. Elle se tourna vers Bill, le prit par le cou et l'attira à elle : 
— « Qui est cet homme ? » souffla-t-elle lorsque leurs têtes se touchèrent. « Je l'ai remarqué sur le trottoir juste avant d'être renversée. » 
— « C'est lui qui m'a prévenu. » 
— « Ah ! » Letta parut curieusement soulagée. 
— « Une voisine s'occupe de Jimmy, » se hâta-t-il d'ajouter. 
Letta se mit sur son séant. 
— « Il faut que je rentre à la maison. » 
Cette phrase souleva la réprobation générale. Discussion… nouvelle auscultation… On finit par tomber d'accord sur un compromis : Letta passerait la nuit à l'hôpital. Si tout allait bien le lendemain, elle regagnerait son domicile. Un somnifère eut raison de ses ultimes protestations. Son dernier regard – un regard chargé de curiosité et d'inquiétude – fut pour Mr. Scratch. 
— « Maintenant, Mr. Nealy, » demanda ce dernier lorsque Bill et lui eurent quitté l'hôpital, « je pense que vous n'avez plus de doute et que vous êtes convaincu que je travaille pour vous ? Votre femme serait certainement morte si je n'étais pas intervenu. » 
— « C'est ce qu'il me semble… à présent, » répondit Bill après une hésitation. 
— « Un marché est un marché. Vous verrez : je n'ai qu'une parole. C'est autrement plus facile que dans le temps. Si nous dînions ensemble ? Je connais un excellent restaurant dans le quartier. » 
— « Je préférerais rentrer tout de suite. » 
— « C'est absurde ! D'ailleurs, nous ne nous reverrons plus avant le jour où je viendrai chercher mon dû. » 
Un frisson glacé s'empara de Bill qui leva les yeux vers le ciel où brillaient les étoiles et la lune à son plein. Les astres qui étaient autant de soleils… les satellites… un univers matériel ordonné, mathématique… tellement, tellement éloigné des antiques superstitions ! Ses yeux revinrent vers le personnage insolite qui marchait à ses côtés. 
— « Oh ! Je suis tout à fait réel, » s'écria Mr. Scratch. « Aussi réel que tout cela. Et je meurs de faim. » 
  
La chère était excellente. Une fois le menu composé, Bill appela Mabel pour s'assurer que Jimmy allait bien. Rassuré sur ce point, il put jouir en paix de son dîner. Pourtant, un léger malaise demeurait en lui qu'il n'exprima qu'au dessert. 
— « Écoutez, Mr. Scratch, si c'est vraiment notre dernière rencontre avant… avant un certain temps, comment allez-vous tenir vos engagements ? » 
Mr. Scratch se fouilla à la recherche d'un nouveau cure-dent. « Oh ! ne vous inquiétez pas ! Dans les temps où nous vivons, c'est vraiment l'enfance de l'art. Jadis, il fallait une organisation colossale fonctionnant 24 heures sur 24 pour repérer les trésors enterrés et autres amusettes du même genre. Aujourd'hui, la fortune a changé de forme. Prenez l'idée qui vous est venue cet après-midi, par exemple : combien vaut-elle ? » 
— « Pas grand-chose, j'en ai peur, » répondit Bill avec une grimace. « Ce n'était pas une très bonne idée. » 
Mr. Scratch émit un rire gloussant. 
— « C'est là où vous faites erreur. Il s'agit d'une campagne en faveur du port des sous-vêtements, n'est-ce pas ? Elle va avoir pour effet de créer une psychose du sous-vêtement dans le public. Grâce à cette idée, plus deux autres que vous aurez la semaine prochaine, vous allez devenir associé de la firme ; d'ici quelques mois quand vous aurez, en quelque sorte, exhumé ce moderne sac d'or, vous n'aurez qu'à vous croiser les bras et à décider à combien s'élèvera votre revenu annuel. Cinquante mille dollars ? Un million de dollars ? À votre guise. Les idées : voilà les magots cachés d'aujourd'hui. Mais elles n'ont de valeur que si les autres le croient. Çà, c'est mon affaire. Et ce n'est réellement pas un travail bien compliqué. Dans ce monde, des milliers d'éditeurs, des milliers de producteurs de films, des milliers de chevaliers d'industrie se contentent de s'asseoir à leur bureau et ne pensent qu'à distribuer des milliards de dollars en échange de feuilles de papier griffonnées ou dactylographiées. Un de ces morceaux de papier représente des sommes incroyables, un autre ne vaut pas tripette. Mais seule l'opinion des gens qu'il faut fait la différence, » Mr. Scratch tapota ses longues dents jaunes d'un air absent, » N'ayez aucune crainte. Ma part du marché sera exactement remplie. » 
— « Quelle garantie avez-vous que, de mon côté, je tiendrai mes engagements ? » demanda doucement Bill. 
Mr. Scratch considéra Bill. Son sourire s'évanouit. Mais son visage ne tarda pas à s'éclairer à nouveau. « Ah ! j'y suis… Vous pensez encore à ce genre d'histoire ? Excellente propagande ! Dès que les poires – pardon ! – les personnes présentes sont exceptées, bien entendu – s'imaginent que quelqu'un a réussi à me posséder, elles se jettent dans mes bras en rangs serrés. Vous seriez surpris de voir ces troupeaux de moutons. Tenez, je serais capable de vous dire dans quelles villes passe le film de Huston, d'après le nombre de gens qui se précipitent chez eux pour réciter quelques formules invocatoires à mon adresse et conclure avec moi un marché qu'ils sont bien décidés à ne pas tenir. Ça ne rate jamais. Persuadez à n'importe quel gogo qu'il a l'étoffe d'un escroc habile et vous le ferrez à tous les coups. » 
Mr. Scratch posa sur Bill un regard aigu. « Vous ne mijotiez pas un projet de ce genre, n'est-ce pas Mr. Nealy ? » s'enquit-il d'un ton où perçait un vague amusement. 
— « Non… Je pensais à autre chose. Voyez-vous, Mr. Scratch, je ne croyais pas vraiment en vous. Je n'étais pas convaincu. Maintenant, je le suis. Et j'ai décidé de retirer mon épingle du jeu sans plus attendre. Nous n'avons pas échangé de signatures : je laisse tomber. Et tout de suite. C'est clair et net, n'est-ce pas, Mr. Scratch ? » 
— « De la façon dont vous présentez les choses, oui. » Mr. Scratch avait cessé de sourire. « Cependant, vous omettez un petit détail : quinze cents dollars, sans compter la vie de votre femme. » Mr. Scratch se mordit les lèvres comme un homme qui réfléchit profondément, «… tenez, je vais vous laisser une chance d'annuler le marché. Vous avez montré que vous étiez honnête : vous auriez en effet parfaitement pu accepter vingt ans durant mes libéralités avec l'idée bien arrêtée de me faire faux bond à la dernière minute. Vous ne l'avez pas fait. Alors, vous me rendez les quinze cents dollars, votre femme se retrouvera dans l'état où elle était quand on lui a fait passer la première radio – et nous serons quittes. » Il avança son bras, la main ouverte, une lueur sardonique pétillant dans ses yeux rapprochés. 
— « Vous êtes vraiment le Diable, » fit Bill dans un souffle, « Si j'acceptais, je condamnerais délibérément ma femme à mort. »  
— « À vous de choisir. » 
Bill secoua la tête, « Ce n'est pas possible. Mais écoutez-moi bien. Je vais vous dire ce que je vais faire. Ces quinze cents dollars, je les utiliserai pour régler mon arriéré. Plus jamais je ne jouerai et je refuserai toujours votre concours. Je continuerai à travailler comme par le passé. Et si vous essayez de m'avoir en faisant en sorte que mes idées me rapportent plus qu'elles ne le devraient, je distribuerai tout aux pauvres en ne gardant que le strict nécessaire pour moi. Alors, si vous avez l'audace de venir chercher ce que vous appelez votre dû, je me battrai avec tout ce que j'aurai sous la main, avec tout ce sur quoi je pourrai m'appuyer. » 
Mr. Scratch, la paume toujours tendue, ricana et répliqua avec assurance : « Cela ne marchera pas, Mr. Nealy. Croyez-moi, vous n'avez pas de choix en dehors de celui que je vous ai indiqué. » 
— « Je le refuse. Comment pourriez-vous vous emparer de mon âme si je n'accepte rien de vous ? » 
Mr. Scratch retira lentement sa main, songeur, fouaillant ses molaires de son cure-dent, les yeux fixés sur la nappe. Il leva soudain la tête. « Vous tenez vraiment à ce que je vous réponde ? Mieux vaudrait pour vous que vous restiez dans l'ignorance : cela vous permettrait de conserver vingt ans l'espoir de m'échapper. » 
— « J'y tiens vraiment. Je vous écoute. » 
Mr. Scratch fixa Bill un long moment, puis acquiesça. 

* * 
Mr. Scratch s'installa confortablement sur sa chaise et croisa ses jambes. « Qu'est-ce qu'une âme ? » demanda-t-il. 
— « Un petit café, messieurs ? » lança soudain une voix enjouée. 
Les deux hommes dévisagèrent la serveuse souriante qui se penchait sur eux. 
— « Avec plaisir, » répondit Scratch. 
— « Qu'est-ce qu'une âme ? » reprit-il quand la jeune fille se fut éloignée, « Je serais fort étonné que vous le sachiez, Mr. Nealy, mais quand j'aurai fini, je crois que ce ne sera plus un secret pour vous. » Il se tut quelques secondes, fixant le vide. Puis, secouant brusquement la tête, revint à la réalité. « Aujourd'hui, on ne croit vraiment qu'à ce qui est matériel. La superstition, le fantastique, même si on leur rend encore hommage du bout des lèvres, c'est oublié. Et je vais vous dire une bonne chose : je le regrette. Le moment approche où, au lieu de croire simplement en moi, l'humanité finira par me comprendre. »  
Mr. Scratch poussa un soupir. 
« La psychologie est une science aussi concrète que les sciences de la nature. Elle n'a pas encore fait de progrès véritable, et pourtant… Les travaux d'un Pavlov ou d'un Freud peuvent vous donner une idée de ce que pourrait être une science exacte du psychisme. Une science que j'ai pour ma part maîtrisée, pliée aux exigences de mes impulsions profondes. Eh oui ! J'ai des besoins dont je connais la nature et l'origine. Voyez-vous ce que je veux dire, Mr. Nealy ? » 
— « Vaguement, » répondit Bill que cette confession étonnait et mettait mal à l'aise. 
— « C'est vrai, » poursuivit Mr. Scratch sur un ton d'excuse, « je vous ai placé en face d'un dilemme. Mais mes raisons ne sont pas ce qu'elles paraissent de prime abord. Ne croyez pas que ce soit par sadisme que j'agis. Non. Cela va beaucoup plus loin. J'ai fait de vous ma victime pour qu'un jour vous soyez mon égal. C'est tout. Alors, vous m'aimerez comme un frère. Mais auparavant, il est indispensable que vous preniez conscience de l'horreur sans issue de la situation où je vous ai mis. 
» Regardez, » continua Mr. Scratch de sa voix calme et sèche. « Votre coup de téléphone réveille votre fils. Il pleure pour appeler sa mère, comme d'habitude. Le téléphone sonne toujours. Puis s'arrête. Plus un son dans la maison, sauf ses propres cris. Il a faim. Il a besoin d'être changé. C'est une sensation inconnue. La faim, la gêne, la rancœur tressaillent en lui. Mais il n'en sait rien. Il est simplement la proie de sensations élémentaires qui s'exacerbent pour s'émousser, la fatigue gagnant, et pour reprendre avec une violence accrue, engendrant l'hystérie. Les instants sont des heures, les heures des éternités. 
» Et soudain, sans avertissement, voici que surgit un visage. Le visage d'une jeune fille de 16 à 18 ans. L'enfant sourit. Sur-le-champ, son attention est attirée par la seule anomalie de cette physionomie inconnue, une incisive ébréchée, bizarrement séduisante. Et c'est merveilleux : le bien-être succède à l'inconfort. Le visage se penche au-dessus de lui, désormais associé indélébilement au soulagement qui a effacé la douleur, étouffé l'hystérie de tout à l'heure. Et au-dessus de lui plane le sourire qui découvre cette dent étrangement fascinante tandis qu'apaisé, épuisé, ses yeux se ferment. Vous représentez-vous la scène, Mr. Nealy ? » 
Bill leva lentement la tête. 
— « Oui. Mais où voulez-vous en venir ? Bien sûr, c'est ainsi que les choses se sont passées mais je vois assez mal le rapport…» 
— « Vraiment ? » Les petits yeux de Mr. Scratch semblaient particulièrement animés. « Réfléchissez un peu. L'enfant a oublié, à l'heure qu'il est. Jamais il ne se rappellera cet incident désormais enraciné dans les fondations mêmes de son esprit sous forme d'une puissante fixation psychopathique, un attachement symbolique et subconscient qui restera assoupi jusqu'à ce que l'enfant atteigne… qui sait ? seize ans ? vingt-quatre ? Un jour ou l'autre, il rencontrera une fille ayant une dent ébréchée et dont le sourire exercera sur lui la même séduction. Alors, le symbole remontera à la surface. » 
— « Il tombera amoureux d'elle, » souffla Bill. 
— « Instantanément, » confirma Mr. Scratch dont les prunelles luisaient comme des escarboucles. « Mais la reconnaissance du symbole libérateur fera renaître en même temps toute l'horreur qui a précédé la libération : la gêne physique, la faim, la soif – toutes sensations désormais liées au sexe – l'affreuse solitude de ces heures hystériques où il pleurait en attendant vainement sa mère. Comprenez-vous ? Il exigera que cette fille l'aime. Et, bien sûr, elle ne l'aimera pas. À ses yeux, quelle qu'elle soit, il sera l'effet d'un déséquilibré. Elle aura peur de lui. Elle le repoussera. Le symbole n'apportera pas la consolation auquel il avait été lié longtemps auparavant, à l'époque de l'enfance. L'hystérie ranimée sera décuplée. Et Jimmy tuera la fille. » 
— « Non… Non… Je ne peux pas croire une chose pareille ! » 
— « Cela se produit tous les jours. Combien de fois ne lit-on pas dans les journaux qu'un garçon absolument normal, intelligent, sain de corps et d'esprit, tombe brusquement amoureux d'une fille de rencontre, qu'il est dédaigné par elle et l'assassine ? Pourquoi ? Le meurtrier affirme ignorer les raisons de son geste. Quelque chose l'a forcé à agir, » dit-il. Mr. Scratch se pencha, les coudes appuyés à la table. « Ça arrive à chaque instant et ces incidents sont invariablement la conséquence de ce que les psychiatres appellent un traumatisme accidentellement implanté dès le berceau dans le subconscient du sujet sous le jeu d'une aveugle fatalité.  
» Mais il n'en ira pas de même avec votre fils : le traumatisme a été délibérément induit. Il a pour origine une décision librement prise par vous. » 
— « Une décision que vous m'avez contraint d'adopter à mon corps défendant ! » 
Mr. Scratch hocha la tête, ce qui fit étinceler ses dents jaunes. « Non, Mr. Nealy. Au fond de votre cœur, vous savez que je ne vous ai pas abusé. Il y a quelques instants, lorsque je vous ai proposé de me restituer les quinze cents dollars, vous n'avez pu vous résoudre à le faire. Même maintenant, cela vous est impossible. » 
— « Absolument pas, » rétorqua Bill en sortant son portefeuille avec des doigts tremblants. 
Scratch tendit la main. 
— « Parfait. Rendez-les-moi. » 
Son regard fixé aux prunelles luisantes de son interlocuteur, Bill hésita. 
— « Ma femme… elle ne mourra pas ? Mon fils ne deviendra pas un assassin ? » 
Scratch rit doucement. 
— « Vous voyez ? Vous êtes dans l'incapacité de me rendre cet argent. Vous en aurez d'ailleurs l'emploi. Et vous en voudrez toujours plus. C'est qu'il vous en faudra pour combler votre fils et votre femme, leur donner tout ce que la vie a de plus beau à offrir afin de soulager votre conscience ! » Il se leva et toisa Bill. « Le jour où votre fils sera exécuté, » dit-il de sa voix nasillarde d'homme d'affaires, « vous saurez au fond de vous-même que je serai entré en possession de mon dû. Je vous salue, Mr. Nealy. » 
Avec un bref signe de menton, il s'éloigna. 
— « Attendez ! » s'écria Bill avec l'accent du désespoir. » Pourquoi m'avoir raconté tout cela ? Ignorez-vous que je passerai mon existence à empêcher que cela arrive ? Que je prierai Dieu…» 
La figure de Scratch se plissa de fureur. Il se pencha vers Bill, ses yeux de flamme à quelques centimètres des siens. « Dieu lui-même ne peut plus rien changer, maintenant, laissa-t-il tomber d'une voix rauque. Sinon, il m'aurait changé, moi ! » 
Soudain, la colère qui déformait ses traits fit place à une expression d'inquiétude. Il se redressa, voulut accomplir une volte-face mais s'immobilisa avant d'avoir achevé son mouvement tandis qu'un pinceau de lumière bleue, mince comme un crayon, lui effleurait le front. 
Bill tourna la tête : à trois mètres de lui Joe était là, étreignant un tube noir ; et c'était de ce tube que provenait le faisceau lumineux. 
— « Joe ! » s'écria Nealy stupéfait en s'apprêtant à quitter son siège. 
— « Ne bougez pas, Bill, » lança Joe sans quitter Mr. Scratch du regard. 
Bill considéra Mr. Scratch qui paraissait nimbé d'une aura surnaturelle ; on l'aurait cru prêt à se libérer des liens de la chair. La lumière bleue qui lui caressait le crâne semblait le pénétrer, couler en lui. 
Soudain, l'étroit et immatériel pinceau d'azur dévia. Mr. Scratch chancela puis, retrouvant son aplomb, un cri de fureur inhumain aux lèvres, s'élança d'une démarche encore mal assurée vers Joe que le maître d'hôtel indigné avait empoigné à bras-le-corps. 
Mr. Scratch repoussa le maître d'hôtel et s'efforça de s'emparer du petit tube noir. Mais ses doigts ne purent se refermer sur l'engin. Avec un hurlement bestial, il bouscula brutalement Joe et gagna la sortie à petits bonds grotesques. En un instant, il se perdit dans la rue. 
Joe s'assit, secoua la tête pour remettre ses idées en place, regarda autour de lui et se mit debout. 
— « Il faut le rattraper, Bill, » s'écria-t-il d'une voix inquiète. « Vite ! » 
Ignorant les clameurs du maître d'hôtel, les deux hommes quittèrent le restaurant au pas de course juste au moment où un taxi démarrait. Par la vitre arrière du véhicule, ils aperçurent un visage aux traits révulsés qui leur jetait un regard de haine. 
— « Il va chez vous, Bill. C'est à votre fils qu'il en a. » 
Un second taxi maraudait un peu plus loin. Le chauffeur vit les signaux frénétiques des deux hommes et s'arrêta près d'eux. « Cinquante dollars pour vous si vous violez tous les règlements sur la limitation de vitesse, » lui jeta Bill après avoir donné son adresse. 
Les yeux du conducteur papillotèrent à la vue du billet. Il empoigna son volant avec décision, « Vous en faites pas… Je connais deux ou trois raccourcis…» 

* * 
Bill fit tourner la clé dans la serrure et ouvrit grand la porte. Il n'avait rencontré ni Mr. Scratch ni son taxi. Était-il arrivé le premier ? Une femme sortit de la chambre à coucher. 
— « Bonjour, Mr. Nealy ! » s'exclama-t-elle avec entrain, « Bonjour, Joe. Je vois que vous l'avez trouvé. » Elle sourit à Bill, « Je suis Mrs. Kirski. J'habite au rez-de-chaussée. » 
— « Bonjour, Mr. Nealy, » lança à son tour la fillette à la dent cassée qui, le bébé dans les bras, avait surgi au côté de Mrs. Kirski. « Moi, c'est Mabel. Après votre coup de téléphone, je suis accourue chez vous et j'ai rencontré Joe qui frappait à votre porte. Quand je lui ai dit que je venais m'occuper du petit, il m'a fait chercher Mrs. Kirski. J'ai obéi, sans cela il m'aurait empêché d'ouvrir. » 
Bill l'interrompit. 
— « Il n'y a personne d'autre ? » 
— « Non. » 
Bill n'arrivait pas à détourner son regard de la dent abîmée de Mabel dont le sourire s'élargit, « Joe a été intraitable. Impossible de lui faire admettre que je sais soigner les bébés ! Il exigeait une personne d'expérience ! Alors j'ai appelé Mrs. Kirski. » 
— « Tout le monde a pris soin de Jimmy, » s'écria cette dernière. « Joe est une vraie nourrice. On peut dire qu'il connaît la manière ! » 
Mabel sourit à nouveau et sa dent ébréchée lui donnait un charme particulier : 
— « Et ce n'était pas de la plaisanterie ! Pas question que quelqu'un le prenne plus d'une minute dans les bras ! Et pendant qu'il le soignait, il l'obligeait à regarder successivement tout le monde. » 
— « Mets-le au lit, Mabel, » ordonna Mrs. Kirski « Maintenant que Mr. Nealy est là, dépêche-toi de rentrer et de dîner. Moi aussi, je vais m'en aller, Mr. Nealy. Si vous avez besoin de la moindre des choses, n'hésitez pas à venir me chercher. » 
Mrs. Kirski et Marbel parties, Bill, pris de faiblesse, s'appuya contre la porte. 
— « Viendra-t-il ? » 
— « Oui, » répondit Joe, la mine sombre, « Il y est obligé. » 
— « Mais qui êtes-vous donc ? Vous m'avez mis dans le pétrin – et maintenant on dirait que vous voulez m'aider à en sortir. Vous vous êtes servi de moi comme appeau ? Et pourquoi est-ce moi que vous avez choisi ? Quelle est cette arme qu'on dirait venue tout droit d'un mauvais roman de science-fiction ? Je ne comprends plus rien à rien. Un extraterrestre qui tend le plus naturellement du monde un piège pour Satan ! Et à en juger par les précautions que vous avez prises, vous deviez penser que le plan de Scratch pour faire de Jimmy un meurtrier aurait réussi. » 
— « Il aurait réussi. Vos psychologues n'ont pas encore commencé à explorer ce domaine mais les faits divers sont là ! Quelqu'un qui maîtriserait totalement la psychologie pourrait déterminer à l'avance le sort d'un nourrisson de moins d'un an. » 
— « C'est difficile à admettre. » 
— « C'est pourtant vrai. J'aurais dû me douter… Il y a des milliers d'années, lorsqu'on a découvert cette possibilité, j'ai délibérément créé le Mr. Scratch actuel. » Un sourire amer tordit les lèvres de Joe. « Non, je ne suis pas Dieu, et Mr. Scratch n'est pas Satan. Nous sommes, lui et moi, de simples humains. Immortels mais humains. Notre patrie est une planète qui ressemble beaucoup à la Terre. Une planète du système que vos astronomes appellent le système de Sirius, l'Étoile du Chien.  
» J'ai créé Mr. Scratch en toute connaissance de cause car, à l'époque, je croyais pouvoir lui inculquer des correctifs : une éducation adéquate, une connaissance exhaustive des ressorts psychologiques devaient lui permettre, du moins le croyais-je, de se corriger lui-même. Mais les choses ne se sont pas passées comme je l'espérais. » 
— « Savait-il ce que vous lui aviez fait ? » 
Joe acquiesça du chef. 
— « J'ai eu la naïveté de penser que la science l'aiderait. Les assises de sa structure mentale ont été arbitrairement façonnées et je me figurais qu'elles pourraient être tout aussi arbitrairement remaniées. Lorsque je me suis rendu compte de mon erreur et que je m'apprêtais à prendre les mesures nécessaires pour la réparer, il a percé mes intentions à jour et s'est enfui. Je me suis lancé à sa poursuite mais, ayant perdu sa trace, il m'a fallu fouiller les mondes les uns après les autres. Enfin, il y a un an, je suis arrivé sur Terre et j'ai immédiatement compris que je touchais au but. Je n'ai pas mis longtemps à m'apercevoir que l'histoire de la Terre est loin d'être normale. Mais comment arriver jusqu'à lui ? Il ne me fallut guère de temps pour le dépister et circonscrire mes recherches à Chicago où je découvris qu'il utilisait une boîte postale comme contact. Mais pour le mettre hors d'état de nuire, il était impératif de ne pas éveiller ses soupçons. Lorsque nous avons fait connaissance, vous et moi, et que vous m'avez dit avoir un fils de moins d'un an, j'ai jeté mon dévolu sur vous pour établir la liaison avec Scratch : je ne pouvais faire de meilleur choix. Vous savez le reste. » 
— « Mais le sauvetage de ma femme ? Les quinze cents dollars que j'ai gagnés ? Et le portefeuille avec le billet de dix dollars ? » 
Joe émit un petit rire. 
— « Votre femme n'a pas eu d'accident. Elle a simplement été dopée ou hypnotisée. Un complice de Scratch a foncé sur elle avec son camion et a freiné au moment où, essayant de l'éviter, elle a perdu l'équilibre. À l'hôpital, quelqu'un a, d'une façon ou d'une autre, substitué une vieille radio prise après un véritable accident à la sienne. À votre arrivée, on a procédé à une nouvelle radiographie. Authentique, cette fois. Votre pari ? La course était truquée. Et le portefeuille, c'était un compère qui l'avait placé dans les lavabos du restaurant. » 
— « Quand même, cette envie soudaine qui m'a pris, justement, d'aller aux lavabos ? » 
— « Coup classique à la portée du premier prestidigitateur un peu expérimenté ! Simple phénomène d'hypnotisme… Dans votre cas, je suppose d'ailleurs que Scratch a agi par suggestion télépathique. Il avait tout organisé pour vous convaincre que vous aviez signé un pacte avec le Diable : aussi, quand, devenu un meurtrier, votre fils aurait été exécuté, vous auriez été persuadé que sa mort était la conséquence d'un choix délibéré de votre part. Alors, si vous ne vous étiez pas suicidé, vous vous seriez mentalement désintégré sous l'effet d'un intolérable complexe de culpabilité pour la plus grande joie de Scratch qui se serait délecté en s'offrant une petite vengeance symbolique. Une vengeance en réalité dirigée contre moi. Depuis des siècles, il torture ainsi les gens à qui il fait subir les affres qu'il aimerait que je subisse moi-même. 
» Il va être content. Tout à l'heure, au restaurant, il n'a pas eu le temps de réfléchir et quand cet homme m'a empêché de le détruire, il a pris la fuite. Maintenant, il sait que je suis ici, chez vous. Il va venir parce qu'il sait que je suis contraint de le tuer. Il est incurable désormais. Il va venir, acceptant volontairement que je l'abatte parce qu'il sait… il sait que je n'ai pas d'autre solution et que toute l'éternité – car je suis incapable de mourir – je porterai ce poids : l'assassinat de mon propre enfant. » 
Une larme glissa le long de la joue de Joe. 
« Comprenez-vous, maintenant ? Voyez-vous ce qui s'est passé – et pourquoi il fallait que les choses se passent ainsi ? » 
Il sortit de sa poche le tube noir et brillant. 
« Écartez-vous, Bill, » murmura-t-il. « Il est derrière la porte. Il va entrer d'une seconde à l'autre. » 
Bill, étonné, fit un saut de côté et fixa des yeux écarquillés sur le bouton. Seul le tic-tac affairé de la pendule rompait le silence de mort qui régnait. 
Lentement, le bouton chromé tourna. 
Et, pour la première fois de son existence, Bill Nealy s'évanouit. Quand il revint à lui, il était seul mais une faible odeur de chair carbonisée, mêlée à l'arôme hygiénique de l'acier fondu, lui chatouillait les narines. Paresseusement des lambeaux de fumée grise flottaient dans l'air. 
(Traduit par Michel Deutsch.)

(c) Bernard SAUNIER - Créé à l'aide de Populus.
Modifié en dernier lieu le 16.05.2024
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